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Revue musicale - 14 avril 1905

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Revue musicale - 14 avril 1905
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 911-922).
REVUE MUSICALE


THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : L’Enfant-Roi, comédie lyrique en cinq actes ; paroles d’Emile Zola, musique de M. Alfred Bruneau. — CONCERTS DE LA Société Philharmonique de Paris : Les quatuors de Beethoven et M. Joseph Joachim.


Des personnes peu familières avec le génie ou l’idéal d’Emile Zola ont seules pu croire, sur la foi du titre annoncé, que « l’Enfant-Roi » serait le petit Jésus ou le petit Louis XVII. Le dernier et posthume rejeton de l’auteur des Rougon-Macquart, c’est l’enfant en général et pour ainsi dire en soi ; l’Enfant, roi de la famille et de la maison. Il manque seul, cet enfant, au bonheur conjugal de François et de Madeleine Delagrange (successeurs des Labaume), un ménage de braves gens qui s’aiment passionnément — et vainement — depuis une quinzaine d’années. Soudain fondent sur eux les pires infortunes. Un billet anonyme dénonce à François la trahison de sa chère Madeleine. Il la suit et la surprend en effet ; mais ce n’est point un amant qu’elle avait : c’est un fils, né jadis, avant son mariage, de moins honnêtes et plus fécondes amours.

Alors, entre l’enfant et l’époux, l’époux désespéré somme l’épouse de choisir. L’enfant triomphe le premier et garde sa mère. Mais l’autre amour reprend bientôt l’avantage et ramène la femme au foyer. L’action est faite de ces vicissitudes et le dénouement consiste dans le pardon magnanime, enthousiaste même du mari, dans l’adoption, bien plus, dans l’apothéose de l’enfant, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, pourvu qu’il vienne enfin. « Il n’y a pas d’enfant de hasard, s’écrie le généreux époux. L’enfant n’est pas l’accident, il est tout, le fruit, la vie elle-même. » Et l’on sait bien que le fait de sa bâtardise n’est pas seulement ici l’élément ou la condition nécessaire du drame ; il fortifie l’idée, ou le thème, ou la thèse. L’enfant, même naturel, peut-être surtout naturel, est vainqueur, il est roi, et l’illégitimité de sa naissance ajoute encore à l’éclat de sa victoire et de sa royauté.

Ce drame de famille se passe entre un pâtissier-boulanger et sa femme, dans la boutique, l’arrière-boutique et le sous-sol ou le fournil de la pâtisserie-boulangerie. On n’aperçoit pas très bien la relation nécessaire entre le sujet de la pièce et la condition des personnages. Le monde, ou le « milieu, » ne s’imposait peut-être pas. Mais à la réflexion, d’autres rapports se découvrent. Depuis Favart, qui faisait des échaudés, il y a quelque chose de commun entre la musique et les gâteaux. La relation n’a point échappé naguère à deux devanciers de Zola et de M. Alfred Bruneau. Sur ce même théâtre de l’Opéra-Comique, auquel Favart avait d’abord donné son nom, un librettiste et un musicien qu’on ose à peine citer encore, Scribe et Meyerbeer, ont fait chanter par un des héros, pâtissier aussi, de l’Étoile du Nord :


Achetez, achetez ! qui veut des tartelettes ?
Voyez comme elles sont friandes et bien faites !
Des macarons nouveaux
Et de jolis gâteaux !
Des nougats croustillans,
Des échaudés brûlans
Voyez comme ils sont beaux,
Surtout comme ils sont chauds !

Voilà pour le côté professionnel. Et le caractère sentimental du personnage s’exprimait en ces termes :

Amoureux vulgaires,
Vos feux ordinaires
Ne s’allument guères
Que pour quelques jours.
Pâtissier modèle,
Ma flamme éternelle
Et se renouvelle
Et dure toujours.


C’est un peu la paraphrase du vers de Pyrrhus :


Brûlé de plus de feux que je n’en allumai.


Surtout c’est comme un avant-goût, oh ! très léger, d’un mélange qu’on retrouve — terriblement épaissi — dans l’Enfant-Roi, de la passion avec la pâtisserie, et du symbolisme le plus saugrenu avec un soi-disant réalisme, dont la platitude n’a d’égale que la fausseté.

