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Revue musicale — 14 mars 1841

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REVUE MUSICALE.

Le Théâtre-Italien marche grands pas vers sa clôture ; encore quelques belles soirées, et l’Odéon fermera ses portes ; les représentations à bénéfice se succèdent, le public passe en revue les chefs-d’œuvre du répertoire ; déjà, de part et d’autre, on se fait ses adieux, tristes adieux en vérité, car, cette fois, c’est pour tout de bon qu’on se quitte, et d’irréparables brèches vont s’ouvrir dans le groupe mélodieux qui nous enchantait depuis tantôt dix ans. Rubini tout le premier, Rubini déserte la scène de ses triomphes. Que dire d’une semblable retraite, à moins d’en admirer l’énergie et le courage ? Rubini rompt avec le théâtre dans la force de l’âge, dans la plénitude de la voix et du talent. Laissons-le faire, n’en ayons pas trop de regrets ; le souvenir qui nous restera de l’illustre ténor n’en vaudra que mieux, et nous aurons pu l’admirer jusqu’à la fin. Lablache, lui aussi, se retire. Une crise sérieuse commence pour le Théâtre-Italien, bien des gens pensent que c’est son agonie ; franchement, nous ne le croyons pas. Si la saison de cette année a été moins heureuse que les campagnes précédentes, ce n’est ni à la lassitude, ni au caprice du public qu’il faut l’attribuer, mais bien à l’influence funeste du quartier, à l’éloignement de cette salle où nulle entreprise ne tente la fortune impunément. Le Théâtre-Italien ne périt pas en France, il se transforme, il se régénère ; combien de fois l’évènement n’a-t-il pas démenti d’une éclatante manière les sinistres prédictions de cette espèce ! Je ne parle point ici du temps de la Fodor et de la Pasta ; sans remonter aussi haut, n’avons-nous pas vu le dilettantisme s’émouvoir et perdre contenance à la seule idée d’une absence de la Sontag ou de la Malibran ? La Sontag a changé de condition, la Malibran est morte sans avoir jamais reparu sur notre scène. Le Théâtre-Italien a-t-il désespéré ? Non certes ; d’autres sont venus, Rubini, Lablache, Tamburini, la Grisi, qui depuis dix ans occupaient tout notre enthousiasme. À la période de Rossini et de la Malibran a succédé la période de Bellini et de Rubini : pourquoi maintenant de nouveaux chanteurs ne se formeraient-ils pas sous un maître nouveau ? Car, n’ayons garde de nous le dissimuler, le groupe qui se retire emporte avec lui toutes les traditions de la musique de Bellini. On chantera encore la Sonnambula après Rubini, encore les Puritains après la Grisi, la Straniera après Tamburini ; mais le caractère, l’expression, le secret mélodieux de ces langoureuses cantilènes se perdra de plus en plus, il en sera bientôt des nouveaux chanteurs à l’égard de Bellini, comme il en est de Rubini par exemple, à l’égard de Rossini. Vous ne ferez jamais que le prince des ténors de notre temps chante Otello ou la Gazza avec la même supériorité incontestable, le même sentiment, le même génie qu’il apporte dans l’exécution des Puritains ou de la Sonnambula. Cette musique de Rossini a le tort de n’être point écrite spécialement à son intention ; il ne la comprend plus, et puis d’autres s’en sont emparés avant lui. Garcia n’a-t-il pas posé à tout jamais sa griffe de lion sur le rôle d’Otello ? les souvenirs de Davide ne palpitent-ils pas aujourd’hui encore dans le duo de la Gazza ? Rossini appartient déjà à une génération de chanteurs qui n’est plus ; dans quatre ans, sans nul doute, on en pourra dire autant de Bellini. Qu’on s’étonne ensuite que les maîtres Italiens traitent si légèrement la confection de leurs chefs-d’œuvre, eux qui savent par expérience qu’une partition ne survit point à son chanteur ! Du reste, les mêmes vicissitudes n’ont-elles pas atteint le répertoire ? ne disait-on pas, aux beaux jours de Semiramide, d’Otello, de Tancredi, qu’il n’y avait d’espoir et de salut qu’en Rossini, et que le jour où le chantre immortel se tairait, le Théâtre-Italien cesserait d’exister ? Cependant Bellini est venu, puis Donizetti. Qu’on se rappelle les préventions que rencontrait jadis la mise en scène de tout opéra nouveau ; s’agissait-il de représenter une