Revue musicale - ''Otello'' de Verdi

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Revue musicale - Otello de Verdi
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 214-225).
REVUE MUSICALE

Théâtre de la Scala de Milan : Otello, drame lyrique en 4 actes, paroles de M. Arrigo Boito, musique de Giuseppe Verdi.

Nous souhaitions ici même, il y a peu de semaines, que, d’un point quelconque de l’horizon, un grand souille se levât; il s’est levé. Il est éclos sur la terre d’Italie, sur les lèvres encore éloquentes de cette vieille mère de l’harmonie. Depuis trop d’années, la musique semblait ingrate pour sa première patrie, et elle ne chantait plus guère que le dur langage allemand ; depuis Aïda et la Messe pour Manzoni, le génie latin se taisait. Il vient de rompre le silence, et d’une voix si éclatante, avec de tels accens, qu’il a fixé peut-être pour un moment l’idéal attendu, au moins cet idéal passager qui dure quelques générations humaines et nous donne quelques années de bonheur.

Après deux auditions et de nombreuses lectures, Otello nous paraît être le chef-d’œuvre de Verdi et l’un des chefs-d’œuvre de notre temps. On cherchait le type nouveau du drame lyrique : le voilà ! La voilà, la réforme de l’opéra, simplement accomplie, sans réclame ni charlatanisme ; voilà les chemins ouverts à la jeune musique par le plus vieux des musiciens. L’art avec Otello fait un pas en avant. Que demande notre époque au drame musical? Un souci de plus en plus grand de la vérité, un accord de plus en plus intime entre la parole et la note, l’étude de l’âme et l’expression des passions, l’abandon des vieilles formules exclusivement musicales, un orchestre éloquent, des harmonies intéressantes. Ces vœux, Wagner, malgré tout son génie, les a entendus, mais sans les combler. Ou plutôt il les a trop satisfaits. Il a poussé à bout des doctrines qu’une application rigoureuse a perdues; sous prétexte de nous fortifier, il a manqué nous faire périr d’indigestion. Verdi s’y est pris d’autre sorte, avec plus de mesure et de sobriété. Il a docilement écouté les voix secrètes qui demandaient à l’art quelque chose de nouveau, quelque chose de mieux, et ce quelque chose, il vient de nous le donner.

De Verdi, de cet homme extraordinaire qui, depuis cinquante ans, selon le mot pittoresque de M. Boito, n’a fait que monter toujours sur ses propres épaules, on avait le droit d’attendre un progrès encore, mais pas un progrès pareil. Dieu met si souvent le meilleur du génie, comme de l’existence, sinon au début, du moins au milieu de notre roule humaine. Aïda, le Requiem, pouvaient être les dernières étapes d’un stade glorieux. Le Requiem surtout pouvait désigner Verdi, comme jadis il avait désigné Mozart à l’ange de l’éternel repos. Et puis, à soixante-treize ans, il est permis de se taire, de ne plus écouter que son âme à soi. Verdi ne l’a pas voulu. Il a voulu écouter une dernière fois les pauvres âmes humaines. Et quelles âmes il a choisies! Lui qui n’avait presque jamais échauffé de sa flamme que des sujets insignifians, des personnages médiocres, il s’est mesuré pour son dernier combat au plus redoutable des adversaires. Dans cette lutte suprême, il n’y a eu ni vainqueur ni vaincu, et du fond de son tombeau, le poète anglais peut crier au musicien d’Italie : Well roared, old lion! Bien rugi, vieux lion!

