Revue musicale — 30 novembre 1843
L’histoire du roi Sébastien de Portugal, histoire romanesque s’il en fut, et où la poésie ne manque pas, répondait singulièrement aux conditions du drame lyrique. Malheureusement, en mettant à la scène le chevaleresque aventurier, M. Scribe paraît ne s’être occupé que d’une chose, à savoir, d’élaguer prudemment de son sujet tout ce qui en constituait l’originalité. Nous n’avons pas le moins du monde la prétention d’en remontrer ici à M. Scribe ; toutefois, ne peut-on dire qu’il s’est trompé sur la manière dont il convenait d’envisager le poème de Dom Sébastien, l’un des plus beaux, assurément, qu’il y eût à mettre au théâtre ? Bien loin de s’en tenir à côtoyer le lieu-commun historique, il fallait, ce nous semble, aborder le merveilleux et tailler en plein dans la légende, qui, Dieu merci, laissait le champ libre à l’invention poétique. N’était-ce pas une physionomie dramatique et neuve, que ce Marco Cotizzone suscité par l’Espagne contre le faible roi de Portugal, et trahissant à la fois Philippe et Sébastien pour essayer de confisquer la couronne à son profit ? Il y avait là peut-être l’étoffe d’un second Bertram, mais d’un Bertram réel, possible, et sur lequel on aurait au besoin laissé planer ce doute de certains historiens espagnols, assez enclins à prendre l’aventurier calabrais pour le diable en personne. Zurita parle d’une cloche fantastique d’Aragon dont les rois d’Espagne et de Portugal, si éloignés qu’ils en fussent, entendaient le glas mystérieux chaque fois qu’un grand malheur les menaçait : au moment où Marco Cotizzone, arrivant de Madrid à Lisbonne, entra dans le palais de Belem, la cloche prophétique sonnait, et ce fut elle encore dont la voix lugubre annonça à Philippe II mourant le retour de Sébastien en Espagne. Je crois qu’on pouvait tirer de grands effets d’un pareil moyen, dans un opéra principalement, et sur la scène de l’Académie royale de musique. Pour sa part, l’auteur des Huguenots n’y eût pas manqué, et je doute qu’en ces conditions M. Meyerbeer se fût dessaisi de ce poème, qui le tentait d’abord, mais dont, avec le tact si fin qui le caractérise, il devait ne point tarder à voir le défaut capital. En effet, l’œuvre de M. Scribe pèche surtout par la monotonie. Dans ce sujet, si fécond en richesses pittoresques de toute espèce, où la variété des incidens historiques paraissait évoquer toute une suite de combinaisons nouvelles, l’auteur de Dom Sébastien de Portugal n’a rien su imaginer que cette éternelle complainte des amours d’un roi chrétien avec une belle Africaine qui se débat pendant cinq actes sous les tenailles de la sainte inquisition, et finit par y succomber ni plus ni moins que cette Rachel de la Juive dont elle reproduit trait pour trait la physionomie languissante et souffreteuse. Ce grand inquisiteur en toge violette, et qui en veut à tout le monde avec ses anathèmes et ses foudres, n’est-il point aussi une troisième incarnation de ce vieux cardinal de Brogni que nous avions déjà revu pourtant sous le froc du prieur de la Favorite ? Du reste, si l’intérêt et la nouveauté manquent, ce n’est pas faute qu’on ait mis en jeu tous les ressorts de la machine dramatique. Je défie qu’on cite dans le théâtre de Shakspeare ou de Calderon une pièce plus mouvementée en ce qui regarde les changemens à vue et autres accessoires. À chaque scène, l’action se déplace. Tantôt vous étiez à Lisbonne, vous voilà maintenant en Afrique ; vous quittez les jardins d’un harem, où de belles esclaves pirouettent à l’envi sous prétexte de célébrer le retour de la fille de leur émir, et vous vous trouvez, sans transition aucune, dans les plaines d’Alkassar, où vous assistez à la fin d’une bataille qui se termine sans que vous ayez eu seulement le temps de vous douter qu’elle allait se livrer. En moins de cinq secondes, les musulmans ont bâclé leur victoire. C’est aller vite en besogne, si vite qu’avec la meilleure volonté du monde et sans perdre de vue, comme de juste, le cours instantané de l’aiguille sur le cadran de l’horloge théâtrale on ne saurait se faire à cette manière par trop leste de brusquer les évènemens. Cette scène de la bataille perdue est une bonne idée manquée, rien de plus. Quelques pauvres diables éclopés, qui se précipitent sur le théâtre en traînant la jambe et le bras soigneusement empaqueté dans un linge moucheté de vermillon, ne constituent pas une pareille scène qui, pour échapper au ridicule, a besoin d’être grandiose et maintenue sur