partition écrite pour notre scène, et que par conséquent l’enthousiasme de l’Italie n’avait point consacrée d’avance, le public de Favart n’en voulait rien entendre ; cependant nous l’avons vu changer d’avis au sujet des Puritains, et, dès cette époque, un nouveau système de répertoire commence. Nous avons bien remplacé Rossini et la Malibran ; pourquoi donc, s’il vous plaît, ne remplacerons-nous pas Rubini ? La crise sera longue et laborieuse peut-être, mais il ne faut pas que l’administration se décourage. Et d’abord, je ne m’imagine pas l’Italie aussi dépourvue de ressources que certains dilettanti aux abois le prétendent. Depuis plus de six ans que les grands chanteurs passent tous leurs hivers à Paris et leurs étés à Londres, de jeunes talens doivent s’être formés, car, en Italie, il faut qu’on chante. On cite déjà plus d’un nom que le succès recommande, entre autres, Moriani et Poggi ; Moriani surtout, jeune ténor de vingt-cinq ans, dont on vante la voix sonore, et l’instinct musical et progressif. Malheureusement, il y a peu de chances de l’entendre à la saison prochaine. Moriani redoute, pour ses débuts, les souvenirs tout frémissans de Rubini, et, pour éviter une lutte toujours dangereuse avec des impressions si puissantes, compte ne pas se produire avant deux ans sur une scène si long-temps occupée avec gloire par l’illustre virtuose. N’importe ; voilà de quoi nous rassurer un peu pour l’avenir, du côté des ténors. Rien ne donne à penser que Tamburini doive se retirer si tôt ; mais, le cas échéant, n’aurions-nous pas sous la main de quoi le remplacer en peu de temps ? Il est impossible que Barroilhet songe à se fixer à l’Opéra, et ne se lasse pas, tôt ou tard, du régime qu’on lui fait là. On se demande quels avantages un talent comme le sien, une voix dont la plus grande séduction réside dans l’art de ménager les nuances, peuvent trouver dans ce répertoire où le système dramatique domine. Passe encore pour l’air de bravoure ; mais toujours crier comme quatre, toujours se démener, avoir à lutter avec les trombones et les ophycléides, lorsque la voix voudrait se déployer dans une de ces phrases mélodieuses que le violoncelle affectionne, en vérité, la position n’est pas tenable, et Barroilhet finirait par y succomber comme tant d’autres. On écrira des rôles pour lui, dites-vous ; à merveille. Mais quel ensemble groupera-t-on à ses côtés, quelles voix lui donnera-t-on pour sympathiser avec la sienne ? Écoutez le septuor de Don Juan aux Italiens, et vous reconnaîtrez facilement que toutes ces voix s’accordent entre elles, non-seulement par l’intonation, mais par le style et la méthode. Rubini, Tamburini, la Grisi, la Persiani, relèvent tous des mêmes traditions ; de là le merveilleux ensemble de la troupe italienne, son harmonie. À l’Opéra, au contraire, autant de personnages, autant de styles ; celui-ci récite, celui-là chante ; l’un prétend restaurer la déclamation lyrique, et donne à sa phrase un tour solennel et pédantesque ; l’autre affecte les allures de l’école de Bellini. Il suffit que deux voix se rencontrent pour que la dissonnance éclate. L’atmosphère de l’Académie royale de musique ne saurait convenir à Barroilhet pas plus qu’à M. de Candia ; il faudra qu’il en sorte, et le plus tôt sera le mieux. — Quant aux femmes, la Persiani et la Grisi semblent de nature à porter plus d’un hiver encore le fardeau du répertoire, et, s’il y avait lieu à se régénérer de ce côté, ni Mlle Loewe, ni Pauline Garcia ne manqueraient à l’appel. Mais la salle ? C’est là, en effet, la plus urgente nécessité, à laquelle on devra pourvoir ; et l’autorité interviendra, sans doute, d’ici à la saison prochaine. À moins de vouloir la ruine définitive du Théâtre-Italien, on ne peut prolonger davantage son exil dans les solitudes du quartier de l’Odéon. On a parlé de la salle Favart. Tous les souvenirs des Bouffes sont là, dans cette salle élégante d’où l’incendie les a chassés, et que d’autres ont usurpée depuis comme le coucou qui s’empare du nid de la fauvette. À tout prendre, l’Opéra-Comique s’accommoderait assez de la Renaissance, que le mélodrame des boulevarts occupe à cette heure, faute de mieux.