Je ne crois pas que l’histoire de la musique moderne offre une carrière comparable à celle de Verdi, un autre exemple d’un progrès pareil avec une pareille identité de nature. Une puissance dramatique que nul peut-être n’a égalée; cette prise irrésistible sur l’âme qui fait immortelles certaines pages de Rigoletto, du Trovatore, de la Traviata; la force et la clarté de la mélodie, la spontanéité et la sincérité de la pensée, Verdi a gardé tout cela cinquante ans. Et comme tout cela ne lui suffisait plus, en ces vingt dernières années, avec une admirable bonne foi, avec une étonnante compréhension des tendances nouvelles, sans se renier lui-même, sans se faire le disciple ou l’esclave de personne, le maître s’est élevé à une conception de plus en plus haute. Il a cédé simplement, sans fracas, au progrès, qui, pour s’accomplir, en art surtout, n’exige ni violences ni ruines. Il n’a pas renversé les dieux qu’il avait adorés; il n’a allumé qu’une lampe de plus devant leur autel. De Rigoletto à Don Carlos, le progrès était grand ; plus grand entre Don Carlos et Aïda, il est plus grand encore d’Aïda à Otello. Le Verdi d’Otello peut être le véritable maître de l’avenir. De nul autre opéra la tenue générale n’est plus parfaite, de nul autre les proportions ne sont plus harmonieuses. Partout dans Otello, le plus grand effet est produit par les moindres moyens. Partout l’idée musicale jaillit de la situation. La forme sonore y est inséparable de la forme littéraire; le vers, le mot y appelle la note. Jamais Wagner lui-même n’a approprié avec autant de précision la musique à la parole. Jamais non plus les plus grands maîtres du théâtre n’ont tracé en musique des caractères plus constans, plus fidèles à eux-mêmes. Voilà peut-être la plus étonnante beauté de l’ouvrage, celle à laquelle notre esprit moderne est le plus sensible. Verdi n’emploie pas, ou pour ainsi dire pas, le leitmotiv, ce procédé dont Wagner fut moins l’inventeur que l’exploiteur forcené. Wagner choisit quelques notes, un embryon de mélodie ou de rythme, puis, de sa propre autorité, il en fait le signe représentatif de tel personnage, de telle passion. Dès lors, l’auditeur n’a plus à discuter, mais à se soumettre; il faut qu’il voie, qu’il reconnaisse toujours dans ce lambeau musical la compassion de Brunehild, ou les voyages de Wotan, ou la passion naissante ou l’ardeur déclarée de Walther. Qu’il surveille avec une attention sans défaillance les moindres apparitions ou modifications du motif presque toujours purement instrumental. Au moment où l’on s’y attend le moins, un quatrième cor, un trombone peut, dans son coin, exprimer un état d’âme. Les violens divisés en expriment un second, un troisième, et tout cela en même temps, grâce à la prodigieuse polyphonie de l’orchestre wagnérien. Par cette superposition de motifs, Wagner obtient une combinaison de sentimens, une salade psychologique qu’il retourne avec une merveilleuse dextérité. C’est ainsi qu’il nuance les âmes. L’effort est colossal, et parfois un peu puéril. La difficulté de suivre des détails forcément perdus dans l’ensemble, la subtilité des motifs modifiés et des sous-motifs, enfin et surtout le retour attendu, et à la longue redouté, de ces formules soi-disant nécessaires et seulement arbitraires; tout cela fatigue terriblement. L’idéal n’est pas de bâtir un drame, même de créer un personnage avec deux ou trois idées, si fécondes qu’elles puissent être, si ingénieusement qu’on sache les disloquer. Combien nous aimons mieux la manière de Verdict la conception de l’Otello Le More amoureux et jaloux, l’angélique Desdemona, le perfide Iago, chantent toujours selon leur nature, d’après leur caractère général, modifié, s’il le faut, avec une finesse exquise, par la pensée ou la passion du moment. Le fond de leur âme est visible; visibles aussi les impressions passagères qui peuvent en effleurer la surface; mais chacun d’eux a son langage, et non, comme chez Wagner, son mot ou sa devise. Là est la différence essentielle : les héros de Verdi parlent, ceux de Wagner rabâchent. Sur les lèvres d’Otello ou des autres éclot sans cesse une mélodie nouvelle. Mille détails de sentiment, mille raffinemens du cœur ajoutent à la variété de l’œuvre, sans en affaiblir l’unité. Avec une richesse intarissable, avec des effusions sans cesse renouvelées, le génie de Verdi se prodigue comme le soleil.

Par je ne sais quel miracle, la sobriété s’allie à cette abondance. Il n’y a pas dans Otello une page de trop, une mesure inutile. L’action marche d’une seule haleine, sans que cesse une minute le charme ou l’émotion.

L’orchestre enfin occupe la place qu’il doit occuper au théâtre : il n’est plus l’esclave des personnages, mais il n’en est pas le tyran ; il est leur allié, leur ami, qui chante avec eux et non pour eux. Jamais la fusion n’a été plus parfaite entre les deux élémens, entre les deux âmes jumelles du drame lyrique.

