Revue musicale - 14 avril 1877

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Revue musicale - 14 avril 1877
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 914-934).
REVUE MUSICALE

« Bien avant que M. Gounod songeât à son imitation du chef-d’œuvre de Goethe, M. Berlioz avait donné la Damnation de Faust, et la symphonie de Romeo et Juliette, du même compositeur, avait également pris date de longues années avant que l’auteur de Mireille eût la pensée de blaireauter son opéra sur ce sujet. Au temps où nous vivons, qui songe à la Damnation de Faust? quelle société des concerts populaires ou non populaires exécute la symphonie de Roméo et Juliette? » Ces lignes, que nous écrivions ici même il y a dix ans[1], nous reviennent à propos du grand réveil de l’heure actuelle; le nom de Berlioz, naguère oublié, se relève et triomphe sur toute la ligne, au Conservatoire, chez Pasdeloup, aux concerts Colonne, et c’est une vraie joie d’assister à pareille réaction et de pouvoir se dire qu’on l’avait de si loin appelée. Peu d’artistes auront eu plus à souffrir de la vie que Berlioz; les misères ne lui furent pas ménagées, il en subit de toutes les espèces. D’avance sa constitution physique et morale l’y condamnait; d’une susceptibilité nerveuse extraordinaire même chez les artistes, irritable comme Chopin et visionnaire à l’égal de Schumann, il avait en plus la fièvre chaude du polémiste et je ne sais quel fatal besoin de se créer des ennemis à la journée.

Ceux qui le connaissaient l’aimaient ainsi, car les haines auxquelles il obéissait, ses colères les plus frénétiques étaient d’un cœur sincère et très loyalement épris du bien, du beau, du vrai. Je ne veux pas prétendre qu’il s’oubliât lui-même à ce point de ne pas confondre souvent sa cause avec celle d’un idéal inexorablement préconisé; un artiste, après tout, n’est pas tenu à ces détachemens suprêmes, à ces scrupules qui sont le fait des âmes religieuses, mais au moins doit-on reconnaître que, s’il ne fut point un saint, Berlioz fut un martyr. « Je ne travaille plus, disait-il à la fin, brisé de découragement et d’ennui, parce que je ne suis pas assez riche pour travailler. » Une fois, et grâce à la munificence d’un Paganini, la Symphonie fantastique avait bien pu lui rendre 20,000 francs, mais ces rencontres-là sont des légendes dont s’illustre la biographie des grands artistes et qui en attendant ne les empêchent pas de mourir de faim, La musique ne lui rapportant rien, sa plume de journaliste l’aidait à vivre ; tantôt il la lâchait à toute bride, et Dieu sait quelles hécatombes c’étaient alors ! tantôt se modérant de parti-pris, étonné d’avoir soulevé des animosités si noires, languissant, maladif, écœuré de tout, il ironisait, faisait des mots parfois spirituels et pittoresques, souvent injustes, comme quand il appelait Hérold un Weber des Batignolles. Cette littérature, lue aujourd’hui à distance, laisse fort à désirer ; pour quelques pages bien venues et jaillissant de verve, que de remplissage, de mauvais goût ! Jamais de discussion, des quolibets et des amusettes, mille choses qui ne valaient pas la peine d’être écrites et qui souvent sont mal écrites ; on n’imagine pas qu’un génie musical à ce point élevé, transcendant, tombe ainsi dans la baliverne et le calembour. C’est qu’en ce monde il faut avant tout être de son art et s’y tenir. Un écrivain peut bien parler quatre ou cinq langues, mais, fùt-il Voltaire ou Goethe, il n’aura de style que dans la sienne. La langue de Berlioz est celle de Beethoven ; foin de cette prose médiocre, Berlioz est un poète qui parle la langue de l’orchestre, un poète dont la poésie se déguise en musique. Il prend au romantisme ambiant la Symphonie fantastique, à Shakspeare Roméo et Juliette, à Virgile les Troyens, a Goethe Faust, et telle est sa puissante individualité qu’il communique aux plus grands chefs-d’œuvre un souffle de sa propre vie. Comme tous les lyriques de race, comme Byron, son idole et son archétype, il se chante lui-même sans paix ni trêve, inquiet, endolori et gémissant sa propre élégie, quel que soit le masque dont il s’affuble, La nature, ineffable consolatrice, perd ses droits sur cet affligé. Écoutez la scène aux champs de la Symphonie fantastique, au deux et mystérieux effet du pâtre dans la solitude et le silence c’est un roulement lointain de tonnerre qui répond ; dans la tiédeur de l’air, le gazouillement des oiseaux, le frais murmure de la source, nul apaisement pour le cœur du poète, la douleur et les déchiremens sans fin : une musique faite de larmes et de sanglots, de révoltes surtout, haine dans l’amour, amour dans la haine, mélancolie du bonheur, de l’ivresse, contradiction, sursauts et soubresauts, voilà ses thèmes, Beethoven s’accorde des temps de repos, de méditation et de recueillement, — lui, point ; motifs, nuances, il brûle tout au feu d’enfer. Vous le voyez se hâter vers un but inconnu, effaré, hors d’haleine, éprouvant une joie maligne à briser la fleur qui vient de naître sous ses pas. Jamais organisation plus capricante n’exista ; il change de théorie en un clin d’œil, renverse ce qu’il adorait, adore ce qu’il renversa ; il déteste Bach, Hædel l’assomme, et lui, que tout cet éternel solennel exaspère, lui que le contrepoint rend si nerveux, cesse tout à coup de récriminer contre tout ce vieux fatras classique, et pour peu que vous aimiez la fugue, il vous en mettra dans la ronde du sabbat de la Symphonie fantastique, dans le bal chez les Capulets et jusque dans la chanson du rat de cette Damnation de Faust. Il est vrai que cette fois c’est plutôt d’une parodie de la fugue qu’il s’agit.

Comme il admirait Shakspeare, Berlioz admirait Goethe ; un peu moins peut-être, car Shakspeare fut pour lui presque un dieu. Quoi d’étonnant que Faust ait, dès la première heure, subjugué cet esprit de feu et de flamme ! Ce qui vous surprend, c’est qu’il ait pu faire tenir tout le poème dans l’espace d’une symphonie, car il ne saurait être ici question de lit de Procuste ni de réduction à la Gounod ; les grandes lignes du chef-d’œuvre sont maintenues, la caractéristique, comme disent les Allemands, reste debout ; des épisodes, il y en a sans doute, mais avec quelle vigueur d’accent dramatique ils se rattachent à l’action ! Rappelons-nous la sonnerie de la retraite et la chanson des étudians encadrées dans la scène d’amour et que le musicien ramènera plus tard aux oreilles de Marguerite à l’instant final des remords et des épouvantes, — l’air de Faust saluant la chaste retraite de la bien-aimée, la fugitive apparition du démon, l’entrée de Marguerite, la chanson du roi de Thulé, archaïque et découpée à la manière d’une gravure sur bois d’Albert Durer, tout cela est-il assez franchement inspiré, passionné, assez en scène ! Singulière rencontre pourtant que cette symphonie se trouve être aujourd’hui la vraie pièce et vous fasse éprouver tous les sentimens, toutes les commotions électriques du Faust de Goethe. À côté de cette page à la Michel-Ange, le Faust de l’Opéra déjà si effacé, si petit, diminue encore et s’amoindrit jusqu’à ressembler à ces personnages de Mme de Sévigné qui devaient à la troisième génération gauler des fraises. « La modulation de Haydn m’est une caresse, disait Rossini ; celle de Beethoven produit sur moi l’effet d’un vigoureux coup de poing. » Les caresses et les mignardises sont à leur place dans une pastorale, mais ni Faust, ni Méphistophélès, ni Marguerite n’appartiennent à ce monde-là. Faust aime, séduit, abandonne Marguerite, et cette simple histoire rapporte à Marguerite la mort de sa mère, de son frère, de son enfant et finalement son propre supplice à elle. L’innocente fillette tue sa bonne femme de mère au moyen d’un narcotique qu’elle lui verse pour ne pas être dérangée dans ses rendez-vous nocturnes avec son amant ; survient le frère, Faust et Méphistophélès l’assassinent ; Gretchen, folle de honte, noie son nouveau-né, et la voilà qui de prison passe à l’échafaud. Reste à se demander si Goethe, dramatisant cette anecdote, s’est proposé d’offrir aux artistes de son temps et de l’avenir un sujet de romance ou de camaïeu. Telle assurément ne fut point la pensée d’Eugène Delacroix ni de Berlioz, et s’il leur est arrivé, à l’un comme à l’autre, de subir l’éternelle mésaventure de l’homme de génie toujours distancé dans son temps par les courtisans du succès, tous les deux ont eu leur revanche.