En attendant, la clôture s’annonce dignement. Si le dilettantisme s’est un peu ralenti cette année pendant le cours de la saison, voilà qu’il se ravive et prend feu de plus belle, à mesure que l’heure des adieux approche. À la dernière représentation de Lucia, Rubini, quoique visiblement indisposé, a rencontré de sublimes effets. Au troisième acte surtout, il est admirable ; jamais la passion, la mélancolie, le désespoir, n’ont eu, pour s’exprimer, un plus noble accent, et disons le aussi un plus noble langage. Comme toute cette scène se développe avec puissance, depuis cette ritournelle si pleine de terreur, qui précède l’adagio, jusqu’à cette phrase de bell’alma inamorata, si désolée et si plaintive ! Quel dommage, quand on a pu trouver de semblables inspirations, qu’on s’oublie soi-même au point de dépenser journellement sa verve en toute sorte de combinaisons industrielles ! Penser que, depuis la Favorite, M. Donizetti est allé à Rome, et qu’il en est revenu après y avoir laissé une partition nouvelle, une partition en trois actes, à laquelle il ne songe déjà plus sans doute, occupé qu’il est d’opéras comiques et de grands opéras qu’il prépare pour toutes les saisons de l’année ! Après le génie, qui crée à son temps, à son heure, quand sa nature le sollicite, je ne sais rien au monde de plus curieux que cette veine intarissable, toujours en humeur de se répandre en quatuors, en duos, en finales, en cavatines. Comment M. Donizetti fait-il pour penser à toutes les choses qu’il invente ? où trouve-t-il le temps, je ne dis pas de composer, mais d’écrire tant de notes ? L’idée seule d’une pareille besogne vous épouvante ; écrire, toujours écrire, sans l’inspiration, sans son ombre ; passer sa vie devant des masses de papier réglé, qu’on s’impose la tâche de couvrir dans un temps donné ; quel supplice, si ce n’était un plaisir, le plaisir de faire sa fortune ! — Ce soir, le bénéfice de Rubini nous rend Otello, et s’il faut en croire les bruits du théâtre, au milieu de cette foule de chefs-d’œuvre qui vont maintenant encombrer le répertoire pendant les dernières représentations, un opéra nouveau pour nous doit se glisser, la Vestale de Mercadante. La Vestale de Mercadante, cela ne sonne-t-il pas étrangement aux oreilles ? Il y a des sujets que le génie de certains hommes a tellement consacrés, qu’on a peine à imaginer que d’autres les abordent. Se figure-t-on un Don Juan de Meyerbeer, un Otello de Bellini ? Refaire la Vestale, quelle idée ! Quand de pareilles fantaisies vous passent par la tête, il faut s’y prendre comme Gluck ; autrement, on s’expose à tomber dans le ridicule. Lutter avec M. Spontini, cela se conçoit ; mais choisir pour terrain la Vestale, son chef-d’œuvre, le seul qu’il ait écrit dans sa longue carrière si agitée, il y aurait de quoi s’étonner, s’il ne s’agissait de Mercadante, c’est-à-dire, d’un brave Italien qui n’y voit pas malice. L’auteur d’Elisa e Claudio cherchait sans doute un prétexte à cavatines ; le poème de M. de Jouy lui sera tombé par hasard sous la main ; voilà tout le secret. D’ailleurs, aux Italiens on fait bon marché du poème. Oublions-le pour cette fois encore, et, si la musique est ingénieuse et bien tournée, applaudissons-la, ni plus ni moins que s’il était question des Brigands ou du Giuramento du même maître, quittes à revenir à Spontini lorsqu’on nous parlera sérieusement de la Vestale. — À propos de M. Spontini, quelle activité nouvelle l’enflamme donc, quelle humeur tracassière le possède ? Il n’est question dans les gazettes allemandes que de ses griefs et de ses réclamations fastueuses. À l’entendre, on dirait qu’il va faire un procès au roi de Prusse, tout cela parce qu’on a le malheur de ne plus goûter sa musique à Berlin. Il entre, à ce qu’il paraît, dans les attributions de M. Spontini, maître de chapelle de la cour, d’écrire tous les deux ans trois grands opéras dont l’administration supérieure se charge de lui fournir les poèmes. Or, depuis l’échec malencontreux d’Agnès de Hohenstauffen, l’intendant de sa majesté élude autant qu’il peut cette clause ruineuse pour le théâtre : de sorte que, chaque fois qu’il prend fantaisie à l’illustre auteur de la Vestale de mettre un poème en musique, force lui est de payer ce poème de ses propres deniers. De là tant de colère et de menaces, tant de bruits et d’intrigues. Quel spectacle, en vérité, que celui d’un artiste célèbre qui lutte par le scandale contre la désuétude où sa gloire est tombée ! Comment M. Spontini ne comprend-il pas que s’abstenir de livrer à un musicien les poèmes convenus, c’est tout simplement une manière polie faire entendre à ce musicien qu’on ne se soucie pas de sa musique ? Et comment un artiste qui se respecte pourrait-il vouloir imposer son œuvre à des gens qui la répudient d’avance ? M. Spontini a rencontré dans sa vie une inspiration heureuse, une seule véritable bonne fortune. Quels sont, s’il vous plaît, les honneurs réservés aux grands maîtres, qu’il n’ait point reçus à l’occasion de ce chef-d’œuvre unique ? L’Institut de France lui a ouvert ses portes, à