une vaste échelle. Il y avait à s’inspirer du romancero pour l’idée ; quant à l’exécution, on en pouvait chercher le motif soit dans la Bataille des Cimbres, de M. Decamps, soit dans les compositions de Martins. Je le répète, le mouvement ne manque pas dans cette pièce de Dom Sébastien, seulement il avorte. Jamais on ne vit plus d’activité dépensée en pure perte. Ce ne sont qu’allées et venues, entrées et sorties, changemens à vue et coups de théâtre, tout cela pour aboutir à l’enterrement le plus lugubre où jamais directeur d’Opéra a convoqué son public. Voilà, pardieu ! un beau spectacle à montrer aux gens ! Des pénitens qui défilent en portant un cierge, des soldats en pleureuses, des tambours voilés de crêpes et toute une grandesse en deuil escortant un catafalque princier : agréable passe-temps pour ceux qui demandent au théâtre les faciles distractions de l’après-dîner. Vous sortez de table avec l’intention d’aller entendre l’opéra nouveau, vous entrez dans votre loge, et vous trouvez pour vous bien réjouir, devinez quoi ? une chapelle ardente et des escadrons de capucins en cagoules psalmodiant l’office des morts derrière une triple haie de cierges dont la lueur blafarde se projette le long des grands murs tendus de velours noir étoilé de larmes d’argent. Ceci n’est pas gai, pensez-vous ; heureusement ce n’est pas tous les jours fête, et j’attendrai, pour revenir, qu’on ait à me montrer quelque chose de moins édifiant, à quoi le répertoire de l’Académie royale de musique vous répond par la Peste de Florence, le bûcher de la Juive, ou les trappistes de la Favorite, qui creusent tranquillement leur fosse en se chantant : Frères, il faut mourir ! Où s’arrêtera cette pompe funèbre ? Qui le sait ? De toute façon, il semble que c’était moins que jamais le cas de promener sur un théâtre ces redoutables appareils de la mort, et de faire une comédie, aux yeux d’un public désœuvré, de ces tristes insignes, naguère revêtus par d’augustes douleurs. Que si on voulait à toute force avoir un spectacle à grand fracas pour terminer cet acte, rien n’était plus facile ; il suffisait de remplacer ces simulacres de funérailles par le couronnement du nouveau roi. Remarquez qu’on n’y perdait pas une aune d’étoffe, pas un cierge, pas un capucin, et de la sorte au moins les convenances eussent été respectées. Il serait à souhaiter que la censure, qui se montre si sévère à l’égard des théâtres secondaires dans tout ce qui touche de près ou de loin au culte catholique, eût son œil un peu plus ouvert sur l’Opéra qu’elle ne le fait d’ordinaire, d’abord parce que le bénéfice comme les inconvéniens d’une loi doivent être égaux pour tous, et que nous ne comprendrions guère pourquoi, parce qu’on tient ses priviléges de Louis XIV, on se permettrait d’arborer en plein théâtre des insignes dont il n’est plus permis à d’autres d’user, même avec la plus extrême discrétion ; ensuite parce que les auteurs qui écrivent pour la scène de l’Opéra chercheraient à l’avenir leurs sujets en dehors de l’histoire ecclésiastique, et tout le monde y gagnerait.
La musique de Dom Sébastien est l’œuvre d’un maître qui désormais ne compte plus avec ses partitions. Singulière faculté que celle de M. Donizetti ! une œuvre en cinq actes lui coûte à peine le temps de l’écrire. Il va de Paris à Vienne, de Vienne à Milan, de Milan à Rome, marquant sa trace par des opéras ; comme ce personnage du conte de Perrault, il vide ses poches sur les grands chemins, et il s’en échappe, au lieu de cailloux, d’inépuisables traînées de notes qui témoignent de son passage. Avec un fonds incontestablement meilleur, une nature beaucoup plus riche, et dont c’était après tout la destinée de se dépenser ainsi à l’italienne, M. Donizetti use un peu, en musique, d’un procédé mis en œuvre dans les lettres par bon nombre d’écrivains de nos jours. Comme la prose de ces messieurs, sa mélodie déborde ; seulement il conserve sur eux l’avantage qu’étant musicien et parlant une langue partout comprise, il exploite un marché bien autrement étendu. On doit dire aussi qu’il possède d’admirables qualités, entre autres une intelligence des voix que peu d’italiens même ont eue, et, chose rare chez un Napolitain ! une véritable vocation pour l’orchestre ; n’étaient ses mélodies la plupart du temps banales et lâchées, on ne sentirait pas la hâte dans ses travaux tant sa touche instrumentale a de largeur, tant cette manière d’estomper, s’il est permis de s’exprimer ainsi, a de verve et de brillant.