Le très remarquable livret d Otello est dû à M. Arrigo Boito, poète, musicien, merveilleux dilettante, au sens le plus pur du mot. Oui, M. Boito est de ceux qui aiment. Il sait avec l’apôtre que l’esprit, que la science, que tout n’est rien sans l’amour, et il a l’amour : l’amour de Shakspeare comme de Verdi, l’amour religieux et dévoué, qui s’immole à ce qu’il aime. M. Boito pouvait composer pour lui-même le livret d’Otello, et sa musique peut-être eût été digne de sa poésie. Il ne l’a pas voulu; il a préféré consacrer un de ses talens au génie et ne traduire Shakspeare que pour inspirer Verdi : « Si je n’avais écrit mon Otello, dit-il, Verdi n’eût pas écrit le sien. » Un pareil mot vaut bien qu’on le cite. Un tel livret est plus que le prétexte, il est la cause, et la cause efficace d’une telle partition.

La musique d’Otello serre en effet de si près l’action, qu’on ne peut suivre l’une sans l’autre. Gardons-nous de les séparer. L’opéra de Verdi ne commence pas ; il éclate par une si formidable secousse, que le début même de la Valkyrie pâlirait auprès de ce début. M. Boito a cru devoir supprimer le premier acte de Shakspeare, l’acte vénitien. Tout de suite nous sommes à Chypre, et nous assistons du rivage à la lutte avec la tempête, du navire qui porte Otello. Les chœurs divisés s’interpellent, ils suivent les péripéties de l’ouragan déchaîné dans l’orchestre. Les contrebasses s’emportent en galops furieux, les cuivres jettent des appels stridens et les violons des gammes aiguës comme l’éclair. Tout à coup, d’un élan unanime, la foule entonne une prière qui dure quelques mesures seulement, mais quelles mesures ! Clameur plus effrayée ne saurait monter vers un ciel plus terrible. Cependant, le vaisseau finit par aborder, et Otello bondissant sur la plage, salue le peuple d’un cri de triomphe. À cette première phrase, annonce d’une double victoire sur les ennemis et sur les flots, on devine le héros. Jamais ténor ne lança plus superbe apostrophe. Après un chœur plein d’allégresse, après qu’en trois mesures sereines la tempête s’est calmée, Iago prend la parole. L’ironie, l’insidieuse caresse de sa voix révèlent le traître. Ces récits ne sont qu’un parlando dégagé, mais tout autre que le vieux parlando italien, si indifférent jadis aux mots sur lesquels courait son insipide bavardage. Ici chaque parole amène la note nécessaire, l’inflexion correspondante aux moindres subtilités de l’idée. La rancune d’Iago, son dédain pour le fragile trésor de la vertu féminine se devineraient sans le texte. Notons surtout parmi ces détails de prix la phrase :


ed io rimango
Di sua Moresca Signoria l’alfiere,


que le trille final achève dans un ricanement de mépris.

Le peuple est en joie. Des lanternes vénitiennes, des flambées de sarmens s’allument dans l’air apaisé. Ah ! les jolies flammes, claires et sans fumée ! Sur les lèvres rieuses, à la pointe des archets dansent les mélodies légères ; les pizzicati crépitent, les cymbales ont de petits frissons, les flûtes jettent leurs fusées ; le feu pétille, languit et meurt. Il n’a duré qu’un instant ; ce chœur n’est qu’un accessoire délicieux. La foule interviendra toujours ainsi dans le drame avec discrétion, derrière les personnages. On va boire maintenant, mais non comme on buvait jadis, pour boire seulement, pour entonner le brindisi de rigueur. L’action se noue par cette scène bachique : il faut griser Cassio pour que son ivresse amène les querelles, le scandale et la colère d’Otello. Iago le premier attaque un couplet un peu sauvage ; Cassio lui répond avec grâce, tout en se défendant de vider plus d’un verre : Beva con me ! murmure Iago. Le rythme est franc et la strophe glisse à la fin sur une descente chromatique des plus expressives. Cassio se trouble au second couplet, et l’accompagnement l’indique. Il l’indique plus encore au troisième. L’orchestre s’échauffe, trébuche : Beva, beva con me ! répète Iago, et la foule de railler le buveur déjà chancelant. Cassio seul, avec une gaucherie charmante, avec une légèreté d’ivresse juvénile, cherche à rattraper la folle chanson qui lui échappe, et Iago hurle toujours avec plus de rage : Beva, hem con me ! À la fin, Cassio tire son épée ; on se bat. Tout s’anime, s’enfièvre ; le mouvement, la vie sont partout, dans l’orchestre et sur le théâtre. Jamais Verdi lui-même n’avait brossé un pareil tableau.