lui, Italien résidant en Allemagne ; le roi de Prusse l’a fait son maître de chapelle. Que demande-t-il donc ? Quelle fureur le tourmente ? Que lui faut-il encore ? Écrire ? Écrire, lorsque toute vocation s’est évanouie, occuper le public de sa personne, imposer ses œuvres au théâtre qu’elles ruinent ! Qu’il y a peu d’hommes qui sachent couronner leur carrière ! et combien, en face de si mesquins débats, la voix qui s’est tue après Guillaume Tell vous semble noble et digne ! — L’Opéra fait comme les Italiens, qui ont pour habitude de passer éternellement en revue le même répertoire, avec cette différence qu’ici nul attrait dans l’exécution ne relève la monotonie accablante d’un pareil système. Aujourd’hui on joue la Favorite, demain la Juive, puis Robert-le-Diable ou les Huguenots ; et, quand on a fini, on recommence : toutefois çà et là de piquantes intentions se révèlent, et l’affiche annonce tantôt que M. Marié remplacera Duprez dans Guido et Ginevra, tantôt que M. Alizard prend la partie de Baroilhet dans la Favorite. Que M. Marié paraisse dans Guido, rien de plus naturel ; Duprez succombe, chacun le sait, au terrible métier qu’on lui a fait faire, et le grand chanteur a tant prodigué les ut de poitrine, qu’il ne lui en reste plus à donner qu’un très petit nombre, qu’il ménage pour les soirées solennelles de Guillaume Tell ou des Huguenots. Mais comment s’expliquer M. Alizard dans la Favorite ? Il y a dans cette indigeste partition de M. Donizetti deux morceaux que le public entend avec plaisir : la cavatine de Baroilhet et son adagio dans le trio du troisième acte. Ces morceaux, pour lesquels le public endurait avec tant de patience les gammes chromatiques et les trilles de Mme Stoltz, voilà qu’on les supprime d’un trait. Nous ne parlons pas ici de la physionomie de M. Alizard, à qui son embonpoint semble désigner spécialement l’emploi des pères nobles ; mais il est impossible que ce chanteur se fasse illusion sur ses propres moyens au point de croire qu’il pourra jamais parvenir à remplacer Baroilhet. La voix de M. Alizard, puissante et sonore dans l’occasion, mais fruste et sans aucune espèce de flexibilité naturelle, ne saurait se ployer aux conditions de la méthode nouvelle importée d’Italie à l’Opéra par le jeune baryton. Cette voix, qui peut tenir très convenablement sa partie dans une scène de Gluck ou de Sacchini, ainsi qu’il lui est arrivé de le faire dernièrement au Conservatoire, n’entend rien à ces mille délicatesses, à ces artifices d’expression, à ces nuances merveilleuses dont le virtuose italien dispose avec tant de goût. Baroilhet est un chanteur de luxe, un chanteur de fantaisie. Les rôles écrits pour lui n’appartiennent qu’à lui. Seul peut-être dans la troupe de l’Opéra il se détache de l’ensemble, et, sous le règne du système dramatique toujours en honneur à l’Académie royale, garde l’originalité de son talent. Nul autre que Baroilhet n’a le privilége de conserver franchement sur notre scène les allures italiennes, d’attirer le public et de le satisfaire avec une cavatine. Or, un pareil chanteur ne se double pas. Jouer la Favorite sans Baroilhet, c’est donner le coup de grace à cette partition, dont on peut dire que le jeune virtuose a fait toute la fortune. — Du reste, s’il y a quelque sujet de déplorer la situation présente, l’avenir ne s’annonce pas sous un aspect beaucoup meilleur pour l’Académie royale de musique. D’ordinaire, ce qui console dans les jours d’épreuve, c’est l’espoir que d’autres plus gais leur succéderont. Malheureusement, dans une administration de théâtre, l’imprévu joue un bien mince rôle, et l’on ne recueille guère qu’après avoir semé. Or, quels chefs-d’œuvre se préparent à l’Opéra, quels ballets tient-on en réserve, qu’attendre de l’avenir, si ce n’est l’épuisement plus complet d’un répertoire et d’une troupe qui ne se renouvellent pas ? Interrogez les programmes qui circulent, plongez dans la perspective aussi loin que vous pourrez ; que trouvez-vous ? Une partition en deux actes de M. Thomas ; puis, dans le vague, quelque chef-d’œuvre de M. Donizetti, quelque fantastique élucubration de M. Berlioz, la Nonne sanglante peut-être. Voilà certes de quoi contenter les plus difficiles, et nous ne voyons pas pourquoi l’on s’obstinerait encore à ne pas crier bravo. Disons-le donc ouvertement, ce régime-ci vaut l’ancien, l’Opéra n’a rien perdu de ses splendeurs, nous sommes toujours au temps de la Taglioni et de la Elssler, de Meyerbeer et de Mlle Falcon, à ce noble temps où l’attention du public, incessamment éveillée, se partageait entre les richesses du présent et celles qui s’amoncelaient dans l’avenir ! Quant à l’opéra nouveau de M. Meyerbeer, il n’en est plus question ; l’auteur des Huguenots demeure en Allemagne, et Mlle Loewe vient de signer avec Londres un engagement de deux années. La jeune cantatrice de Berlin débutera au mois d’avril dans la Straniera. Certes, quand on compte les noms dont se compose, pour cette saison, la troupe du Queen’s-Theater, quand on voit figurer l’un à côté de l’autre des sujets tels que la Grisi, la