Sous prétexte de vérité, c’est en effet le comble de la convention et de l’artifice, que de prétendre imposer une expression musicale à des choses et à des paroles dont la nature est incompatible avec la nature de la musique elle-même. La grande erreur de M. Bruneau consiste à croire qu’il n’existe ni de ces paroles, ni de ces choses-là. Et alors qu’est-ce qu’il nous chante ! Ou plutôt que ne nous chante-t-il pas ! « Les brioches, monsieur, elles sont finies. Voici des madeleines… Ce saint-honoré, deux francs… Madame, vous désirez ?… Tiens, Charles, ce baba, et toi, Thérèse, cet éclair. »

Avec le même soin que les détails de la vente, la musique note ceux de la comptabilité. L’inventaire, la caisse et le livre de commandes sont matière à récitatif « obligé, » et les époux Delagrange ne nous entretiennent guère sur un mode moins lyrique de leur comptoir que de leur alcôve, de leurs affaires de commerce que de leurs affaires de cœur. Au fond, c’est le principe de l’opérette. Une formule célèbre : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante, » l’avait défini d’avance. Offenbach en a tiré des effets mémorables, soit qu’il ait mis sur les lèvres d’Hélène, fille de Jupiter, cette invitation à Paris : Nous dînons à sept heures ; nous nous mettons à table vers sept heures ; soit qu’en un chœur — charmant — de la Vie parisienne, il ait exprimé la crainte de ne pas trouver de voiture en sortant de la gare Saint-Lazare. L’idée a du bon ; elle est en quelque sorte la base même du genre bouffe et de la caricature ou de la parodie musicale. Le tort de M. Bruneau, quand il la prend ou la reprend pour son compte, c’est de la prendre au sérieux.

Le réalisme de l’Enfant-Roi se montre encore sous d’autres aspects. Auprès, ou plutôt au-dessous de François et de Madeleine, pour servir d’antithèse et de repoussoir à leur ménage sympathique, le mitron et la vendeuse, Auguste et Pauline, forment un couple odieux. Ils échangent des propos de boulevard extérieur et par eux, dans ce complet ouvrage, on voit s’ajouter à la banalité générale un soupçon de bassesse et presque d’ignominie.

Le symbolisme enfin ne pouvait manquer en, cette affaire, et le voici. Peut-être avez-vous oublié Messidor, des mêmes auteurs. Eh bien ! l’Enfant-Roi n’est que la suite et comme l’épanouissement de Messidor. L’un était l’opéra du blé ; l’autre l’est du pain. Car la pâtisserie dans l’Enfant-Roi ne représente que l’agrément extérieur du sujet ; la boulangerie en fait le fond et la force. « L’étrange monde, » écrivait un jour M. Jules Lemaître du monde créé par Emile Zola, « où les concierges parlent comme des poètes et tous les autres comme des concierges. » Il ne savait pas encore comment y parlent les boulangers. Celui de l’Enfant-Roi s’exprime non seulement en poète, mais en penseur, en prophète parfois. Paris fait le constant objet de sa méditation, quand ce n’est pas de son extase ou de son délire. Sur le point de fermer sa boutique, après la sortie des théâtres, lorsque ses derniers cliens se sont retirés, M. Delagrange évêque la vision de « Paris qui se couche, las de sa journée de travail, fiévreux de sa soirée de plaisir et d’amour… Les fenêtres bientôt vont s’éteindre une à une, lorsque Paris aura soupe et soufflera toutes les bougies de toutes ses alcôves. » Encore plus que le Paris qui dort et le Paris qui aime, le Paris qui mange a naturellement le don de jeter ce boulanger en des vaticinations lyriques, en d’apocalytiques transports. « Du pain, du pain, » s’écrie-t-il, excitant ses mitrons au travail, « il faut toujours du pain au géant dévorateur. Et il n’y a jamais trop de blé, trop de farine ; c’est par panerées, par charretées qu’on jette le pain à l’insatiable faim de Paris… Va, pauvre homme… que le deuil frappe… Il te faudra commander, surveiller, travailler la nuit pour la faim du monstre… Il faut du pain, du pain, du pain pour Paris qui dévore et enfante. »