Le premier acte de Dom Sébastien ne renferme rien qu’on puisse remarquer à bon droit. Sauf une phrase de Zaïda au moment où le roi l’arrache aux mains de l’inquisition, laquelle phrase, pour revenir si souvent dans l’ouvrage, devrait avoir une expression plus caractérisée, le prologue tout entier passerait inaperçu ; car je ne pense pas que M. Donizetti lui-même prenne au sérieux ce beau délire où son Camoëns se laisse emporter à la dernière scène. Vouloir faire d’un poète moderne, du chantre des Lusiades, une espèce de Calchas, dont le poil se hérisse, et prédisant au demi-jour de la rampe les désastres de la campagne qui va s’ouvrir, c’est là certainement une des imaginations les plus bouffonnes dont on se soit jamais avisé. Entre le vieux Tiresias, ce prince des devins antiques, et le poète portugais, je ne vois guère qu’un point de ressemblance, à savoir que l’un fut aveugle et l’autre borgne : et encore est-il douteux que l’œil crevé du Camoëns puisse jamais avoir pour nous la moitié du sens que la symbolique des Grecs attribuait à la cécité du nécroman thébain. Ajoutez à cette pantomime échevelée une musique à faire danser les ours, et vous aurez peut-être une idée de cette scène de trépied renouvelée d’Éleusis et de Délos. Du reste, le rôle du Camoëns est manqué complètement dans la partition de M. Donizetti ; aussi quel triste canevas M. Scribe lui donnait à couvrir ! Le seul parti qu’un musicien quelque peu penseur eût à prendre en pareil cas, c’était de reconstruire le rôle de fond en comble, et de ne garder que le nom du personnage, comme a fait M. Meyerbeer dans mainte occasion. Voyez-vous, en effet, cette austère et noble figure du soldat poète travestie tantôt en Joad, tantôt en orateur parlementaire, et débitant des lieux communs empruntés au vocabulaire politique des journaux de ce temps :
Autant vaudrait mettre en musique les harangues du maire de Montmartre. Pour arriver aux passages franchement recommandables de Dom Sébastien, il nous faudra aussi sauter à pieds joints sur le ballet, l’un des plus médiocres qu’on ait jamais vus à l’Opéra, au point que l’on se demande si c’est la vulgarité de la musique qui réagit sur les danses, ou si ce sont les danses qui écrasent la musique sous leur désolante monotonie : grave question à débattre entre le maestro et l’ordonnateur de l’intermède. La première chose qui vous frappe dans le courant de l’ouvrage est un chœur à motif fugué, d’une rude et sauvage expression, au moment où les Arabes, conduits par Abayaldos, leur chef, renvoient dans sa patrie dom Sébastien vaincu. Immédiatement après vient l’adagio de Duprez. Il y avait sans doute quelque hardiesse à terminer un acte par un mouvement si calme et si posé. Toutefois, l’essai devait réussir, car la phrase est fort belle, et Duprez met à la rendre une admirable ampleur de style. Bien qu’il abuse de la voix de tête, ressource ordinaire des chanteurs épuisés, Duprez retrouve par intervalles dans cet opéra des élans dignes de ses plus glorieuses soirées. On s’aperçoit qu’il est à l’aise dans cette musique si commode au virtuose, ingénieuse à déguiser les avantages qui lui manquent, non moins qu’à produire au jour le plus favorable ceux qu’il a conservés. Du reste, la présence de M. Donizetti se fait sentir partout, chez Mme Stolz comme chez M. Massol, dont l’organe fruste et peu malléable s’assouplit du moins pour quelques heures, et vous respirez dans ces ensembles mieux groupés, dans ces voix désormais plus contenues, l’influence harmonieuse et salutaire du maître italien.
