Revue musicale - 14 avril 1892
Locus régit actum : autrement dit, c’est à Bayreuth qu’il faut entendre le premier acte de Parsifal. Il faut voir le Monsalvat, comme le Parthénon, sur sa colline sainte ; là-bas seulement plane la colombe et le Graal s’empourpre du sang de Jésus. Au Conservatoire, le miracle ne s’est pas renouvelé. Les voix ont eu beau chanter : mangez, ceci est mon corps ; buvez, ceci est mon sang, la transsubstantiation ne s’est point accomplie, et nous n’avons pas retrouvé notre extase de pèlerin.
Pourquoi ? Parce que cette musique a besoin d’autre chose que d’elle-même : de pantomime et de figuration, parce que la beauté de cet art n’est pas seulement en lui, mais autour de lui. Vous qui n’avez pas été à Bayreuth, interrogez ceux qui en reviennent. Lisez notamment un volume que publiait hier un amateur éclairé, que dis-je, enflammé[1]. Vous y trouverez la part judicieusement faite aux causes extérieures et secondaires, ne fût-ce qu’au seul aspect du temple où les chevaliers du Graal célèbrent leurs mystères. « Jamais, observe l’auteur, avec un sens très délicat de la scène qu’il étudie, jamais je n’ai vu sur les planches une pareille architecture. Le décor est ici à la hauteur du rêve ; la vision du maître est égalée. On se sent dans le tabernacle où s’adore l’Immuable. Tout respire la tradition ; c’est l’image de l’absolu. Une puissante unité règne dans l’édifice ; la figure circulaire s’y manifeste partout ; elle en est le leilmotiv ; chaque ligne lui obéit. Les colonnades s’y conforment ; les tables saintes aussi ; le dôme et le pied des murailles suivent le même mouvement. Ces courbes harmonieuses ont pour axe une verticale qui passe par l’autel et le centre de la coupole, dont la hauteur semble se perdre dans le domaine de l’azur. Là-bas, de chaque côté, dans les lointains de l’abside, une ouverture donne accès sur des lieux fermés au regard. On dirait la porte inquiétante qui s’ouvre dans les monastères sur la blanche longueur des couloirs où les profanes n’entrent pas et par laquelle les religieux arrivent à l’église, lorsqu’ils interrompent l’extase de leur oraison solitaire pour venir prier ensemble à l’heure du rendez-vous. »
Le fait est que cette coupole, ces pleins cintres, ces courbes du décor et du double cortège, tout cela répond par je ne sais quel secret accord aux courbes des mélodies, aux sonneries moelleuses et pour ainsi dire arrondies des cloches. Ce n’est pas tout : la musique est parfois ici d’une telle envergure, qu’il lui faut de l’espace en largeur pour se déployer ; en hauteur, pour prendre son vol. Enfin la disposition des voix par étages peut seule donner l’illusion d’un édifice qui vit et qui vibre tout entier, où, depuis le pavé jusqu’aux frises, il n’est pas un arceau, pas une colonne, pas un bloc de pierre qui ne chante et ne prie.
Wagner, pour nous émouvoir, a compté encore sur d’autres artifices, ou, si on veut, d’autres prestiges : sur l’obscurité de la salle, qui ajoute au mystère et au mysticisme du tableau ; sur la correspondance étroite entre la musique et les mouvemens, les gestes et la physionomie des acteurs, sur la majesté de la procession religieuse et guerrière, sur le manteau rouge des chevaliers ; que sais-je ? sur l’angélique visage et la démarche modeste d’un enfant qui porte le calice, sur le sanglant éclat du cristal miraculeux. Pourrons-nous sentir la mâle douceur de cette marche, si nous ne faisons que l’entendre, et deviner pourquoi l’orchestre a crié de douleur, si nous ne voyons Amfortas, pâle et gisant sur une litière, porter à sa poitrine toujours saignante ses mains désormais indignes de consacrer le corps du Sauveur ?