On se rappelle ce que fut en 1867 pour Delacroix l’exposition de son œuvre complète; le même vent de popularité souffle en ce moment pour Berlioz, et cette Damnation de Faust, jadis connue des seuls artistes, exécutée aujourd’hui à l’envi dans les deux salles que fréquente le grand public, applaudie, acclamée à huit et neuf reprises, va, nous l’espérons, inspirer des réflexions salutaires à ceux qui s’étaient un peu vite habitués aux délices commodes de l’heure présente. Ecco il vero Pulcinella! Voilà enfin le vrai Méphisto! s’écriait autour de nous la foule en entendant cette sérénade d’une frénésie à vous donner la chair de poule, ce ricanement féroce du méchant. Personne à l’égal de Berlioz ne sait faire vibrer la note du mystérieux et de l’horrible; il a dans son orchestre des pizzicati formidables, des trémolos qui vous navrent, des hautbois dont la voix éperdue, planant au-dessus du galop des violens, vous terrifie. Oublions le Méphistophélès de l’Opéra et sa guitare; ne songeons qu’aux maîtres qui partent la langue du surnaturel; eh bien, parmi ceux-là, Berlioz tiendrait encore la première place. La course effarée des deux cavaliers lançant à travers monts et précipices leurs chevaux apocalyptiques, cette course toute semée d’épisodes nocturnes, — processions funèbres, danses de squelettes, — et vous rappelant le galop de Lenore, est ce que le romantisme musical a produit de plus effroyable. Nulle part, si j’excepte l’évocation des nonnes au troisième acte de Robert, le pressentiment du sinistre et ténébreux inconnu n’a trouvé tel écho. Le Samiel du Freischütz, comparé au diable de Berlioz, n’est qu’un braconnier vaguant et flânant par la verdeur et la profondeur des bois dont il marche comme imprégné. Le Samiel de Weber procède des élémens, il fleure la marjolaine et le chêne vert, tandis que le Méphisto de la Damnation de Faust sent le roussi, a son sabot ferré au feu d’enfer et tient à la légende catholique de plus près peut-être que celui de Goethe. Les défauts de Berlioz, qui ne les connaît? Des longueurs et de la diffusion, une incessante et fiévreuse curiosité à fouiller l’expression. Il part de ce raisonnement que dans la langue de Beethoven tout a été dit, et cherche l’inédit vaille que vaille. De là des efforts souvent stériles, mais lorsqu’ils aboutissent, quelles revanches! Des couleurs à vous éblouir, une variété de rhythmes et de timbres dont nul comme lui n’a le secret. Voyez la chanson des étudians, la ballade du roi de Thulé, l’appel du diable aux esprits de l’air, le duo d’amour entre Faust et Marguerite, interrompu par l’entrée sarcastique de Méphistophélès et par les clameurs des voisins, comme tout cela est en situation, comme cette musique sait être à la fois de l’avenir et du passé, et, sans rien abdiquer du beau spécifique de notre art contemporain, réussit à se localiser dans son sujet! Ce n’est point un Berlioz qui jamais en pareille aventure se fût avisé d’aller emprunter à Strauss le motif d’une valse, ni d’écrire cette scène de l’église où le diable psalmodie ses anathèmes sans se douter qu’il emboîte le pas de l’orgue chantant laudes au Seigneur, ni de faire défiler des lansquenets du XVe siècle sur un pas redoublé à quatre temps qu’on croirait rédigé par un chef de musique de régiment. Errare humanum : les grands inspirés subissent cette loi du destin, ils se trompent parfois et très lourdement, mais on sent d’avance avec eux que certaines écoles sont impossibles et que, s’il leur arrive de mettre la main sur Faust, Hamlet ou Roméo et Juliette, ce n’est point en bourgeoise prose musicale que ces chefs-d’œuvre de la poésie seront traduits.

Le succès a pris tout de suite un vol d’aigle : chez Pasdeloup, au Châtelet, il a fallu multiplier les auditions toujours devant des salles trop étroites, et notez que le seul Châtelet ne contient pas moins de trois mille places. On parle aujourd’hui de mettre à la scène cet admirable intermède, mais qui ferait l’adaptation ? Ah ! si Berlioz vivait, s’il pouvait au milieu de circonstances si favorables se reprendre à son œuvre et la remanier pour le théâtre, peut-être aurait-on enfin trouvé la partition définitive, jusqu’à ce jour vainement appelée, du poème de Goethe. Dans l’absence du maître, je ne vois guère que M. Saint-Saëns qu’on pourrait nommer ; nulle main ne s’emploierait mieux que la sienne à ce travail d’encadrement. Quant à la besogne concernant la pièce, c’est surtout à cet endroit qu’il y aurait lieu de se montrer discret. L’interprétation de Berlioz a son originalité. Très fidèle au sens de Goethe, il trouve moyen d’affirmer son génie personnel sans mentir à l’œuvre typique dont il s’inspire. Faust, Marguerite et Méphisto restent là ce qu’ils sont, et cela ne les empêche pas de figurer dans une action quasi-légendaire et musicalement plus dramatique. Poète, Berlioz l’était au moins autant que musicien, et remarquons l’antithèse singulière, tandis que chez lui le musicien n’en veut qu’au surhumain, au compliqué, le poète n’a de goût que pour le simple et le naïf, et l’homme souvent ne demandait pas mieux que d’être de l’avis du poète. Combien de fois ne l’ai-je pas vu s’attendrir et pleurer de ravissement au Mariage secret, au Barbier, et se délecter à ces merveilles qu’il avait jadis tant blasphémées comme critique. La partie littéraire de l’Enfance du Christ contient bien des vers qui ne sont point sans grâce, et de tout l’ensemble, paroles et musique, émane un suave parfum racinien, Versé à fond dans la connaissance des grands poètes, sachant par cœur Virgile et Shakspeare, initié à Goethe dès le premier âge, comment n’eût-il pas utilisé musicalement cette littérature dont il possédait tout un trésor ! Lui aussi composait, rimait ses poèmes, et si ni Béatrice et Benedict ni les Troyens n’ont trouvé de glossateurs, c’est que Berlioz eût été le premier à leur rire au nez, car ce ne sont pas les artistes de cette trempe qui jamais prennent au sérieux le philistin occupé à pratiquer des fouilles dans un opéra pour vous en expliquer le symbolisme. Fantaisiste à l’excès, oui certes, mais point charlatan. Aussi peut-on dire que sa fantaisie l’a perdu ; pendant que le prophète de Bayreuth, dogmatisant sur les barricades ou dans l’antichambre des princes, casque en tête et casaque au dos, attroupait et faisait sauter les moutons de Panurge autour de sa théorie, lui se dépensait en émotions, en enfantillages, criant par-dessus les toits ses haines et ses admirations, aimant fort sa musique assurément, mais sans exclusivisme, dédaignant de la maximer et n’ayant d’entrailles que pour l’idéal. Pauvre Berlioz, aucun calice d’amertume ne lui fut épargné : vivre pour assister au triomphe de la platitude est le sort réservé à tous les mortels, seulement il s’en rencontre dans le nombre que ce triste spectacle énerve, afflige davantage ; l’auteur de la symphonie d’Harold, de la Damnation de Faust et des Troyens eut ce privilège, et quand son heure enfin semblait venue, quand le siècle eut à couronner un initiateur, ô justice, ou plutôt ironie de la destinée, ce fut M. Richard Wagner qui prit sa place !