Persiani, Pauline Garcia, on s’étonne au premier abord qu’une Allemande s’aventure seule en si glorieuse compagnie. Heureusement Mlle Sophie Loewe est femme à tenir son rang partout ; la position sera difficile sans doute, les rôles pourront bien lui manquer, et il y aurait de la folie à croire que la Grisi voudra se dessaisir en sa faveur des partitions dont elle dispose. N’importe ; quelles que soient les conditions où son talent se produise, il faudra bien toujours qu’on le remarque. D’ailleurs, Mlle Loewe possède sur les autres un avantage qui lui conciliera en peu de temps l’enthousiasme des Anglais ; nous voulons parler de la manière dont elle chante l’ancienne musique. On sait à quel point les Anglais se passionnent pour les œuvres de Handel, combien ils se pâment d’aise à cette musique vêtue de velours et coiffée à l’oiseau royal comme un bon gentilhomme du vieux temps, qui, sans penser à déguiser son allure un peu caduque, marche dans sa dignité au milieu des générations nouvelles qui le vénèrent et l’admirent. Ce dilettantisme-là suffirait au besoin pour assurer la fortune de Mlle Loewe en Angleterre. Il y a surtout un vieil air de Graun écrit pour la Mara, et que la jeune cantatrice dit à ravir. Qui connaît Graun en France ? Ce musicien du siècle de Frédéric a cependant composé avant Sébastien Bach un oratorio de la Passion, qui est tout simplement un chef-d’œuvre. Il y a dans tous les temps et dans tous les pays de ces hommes de génie dont la destinée est de vivre et de mourir obscurs, et de travailler pour d’autres qui viennent ensuite largement moissonner dans leur champ. Graun est un de ceux-là, un de ceux qui préparèrent Gluck. Qui pourrait dire tout ce que l’immortel auteur d’Iphigénie doit à cette vieille école allemande du temps de Frédéric ? Il est vrai que d’autres en ont usé de même à son égard, et ne se sont pas fait faute de puiser dans son bien, Mozart tout le premier, qui prend sans se gêner dans Armide l’appel lugubre du commandeur pendant le duo du second acte de Don Juan. On connaît ce mot du grand maître, un jour qu’un de ses amis lui mettait sous les yeux l’identité des deux passages : « Eh pardieu ! je le sais bien, lui dit Mozart ; je n’aurais pas fait mieux que Gluck, et je n’ai pas voulu faire plus mal. » Le plagiat dans les arts s’explique à merveille, pourvu que le génie le consacre et qu’il se consomme de haut. Que de belles choses venues çà et là au hasard dans une œuvre dont l’ensemble avorte, et qui périraient sans retour, si quelque Molière, quelque Mozart ou quelque Gluck ne se trouvait là fort à propos pour les recueillir ! Rossini assistait un jour à la représentation d’une mauvaise parade musicale ; tout à coup, au milieu d’un fatras de notes ridicules, une mélodie s’élève ; le maître alors tire ses tablettes et dit à son voisin, tout en écrivant la mélodie : « Laissez-moi faire, c’est trop bon pour cet imbécile. » — Toujours est-il que Mlle Loewe chante cet air de Graun avec une verve prodigieuse, une singulière intelligence du caractère de la musique, un trille incomparable, et qu’elle a dans le gosier de quoi rendre un rossignol jaloux.

L’Opéra-Comique vient encore de trouver une bonne fortune dans la partition nouvelle de M. Auber. Ceci n’est, à coup sûr, ni le Freyschütz, ni le Comte Ory, ni même le Domino Noir ; mais, en face de tant de grace et d’élégance, d’une instrumentation si ingénieuse, si vive, si parfaitement soignée en ses mille détails, d’une musique si dépourvue de prétentions et si pleine de goût, le pédantisme de la critique n’a que faire. Vous trouverez des gens qui s’échauffent la bile au seul nom de M. Auber, nous devrions dire à la seule idée de ses succès ; ces gens-là vous parleront de Don Juan à propos du Domino Noir, ou de la Symphonie en ut mineur à l’occasion des Diamans de la Couronne, comme si tout cet aimable bavardage, tant d’esprit et d’enjouement, relevaient de la poétique ordinaire. Vous aimez cette musique ou vous ne l’aimez pas ; là est toute la question. Pourquoi se disputer là dessus ? il ne s’agit pas même de couleur, tout au plus de nuances. Un grand mérite de M. Auber, c’est de comprendre à merveille le genre pour lequel il écrit, de se contenter d’avoir de l’esprit et du goût dans une époque où le génie court les rues, en un mot de pouvoir composer un opéra comique, ni plus ni moins. Qu’on pense aux ressources de l’endroit, à ces petites voix qui fredonnent, à cette nécessité pour le musicien de modérer sans cesse les élans de son inspiration, d’être ici et point là, de ne se montrer qu’à de rares intervalles, et qu’on dise si pareille scène convient aux grands éclats dramatiques, aux grandes passions musicales. L’Opéra-Comique est un théâtre de fantaisie, le genre qu’on y exploite n’a de correspondant nulle part, ni dans la littérature ni dans la musique. Le Théâtre-Français a ses comédies, le Théâtre-Italien ses partitions ; ce qui n’est ni une comédie ni une partition, c’est un opéra comique, c’est-à-dire quelque chose qui se parle et se chante à la fois, quelque chose d’absurde