Supprimer le spectacle matériel, c’est nous retirer toute la vision poétique et philosophique du sujet. Il est si vaste et si complexe, que la représentation sonore ne suffit pas à le rendre en son entier. Le répertoire lyrique, avant Parsifal, comptait déjà plus d’un grand tableau religieux : la crypte de la Flûte enchantée, les funérailles d’Eurydice, la Pâque de la Juive surtout, ou la liturgie orientale de l’Africaine. Pourquoi toutes ces admirables cérémonies pourraient-elles, sans trop de dommage, passer de la réalité du théâtre à l’abstraction du concert ? Parce que l’idée en est plus simple que celle de Parsifal et dès lors plus facilement évocable par la seule musique. Qu’est-ce que la douleur d’Orphée, par exemple ? Une douleur purement naturelle et humaine, éclatant parmi les rites funèbres sur le sépulcre où dorment ses amours. Mais au milieu de ses frères, Amfortas endure un plus étrange martyre. Prêtre et roi, infidèle gardien du sang du Christ et de la lance qui, jadis, ouvrit le flanc divin, il a péché dans sa chair, et sa chair est punie ; de plus, il s’est laissé ravir l’arme sacrée ; son ennemi l’en a blessé et la blessure saigne, à flots plus pressés et plus brûlans chaque fois que le malheureux prince voit resplendir le calice auguste. À ce ministère qui le torture il doit pourtant se prêter ; ses compagnons l’y contraignent et réclament la vue, pour eux bienfaisante, du ciboire rayonnant. On le découvre donc. Alors, entre la souffrance de l’homme et la divine souffrance, dont ces gouttes lumineuses perpétuent la mémoire, s’établit une communion douloureuse et tendre. Ne cherchez ni chez Gluck, ni chez Halévy d’aussi poignantes délices : une psychologie, que dis-je ? une théodicée aussi mystérieuse était étrangère à la foi d’Hellas comme à celle de Juda. Sans compter que Parsifal possède un dernier élément de grandeur et de beauté morale tout chrétien et tout moderne, que, seule encore, la représentation peut mettre en lumière : la pitié. Nous ignorons, au concert, que devant cet homme qui souffre un autre homme est debout qui contemple et compatit. Durch Mitleid wissend. Il saura par la miséricorde, et par la miséricorde il sauvera. Imaginez le spectacle complet : les chevaliers assis à la table eucharistique ; le pécheur en proie au martyre expiatoire, et, caché dans l’ombre des colonnades, le rédempteur espéré et promis. Tant de douleur et tant d’amour, tout le christianisme est là. Mais, dira-t-on, et la musique elle-même ? Si douteux qu’en ait été l’effet l’autre jour, nous ne la renierons pas, après l’avoir jadis admirée de toute notre âme. Wagner jamais n’en écrivit de plus belle, de plus musicale surtout, dont le souffle soit plus pur et plus soutenu. À part le lamento d’Amfortas, terriblement chromatique, et qui se prolonge et s’étire indéfiniment, toute mélodie ici est déterminée et développée : les rythmes ont la carrure, la tonalité, la franchise, et les voix chantent comme trop rarement, hélas ! Wagner les fait chanter. « Prenez et mangez, ceci est mon corps ; prenez et buvez, ceci est mon sang. Faites ainsi en mémoire de moi. » Paroles augustes, les plus étonnantes qui jamais aient été prononcées sur la terre, que Wagner, seul, je crois, depuis Bach, osa mettre en musique. Qui l’oserait, maintenant, après lui ? Bach les avait notées avec respect, mais avec froideur aussi. Wagner les a reprises avec un ineffable amour. Murmurées par des bouches invisibles, deux fois elles passent sur le cénacle noyé d’ombre, comme un frisson de tendresse et de mélancolie. Ainsi dut frissonner Jésus, quand il nous fit, de lui-même, le legs mystérieux. À chaque verset des voix, l’orchestre répond et confirme le testament sublime. Les cloches sonnent au loin, très douces ; puis des cantiques d’enfans se répandent sous la coupole. Les uns flottent à mi-hauteur, les autres tout en haut ; ainsi des cercles d’harmonie et de prière se superposent de la terre au ciel…
Mais je le vois, et ceux qui furent au Conservatoire il y a quelques semaines le voient également sans doute, c’est de Bayreuth que je parle et que je me souviens. La tentative de la Société des concerts était louable, mais ne pouvait réussir. On a pu juger de Parsifal, l’autre dimanche, un peu comme un aveugle jugerait de l’harmonie de la nature, en écoutant, sans les voir, les ruisseaux, les cascades et les arbres où chante le vent. Si grand que soit dans Parsifal le musicien de Bayreuth, il n’est que le collaborateur, le serviteur peut-être de l’architecte, du peintre, et j’ajouterai : du poète et du croyant. Wagner a toujours prétendu fondre en une seule toutes nos sensations et toutes nos jouissances ; pour décider s’il y a ou non réussi, n’est-il pas équitable de lui donner sur nous-mêmes toute la prise qu’il demande ? Le théâtre seul peut nous livrer à sa merci entière. Maintenant qu’un tel art soit un art d’exception, je n’y contredis pas ; d’exception ou de miracle. Allez lui demander là-bas, dans le sanctuaire privilégié de ses grâces, les passagères délices de l’extase ; mais craignez, au retour, qu’il ne vous refuse le bienfait plus humble, mais plus durable de la foi !