Depuis tantôt neuf mois qu’elle tient le jeu, la nouvelle administration de l’Opéra-Comique en est à donner ses premiers gages, et les bureaux des beaux-arts, toujours bénévole ? envers les directeurs qui ne remplissent pas leurs cahiers des charges, partent de là pour prêcher confiance et patience aux députés. « L’administration des beaux-arts, eu égard aux difficultés qu’a rencontrées le directeur au début de son entreprise, pense qu’il est nécessaire de lui accorder un certain crédit et de ne pas exiger pour la première année la totalité des pièces nouvelles exigées par le cahier des charges. » À quoi le rapport de la commission du budget vient de répondre sensément en conseillant à la chambre de ne se prêter que dans une faible mesure à la diminution de ces obligations. Il serait en effet trop facile de rendre ainsi compte à l’état des subventions qu’il accorde « pour favoriser l’interprétation des œuvres des jeunes auteurs. » Hélas ! des jeunes auteurs, qui donc s’en occupe ? On passe neuf mois à reprendre à la diable l’ancien répertoire ; puis, quand on a remis à la scène Fra Diavolo, Zampa, le Pré aux Clercs, Cendrillon, Lalla-Rouk et la Fête du village voisin, avec une exécution dont la direction précédente, tant décriée, se serait à peine contentée, le premier jeune auteur à qui l’on s’adresse, c’est M. Gounod.

Cinq-Mars ! quelle belle occasion pour discourir sur le roman d’Alfred de Vigny et dire ce que le temps, qui n’épargne rien, a fait de cette œuvre, jadis si goûtée. Qu’on se rassure, nous n’en abuserons pas, car c’était bien plutôt à Paul Delaroche et à son art que nous pensions en écoutant cette musique. Qui ne se souvient de certains jolis cadres tellement jumeaux que, dès que vous apercevez l’un, vous cherchez l’autre ? L’un nous montre le cardinal Mazarin jouant, par procuration, sa dernière partie de cartes au milieu du va-et-vient d’une camarilla déjà prête à s’émanciper du moribond, tandis que l’autre nous représente Richelieu remontant le Rhône et traînant à la remorque Cinq-Mars et De Thou, qu’il mène au bourreau : rien de plus coquet, de plus mignon que ces tableaux dont le motif tragique disparaît sous mille enjolivures d’un art foncièrement petit, que sa médiocrité condamne à ne jamais se sauver que par les détails. Pour nous en tenir au Richelieu, où trouver un vrai peintre qui n’eût cherché à concentrer tout l’intérêt dans les deux têtes du cardinal et de Cinq-Mars? Il y avait là un sujet, mais il fallait le faire, grave nécessité que les maîtres abordent joyeusement et que les hommes d’esprit se contentent de tourner en rusant. Le tableau à faire, la scène à faire, c’est justement ce qu’ils ne font jamais, épilogueurs subtils et malins, s’amusant et vous amusant à côté de leur sujet, n’y entrant point. Que me raconte du grand ministre ce visage flasque et bourgeois, cet œil sans pensée, sans éclair? Le cardinal de Richelieu, ce bonhomme emmitouflé dans une souquenille rouge, allons donc, c’est Géronte ramenant au logis son coquin de fils qui sort rançonné du tripot; Cinq-Mars a beau n’être qu’un dadais présomptueux, on ne se figure pas ce personnage allant à la mort sous les traits d’un commis de magasin déguisé en grand seigneur! Oui, mais considérez ces accessoires, ces chatoiemens d’étoffes, regardez ces costumes, cette mise en scène, est-ce assez galant, assez badin, comme toute cette rocaille vous tire l’œil et vous empêche de songer aux maîtres : peinture d’opéra comique, je n’y contredis pas; laissez faire, l’Opéra-Comique saura bien quelque jour reprendre ses droits, et, grâce à M. Gounod, ce jour a lui.

Ainsi qu’on devait s’y attendre, les amours du jeune d’Effiat et de la princesse Marie de Gonzague forment le nœud de l’intrigue; les auteurs ont eu soin de nous informer par note qu’ils avaient emprunté la partie historique de leur drame aux mémoires du temps. Je veux le croire, mais ce dont je leur sais plus de gré, c’est d’en avoir emprunté la couleur et le pathétique à Marion Delorme; leurs héros. Cinq-Mars, De Thou, sont des fantoches derrière lesquels j’entrevois Didier et Saverny, et je goûte un plaisir délicieux à me réciter les vers de Victor Hugo, avec accompagnement d’un orchestre, toujours écrit de main d’artiste. J’ignore quel sera le destin de cette partition que le public me paraît accueillir très froidement, mais dans l’œuvre si ondoyante et si diverse de M. Gounod, je ne connais rien de plus personnel. Il semble que ce talent ingénieux à l’excès, habile à toutes les adaptations, cet esprit travaillé de curiosités et de velléités sans nombre ait enfin marqué sa limite. Cette fois au moins son sujet ne dépassait pas sa puissance. Vous ne le sentez plus se débattre sous un dieu qui l’opprime et l’écrase de sa grandeur : Ecce deus veniens dominabitur mihi ! La musique de M. Gounod est à son aise dans cette action toute romanesque et dont les figures héroïques, si l’on veut, ne s’élevaient point jusqu’au type. M. Gounod n’est pas, comme Auber, un simple auteur d’opéras comiques, il a le pressentiment de l’idéal, la nostalgie des hautes cimes, malheureusement pour franchir la zone ordinaire, pour s’envoler au-delà des coteaux modérés, l’envergure des ailes lui manque. A l’Opéra, sa musique n’emplit point la salle, tandis qu’au théâtre Favart et dans une pièce telle quelle, ayant pour thème les amours et la conspiration de M. le marquis de Cinq-Mars, l’optique entière changera, et le même style fin, surfin, cette même mélopée abondante et souvent aqueuse vous paraîtront du Meyerbeer et du Verdi par la simple diminution du cadre et du sujet. Je prends un exemple : le chœur de la conjuration : Sauvons le roi, la noblesse et la France, avec ses gammes chromatiques ascendantes et descendantes des instrumens à cordes et qui sur le terrain et dans les conditions dont je parle entraîne l’auditoire et l’illusionne. Transportons à l’Opéra ce fameux vacarme, vous verrez la larve dramatique s’évanouir et vous n’aurez plus qu’une manière de cantique du père Lambillotte très mirifiquement orchestré selon la formule de Meyerbeer : Sauvons le roi, la noblesse et la France, au nom du Sacré-Cœur! Dieu n)e garde de médire des cantiques; il en est un au premier acte d’un mysticisme plein de douceur et d’émotion : De Thou et Cinq-Mars ouvrent un livre au hasard et croient y lire leur horoscope dans la légende de deux martyrs qui marchent au supplice appuyés l’un sur l’autre et dont le même tombeau recouvre les corps sanglans; la phrase qui se termine par un : «ainsi soit-il » d’onction toute résignée et chrétienne reparaît ensuite au dénoûment et projette son pathétique sur le fond sinistre du tableau. C’est tout ce que contient de remarquable cette entrée en matière, où se succèdent avec une monotonie désespérante les vieilles ritournelles de l’opéra italien, où l’éternelle cavatine à la nuit resplendissante prépare agréablement l’éternel duo des adieux. Le second acte, coupé en deux tableaux, n’offre guère plus d’intérêt musical. C’était Donizetti tout à l’heure, voici maintenant le tour de Meyerbeer : Ah ! monsieur le grand écuyer, permettez que l’on vous salue! Comment, lorsqu’il existe cette scène exquise des amis de Nevers s’empressant au-devant de Raoul, un homme de la valeur de M. Gounod consent-il à perdre son temps sur le même sujet? Patience, nous ne sommes pas au bout. Après la salutation des amis, nous aurons l’épisode de la conjuration, toujours comme dans les Huguenots, cette conjuration mérite par exemple qu’on s’y arrête. La manière dont les auteurs du drame l’ont exposée nous ramène à l’enfance de l’art, si ce n’est plutôt à l’art de l’enfance. Le théâtre ainsi compris devient une suite incohérente de découpures. Plus de plan, d’agencement, ni de combinaisons. plus l’ombre d’une idée: on taille à l’aveuglette en plein roman; ces scènes grossièrement détachées, on les écrit en prose, en vers plus souvent, parce que les mauvais vers sont plus faciles à faire et n’ont pas besoin, comme le dialogue parlé, qu’on les relève ici et là d’un mot d’esprit. Puis, cette besogne dûment accomplie, il ne reste plus qu’à se procurer un musicien. La conjuration de Cinq-Mars pousse entre le premier et le second acte sans que vous en connaissiez les tenans ni les aboutissans. Le héros adore sa princesse, le cardinal s’oppose à leurs amours, et quand Cinq-Mars commence à ne plus écouter que les conseils de sa présomption et de sa colère, il se trouve qu’une conjuration chauffe là juste à point comme un four chez le boulanger. « Dis donc, vicomte, sais-tu que, si le grand écuyer voulait entrer dans notre parti contre ce Richelieu que le ciel maudisse, nous pourrions espérer une prochaine victoire?» N’admirez-vous pas ce langage? On se croirait presque à Cluny, et penser qu’il y a des critiques qui prétendent que la tradition du bon vieux mélodrame s’en va! Le complot s’annonce donc sourdement, mais, avant qu’il éclate, on nous conduit faire un tour au pays du Tendre. La muse de l’auteur de Philémon et Baucis raffole de ces travestissemens archaïques. C’eût été bien telle aventure qu’un peu de bucolique ne trouvât place dans une pièce qui se passe au temps de l’Astrée. Le dommage est qu’on en ait trop mis même pour ceux qui se plaisent à ce genre de bagatelles renouvelées du noble jeu de l’oie. C’est décidément trop de petits soins, de bonheur convoité, les billets doux ont manqué leur entrée, et les jolis vers n’ayant point jugé à propos de figurer dans le texte du poème eussent agi plus sagement en se laissant oublier tout à fait.