qui doit vous amuser au moins deux heures. On dit que la pièce des Diamans de la Couronne est invraisemblable. Si vous l’accusiez d’être ennuyeuse, je concevrais le procès ; mais autrement, comment faire un pareil reproche à la pièce lorsque le genre est l’invraisemblance même ? Savez-vous rien de plus absurde au monde que cet assemblage de prose et de vers, de dialogues et d’ariettes ? Deux personnages sont en scène et causent assez raisonnablement de leurs affaires ; tout à coup les instrumens s’accordent, et voilà ces personnages qui se mettent à chanter comme des fous. Pourquoi la musique commence-t-elle ? pourquoi s’interrompt-elle ? Demandez au caprice du musicien. Nul mieux que M. Auber ne possède le secret d’intervenir à temps, avec mesure et discrétion ; ses opéras comiques, ses chefs-d’œuvre s’entend, le Domino Noir, l’Ambassadrice, les Diamans de la Couronne, passeraient au besoin pour les modèles du genre ; reste à savoir si le genre est bon. Oui, sans doute, tant que M. Auber chantera ; plus tard nous verrons. La pièce des Diamans de la Couronne a le bon goût et l’élégance qui distinguent d’ordinaire les faciles inventions de MM. Scribe et de Saint-Georges. Les scène se succèdent avec rapidité, les incidens se croisent et se combinent avec art, et d’un bout à l’autre de la soirée l’action ne languit point un seul instant. Cela se passe bien un peu dans un monde imaginaire ; mais que faut-il donc à la musique, si ce n’est des personnages et des actions de fantaisie ? Que m’importe que votre imagination se donne carrière, pourvu que le point de départ soit original ? Sur le chapitre de l’originalité, il y aurait peut-être à dire plus qu’on ne pense. Mais M. Scribe est ainsi fait : dès qu’une chose plaît au public, il faut qu’il la lui serve à toute occasion. Ainsi, le procédé mis en œuvre dans les Diamans de la Couronne est le même que celui du Domino Noir. Ici comme là, il s’agit d’un personnage mystérieux et qui devient toujours de plus en plus impossible à mesure que l’action se complique. M. Scribe bâtit ses pièces sur une situation, absolument comme Shakspeare et Molière conçoivent leurs chefs-d’œuvre sur une idée. Une fois l’idée mise en lumière, et quand ils ont prouvé ce qu’ils veulent, ces grands maîtres coupent court à l’action dramatique, et prennent sans façon le premier dénouement qui leur tombe sous la main ; de même, lorsqu’il a épuisé tous les incidens qui peuvent naître d’un motif fécond, lorsqu’il a combiné, tissé, noué, tordu de cent manières le fil des situations, M. Scribe invente un dernier prodige plus prodigieux que tous les autres, et d’une bohémienne traquée par la police fait la reine du Portugal pour en finir. Après tout, que M. Scribe se pille lui-même, qu’il abuse souvent de certaines combinaisons, cela ne regarde pas la critique ; mais le public, qui se porte en foule à ses pièces, opéras où comédies, s’amuse, et par conséquent lui donne raison sur les moyens. Ni plus ni moins, il ne s’agit point, en tout cela d’une question littéraire. — La partition de M. Auber, bien qu’un peu de lassitude se fasse sentir çà et là, vous étonne encore, après tant de petits chefs-d’œuvre, par sa physionomie agaçante et mélodieuse. Que d’esprit et de gentillesse à défaut d’imagination ! que de talent et de merveilleuse habileté à défaut de génie ! Le motif, cette ame de la musique d’Auber, scintille à tout instant comme une perle dans le tissu délicat de cette harmonie ; vous le retrouvez là moins fréquent sans doute que dans le Domino Noir, mais toujours enjoué, pétulant, aimable ; et cet orchestre, que de grace, de verve, d’invention, de minutieuse élégance dans ses moindres détails ! Tous ces instrumens causent ensemble de chose et d’autre ; les flûtes et les hautbois, les violons et les clarinettes, échangent entre eux mille petites conversations, comme les oiseaux dans les branches. Le chœur de moines, qui sert de finale au premier acte, est une ravissante boutade ; il règne, dans cet hymne de dévotion qu’entonnent des bandits déguisés en capucins, un ton de persiflage et d’ironie qui convient à merveille au sujet. M. Auber, avec son esprit fin et prompt, s’entend mieux que personne à rendre ces nuances de sentiment qu’un musicien vulgaire ne saurait indiquer. Qu’on se rappelle à ce propos les couplets dévotement goguenards de l’économe dans le Domino Noir. L’air de la Catarina au second acte serait un chef-d’œuvre si l’Aragonaise du Domino n’existait pas, l’Aragonaise, ce joli patron sur lequel M. Auber avait déjà taillé les couplets de Zanetta. Au milieu de tant de richesses, comment soi-même ne pas confondre : les couplets de l’Ambassadrice, les couplets d’Actéon, du Domino Noir, de Zanetta, que sais-je ? Puisque nous citons les traits les plus charmans par lesquels l’opéra nouveau de M. Auber se recommande, indiquons encore dans le trio du troisième acte un motif délicieux et qui rappelle peut-être la première phrase du trio de Gustave, mais de loin et juste autant qu’il faut pourqu’on l’en aime davantage. — Cette fois, la partition de M. Auber