À de telles vicissitudes d’impression, Mozart ne nous expose jamais. Qu’on joue les Noces de Figaro au théâtre ou au concert, avec paroles françaises, italiennes, ou sans paroles du tout, il n’importe ; de l’ensemble ou de chaque parcelle du chef-d’œuvre, la beauté se dégage invariable. Après toute la théologie et la littérature de Parsifal, il est temps peut-être, comme disait l’oracle à Socrate, de ne faire que de la musique. Laissons dormir en nous l’esprit de la science, l’esprit de l’angoisse et de la douleur, et chanter celui de la joie et de la lumière.
Dans les Noces de Figaro, ce qui nous a ravi l’autre soir (entre autres ravissemens), c’est de voir avec quelle grâce, quelle aisance, quelle impertinence adorable, le divin naturel de Mozart se rit de nos efforts, de nos intentions et prétentions, de nos théories et de nos systèmes. Oh ! le délicieux défi de l’art souriant à l’art morose, du génie qui se joue à celui qui se travaille. Raisonnons et légiférons ; décrétons que la musique sera ceci, cela, ou qu’elle ne sera plus. Donnons le pas à la parole sur le chant, à l’orchestre sur les voix ; enfermons les librettistes dans les légendes du Nord, les compositeurs dans le leitmotiv ; à la mélodie définie, substituons la mélodie infinie ; proscrivons les airs, les duos, les trios, les quatuors. Un beau soir, on reprend les Noces, et nous reconnaissons une fois de plus que la forme du passé vaut peut-être bien celle de l’avenir.
Il semble d’abord que nul sujet ne pouvait prêter aussi peu à un musicien que le Mariage de Figaro, comédie d’actualité, d’intrigue, comédie politique et sociale. Imaginez-vous le Fils de Giboyer en musique ? Mais le musicien qu’était Mozart n’avait pas besoin qu’on lui prêtât ; au contraire, il donnait de son propre fonds. Mozart a fait mieux que traduire le Mariage de Figaro ; il l’a transfiguré. Qu’en a-t-il négligé, retenu ? qu’y a-t-il ajouté ? Tel sera, comme on disait au grand siècle, le partage de notre discours.
Rien, naturellement, n’a passé dans la partition, de la satire et du pamphlet, de cet esprit hardi et frondeur qui fait souvent de la comédie de Beaumarchais un manifeste et de Figaro un tribun. « Il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint… Vous vous êtes donné la peine de naître… Si le ciel l’eût voulu, je serais fils d’un prince. » Voilà des mots qui ne sauraient se chanter, et quant au célèbre monologue, dont la suppression découronnerait, que dis-je ? décapiterait la comédie, il ne pouvait figurer dans l’opéra. La musique ne fait pas de politique et ne prépare pas les révolutions. Sa mission est toute d’harmonie et non de discorde ; elle ne se plaît qu’à la joie innocente ; l’ironie et le rire méchant lui font peur.
Mais en dehors de l’allusion et du sarcasme politique ou social, on retrouve dans l’opéra tout l’esprit de la comédie, la gaîté, le mouvement, la verve et la vie dont elle étincelle. « De ces soleils tournans, comme disait Beaumarchais, qui brûlent en jaillissant les manchettes de tout le monde, » Mozart n’a pas éteint une seule fusée. De l’intrigue, par exemple, est-ce que la musique n’a pas rendu, peut-être plus brillamment encore que la prose, et les combinaisons et la folie ? Quelle merveille, à cet égard, que le finale du second acte ! Comme l’action musicale y coopère à l’autre action et la précipite ! Comme elle en embrouille encore l’imbroglio ! Comme elle marque nettement d’abord et les personnages et les péripéties, pour les fondre tous à la fin et nous les présenter ensemble ! Ce finale ne contient pas moins de sept épisodes musicaux, sept formes sonores et mouvantes, vivantes même, et d’une vie personnelle, essentiellement musicale, que la suppression des paroles amoindrirait sans doute, mais n’anéantirait pas.