Muses, je chante, et j’ai près de moi Stésichore,
Plaute, Horace, Ronsard, d’autres bergers encore.
J’aime, et je suis Segrais, qu’on nomme aussi Tircis;
Nous sommes sous un hêtre avec Virgile assis,
Et cette chanson s’est de ma flûte envolée
Pendant que mes troupeaux paissent dans la vallée,
Et que du haut des cieux l’astre éclaire et conduit
La descente sacrée et sombre de la nuit.


C’est le charme de cette musique d’éveiller en vous le souvenir des plus beaux vers. Je conseille aux esprits délicats de s’y laisser aller; ils passeront ainsi une soirée tout agréable à se réciter Marion Delorme et le Groupe des Idylles, tandis que le cor, la flûte, le hautbois et la clarinette de M. Gounod enchanteront les échos d’alentour.

Le troisième acte appartient à saint Hubert.

Hallali! chasse superbe,
Le cerf est couché dans l’herbe!


Récapitulons un peu-, au premier acte, nous avons eu le duo des adieux, comme dans la Lucia; au second, la conjuration et le bal, comme dans les Huguenots; au troisième, voici la Partie de chasse d’Henri IV, en attendant la prison du Trovatore, au quatrième. Impossible d’imaginer en fait de poncif quelque chose de mieux réussi, de plus complet. Dans une forêt où chasse la cour il y a nécessairement, à demi enfouie sous la verdure, une chapelle où l’on se fiance : Ah! venez, que devant l’autel, etc. Ce trio entre Cinq-Mars, la princesse et De Thou, chaleureusement traité à l’italienne avec force unissons, et vous rappelant le Verdi de Nabucco, est suivi d’un air de basse d’un bon style qu’entonne tragiquement le père Joseph; nous ne plaisantons pas, l’éminence grise en personne promenant à travers bois sa haine et ses fureurs, et terminant son prêche par ces paroles qui peuvent avoir du vrai, mais qu’un moine aussi intelligent que l’était François du Tremblay ne va point crier ainsi par-dessus les arbres de la forêt de Saint-Germain :

Toute grandeur est fragile
Que nous ne défendons pas;
Comme une idole aux bases d’argile
S’écroule un pouvoir dont nous sommes las.


Que veut dire ce nous? au nom de qui parle ce moine? d’où lui vient ce qu’il nous chante là? Est-ce que par hasard cette partition de Cinq-Mars contiendrait toute la question politique et cléricale du moment? Rapproché du chœur de la conjuration : Sauvons le roi, la noblesse et la France, relevons le trône et l’autel! ce quatrain naïf que je viens de citer l’indiquerait presque. Quoi qu’il en soit, le public n’a point répondu à l’invite. Au théâtre, il n’y a de bonne spéculation que celle qui repose sur l’intérêt du drame et de la musique. Le maniérisme de M. Gounod devait perdre à la longue beaucoup de ses avantagea, et ses qualités plutôt acquises que virtuelles ont passé fleur aujourd’hui que certains secrets sont divulgués. On coquette avec le wagnérisme, on manipule systématiquement les dissonances, les retards harmoniques et autres produits chimiques sortis de l’officine du Tanhäuser et du Lohengrin, mais cette mélodie, cette harmonie à jet continu, toutes ces combinaisons qu’un génie individuel ne vivifie point s’usent bientôt, et l’heure vient où la nouveauté d’hier nous semble aussi démodée, aussi vieille et fanée que la cadence italienne. Le public est un Louis XIII, il a ses favoris, ses Cinq-Mars, qu’il comble, puis délaisse, ne livrant l’empire qu’aux seuls Richelieu, lesquels s’appellent en musique Rossini, Meyerbeer, Verdi, selon les temps.

L’exécution trahit l’état critique d’un théâtre mal en voie de formation. On sent que tous ces élémens ont été racolés à la hâte, ici et là. M. Dereims, — un ténor qui gasconne et chante de la gorge, — arrive de Bruxelles; Mlle Chevrier, la première chanteuse, quitte à peine l’école de Duprez, c’est dire sa jeunesse, son inexpérience et son insuffisance. Il n’y a guère dans ce personnel que Mme Franck-Duvernoy qui sache son affaire, et celle-là joue Marion Delorme, un rôle de second plan dont elle trouve moyen de tirer parti en pailletant de sa belle voix brillante et déjà rompue aux vocalises des chansonnettes madrigalesques dignes du pays où M. Lecocq cueille sa Marjolaine. Mieux vaudrait aussi moins s’extasier à l’endroit de cette mise en scène d’un luxe banal, cossue, attifée, mais sans goût et sans art. Il se peut que le stock de soieries fût très avantageux; les costumes, taillés à grands fracas dans cette étoffe, n’habillent au demeurant que des comparses qui ne savent ni marcher, ni se tenir. Où diantre ces gentilshommes de la cour la plus raffinée ont-ils appris leur chevalerie? Vous voyez M. de Cinq-Mars accoster sa princesse le chapeau sur la tête. Point n’est besoin pourtant d’être un bien grand clerc en matière de galanterie pour se découvrir devant une femme, fût-ce en pleine forêt de Saint-Germain, et se souvenir que le vainqueur de Rocroy, un jour de pluie, descendait de son carrosse et, le chapeau à la main, faisait trois fois le tour de la place Royale en causant à la portière de Mlle de Lenclos.

Le Théâtre-Lyrique s’agite, et le hasard le mène, car franchement il n’est guère possible de découvrir une ligne de conduite dans ce qu’on nous montre et de se débrouiller au milieu de ces programmes qui vont se déroulant à perte de vue comme le catalogue de Leporello; des grands opéras, des opéras comiques et jusqu’à des opérettes, il y en a déjà dans les magasins de quoi sustenter le répertoire pendant plus de dix ans! Avec quel aplomb et quel remue-ménage on vous annonce tout cela! et l’administration supérieure, toute favorable, ajoute à la subvention un appoint généreux de 60,000 francs prélevé sur les bénéfices de l’Opéra. Peut-être, avant de se montrer si coulant dans la question des encouragemens et des récompenses, eût-il mieux valu attendre un peu les résultats. Sans doute Paul et Virginie est un très grand succès, mais de pareils coups de fortune ne prouvent rien, puisqu’ils se produisent en quelque sorte en dehors de l’économie du théâtre et par accident. M. Capoul, qui jouait Paul, et Mlle Cécile Ritter, qui joue Virginie, n’appartiennent pas au théâtre, ce sont des virtuoses de passage, des nomades engagés pour une suite de représentations et qui un beau jour disparaissent sans crue le théâtre ait autrement bénéficié de leur présence et laissent le répertoire à la merci d’une troupe qu’on ne supporterait pas en province. J’en atteste ceux qui auront entre temps assisté à l’exécution de Giralda, d’Oberon, de Martha, du Barbier de Séville.

