Revue musicale — 31 janvier 1836

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C’était une soirée charmante, samedi dernier, à l’Opéra-Comique. À voir le public élégant et choisi, on se serait cru aux Bouffons, et vraiment l’illusion aurait pu se prolonger, non sans quelque raison et ne pas être seulement pour les yeux, car on allait entendre Mme Damoreau, une vraie Italienne pour la coquetterie et l’art merveilleux de chanter ; Mme Damoreau, qui débutait dans un rôle de son goût, dans un rôle selon la voix et la mesure de son talent ; c’est dire assez que la partition nouvelle était de M. Auber.

J’ignore si Actéon servira beaucoup à la gloire de M. Auber ; mais ce que l’on peut dire, c’est que toute cette musique est vive, pétulante, spirituelle ; qu’elle bondit, sautille, danse et court d’un pied si léger, qu’elle finit par disparaître sans laisser la moindre trace de son passage. N’importe, elle atteint son but, car elle amuse et réjouit fort les gens distraits qui l’écoutent. M. Auber affectionne surtout les petits airs, les petites chansons, et toutes ces choses délicates et gracieuses de la musique : aussi dans ses œuvres les plus charmantes, dans Actéon par exemple, il n’y a ni ouverture, ni introduction, ni duos, ni quatuors, mais de petits motifs légers et pétulans que l’on chante à deux ou trois ou quatre voix, selon qu’il convient mieux. Vous trouvez à chaque instant des phrases presque imperceptibles qui s’inquiètent fort peu du sentiment et de la situation, et seraient fort embarrassées de vous dire pourquoi elles tiennent cette place plutôt que telle autre, tant elles sont insouciantes et semées au hasard. M. Auber est un homme d’une facilité prodigieuse ; reste à savoir s’il faut l’en complimenter, ou lui en faire un tort. Là s’élève une grave question que l’avenir décidera, ou plutôt qui pourra bien demeurer éternellement incertaine, car je doute fort que l’avenir s’en occupe. L’imagination de l’auteur du Philtre et de la Bayadère est une source intarissable de motifs ingénieux et jolis. Sitôt que M. Auber s’assied à son clavier, la musique se répand et déborde. Certes, on ne peut guère lui faire un crime de son inspiration. La seule chose qui soit à lui reprocher, c’est de prendre tout sans trier, et de jeter l’or et la paille dans le creuset de sa partition. Aussi, quand on vient me dire que M. Auber a écrit une œuvre en dix-huit jours, ce qui m’étonne, c’est qu’il ait mis tant de temps à la faire. Lorsqu’il s’agit d’une facilité semblable, toute chose paraît possible ; je croirais volontiers quelqu’un qui m’affirmerait que M. Auber a composé un opéra en dormant et l’a trouvé tout écrit à son réveil ; mais, par exemple, j’avoue que je n’accueillerais pas avec autant de confiance un homme qui me conterait une pareille histoire de Beethoven. Quoi qu’il en soit, cette facilité dont M. Auber a tant de fois abusé d’une déplorable façon, donne souvent à sa musique cette apparence mélodieuse qui en fait la fortune. Si M. Auber n’avait d’autre mérite que celui d’écrire une partition en quinze jours, et de combiner laborieusement les ressources instrumentales selon les règles de la scolastique qui s’apprend au Conservatoire, M. Auber passerait à juste titre pour un musicien vulgaire, et certes il s’en faut de beaucoup que cela soit. L’auteur du troisième acte de la Muette n’est pas un homme à confondre avec les imitateurs ordinaires de l’école italienne. Les compositions de M. Auber, écrites avec simplicité, mais toujours avec élégance et correction, portent en elles quelque chose d’ingénieux, de vif, de pétulant et de français, qui les rehausse et les distingue de tout ce qui les entoure ; et cette originalité d’afféterie (car c’en est une) appartient en propre à M. Auber. Nulle part ces qualités dont je parle n’abondent plus que dans cette petite pièce d’Actéon.