Égal à Beaumarchais dans la conduite de l’intrigue, dans l’observation des caractères, Mozart le dépasse quelquefois. Figaro qui chante a moins de mordant, mais peut-être encore plus de brio que Figaro qui parle. Sur le beau visage de la comtesse, au lieu du trouble un peu sensuel que Beaumarchais y a répandu, Mozart nous montre la noblesse et la mélancolie. Et Suzanne, « la charmante fille, toujours riante, verdissante, pleine de gaîté, d’esprit, d’amour et de délices… » chez Mozart comme chez Beaumarchais, la voilà bien. Mais chez Mozart, au dernier moment, elle est quelque chose de plus. Rappelez-vous l’air des marronniers. De ces lèvres rieuses, de ce gosier de fauvette, jamais n’était sorti encore un chant aussi grave, aussi mystérieux. S’agit-il seulement d’attirer et de duper le comte ? N’y a-t-il ici que malice et supercherie ? Alors, pourquoi ce récitatif solennel, je dirais presque auguste, pourquoi cette largeur inaccoutumée et dans certaine modulation mineure autant de trouble et d’émoi ? Ah ! moqueuse Suzon, vous ne vous moquez plus. Sous les grands arbres qui balancent leurs grappes embaumées, vous voici sérieuse et vaguement alanguie. Cette joie, cette belle joie, gioia bella, comme dit le texte italien, vous l’appelez d’une voix qu’on ne vous connaissait pas. Êtes-vous Suzanne ? Êtes-vous la comtesse ? Dans l’ombre, on n’en sait plus rien. Qu’importe ? Vous êtes ce que vous n’aviez jamais été encore. Ce n’est plus votre esprit, c’est votre âme qui chante : une âme de femme, inquiète du mystère de l’amour dans le mystère de la nuit.
De Chérubin enfin, que ne dirait-on pas si tout n’avait été dit, si chacun ne savait depuis longtemps quel rayon d’idéal a gardé le front de cet enfant, depuis que Mozart l’a touché. Le charmant polisson de Beaumarchais est devenu l’adolescent divin, le frère curieux et rêveur de l’antique Psyché. Voi che sapete… Vous qui savez quelle chose est l’amour… On ne l’a peut-être jamais su tout au juste ; mais personne n’a été plus près de le savoir et de le dire, que Mozart en cette exquise chanson. Pour être beaucoup, oh ! oui, beaucoup plus simple que celle de Wagner, on voit donc que la psychologie de Mozart n’en est pas moins fine. Où trouverait-on du désir, par exemple, une expression aussi juste, aussi nuancée et subtile que dans les deux airs de Chérubin, dans l’effervescence du premier, dans la timidité du second ? Tous les leitmotive du monde n’y ajouteraient rien. Et cela, sans convention, sans effort, sans le secours de ces motifs-étiquettes, qu’on accroche au cou des personnages : « C’est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau. » Trois notes pour la compassion de Brunehild ; pour la douleur d’Amfortas, une succession chromatique. Pour Chérubin, au contraire, pour Figaro, pour Suzanne, des mélodies, des mélodies encore, toujours diverses, toujours nouvelles, et pourtant c’est toujours Suzanne et toujours Chérubin et toujours Figaro.
Enfin, et par là surtout il reste unique, Mozart est le créateur le plus fécond des plus belles formes sonores qui jamais aient enchanté les oreilles. Si dans le second tableau de Parsifal nous admirons même la musique, dans les Noces de Figaro c’est la musique surtout qu’il faut admirer. Toute la différence, toute l’opposition est là. La musique de Mozart est belle en elle-même et par elle seule, d’une beauté spécifique et absolue, belle comme le profil d’une statue, le fronton d’un temple, la courbe d’une colonne ou la ligne d’un coteau. La musique de Wagner est un moyen ; celle de Mozart, une fin, sa propre fin, et vous savez que selon Kant,.. je m’arrête : j’allais retomber dans la philosophie.
C’est pour Mlle Isaac qu’on a repris les Noces de Figaro. Elle est digne de cet honneur et de ce rôle de Suzanne, qu’elle chante aujourd’hui avec plus de science et de conscience que jamais. La voix n’a rien perdu ; le style a peut-être gagné encore en délicatesse et surtout en ampleur. Mlle Isaac n’exprimait pas naguère avec cette largeur et cette puissance tout ce que l’air des marronniers contient de vague émotion et de sérénité profonde. Je veux seulement reprocher à la cantatrice quelques « vains ornemens » dans le duo avec le comte. J’en reprocherais bien d’autres à Mmes Landouzy et Simonnet. Toutes deux gâtent par d’affreuses petites fioritures le ravissant duo que Mozart, soit dit en passant, a écrit pour Suzanne et la comtesse et que chantent, je n’ai jamais su pourquoi, la comtesse et Chérubin.
- ↑ Un Pèlerinage à Bayreuth, par M. E. de Saint-Auban ; A. Savine.