Prenons garde de n’encourager que le succès. Au lieu de se préoccuper de l’effort sincère et militant, il semble que notre sollicitude n’ait à se porter que sur la tentative qui réussit : nous récompensons la chance qui n’en a nul besoin et se suffit à elle-même, et l’initiative courageuse nous laisse froids. Que l’Odéon passe une année à ne jouer que la Jeunesse de Louis XIV et l’année suivante à ne donner que les Danichef, personne au monde ne s’en soucie, pas même le bureau des beaux-arts, qui trouve assurément qu’un théâtre qui fait de l’argent répond par cela seul à toutes les stipulations de son cahier des charges. D’où il suit que, Paul et Virginie ayant fait de l’argent et beaucoup, il fallait nécessairement venir en aide au Théâtre-Lyrique et joindre un appoint de 60,000 francs au total de ses recettes pour bien l’encourager à persévérer dans ce beau régime des troupes médiocres et des pièces à spectacle montées avec des étoiles et en vue du seul succès d’argent. Nous ne reviendrons pas sur Paul et Virginie; tout le monde aujourd’hui connaît ce charmant ouvrage, illustration musicale exquise d’un chef-d’œuvre littéraire que M. Victor Massé semble avoir reproduit jusque dans ses défauts, qui sont, comme on sait, un peu de sensiblerie et de monotonie. Peut-être aussi conviendrait-il de reprocher à cette mise en scène son excès de couleur locale : M. Capoul, par exemple, sous sa feuille de latanier, nous a toujours paru d’un pittoresque bien enfantin ; qu’un homme abordant la quarantaine figure un jouvenceau de seize ans, le théâtre se prête assez volontiers à ces jeux d’optique, mais il n’y faudrait point trop appuyer, car si rien en ce monde ne vaut la jeunesse, rien par contre n’est plus insupportable que l’afféterie, le maquillage et l’exagération de la jeunesse. Chacun connaît la légende de cette soubrette qui goûtait en cachette au flacon où sa maîtresse buvait l’élixir de jeunesse et qui un jour en ayant bu un coup de trop, au lieu de redevenir jeune, redevint bébé. C’est l’aventure de M. Capoul, cette jolie musique de Victor Massé l’a comme grisé d’eau de Jouvence, et le voilà jeune à l’excès, trop jeune pour sa voix, qui ne répond plus à l’air de son visage. Peut-être M. Capoul n’a-t-il en effet que seize ou dix-sept ans, ce qu’il y a de certain c’est que sa voix en a quarante bien sonnés. Tout l’art du chanteur, tout son artifice, consiste maintenant à dérober au public les défaillances d’un organe dont il ne s’agit que de mettre en valeur les derniers restes. De là une tension continue de l’être, un effort incessant vers le mélodrame ; les veines du cou se gonflent, et le son, moins émis, moins posé que parlé, n’arrive au plein de sa puissance que dans tels effets épisodiques où cette voix vous lire des larmes sans que vous puissiez vous rendre compte de votre émotion. Ce n’est ni du chant ni de la parole, mais c’est alors du pathétique et du meilleur.

Mlle Ritter fait une agréable Virginie. On l’a choisie pour sa jeunesse et pour sa bonne grâce : comme vignette, c’est exquis, mais ce n’est qu’une vignette, et je crains que l’aimable enfant n’ait à regretter un jour de s’être ainsi prématurément embarquée. C’est quand Mlle Ritter abordera le répertoire qu’elle s’apercevra de l’erreur qu’elle a commise en se laissant interrompre au milieu de ses classes, alors qu’elle avait encore tant à apprendre. Rien de dangereux pour un début comme ces rôles faits à votre image; on y réussit à l’instant par son air de visage, par ses cheveux et toute sorte d’inexpériences adorables, de jolies choses dont le public s’émerveille cette fois et qu’il vous reprochera le lendemain, vous renvoyant à vos études. Christine Nilsson également ressemblait à la belle Ophélie; mais à l’époque où la brillante Suédoise quitta le Théâtre-Lyrique pour l’Opéra, elle avait déjà pris rang parmi les cantatrices, chanté la Reine de la nuit et pouvait se permettre une folle escapade, qu’elle a d’ailleurs fièrement réparée depuis; ceux qui l’ont entendue dans Lohengrin peuvent le dire. Trois mois se sont à peine écoulés, et déjà la distribution de Paul et, Virginie a perdu son plus vif attrait. Aujourd’hui M. Capoul est à Londres, et c’est M. Engel qui lui succède. M. Engel possède une voix de ténor blanche et petite et par momens point trop désagréable. En revanche, il prononce mal, jolie de façon gauche et n’a pas l’air de se douter de l’art du chant. Vous verrez aussi qu’avant peu Mlle Ritter sera remplacée par quelque jolie transfuge de l’opérette; il n’importe, la pièce est lancée, et tout va pour le mieux, puisque le public ne se plaint pas et que l’administration supérieure, loin de traiter un tel système comme il le mérite, ne trouve point assez d’éloges et de récompenses à lui décerner.

Parlons maintenant du Timbre d’argent, ou plutôt parlons de M. Saint-Saëns, car la représentation d’un ouvrage dramatique ne saurait jamais être qu’un épisode dans la carrière d’un symphoniste si invétéré. Il y a en musique, comme en littérature, des écrivains et des hommes de théâtre, ce qui ne signifie pas le moins du monde que les talens doivent subir certaines lois de délimitation qu’il plairait trop souvent au vulgaire de leur imposer. Vigny, Musset, dans le passé; dans le présent, Jules Sandeau, Octave Feuillet, ne sont point ce qu’on appelle des tempéramens de théâtre, et cela ne les empêche pas d’avoir donné des œuvres qui resteront à la scène; d’autre part, vous en citeriez quelques-uns qui, à l’exemple de Dumas fils, tout en restant fidèles à leur nature, savent être aux momens perdus des écrivains de race. En musique, même chassé-croisé, avec cette différence qu’ici l’émulation tendra plutôt de l’orchestre à la scène, et que pour vingt compositeurs s’évertuant à faire jouer des opéras, nous n’en aurons pas deux s’efforçant de passer du théâtre à la symphonie. C’est que le théâtre réalise en somme tout ce qu’un musicien peut rêver comme effets, et qu’il est en outre parmi nous aujourd’hui le plus puissant moyen de fortune. Étonnez-vous ensuite que des artistes tels que M. Saint-Saëns veuillent en tâter, dussent-ils même ne s’y point établir à demeure. Il faut que l’ascendant soit en vérité bien impérieux pour qu’on se décide à traverser de semblables épreuves, toujours et si cruellement recommençantes, et qu’un musicien dont le nom s’impose à toutes les sociétés symphoniques de la France et de l’Allemagne se résigne à rompre avec ses habitudes, à batailler sans trêve ni merci, et contre les préjugés et la malveillance des gens, et contre une forme qui le gêne et que souvent il désapprouve.