Au troisième acte, la scène où le caractère de l’émir africain, jusque-là maintenu dans l’ombre, se démasque tout à coup, est d’un effet hardi et saisissant. On n’imagine rien de plus dramatique et de plus fortement accentué que ce duo dans lequel Abayaldos dévoile à Zaïda le secret de sa jalousie et de sa haine. Couleur et passion, tout y est. Il faudrait recourir au rôle d’Henri VIII dans Anna Bolena pour trouver chez M. Donizetti des inspirations de cette énergie. Nous disions tout à l’heure que le personnage du Camoëns était manqué ; en revanche, le musicien nous semble avoir admirablement compris le caractère d’Abayaldos, physionomie originale et colorée à la manière des bédouins de Decamps. Il y a de l’africain dans cette passion qui ronge son frein, dans cette rage contenue et froide qui marche sourdement à sa vengeance et n’éclate qu’à deux reprises : dans le duo dont nous parlons et dans la phrase si dramatique du sextuor du quatrième acte, une fois pour prévenir sa victime, l’autre pour l’écraser. Nous citerons encore, mais surtout comme situation musicale dont on doit faire honneur à M. Scribe, la scène où Camoëns proscrit, réduit à mendier la nuit dans une rue de Lisbonne, tend la main au roi Sébastien. C’était là, sans aucun doute, une donnée intéressante pour le musicien, et l’on ne peut que regretter que M. Donizetti n’en ait point su tirer meilleur parti : non que le morceau tel qu’il existe soit tout-à-fait médiocre, l’adagio du début, qui rappelle une admirable phrase d’Alaïde dans la Straniera, ne manque pas d’un certain pathétique ; mais il s’en faut que le second mouvement réponde au premier, et somme toute, d’un musicien tel que M. Donizetti, en si belle occasion on devait attendre mieux. La scène des funérailles est traitée d’un bout à l’autre de main de maître. J’aime ces tambours voilés qui répondent à l’appel lugubre des clairons pendant que le cortége défile ; plus tard la complainte du chœur a de la mélancolie et de la grace, et bien que çà et là plus d’une réminiscence du finale d’Otello s’y rencontre, on ne peut s’empêcher d’admirer l’art prodigieux avec lequel toute cette pompe musicale est ordonnée.
Le quatrième acte contient sans contredit le plus beau morceau de l’ouvrage. Le célèbre crescendo, si familier à M. Donizetti, éclate là dans toute sa puissance ; la phrase du Maure, reprise ensuite à l’unisson par les voix et le chœur, a aussi de la grandeur et de l’entraînement. C’est un peu toujours, si l’on veut, la coupe du finale de Lucia, avec cette différence médiocrement avantageuse pour l’Opéra, qu’ici M. Massol remplace Tamburini ou Ronconi. Mais quel maître n’a sa forme de prédilection à laquelle il revient sans cesse ? quel musicien, même parmi ceux qui se consument à filer un son avec la patience laborieuse du ver à soie, possède donc deux idées aujourd’hui ? Nous ne dirons rien du cinquième acte, sinon que c’est un opéra-comique des plus guillerets ; le poème voudrait bien continuer à chanter sur le même ton dithyrambique et lugubre, mais le musicien est à bout des épouvantemens, et se met le plus gaiement du monde à folâtrer sur la coudrette. La stretta du duo entre Sébastien et Zaïda se débattant tous deux sous le coup de la mort est d’une expression telle, qu’elle conviendrait à merveille aux personnages bouffes de l’Élisir d’Amore, et cette tragédie si pleine de deuil et de funérailles se termine, comme le Barbiere di Siviglia, par une espèce de canon qui se chante sotto voce en préparant la classique échelle de cordes :
Non faciamo confusione ;
Per la scala del balcone, etc.
Tant il est difficile à un maître italien de garder son sérieux quatre heures de suite !
Le lendemain du jour où l’Académie royale de musique représentait Dom Sébastien, le Théâtre-Italien donnait par la mise en scène de Maria di Rohan une nouvelle occasion de triomphe à l’heureux maestro. La partition composée pour Vienne et l’œuvre écrite pour Paris se rencontraient sur le terrain de la discussion, et, tout bien considéré, nous ne pensons pas que Paris ait sujet de se montrer jaloux. Si Maria di Rohan peut faire valoir un très beau troisième acte, on a pu voir que Dom Sébastien avait de quoi lui répondre, et pour le reste de la partition italienne il tombe dans la catégorie des ouvrages de pacotille, et n’a dû trouver merci aux yeux du public viennois que par cette habileté de main si remarquable déjà dans Linda di Chamouni, et qui n’abandonne jamais M. Donizetti. Sans tomber ici dans le lieu commun des reproches qu’on adresse journellement à la fécondité du maître de chapelle de l’empereur d’Autriche, ne peut-on regretter que cette veine intarissable ne cherche pas à se concentrer davantage, et, qu’on nous passe le mot, que cet esprit si musical s’étende ainsi d’eau claire ? Nul ne songe à imposer à M. Donizetti des conditions de patience et de laborieuse application qui ne sont ni dans ses habitudes ni dans le génie de son pays ; mais serait-ce donc trop exiger de sa nature que de lui demander de ne pas se dédoubler comme elle fait depuis trois ou quatre ans ? Ainsi voilà deux partitions d’un mérite incontestable auxquelles il n’a manqué, pour être des œuvres d’un rang supérieur, qu’un peu de conscience et de temps. Rassemblez sur un point la somme de talent dépensée dans Maria di Rohan et Dom Sébastien, et vous aurez une œuvre de la trempe de Lucia. Or, il reste à savoir si une œuvre comme la Lucia, ne dût-on la considérer qu’au seul point de vue de la spéculation, ne vaut pas mieux à elle seule que deux opéras comme Dom Sébastien et Maria di Rohan.