Observez l’alliance de ces deux mots, de ces deux idées, et comme le rapport entre l’alimentation et la natalité parisiennes rattache heureusement l’un à l’autre les deux principaux « motifs » de l’œuvre : le héros à son « milieu, » l’enfanta la boulangerie. Avouez aussi qu’un boulanger qui dit des choses pareilles, et surtout qui les chante, dépasse et déborde étrangement son personnage. Il est beaucoup moins qu’il ne représente et ne signifie. Tout l’esprit, toute l’âme de la panification a passé dans sa voix. Ainsi le réalisme peut bien occuper en quelque sorte les parties moyennes de cette « comédie lyrique ; » le symbolisme en éclaire, en échauffe les profondeurs. L’acte du fournil est à cet égard le plus caractéristique de tous. Le four, voilà le véritable symbole de l’Enfant-Roi.

Mais la musique ? demanderez-vous enfin. Mon Dieu, la musique, il n’y en a qu’un mot à dire : elle est mauvaise. Elle ne l’est peut-être pas comme le fut trop souvent jusqu’ici la musique de M. Bruneau : par la violence et la laideur agressive ; elle le serait plutôt par l’insignifiance et la pauvreté. Ce qui manque le plus à l’Enfant-Roi, ce n’est pas la poésie — et pourtant ! — c’est encore la musique. D’un sujet réaliste également et qui choquait à plus d’une reprise par la trivialité des personnages et des propos qu’ils tenaient, le musicien de Louise avait su dégager une beauté, je dirais même un idéal nouveau. Le soir dans un logis d’ouvriers, au pied de Montmartre un matin d’avril, dans un atelier de couturières, l’âme de Paris et du Paris moderne, de notre Paris familier et quotidien ; l’âme de ses enfans les plus humbles et même les plus misérables : ouvrières, marchands d’habits ou des quatre saisons ; l’âme de ses rues et de ses faubourgs, de ses paysages, de son ciel et de son printemps, cette âme puissante et fine, mère et sœur de la nôtre, pour la première fois avait passé dans les sons.

Mais c’était le musicien de Louise. De l’auteur de l’Enfant-Roi, l’on finit vraiment par se demander s’il est musicien. Telle scène du livret même qu’il a choisi, pouvait malgré tout servir à la musique ou la servir, et justement la faire telle que M. Bruneau sans doute la comprend, l’imagine, la souhaite et l’aime, telle aussi qu’il paraît décidément impuissant à la réaliser. De la vie contemporaine et même populaire, il ne faut pas croire que tout se refuse à la musique ou lui répugne. Elle n’est point si renchérie, et ce n’est pas sa faute, mais celle du musicien qu’est M. Bruneau, ou plutôt qu’il n’est pas, si le second et le troisième tableau de l’Enfant-Roi, le jardin des Tuileries et le marché aux fleurs de la Madeleine, manquent à ce point de vérité et de poésie. Ils pouvaient être délicieux, pleins de mouvement et de couleur ; joyeux, l’un de toute la joie de l’enfance, l’autre de toute celle de l’été. Ils pouvaient être ainsi, mais par la musique, et la musique leur a manqué. A quoi se réduit-elle, dans le décor verdoyant et fleuri ? A l’aigre et maigre appel des marchandes : « Des roses, des œillets, voici des roses ! » Et ces mots, ou ces cris, ne se développent et ne se transforment pas ; ni sur le théâtre parmi la foule, ni à l’orchestre dans la symphonie, ils n’éveillent le concert qui devrait naître d’eux et leur répondre ; ils ne créent pas une atmosphère, ils n’embaument ni ne rayonnent ; sèchement notés, peut-être avec une exactitude matérielle, ils ne s’élèvent pas à la musicalité véritable, ils n’entrent pas dans l’ordre de la vérité supérieure et de l’idéale beauté.

La scène des Tuileries est plus indigente encore. Tandis qu’au premier plan, dans une boutique de jouets, le drame conjugal et maternel se développe, au fond du théâtre petits garçons et petites filles dansent et chantent la ronde : « Nous n’irons plus au bois. » Et ce thème, sous les doigts agiles de M. Charpentier, n’eût pas manqué de devenir une chose, mille choses charmantes, une symphonie aux rythmes change ans, aux chatoyantes harmonies, le poème sonore des jeux et des rires de l’enfance. M. Bruneau n’en a rien su tirer. Il a pris le motif, puis l’a repris et repris encore, pour le laisser enfin tel qu’il l’avait trouvé. Une ou deux fois seulement, il a tenté non pas de le développer, mais de le garnir un peu, et la garniture a paru misérable.