Brusquement, Otello paraît, et le bruit cesse. Ici encore, voilà bien le héros shakspearien. Sa voix tonnante ne se radoucit qu’à la vue de Desdemona, mais par enchantement. « Ma douce Desdemona éveillée de ses songes !… Cassio, tu n’es plus capitaine. » Verdi a compris le rapprochement délicieux de cette faute et de ce châtiment ! Otello congédie la foule avec dignité, avec une noblesse un peu attristée ; l’orchestre s’apaise par degrés, il arrive presque au silence. Lentement alors se dégage de cette paix un chant mystérieux ; les violoncelles murmurent, puis attendent, et Otello commence le duo idéal qui termine le premier acte. Rien de plus beau, je crois, n’a été écrit dans la langue d’amour. Le maître abandonne ici la vieille ordonnance d’autrefois : andante cantabile, court récit, allegro final à la tierce. Son duo est plus qu’un dialogue de voix ; c’est un échange d’âmes. La premîère phrase d’Otello est une mâle caresse. Elle est presque tout entière écrite dans le médium de la voix, avec ces notes de ténor un peu graves, pleines de sentiment et d’amour. — Mio superbo guerrier, répond Desdemona. C’est le fameux My fair Warrior transposé. Peut-être est-il mieux placé sur des lèvres de femme. O ma belle guerrière ne désigne pas tout à fait la douce créature; à moins que ce ne soit un de ces noms tendrement ironiques qu’on donne aux enfans pour contraster avec leur âge et leur faiblesse, un casque de fer sur le front délicat de la jeune épousée.

Tout bas, les lèvres presque jointes à celles de son seigneur, Desdemona déroule ses souvenirs d’amour. M. Boito a placé ici avec beaucoup d’art le récit d’Otello devant le conseil : dialogué par les deux époux, ce récit prend encore plus de tendresse. Le chant: Quando narravi l’esule tua vita, est de ceux qui pourraient presque se passer d’accompagnement, tant ils sont beaux. Quelques notes de harpe le suivent doucement de leur gamme lente. Puis c’est au tour d’Otello de rappeler les combats, les sanglantes mêlées, l’assaut et les flèches sifflants. Sur ce dernier cri, Desdemona l’interrompt. Elle veut reprendre elle-même le fil d’or de leurs amours. Elle veut lui parler, et cela est bien féminin, lui parler, à ce prince d’Afrique, non pas de sa gloire, mais de ses souffrances, de sa misère et de son esclavage. Ah! quelle série de phrases célestes! Elles coulent, se succèdent comme des larmes de joie. Quelle longue extase amène les vers immortels :


E tu m’amavi per le une sventure
Ed io t’amavo per la tua pietà.


Mots divins, qui ne trouveront jamais dans la langue des sons des notes qui soient ainsi leurs sœurs.

On croit toujours que ce duo va finir, et toujours il recommence; de l’orchestre montent de nouvelles langueurs. Si ardente que soit cette musique, elle demeure chaste comme les étoiles qui l’écoutent. Trois fois les violons gémissent d’amour, et trois fois Otello demande à Desdemona le baiser nuptial. « Viens, Vénus resplendit, » murmure-t-il ; alors l’orchestre entier s’illumine, et le couple enlacé rentre lentement. Vénus n’est plus qu’étoile; si elle était encore déesse, après ce duo d’amour, elle rendrait à Verdi ses vingt ans.

Au début du second acte, Iago conseille à Cassio d’obtenir l’intercession de Desdemona. Les moindres récits de cette scène familière seraient à signaler. Pas une note n’est écrite au hasard, sans une intention littéraire, et cependant tout cala reste musical. A peine Cassio s’est-il éloigné, que Iago change de ton. Le dessin d’orchestre qui accompagnait tout bas ses conseils hypocrites prend une violence soudaine pour accompagner ses imprécations. Au milieu des éclats des cuivres, sur des trilles mordans, Iago blasphème : « Je crois en un Dieu cruel, qui m’a fait semblable à lui. Je crois d’un cœur aussi ferme que la pauvre petite veuve dans le temple ; » et, sur ces mots, sa propre voix l’épouvante, la phrase tombe, comme honteuse d’elle-même. Ce Credo n’est pas un air, c’est une courte explosion, et là encore ni la vérité dramatique ni la beauté musicale ne sont sacrifiées.