s’est produite sans sa cantatrice accoutumée. L’auteur des Diamans de la Couronne, qui ne veut pas qu’on vieillisse, lui dont l’imagination heureuse a toujours vingt ans, M. Auber n’a plus trouvé que la voix de Mme Damoreau fût assez jeune désormais pour sa musique. Mme Damnoreau cède le pas à Mme Thillon. Cela se conçoit-il ? n’importe, le maître l’a voulu ainsi, et la prima donna se retire. Mais, avant de quitter la scène, quels adieux ravissans elle adresse au public chaque soir ! Allez entendre encore Mme Damoreau dans l’Ambassadrice, dans le Domino Noir, et dites si jamais on eut plus d’élégance, de goût, de vocalisation et d’intelligence musicale. Il y a de ces rivalités de théâtre faites pour rendre à une cantatrice toute la jeunesse, tout l’éclat de la voix et du talent. Si pareille émulation pouvait agir sur la jeune virtuose et la pousser à conquérir un peu de cette méthode et de ce goût dont rien ne saurait vous dispenser au théâtre ! Au reste, Mme Anna Thillon est toujours cette jolie Anglaise que nous avons connue autrefois à la Renaissance, cette aimable bergère de Watteau qui minaude assez agréablement et confie à ses œillades le soin de faire passer tout ce que ses gammes chromatiques et ses trilles ont d’incorrect et d’erroné, et certes, sur ce point, il n’y a rien à dire. Les yeux de Mme Thillon chantent et vocalisent à ravir ; mais franchement il ne suffit pas d’un joli minois, si vaporeuses et si blondes que puissent être d’ailleurs les touffes de cheveux qui l’encadrent, pour recueillir, même à l’Opéra-Comique, l’héritage de Mme Damoreau. Nous voudrions bien ne pas nous montrer sévère à l’égard de Mme Thillon ; elle est si jeune ! va-t-on dire ; et d’ailleurs, à cet âge, Mme Damoreau faisait-elle beaucoup mieux ? Non sans doute. Mais au début de sa carrière Mme Damoreau suivait déjà une direction intelligente, et, tout en occupant un emploi secondaire au Théâtre-Italien, se préparait par l’étude à tenir le rôle brillant qu’elle a joué depuis. Ici, au contraire, que voyons-nous ? Une jeune femme assez heureusement douée, se lançant de prime-abord dans toutes les difficultés de l’art, et cela sans être encore le moins du monde cantatrice ou comédienne, sans avoir travaillé sa voix, sans en avoir réglé l’intonation, égalisé les registres, dans toute l’inexpérience d’une élève de six mois, et, qui plus est, d’une étrangère qui ne sait rien de notre prosodie et parle un jargon presque inappréciable. Pourquoi Mme Thillon reculerait-elle devant le répertoire de Mme Damoreau, elle qui, dans la Lucia, n’a pas craint d’aborder les points d’orgue éblouissans de la Persiani ? On a pu, au commencement, encourager de pareilles tentatives et n’y voir que le caprice d’une jeune femme impatiente de s’essayer enfin dans un rôle de cantatrice ; mais aujourd’hui que Mme Thillon songe décidément à se poser en prima donna, il faut qu’elle invente autre chose que ces cascades de notes douteuses qu’elle éparpille avec tant de gentillesse enfantine et d’adorable mauvais goût. Que la jeune virtuose y prenne garde, sa physionomie vaporeuse occupe dans sa manière de chanter une cavatine beaucoup plus de place qu’il ne convient ; et puisque rien n’est éternel au théâtre, puisque tout passe, même le talent, même le plus légitime succès, il pourrait bien se faire qu’un jour, lorsque sa jolie bouche sera moins rose, lorsque ses cheveux tomberont moins touffus et moins cendrés sur ses fraîches épaules, le public ne vît plus en elle qu’une cantatrice de province.

Si nous ne parlons qu’à de lointains intervalles des solennelles matinées du Conservatoire, c’est qu’en vérité toute formule d’éloge semble épuisée à l’égard des chefs-d’œuvre qui composent le répertoire de la société des concerts. Que dire, en effet, de la symphonie en ut mineur, de la symphonie en la, de l’ouverture d’Euryanthe, de Fidelio, d’Egmont ou de Coriolan ? La symphonie pastorale faisait les honneurs de la dernière séance. Avec Beethoven, il n’y a point à choisir ; au milieu de tant de magnifiques conceptions, on ne saurait se décider. Celle qu’on vient d’entendre est toujours la plus belle, et de la sorte chacune, à tour de rôle, passe à bon droit et dans la même saison pour son chef-d’œuvre. Puisque nous en sommes aujourd’hui sur la symphonie pastorale, savez-vous quelque part une plus imposante musique ? a-t-on jamais chanté hymne plus majestueuse à la création ? Les oiseaux qui gazouillent, les cascades qui pleurent, les troupeaux qui bêlent, toutes les voix de l’aurore et du soir, tous les échos de la nature sont là ; vous entendez les mille bruits de la plaine et de la montagne, peu s’en faut que vous n’en respiriez les males odeurs. Un instant seulement l’homme intervient pendant le menuet, mais pour disparaître aussitôt sous les roulemens formidables de l’orage qui éclate avec une colossale puissance. Les élémens s’emportent, le tonnerre gronde, la tempête se déchaîne. Jamais l’épopée de la nature ne s’est élevée plus haut. N’a-t-on pas inventé dernièrement (que n’invente-t-on pas !) une machine à prendre la