La Muse de M. Auber n’aime ni les bois druidiques ni les grands horizons, ni les solitudes profondes ; elle se perdrait dans les palais de marbre de Babylone ou de Venise ; il lui faut un petit jardin entouré d’une haie de rosiers, une petite chambre bien close ; plus le sujet s’amoindrit, plus elle devient heureuse. Aussi c’est merveille comme elle se trouve à son aise dans Actéon, qui est un vrai bijou d’opéra comique. Il faut voir Mme Damoreau jouer cela avec une gentillesse extrême ; il faut entendre cette voix si flexible s’épuiser en gazouillemens inouis, en folles cadences, en trilles merveilleux, et dépenser des richesses sans nombre, avec une insouciance qui épouvante les chanteuses ordinaires de l’endroit ; pour comprendre combien ces deux talens sont étroitement liés l’un à l’autre, combien la voix de Mme Damoreau est sœur de la musique de M. Auber, et combien elles doivent toutes les deux s’aimer et s’appeler sans cesse. — Actéon était destiné d’abord à l’Académie royale de Musique ; les anciens directeurs, hommes de tant de goût, en avaient deviné le succès et l’auraient représenté immédiatement après le grand ouvrage de M. Meyerbeer, dont les répétitions vont se prolongeant toujours ; par malheur les évènemens en ont autrement disposé ; je dis par malheur, car, en passant de la rue Lepelletier au théâtre de la Bourse, l’opéra de M. Auber a dû renoncer à ses plus charmans effets de mise en scène. Les belles filles de l’Opéra, avec leur taille haute et svelte et leur jarret si souple, auraient fait meilleure contenance sans doute que ces pauvres figurantes qui semblent tout étonnées de se voir si nues et grelottent de froid et de pudeur sous la peau de tigre des nymphes de Diane. Mais, après tout, qu’importe ? l’ouvrage de M. Auber devait suivre la fortune de sa cantatrice, et pour peu que l’on veuille y réfléchir, on verra que ce qu’il a perdu est chose bien chétive auprès de ce qu’il pouvait perdre.

Je le répète, ce qui fera le succès d’Actéon, c’est Mme Damoreau.

Mme Damoreau est à l’Opéra-Comique comme la prima donna dans les théâtres d’Italie ; tant qu’elle parle ou chante, on écoute, on applaudit, on se passionne ; sitôt qu’elle se retire et laisse la place au ténor, toutes les têtes rentrent dans les loges, les causeries reprennent leur cours, et l’on oublie Actéon, pour les bals de lord Granville, et les soirées de M. le duc de Fitz-James. Ce sera une nouvelle gloire à Mme Damoreau d’avoir introduit en France cette manière italienne, la seule d’entendre la musique.

Ce qu’il y a de remarquable dans la carrière musicale de Mme Damoreau, c’est qu’au rebours des autres cantatrices, à mesure que son talent grandit, et que sa réputation augmente, elle descend à plaisir d’un degré l’échelle dramatique. Ainsi, quand elle n’était encore qu’une petite fille ignorée et tremblante, Mme Damoreau chantait au premier théâtre de Paris, au Théâtre-Italien ; plus tard sa voix se développa, son talent se forma à la fréquentation de Mozart et de Paisiëllo, de Paër et de Rossini, et de ce faîte où l’écolière s’était maintenue, non sans honneur, l’artiste descendit à l’Opéra ; aujourd’hui que sa renommée est au comble, comme son talent, qu’elle n’a qu’à se montrer pour que tous les bouquets d’une salle tombent à ses pieds, voilà qu’il lui prend fantaisie de se réfugier à l’Opéra-Comique, le troisième théâtre dans la hiérarchie, si toutefois il y a une hiérarchie pour les théâtres. Qui sait ? c’est peut-être là une coquetterie de Mme Damoreau ; quoi qu’il en soit, sa présence ouvre des temps nouveaux pour l’Opéra-Comique ; ce vieux sol portera des fruits, pourvu qu’on le déblaie avec persévérance. Renvoyez en province, où vous avez été les prendre, vos chanteurs et vos chanteuses d’autrefois ; qu’ils emportent dans leurs bagages autant d’ariettes que Philidor et Marsollier ont pu en écrire ; engagez à prix d’or une basse comme Lablache, un ténor comme Dupré ; commandez des opéras à Meyerbeer, à Donizetti, à Auber, à Rossini, s’il daigne vous en faire, et le grand monde fréquentera votre maison, et Mme Damoreau se croira toujours sur le premier théâtre de Paris.