Iago surveille l’entretien de Cassio et de Desdemona, et sentant venir le More, il dit tout haut : Cio m’accora, voilà qui m’inquiète. Otello surprend cette seule parole et, comme il interroge Iago, celui-ci se met à son œuvre méchante. Il a pour troubler Otello des phrases d’une traîtrise merveilleuse, des réponses humblement calquées sur les questions de son maître, de brusques sermens d’amitié, des conseils de patience, de prudence surtout. Il radoucit d’une voix mielleuse les premiers emportemens de la jalousie. Au dehors, on entend des chansons ; Iago se hâte : Vigilate, répète-t-il trois fois, et, chaque fois, le mot perfide porte plus profondément.

Les pêcheurs chypriotes, les femmes, les enfans viennent offrir à Desdemona des perles et des fleurs, lui chanter leurs canzones populaires et charmantes, auxquelles les voix un peu âpres des enfans, le grincement des guitares, donnent une saveur très relevée.

Après ce gracieux épisode, Desdemona s’approche de son époux. Elle vient, dit-elle, lui demander la grâce d’un malheureux, d’un repentant, de Cassio. Elle parle de lui, la pauvrette, avec candeur, avec amitié, comme elle en parlera toujours. La brusquerie d’Otello l’interdit. Elle approche du front brûlant de son seigneur son mouchoir parfumé et le laisse tomber. Aussitôt Émilia le ramasse et Iago s’en saisit. Cependant, à l’autre extrémité du théâtre, Otello et Desdemona chantent l’un son angoisse croissante, l’autre sa douloureuse surprise. On sait, depuis le quatuor de Rigoletto, avec quel respect, quel amour des voix et quel sentiment dramatique Verdi traite ces ensembles, où chaque personnage par le et chante sans effacer les autres et sans que les autres l’effacent. C’est un des plus précieux privilèges de la musique, cette faculté d’exprimer simultanément des passions diverses.

Au quatuor succède le grand duo de la jalousie. Nous n’en aimons pas l’extrême fin ; la reprise du serment par les deux hommes est vulgaire et semble un vieux souvenir du passé. Mais voilà l’unique page reprochable d’Otello, goutte d’eau moins pure dans une mer transparente.

Dans ce duo, avant la conclusion, les beautés abondent. Le rêve de Cassio, raconté par Iago, est un chef-d’œuvre de mélodie expressive. Quel rôle merveilleux que ce rôle d’Iago, presque toujours murmuré, et toujours musical, toujours chantant ! Otello commence à rugir ; il se débat sous l’étreinte de l’orchestre, sous les violoncelles qui montent. Avec quel élancement de désespoir il croit voir sous les baisers de Cassio ce corps divin, ce corps : che m’ innamora, dit-il avec une folle reprise de passion. Jadis il était tranquille, heureux. Mais maintenant!.. Et alors, après une suspension de voix dont l’effet est extraordinaire, quel écroulement soudain !


Ora e per sempre addio, santé memorie!


Nous ne relisions jamais dans Shakspeare ce sublime adieu sans nous demander si un musicien saurait l’égaler. Le musicien s’est trouvé. Un vieillard a chanté le désespoir d’amour comme l’ivresse d’amour. Cette phrase splendide a toutes les beautés; elle dit et la honte présente et la gloire passée, la gloire qui remonte une dernière fois au cœur d’un héros, et le brise en le quittant.