L’épreuve, cette fois, n’aura pas moins pris de dix ans, ce qu’a duré le siège de Troie. Tant de démarches, de brigues, et pour quel résultat, justes dieux, pour quel poème! A quelles extrémités nos musiciens en sont-ils réduits et de quoi se nourrissent les hommes de troupe, si les chefs de colonne se doivent contenter de pareils ragoûts! Qu’on imagine de vieux restes de Faust, de la Peau de chagrin et des Contes fantastiques, un arlequin de Goethe, de Balzac, d’Hoffmann, réchauffé, roussi et graillonné, une diablerie d’ombres chinoises avec le dénoûment de Victorine ou la Nuit porte conseil, servi au dessert en manière de pièce montée. Ce bienheureux dénoûment de Victorine, il a tant traîné, tant peiné sur les planches! Une action s’engage, se lie, file son nœud, puis, quand il s’agit de conclure, l’auteur vous dit ou vous chante ; C’était un rêve! Une gentille ouvrière, à la veille d’épouser un brave garçon d’ouvrier comme elle, se couche la tête pleine d’idées romanesques; tous les diables bleus, roses et verts de la fortune lui trottinent par la cervelle, le travail et sa servitude l’obsèdent; ce qu’elle veut, c’est vivre et ne plus lutter. Un jeune duc se présente, la nippe, l’installe : hôtel, bijoux, promenades au bois en calèche à huit ressorts; la noce dure ce qu’elle peut, puis le noble seigneur passe à d’autres distractions et se dérobe. La pauvre cigale de se sentir fort dépourvue, l’aigre bise commence à souffler, vient la misère; derrière elle, la honte, l’escroquerie, le suicide. À ce moment du drame, on frappe à la porte, la jolie fillette se réveille, secoue son mauvais rêve et n’a que le temps de s’habiller et de vile courir épouser Marcel, l’honnête ouvrier. Remplacez la femme par un homme, au lieu de Victorine la fleuriste, prenez l’étudiant Conrad, vous aurez le Timbre d’argent, car il est bien convenu qu’au théâtre on ne se donne plus désormais la peine d’inventer rien; c’est assez de retaper le vieux et d’en faire du neuf au moyen d’un certain clinquant fantasmagorique rapporté de l’étranger. Mesurons un peu le chemin parcouru depuis vingt-cinq ans dans cette seule province de la littérature où la musique dramatique puise sa vie. Tandis que Scribe et ceux de son école s’ingéniaient à créer des motifs, les librettistes d’à présent sont devenus de simples traducteurs à la journée.

Trois mois entiers ensemble nous passâmes,
Lûmes beaucoup et rien n’imaginâmes.


Ces vers de Voltaire vous diront le secret des collaborations actuelles, où l’on se met à deux, à trois, pour travailler sur la pensée d’autrui. « Il travailla toute sa vie sur le vers français, » écrivait La Harpe, parlant de Boileau ; les auteurs en question usent leur vie à travailler sur Shakspeare, sur Goethe et sur Hoffmann, à mettre en opéras Faust, Hamlet, Roméo et Juliette, et les Contes fantastiques, et c’est avec les rognures et les écorniflures, c’est avec la limaille de ces chefs-d’œuvre ainsi travestis et mutilés, qu’ils fabriquent ensuite leurs œuvres originales. Cette pièce du Timbre d’argent, par exemple, ne se compose que de souvenirs et de morceaux ressoudés.

Vieux galons de Rousseau, défroque de Voltaire.


Il y a là le fantôme d’Hamlet, le diable qui mène le bal, et cet étudiant sempiternel qui vend son âme pour les beaux yeux d’une danseuse. Et le timbre d’argent, que j’oublie, talisman classique sans lequel une bonne féerie ne saurait exister, et qui vient tout à souhait pour rattacher la Gaîté nouvelle à l’ancienne où fut jadis représenté le Pied de Mouton. Ce timbre, vraiment incomparable, frappez dessus, et vos désirs seront réalisés; oui, mais à l’instant même un être cher à votre cœur périra, car le diable se réserve le contre-coup absolument comme le Samiel du Freischütz, qui, sur douze balles, en garde trois pour lui. Cependant Conrad veut sa danseuse; il est aimé pourtant, ce jeune maniaque, et d’une jolie fille qui ne demande qu’à l’épouser et le rendre heureux; mais l’irrésistible attrait de sa danseuse le fascine, il frappe donc sur le timbre, et le père de sa fiancée tombe foudroyé. A dater de ce moment commence à se dérouler une série de scènes aboutissant à des situations toujours prévues. Quand l’orgie et la bacchanale ont mené leur train, on nous offre un petit tableau de famille; enfin Conrad, effrayé, repentant, cherche à rentrer dans la paix du ménage; l’enfer une fois évoqué partout le réclame, jusqu’à ce que le malheureux héros, trouvant bon de mettre fin à cet assommant vagabondage à travers tous les chemins battus du mélodrame, se décide à briser son timbre comme Robert brise son rameau, et à s’éveiller de son cauchemar comme Victorine.

A la place de M. Saint-Saëns, il me semble que j’eusse mieux aimé traiter un tel sujet en symphonie. Peut-être le musicien aura-t-il craint de tomber dans les erremens de la Symphonie fantastique, ce qui n’était éviter une ornière que pour se laisser glisser dans une autre. Est-ce bien sûr d’ailleurs que cet opéra du Timbre d’argent ne soit point une symphonie? Ce qu’on peut dire, c’est qu’une main exercée et puissante y gouverne partout l’orchestre, et que les défaillances, lorsqu’il s’en rencontre, n’affectent jamais l’instrumentation. Du côté de la mélodie, il n’en va certes pas de même. A chaque instant, vous vous heurtez à des vulgarités, à des bouts de phrase qu’on croirait empruntés au répertoire de l’opérette: chose étrange chez un esprit si peu enclin aux concessions, et qui pencherait plutôt vers l’obscur et le tourmenté! Tout s’explique pourtant par le procédé technique du compositeur. Après s’être plongé à fond dans la recherche de l’absolu instrumental, l’idée lui vient tout à coup d’éclairer un peu la matière et de faire comme qui dirait une politesse aux honnêtes gens en leur servant un motif à leur guise. Que ce motif soit ensuite ce qu’il voudra, le musicien ne s’en occupe guère. Il prend au hasard ce qui se présente : autant s’offrent à lui de mélodies, autant il en saisit, quitte à les lâcher toutes, excepté une qui se trouve très souvent être la plus banale et la seule par là capable de bien répondre à son intention. J’ai noté ainsi dans la seconde partie du Déluge, un des ouvrages les mieux réussis de M. Saint-Saëns, le plus remarquable assurément de ses oratorios sous le rapport de l’orchestration, j’ai noté, dis-je, une phrase échappée de la partition de la Fille Angot et si obsédante que je me suis demandé s’il n’y aurait pas moyen de lui donner la volée comme au corbeau de l’arche, en la priant de ne pas revenir. On n’échappe point à la loi des milieux. Deux influences également contagieuses règnent sur notre époque musicale : il y a la fièvre de l’opérette et la folie de l’orchestre. Tous en sont atteints; mais, Dieu merci, tous n’en meurent pas, plusieurs même en vivent et fort habilement, corrigeant un mal par l’autre. Le bon public, qui veut être amusé, leur crie : « Passez-moi la mélodie, et je vous passerai la symphonie. » La mélodie! cette chose qu’on méprise et qui plaît tant au petit monde, où la trouver? Jadis c’était sur le Pont-Neuf, aujourd’hui on va faire un tour aux Folies-Dramatiques, Qu’importe que ce soit du Lecocq ou de l’Hervé, que cela vienne de la Fille Angot ou du Petit-Faust, pourvu que cela chante et se trémousse, l’artiste n’est pas responsable du mauvais goût de la foule, et quand vous réclamez de lui cette drogue en renom, il va chez le marchand du coin plutôt que de la composer, ce qui serait en désaccord avec sa conscience.