nature sur le fait ? Il y a pourtant de toute éternité quelque chose de plus beau que le daguerréotype et de plus fécond, le génie humain, où l’univers tout entier se reflète, et qui donne pour résultat, non plus une ombre inanimée et froide, mais l’ame même, l’œuvre vivante du Créateur. L’orchestre du Conservatoire exécute la symphonie pastorale avec son enthousiasme, son intelligence ordinaire, et toucherait à la perfection, si les instrumens à vent pouvaient ne pas faillir et se comporter à l’égal des instrumens à cordes. Il nous semble aussi que le mouvement du menuet se prend trop lentement ; à Vienne, où les traditions de Beethoven règnent encore, on mène ce morceau plus vite, et l’effet y gagne. Nous dirons en outre que la société des concerts devrait un peu songer à varier son répertoire. Ne prodiguons pas nos dieux, si nous voulons qu’on les honore, et n’oublions pas que c’est une des lois du sanctuaire de ménager l’exposition des objets sacrés. Pourquoi n’essaierait-on pas de cette symphonie de Schubert, récemment découverte, et qui vient d’obtenir tant de succès à Leipsig ? On a parlé aussi des entr’actes d’Egmont, dont on ne connaît en France que l’admirable ouverture. Un jeune musicien, qui se recommande non moins par la distinction de son talent que par son culte religieux pour les grands maîtres, l’auteur des plus charmans lieder qu’on ait écrits depuis Schubert en Allemagne, M. Dessauer, s’est chargé de procurer à la société non-seulement la partition de Beethoven, mais aussi les mélodrames composés à son sujet par Grillparzer. En produisant avant la clôture de la saison musicale cette pièce inédite en France du grand-maître, l’orchestre de la rue Bergère ranimerait à point cet enthousiasme, qui, tout religieux qu’il puisse être, veut cependant qu’on l’alimente de nouveautés.

M. Berlioz surveille à cette heure les répétitions du Freyschütz de Weber, car, il faut bien le dire, on travaille à la mise en scène du chef-d’œuvre. Lorsque Meyerbeer se retire, que M. Scribe s’abstient, que tous les élémens de fortune viennent à manquer, il faut bien avoir recours aux arrangemens, dernières ressources des théâtres qui tombent. Weber paiera pour tout le monde, tant pis pour lui. On sait que le Freyschütz est une partition de genre (en France nous dirions un opéra comique), un mélodrame, dont la vie allemande avec ses mœurs naïves et paisibles d’un côté, ses superstitions et ses terreurs de l’autre, fait tous les frais. Quand Weber veut écrire un grand opéra, il compose Euryanthe avec ses développemens épiques, ses vastes dimensions, ses imposans récitatifs ; mais, nous le répétons, le Freyschütz, quels que soient d’ailleurs les horizons romantiques qui se révèlent un moment au second acte, le Freyschütz est et demeure un opéra de genre, et cela par l’unique et toute-puissante raison que le maître ne l’a point voulu autrement. Or l’Opéra convoitait le Freyschütz ; mais comment faire pour se l’approprier ? pas le moindre bout de récitatif dans cette partition, pas le plus petit air de ballet. Qu’à cela ne tienne. M. Berlioz se trouvera là tout juste pour compléter l’œuvre de Weber. Ainsi, un musicien aura l’audace de toucher à l’œuvre de Weber, d’enchâsser dans des récitatifs de sa façon les morceaux épars dans le dialogue ; on osera altérer le caractère d’une pareille musique, et faire, à force de maculatures, d’un opéra parlé, un grand opéra chanté. Or, les gens qui ne reculent pas devant une aussi triste besogne sont les mêmes que la moindre atteinte portée au génie irrite jusque dans la moelle des os, les mêmes qui criaient au sacrilége pour les Mystères d’Isis, au scandale pour Don Juan. Du reste, rien ne vaut les prétentions qu’on affiche. Écoutez-les, ils vous diront que le besoin se faisait sentir à l’Opéra d’entendre enfin le Freyschütz de Weber dans toute sa pureté (sa pureté ! avec des récitatifs de M. Berlioz et des airs de ballet en manière de pot-pourri). On se figure ici connaître le chef-d’œuvre, erreur ! Ni le Robin des Bois de l’Odéon, ni cet admirable Freyschütz qu’on a pu entendre par Haitzinger et la Devrient, ne sauraient donner une idée de la belle partition allemande. Le Freyschütz légitime, le véritable Freyschütz, le Freyschütz de Weber, c’est celui de M. Berlioz ! Qu’on vienne ensuite nous parler de religion artistique et de foi musicale ; qu’on affecte de se montrer intraitable sur le respect dû aux chefs-d’œuvre du génie humain : nous savons désormais que penser de cet enthousiasme échevelé. Eh ! mon Dieu, faites des pastiches, si votre humeur vous y porte ; nous serions, pour notre compte, tout disposés à vous passer de semblables fantaisies, si vous consentiez à les avouer franchement, car nous pensons que les chefs-d’œuvre, comme cette statue du commandeur dans l’opéra de Mozart, sont assez forts pour se défendre eux-mêmes, quand on les outrage. Mais de grace cessez de vous poser en mystagogue incorruptible, en quaker de l’art pur, en solennel gardien du sanctuaire, vous qui, pour violer l’arche sainte, n’avez attendu que l’occasion !


H. W.