Le troisième acte est encore supérieur au second. Voici Desdemona. Toujours souriante, elle aborde son époux avec un souhait de bonheur. « Donnez-moi, répond Otello, donnez-moi cette main d’ivoire. — La voici, reprend-elle, elle n’a connu encore ni le souci ni l’âge. » Le dialogue s’engage avec une tendresse sincère chez Desdemona, feinte chez Otello, dans un style digne de Mozart : c’est la même fraîcheur et la même pureté. Tout de suite, avec une gaucherie délicieuse, l’innocente reparle de Cassio, et la colère ressaisit Otello. Il réclame le mouchoir fatal à Desdemona, qui, rieuse, répond: «Tu cherches à détourner ma prière. — Le mouchoir! — Cassio fut ton ami, — Le mouchoir! — Cassio demande grâce, » et l’antithèse musicale s’accentue chaque fois. Cependant Desdemona s’effraie. « Mi guarda, regarde-moi, » dit-elle, et ces deux mots, deux notes seulement, révèlent une force et une sobriété d’expression, que Verdi ne posséda jamais à ce point. Ce Mi guarda est à lui seul un serment d’honneur et d’amour ; il montre l’âme de Desdemona pure au fond de ses beaux yeux purs. La pauvre enfant poursuit, toute en pleurs : « Vois les premières larmes que m’arrache la douleur. Guarda le prime lagrime che da me spreme il duol. » Il y a vingt ans. Verdi eût trouvé pour ce vers une phrase aussi belle; mais il l’eût terminée comme le vers lui-même se termine. Il sent plus délicatement les nuances aujourd’hui, et pour finir sa période musicale, il reprend : le prime lagrime, parce que là est tout l’effet, toute la mélancolie de la pensée : les premières larmes de Desdemonna! Un ange a dû les porter à Dieu. — Maintenant Otello pleure à son tour, et Desdemona épouvantée s’écrie : « Tu piangi ! Toi, tu pleures, et je suis la cause innocente d’un tel sanglot ! » La phrase est celle de tout à l’heure, quand Desdemona pleurait elle-même, mais plus pathétique, plus déchirante, achevée par un cri au lieu d’un soupir. Encore une nuance exquise de cette âme angélique ; elle souffre surtout de voir souffrir : toujours la pitié mère de ses amours. À bout de colère, Otello revient à l’ironie, et avec la même phrase qu’au début du duo, avec une fureur contenue que trahit un seul cri, il chasse de devant lui « l’infâme courtisane, l’épouse d’Otello. » Alors, l’orchestre hurle, bondit comme une bête fauve. Quand il se calme, Otello s’est calmé aussi. Naguère, au souvenir des grands jours, il disait adieu à la gloire, qui chantait encore dans sa voix ; maintenant ce n’est plus que son amour qu’il pleure. À peine lui reste-t-il la force de dire sa misère ; il faut que l’orchestre soutienne ses sanglots. Jamais la musique n’est descendue plus avant dans l’abîme de la douleur humaine ; jamais plus poignante plainte n’est sortie d’une âme eu ruines. Un crescendo déchirant soulève la voix d’Otello : « La preuve, la preuve ! » vocifère-t-il, et soudain Iago paraît, annonçant Cassio, la preuve vivante ! Le génie de Verdi sait rendre ces coups de théâtre foudroyans.

Le trio qui suit est une perle. À portée d’Otello caché, Iago parle à Cassio de Bianca sa maîtresse, mais sans dire le nom tout haut. Il lui prend des mains le mouchoir de Desdemona et le déploie un instant sous l’œil ardent du More. Verdi a traité la scène avec une légèreté charmante. Sauf les éclats douloureux d’Otello, tout est vif, tout est frivole dans ce trio. L’idée mélodique, presque symphonique même, y court gaîment : il le fallait. Iago et Cassio ne font que rire, l’un par scélératesse, l’autre par insouciance d’amoureux, et c’est bien à ce scherzo joyeux de décider la catastrophe finale.

Les trompettes sonnent. Tandis que leurs fanfares se rapprochent, Otello et Iago se partagent pour la nuit prochaine le double assassinat de Desdemona et de Cassio. L’ambassadeur vénitien paraît ; il remet à Otello le décret qui le rappelle à Venise. Le More lit tout haut devant la foule, et dans les pauses de sa lecture, il ne cesse d’injurier Desdemona, jusqu’à ce qu’enfin il la frappe et la renverse à ses pieds.

Alors commence un finale gigantesque, un de ces ensembles que Verdi très jeune, dans Ernani par exemple, bâtissait déjà de ses mains colossales. Ici les proportions sont encore plus grandioses, et le second finale d’Aïda même est dépassé. Malgré sa magnificence, le finale d’Aïda est surtout décoratif, celui d’Otello est beaucoup plus dramatique. Desdemona gisante et meurtrie, son silence d’abord, puis ses gémissemens, la pitié de la foule et son inquiétude, Iago courant d’un groupe à l’autre, et trouvant dans son âme assez de poison pour toutes les âmes, voilà les élémens du tableau. D’abord la douleur de Desdemona monte seule vers le ciel, vers ce soleil d’Orient qui réjouit l’air et les eaux, et qu’elle défie amèrement de tarir ses larmes. Sa plainte est une de ces phrases que Verdi seul peut trouver, éclatante comme une coulée d’or. Le chœur répond tout bas : Pietà ! Pietà ! avec une compassion infinie ; jamais la voix d’une foule ne s’est faite plus douce. L’orchestre lui aussi comptait ; il soupire, on dirait qu’il a peur. Les voix montent, descendent, le chant passe alternativement de l’orchestre aux chœurs. Iago se joue à travers ce labyrinthe, sans que les nécessités d’une pareille polyphonie imposent le moindre sacrifice au sentiment dramatique. Enfin, la reprise suprême déchaîne une clameur terrible. Elle réveille Otello qui s’écrie : « Fuyez tous Otello furieux, et toi, ma chère âme, sois maudite ! » Verdi n’a pas terminé l’acte sur tout ce fracas, et M. Boito lui a fourni une fin autrement originale. En un clin d’œil la scène s’est vidée ; Otello reste seul. Le désespoir l’égaré ; il râle : « Le mouchoir ! du sang ! du sang ! » et tombe sans connaissance. Au dehors, les fanfares, les acclamations redoublent : « Vive Otello ! Vive le lion de Venise ! » Alors Iago se penche sur le corps de son maître, et sans emphase, sans un cri, avec un mépris plus effrayant que le paroxysme de la fureur: « Le voilà, dit-il froidement, le voilà, le lion ! Ecco il leone ! » C’est ainsi que dans Otello rien ne vise à l’effet vulgaire, et que tout garde la simplicité de la beauté parfaite.