J’imagine que tel doit être le cas de M. Saint-Saëns ; dans certains épisodes de son opéra, celui qui nous représente la loge de la Fiammetta par exemple, cette musique facile, coulante, toute en surface, déroge aux habitudes de l’écrivain, c’est de la négligence voulue. Quelques-uns ont attribué ces lacunes à des variations de style que la simple question de temps expliquerait; chacun sait en effet les nombreuses transformations par lesquelles a passé cet ouvrage écrit depuis environ dix ans et toujours ballotté entre l’Opéra-Comique et le Théâtre-Lyrique. Néanmoins, si j’avais à me prononcer sur ces disparates d’autant plus étranges chez un musicien si haut monté en conviction, j’en accuserais d’abord le poème. La meilleure manière de réussir à traiter son sujet c’est d’y croire ; comment croire aux hallucinations d’un cauchemar, peindre au sérieux des ombres chinoises et leur donner couleur de vérité? Le Scaramouche d’une pièce de Tieck s’écrie à propos de la scène du spectacle dans Hamlet: «Avouez pourtant que voilà qui est bizarre; nous sommes, nous, les spectateurs, et j’aperçois sur le théâtre d’autres spectateurs pour lesquels on joue aussi la comédie ! » Cela ressemble en effet à ces boules d’ivoire enchevêtrées les unes dans les autres, une première se creuse pour en contenir une seconde, laquelle en renferme une troisième et ainsi de suite. Quand, au premier acte du Timbre d’argent, le diable évoque l’apparition de Circé, comment puis-je croire à cette évocation, sachant d’avance que ce diable et cette Circé ne sont pas même des figures de théâtre et n’appartiennent qu’au songe? Or ce que moi spectateur je me refuse à croire, pourquoi l’auteur le croirait-il, et de quel droit lui demanderais-je d’être convaincu dans ce qu’il me raconte d’un pareil sujet? Goethe, écrivant le prologue de Faust, fait dire à son directeur de théâtre : «Plongez à pleine main dans le vrai de la vie humaine; c’est là qu’est la manière d’être intéressant. » Le fantastique compris comme le comprend en poésie l’auteur de Faust, en musique l’auteur du Freischütz, ce fantastique-là peut être mis au théâtre, car il plonge à pleine main dans le vrai de la vie humaine; mais on n’habille pas en personnages de tragédie ou d’opéra les illusions d’un cerveau malade, et lorsqu’un musicien comme M. Saint-Saëns flotte au milieu de ce vide et s’y laisse aller à la dérive, incertain, défiant, changeant de gamme à tout moment, je n’éprouve aucun regret à lui reprocher ses torts et ses méprises, parce que je sais qu’il ne s’agit que d’une aventure dont pas un ne se fût mieux tiré, et que l’auteur de la Danse macabre et du Déluge ne lâche pas ainsi ses convictions.

Nous avons un Théâtre-Italien; c’est peut-être invraisemblable ce que j’annonce là, mais on n’argumente point contre un fait qui s’affirme par de belles et bonnes recettes bien sonnantes. «Je marche, donc je suis. » Or le Théâtre-Italien marche, il a de vrais chanteurs, une vraie troupe, un public empressé, chaleureux et capable, comme autrefois, de s’affectionner à la maison. Que ne peut le génie d’un maître? Ce Théâtre-Italien, — tout moderne et viable, — sera sorti de la Messe de Verdi. Teresa Stolz, la Waldmann et Masini, qui l’an passé vinrent l’inaugurer, avaient, on s’en souvient, formé le trio de la première heure. Cet hiver, nous tenons l’Albani, Masini nous reste, et nous avons un baryton à la hauteur du répertoire. Ceux qui doutent encore n’ont qu’à aller entendre la Lucia, Rigoletto, la Sonnanbula, les Puritains. Masini n’est pas un Tamberlick, il n’entraînera point une salle entière en disant : Morrò ma vendicato, il ne soulèvera pas d’un coup dans le public de ces élans irrésistibles d’enthousiasme qui vous empêchent de juger un chanteur, mais il vous charmera toujours. Si compétent que vous soyez, il vous satisfait ; vous discuterez avec lui sur l’expression qu’il croit être la vraie, mais vous ne nierez jamais qu’il sache l’orthographe; il parle sa langue correctement, comme le font Delaunay ou Coquelin : c’est un artiste, il a toutes les qualités d’un ténor délicieux et constitué pour durer longtemps. « On m’assure que vous êtes un grand chanteur; eh bien, monsieur, chantez-moi une gamme que je voie d’abord si vous possédez l’instrument capable d’exécuter tout ce qu’il veut; ensuite vous me direz un air, et c’est alors votre âme que j’écouterai. » Ce mot de Tosi en 1740 demeure éternellement vrai, et s’il nous semble aujourd’hui le plus bel éloge en l’honneur de Masini, on le prendrait au contraire comme une épigramme sévère à l’adresse de Mlle Albani, la virtuose du moment et la fée aux recettes. Mais les plus belles ovations ne font rien à l’affaire, et puisqu’il faut toujours que la critique reprenne ses droits, autant vaut s’expliquer tout de suite. Au Théâtre-Italien, comme au Théâtre-Français, comme partout, le mal est dans la profonde ignorance du public. Quel contrôle attendre d’une assemblée qui ne s’y connaît pas? A la rue Richelieu, la voix chaude et vibrante d’une Sarah Bernhardt, l’accentuation puissante et sonore d’un Mounet-Sully, vont souvent suffire pour donner je ne sais quelle fausse apparence de poésie à des vers plats et détestables, et c’est encore cette simple fascination du timbre qui dans le théâtre du chant par excellence, à Ventadour, donnera le change sur la valeur d’une cantatrice. Il y a chez l’Albani l’étoffe d’une belle voix, il n’y a point une voix faite et capable de tout chanter. Elle a des notes pures, justes, cristallines, adorablement jeunes surtout; mais ce ne sont que des notes isolées, dont elle use et abuse à tout propos, des notes qu’elle ne lâche plus quand une fois elle les tient. Poser une phrase, en dessiner le contour musical, est un art qu’elle ignore complètement. Ni rhythme, ni mesure, ni proportion, une manière de vocaliser déplorable, toujours sautillante, une succession ininterrompue de staccati qui finit par vous agacer. Il faut que cette éducation ait été négligée dans le principe. On aura voulu paraître avant d’être, chose, hélas ! trop fréquente en ce temps de fleurs hâtives et de fruits prématurés. Initiée aux secrets du style et du chant large, elle eût peut-être atteint aux résultats les plus splendides; telle qu’elle est, froide et brillante comme l’acier, elle obtient des effets de virtuosité pure et simple, et qui ne prouvent rien. L’expression peut varier selon le goût et le tempérament de l’artiste, mais les valeurs veulent être respectées; qu’on chante fort ou piano, plus lentement ou plus vite, les proportions doivent être maintenues, les mots ont droit à leur place, « il faut, ainsi que jadis écrivait M. Villemain, que ce que vous dites soit de langue humaine. » Mettons que ce que nous chante aujourd’hui Mlle Albani soit de langue d’oiseau et tâchons, après avoir fait nos réserves, d’imiter le public, qui très galamment s’y laisse prendre.

Voltaire parle d’une princesse malencontreuse qui fut sa vie durant prisonnière d’un nécromancien. La Françoise de Rimini de M. Thomas n’est pas encore sortie du royaume des idées que déjà les bruits les plus extravagans circulent sur son compte. A croire ce que les chroniqueurs nous débitent, cette princesse malencontreuse ne songerait qu’à s’évader de l’Opéra pour aller, grâce aux sortilèges du nécroman Thomas, figurer à Londres sous les traits de la blonde Nilsson. Il est certain qu’après l’aventure de son Hamlet, dont la belle Suédoise dans Ophélie fit tout le succès, l’auteur du Caïd et de Mina doit singulièrement aimer à caresser un pareil rêve. L’Ophélie de Shakspeare et la Francesca de l’épisode dantesque sont deux personnes ne se ressemblant guère; mais qui a joué Tune peut bien jouer l’autre, et comme l’important est de réussir, il va de soi qu’on doublerait ses chances en couvrant la marchandise d’un de ces noms de cantatrice qui font des miracles et changent en or pur le plomb le plus vil. Sans prendre la peine de discuter ces bruits au fond desquels il n’y a peut-être rien de vrai, du moins est-il permis de déplorer à leur sujet cette manie dont les musiciens d’aujourd’hui sont travaillés et qui consiste à ne savoir jamais se contenter des artistes qu’un théâtre met à leur disposition. Qu’un Meyerbeer ait eu trop souvent de ces caprices, on le regrette ; mais ce n’est pas une raison pour qu’un tel abus se produise sur tous les degrés de l’échelle. D’ailleurs est-ce qu’au temps des Nourrit, des Levasseur et des Falcon, Meyerbeer réclamait des étoiles? Avec qui furent montés les Huguenots, sinon avec les chanteurs ordinaires? Le mal aujourd’hui vient des directeurs qui ne savent pas se montrer intraitables, peut-être parce qu’ils ne se sentent point, eux, sans reproche. Ayez donc une troupe solide, homogène, et moquez-vous du reste. Renforcé de deux ou trois sujets, l’ensemble de l’Opéra pourrait devenir excellent; pour le moment il y a des vides : M. Faure n’est pas remplacé, et dans Robert le Diable l’absence d’un Bertram, d’un Levasseur, se fait trop remarquer. Mais du côté des femmes, Mlle Krauss conduit haut la main le répertoire; elle s’impose, marche en tête, et les autres n’ont qu’à la suivre. Je ne sache pas qu’avant de donner à l’Opéra son Roi de Lahore, qu’on répète à cette heure, M. Massenet ait demandé d’avoir pour ténor M. Nicolini et la Patti pour soprano. C’est tout simplement Mlle de Reszké, une pensionnaire de la maison, qui chante le rôle comme elle chantait hier la Juive et comme elle chantera demain Valentine. Pourquoi dès lors les autres bouderaient-ils à cet ordinaire, pourquoi ce dont le répertoire et les jeunes se contentent ne suffirait-il pas aux vétérans?