La simplicité ! Elle est si grande dans le dernier acte, qu’elle peut nous surprendre avant de nous attendrir et de nous émerveiller. Verdi, à la fin de son œuvre, ne s’est pas, ainsi qu’on l’a singulièrement affirmé je ne sais où, souvenu de Rossini. Nous pouvons, heureusement, avoir plus d’un idéal, aimer le dernier acte de Rossini, la plaintive canzone du gondolier, la romance du Saule, air de concert admirable, la pure prière qui suit et le duo final. Nous pouvons aimer encore tout cela et aimer déjà des beautés plus jeunes et peut-être immortelles aussi.

Une harpe aux mains de Desdemona nous choquerait aujourd’hui comme sur ses lèvres une romance. Nous ne comprendrions plus que


Desdemona treniblante,
Posant sur son chevet son front chargé d’ennuis,


songeât à prendre une harpe pour s’accompagner un air à vocalises, si beau que soit, au début surtout, le sentiment de cet air. Il faut plutôt que des fragmens de chanson reviennent presque machinalement à la mémoire de la triste enfant ; il faut une chanson bien simple, une naïve chanson d’amour brisé ; il faut surtout qu’on entende sans cesse, comme dans Shakspeare, le mot mystérieux, le nom de l’arbre au pâle feuillage, de l’arbre qui pleure : le Saule! le Saule! le Saule!

On devrait ici, comme Voltaire lisant Racine, écrire partout : admirable! Chaque mesure de ce quatrième acte est pleine d’émotion, chaque note est une larme. Les moindres paroles de Desdemona sont douces et tristes jusqu’à la mort. Quel accablement dans ce seul mot répété : Son mesla tanto, tanto ! Fuis, sur un accord lugubre, Desdemona commence à se souvenir : « Ma mère avait une pauvre servante énamourée et belle ; son nom était Barbara (quelle intonation sur ce nom !). Elle aimait un homme qui l’abandonna, et chantait une chanson, la chanson du Saule… Ce soir j’ai la mémoire remplie de cette complainte. » Tout cela n’est que murmuré, et les notes de ce récit paraissent les seules qui puissent lui convenir. Peu à peu la chanson revient à la mémoire de la douce créature, mais si faible, qu’elle trouble à peine le silence inquiet de sa veillée. Desdemona semble chanter au hasard ; à tout moment elle s’interrompt et frissonne : le Saule ! le Saule ! Mille détails d’orchestre, d’harmonie, de modulation nuancent son angoisse et sa tristesse ; encore une note isolée, suivie d’un accord sombre, et elle se tait. Mais comme Émilia la quitte, la malheureuse sent au cœur une terreur folle. Son affreux pressentiment lui dit que cette compagne qui s’en va, c’est la vie qui se retire d’elle, et alors, avec un cri d’épouvante, elle rappelle Émilia et la serre entre ses bras. La voilà seule maintenant, elle ne parlera plus qu’à Dieu. Non, pas même à Dieu ; il est trop redoutable : c’est devant la Vierge que s’agenouille la frêle enfant, c’est un Ave Maria qu’elle récite. Elle le dit d’une voix mal assurée, sur une seule note psalmodiée avec une vague épouvante, et je ne connais pas au théâtre d’effet plus saisissant. De cette note obstinée, par un simple port de voix dont la tendresse est adorable, Desdemona passe à la partie chantée de sa prière. Elle prie pour le pécheur, pour l’innocent ; faible, opprimée elle-même, pour le faible et l’opprimé. Quand elle arrive à prier pour celui qui courbe le front sous l’outrage, malgré elle le souvenir, sinon le ressentiment de sa propre misère, lui arrache un sanglot plus fort. Mais elle s’apaise aussitôt, et, redisant encore les mots funèbres : Nell’ ora della morte, elle ferme les yeux.