La reprise de Robert le Diable aura presque subvenu seule cet hiver à l’étonnante fortune de l’Opéra. Ainsi, se trouve reconstitué dans la nouvelle salle à peu près tout le répertoire. Il n’y manque plus maintenant que l’Africaine et la Muette, décidément reléguée à l’écart comme ayant trop servi aux fanfaronnes démonstrations de 1870. On se souvient du piteux état de délabrement où le chef-d’œuvre de Meyerbeer avait fini par tomber rue Le Peletier; les décors, effacés, râpés, élimés, suaient la misère ; les costumes fripés montraient la tache d’huile, et l’exécution était à l’avenant : chœurs, orchestre, chanteurs battaient la campagne, chacun tirant de son côté, et quels mouvemens! un éternel ralentando avec des soubresauts spasmodiques de dormeur éveillé. Ce que vous perceviez n’avait plus de sens, ces notes, voletant, tourbillonnant dans le vide à vos oreilles, ne vous semblaient plus que les molécules désagrégées de la partition, et le public, toujours facile et corvéable à merci, ne manifestait point d’impatience, répondant à ceux qui se plaignaient trop fort : « Cela pourrait aller plus mal, et d’ailleurs, puisque tout change en ce bas monde, peut-être bien que cela aussi changera. » Il n’aura fallu rien moins que l’incendie pour amener la fin d’un pareil état de choses, et c’est en ce sens que les pires catastrophes ont parfois du bon. Robert le Diable revit aujourd’hui d’une vie nouvelle; vous ne le reconnaîtriez pas : la musique profite à son tour des splendeurs de cette mise en scène. Étouffée jadis sous la poussière et les décombres, elle emprunte aux circonstances une sorte de merveilleux rajeunissement. Les passages démodés se perdent dans le mouvement, et l’éclat de la fête et les beautés du troisième acte et du cinquième gagnent à la magnificence du spectacle. Du côté de l’exécution comme pour le matériel, tout est reconstitué; l’émulation va de l’un à l’autre, c’est à qui ne commettra pas de faute, et Gabrielle Krauss fait une Alice rayonnante d’inspiration. — A quelques jours de distance, j’ai revu le Prophète, également remis à la scène avec pompe, et je m’y suis fort ennuyé. Cette partition éclate de beautés, l’acte de la cathédrale est peut-être la page la plus splendide que Meyerbeer ait écrite; mais ces beautés sont plus musicales que dramatiques, elles sont d’ordre spécifique, comme dirait un Allemand. Si l’on excepte cette grande figure de la mère égarée dans une cohue d’imbéciles et de sacripans, ce drame-là n’a rien d’humain. C’est du spectacle pour le spectacle, et souvent aussi de la musique pour la musique. Mérimée a cent fois raison; au théâtre, il n’y a que l’anecdote qui compte. La Saint-Barthélémy même ne suffirait point pour nous intéresser si les personnages qui se détachent sur le fond du tableau, — Valentine, Raoul, Saint-Bris, Nevers, Marcel, la reine Marguerite, — ne vivaient d’une vie personnelle, idéale à la fois et réelle, intense et typique. Mais qui voulez-vous qui s’intéresse à ces querelles de burgraves et d’anabaptistes? Ce Jean de Leyde, à qui trois corbeaux de passage viennent souffler aux oreilles qu’il est le fils de Dieu, n’est qu’un niais dont la momerie vous assomme et dont le ridicule contrarie à chaque instant le caractère imposant et superbe des situations. Entre ce héros burlesque et tout ce solennel symphonique, il n’y a pas de proportion, c’est trop de cérémonial pour un pareil sire. La seule figure sympathique reste donc Fidès; comme ces Pieta de Michel-Ange, qui pourraient servir de caryatides à l’entablement d’un édifice, la mère de Jean de Leyde porte tout l’opéra sur ses épaules. Au temps de Pauline Viardot, c’était ainsi. Je ne crois pas que Meyerbeer ait jamais pris mesure plus exacte, plus savante, d’une cantatrice; tout ce que cette organisation géniale avait de particulier, d’exceptionnel, fut merveilleusement utilisé; quant aux résultats obtenus, demandez-en le souvenir à ceux qui assistèrent aux premières représentations du Prophète, et n’ont pu oublier ni le relief sculptural imprimé à l’ensemble du rôle, ni l’expression partout juste et sincère du sentiment musical. Le malheur veut que la plupart du temps ces rôles disparaissent avec la grande artiste sur le patron de laquelle ils furent créés, et comme ils sont le ressort ouvrier de l’exécution, eux partis, tout se détraque. On ne badine point avec le sublime: ôtez à Fidès son caractère épique, ramenez le type à des proportions vulgaires, et vous avez une bonne femme qui loue des chaises dans une église. La Fidès du moment ne vaut ni plus ni moins que ses devancières; telle était Mme Gueymard, telle est Mlle Bloch, point d’art, de chaleur, d’émotion : une leçon apprise et répétée sans conviction, la routine du théâtre pure et simple. Depuis environ dix ans qu’elle est à l’Opéra, Mlle Bloch n’a jamais progressé. Elle y reste, les contraltos sont rares : sint ut sunt.

Il s’en rencontre pourtant, et le Théâtre-Lyrique en possède un. Le succès de Mme Engalli dans Paul et Virginie ne nous aveugle pas sur ses défauts; là encore il y a une voix, disons mieux, un tissu vocal qui, le travail aidant, pourrait arriver à quelque chose. Les sons graves ont de la force, mais sans ampleur, et déjà commencent à s’érailler par la violence de l’émission; le médium est faible, l’attaque de la note incertaine, l’accent manque. On s’imagine que le grand secret d’imprimer de l’accent à la phrase consiste à pousser vigoureusement la voix en dehors. Cela s’appelle faire la grosse voix et n’a rien de commun avec l’accent, qui, loin d’exiger tant d’efforts, trouve moyen de marquer sa trace dans les pianissimo les plus estompés, les plus nuageux. La voix de Mme Engalli pèche aussi par le timbre, défaut bien regrettable chez un contralto; mais le timbre c’est le don, c’est le charme. On peut être un très grand chanteur et n’avoir qu’une voix d’un timbre ordinaire. Tamberlick n’avait pas ce don et compte cependant parmi les illustres; d’autre part, Masini, qui n’est point un Tamberlick, trouve dans son timbre un moyen de souveraine séduction. Tout ceci n’empêche pas Mme Engalli de chanter délicieusement sa chanson de Paul et Virginie. Même détachée de la partition et de son milieu pittoresque, cette charmante mélodie conserve sa fraîcheur poétique. Je l’entendais l’autre soir succéder à des strophes de Victor Hugo et de Musset; rien de plus harmonieux que ce motif imprégné des parfums de la savane flottant ainsi et gazouillant dans une atmosphère encore toute vibrante du rhythme des beaux vers : chanson d’oiseau dans une nuit de mai. Qu’un ministre de l’instruction publique et des beaux-arts, homme de goût et c4’esprit, ait chez lui la Comédie et l’Opéra, on ne saurait s’en étonner; mais dans ces sortes de réunions, il n’y a pas seulement ceux qui écoutent, il y a aussi ceux qui viennent pour rendre hommage au maître et à la maîtresse de la maison, et c’est de ce côté qu’il faut maintenant regarder au ministère de l’instruction publique, terrain de conciliation où tous les partis se rencontrent.


F. DE LAGENEVAIS.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mai 1867, l’étude intitulée Shakspeare et ses musiciens.