Que peu de chose suffit au génie ! Une seule note tombe brusquement des cimes de l’orchestre dans ses profondeurs, et l’on sent passer la mort. Otello paraît et marche vers le lit. Cette scène muette est accompagnée, ou plutôt commentée par un étonnant récit de contrebasses. Il sort de l’abîme et monte lentement. Tantôt il menace, et les cordes grondent sous les archets lourds ; tantôt il hésite, et les réponses d’altos endorment sa fureur. Tout à coup, d’un bond formidable, il s’élance sur une note haute, puis redescendant deux octaves, il s’agite, bouillonne et remonte comme la foudre jusqu’aux sommets de la gamme, où deux accords de cuivre le brisent net. Desdemona va mourir.

Sous un baiser d’Otello elle s’éveille. Le duo de la mort ne dure que peu d’instans. Quelques mesures solennelles, puis quelques mesures féroces, un crescendo terrible, un cri, elle silence : Calma come la tomba, dit Otello, sur deux accords tranquilles. Emilia frappe à la porte, elle entre et recueille l’adieu, le saint mensonge de sa maîtresse. Mais Otello se dénonce lui-même, accuse sa femme, et Émilia crie au secours. Il y a là deux lignes d’un récitatif prodigieux. Sans accompagnement, à voix nue, sur une note furieusement martelée, les mots se heurtent comme des glaives. De pareilles trouvailles mettent le comble à la gloire d’un musicien de théâtre. Que dire de la dernière scène et du suicide d’Otello? Quand il a tout appris, son amour revenu lui inonde le cœur. Son chant exprime, avec une immense douleur, la sécurité de sa conscience, le regret sans le remords du crime dont il est moins coupable que victime. « Que tu es pâle, dit-il, et muette, et fatiguée, et belle! » Et chaque parole amène un redoublement de tendresse et de pitié. Le poignard dans le cœur, Otello se penche sur la dépouille adorée. L’orchestre frissonne, et nous reconnaissons un chant déjà entendu. Déjà les violons ont épanché ces flots de mélodie; ils se sont déjà soulevés dans ce triple spasme d’amour : Un bacio, un bacio ancora! Il y a deux heures et demie à peine, Otello cherchait ces lèvres sur lesquelles il va mourir. En ce peu de temps, tout a été dit, toute l’âme humaine a été chantée. Un chef-d’œuvre complet a tenu dans l’espace de deux baisers.

Que les interprètes d’Otello nous pardonnent si nous leur accordons ici trop peu de place, et si le génie qui crée prime trop même le talent qui comprend. Mlle Pantaleoni n’est peut-être pas la Desdemona idéale. M. Tamagno possède une admirable voix de ténor; il a dit presque en grand artiste, surtout à la seconde représentation, certaines parties de son rôle, notamment le dernier acte. Quant à M. Maurel, c’est un Iago parfait. Composé avec cette intelligence pénétrante et ce goût irréprochable, un tel rôle suffirait à l’honneur d’un chanteur et d’un comédien. Un chef d’orchestre comme Franco Faccio suffit à l’honneur d’un théâtre. D’un geste, il précipite ou retient un orchestre à son gré, charmant ou terrible, et des chœurs au-dessus de tout éloge.

Mais c’est encore au maître qu’il faut revenir, c’est à ce grand vieillard qu’il faut rendre, après son œuvre suprême, notre suprême hommage. Une dernière fois il a voulu donner un peu de joie au monde. On nous disait éloquemment, l’autre jour, que l’Italie aimait Verdi, comme Otello Desdemona, pour la pitié qu’il eut de ses malheurs. N’est-ce pas ainsi que l’humanité aime les grands artistes, consolateurs de sa misère? Soyons tous reconnaissans à Verdi de ses longs bienfaits. Jamais la gloire plus fidèle n’aura laissé plus longtemps ses rayons sur un front humain. Il n’aura connu ni les ombres, ni le déclin, et son astre s’éteindra comme sur ces horizons bénis qui ignorent les tristesses du crépuscule et gardent jusqu’à la dernière heure toute la splendeur de leur soleil.


CAMILLE BELLAIGUE.