Que si, laissant les accessoires et les dehors, nous allons jusqu’au centre, au fond même de l’ouvrage, nous n’y trouverons guère plus de musique. Aussi peu que les choses, les êtres vivent ici par le son. Ils chantent sans art et sans âme, sans que jamais ou presque jamais une phrase originale, expressive, s’échappe de leurs lèvres. Le quatuor final qui les rassemble est un modèle de cacophonie. Les personnages avec cela ne parlent pas mieux qu’ils ne chantent, et leur récitatif, leur déclamation est sans justesse comme leur mélodie est sans beauté. Aussi bien, quel accent, quel rythme, quelle métrique un Gluck lui-même aurait-il pu donner à ce discours : « Ma chère femme, ma brave femme, c’est cela qui est bon de ne se rien cacher, de ne vivre que l’un pour l’autre au milieu des préoccupations du ménage ? » Si le mot de Buffon était vrai, si le style c’était l’homme, quel eût donc été l’homme de ce style-là !

Littéraire et musical, les deux styles de l’ouvrage se ressemblent. Et du style musical tous les élémens spécifiques se valent et se correspondent. Ils sont, — l’expression est peut-être ici permise, — de la même farine. On pourrait dire de l’orchestre et de l’harmonie, des accords et des timbres, ce que nous disions du récitatif et du chant et le résumer en une formule brève. C’est un métier, — bien que ce soit encore autre chose et peut-être davantage, — de faire un opéra comme de faire un livre, et l’Enfant-Roi permet d’affirmer une fois de plus que peu de musiciens savent ce métier-là moins bien que M. Alfred Bruneau.


La Société Philharmonique de Paris a clos une saison musicale qui fut toujours intéressante, par une semaine, qui parut brève, d’admirables et vraiment sublimes concerts.

J’aime les soirs sereins et beaux, j’aime les soirs.

Tels ont été ceux que le grand Joachim, touchant lui-même au soir de sa journée, est venu consacrer, avec ses compagnons, à l’exécution intégrale, — excepté la terrible fugue, — des quatuors de Beethoven. On nous promet ailleurs, d’ici peu de jours, les neuf symphonies, dirigées par M. Félix Weingartner. Il ne reste plus qu’une close à souhaiter : c’est d’entendre les trente-deux sonates pour piano jouées par M. Edouard Risler, et que de tels hommages, de tels monumens sonores élevés parmi nous à Beethoven, nous rendent sévères pour le monument de pierre ou de bronze qu’il est question aussi de lui consacrer.

Vous vous rappelez le mot de Shakspeare dans Beaucoup de bruit pour rien : « N’est-il pas étrange que des boyaux de mouton puissent transporter ainsi les âmes hors des corps. » Nous venons de voir encore une fois, sans le comprendre, le miracle s’accomplir. Shakspeare savait bien quels instrumens sont les plus capables de l’opérer. Ses paroles consacrent le mystérieux avantage que possèdent, sur les instrumens que l’homme emplit de son souffle, ceux qu’il touche de ses doigts. Cette hiérarchie ne date pas d’hier, et nul n’ignore que l’antiquité n’accorda jamais à l’aulos l’éminente dignité de la lyre.

On s’en étonne d’abord, si primitifs et si pauvres nous paraissent avoir été, au point de vue de l’intensité des sons et surtout de leur suite ou de leur liaison, des instrumens dont le « plectre » ne savait que pincer les cordes, sans les presser ni les tenir. Tout le jeu, tout l’effet de la lyre, aussi bien que de la cithare sa sœur, ne consistait que dans un éternel pizzicato. C’était peu de chose assurément. Pourtant c’était quelque chose, et que le Beethoven des symphonies et des quatuors nous apprend à ne pas mépriser. La faiblesse même du pizzicato donne à la dernière reprise du scherzo de la symphonie en ut mineur la dernière expression de l’angoisse, de l’épouvante et comme de l’horreur sacrée. Dans un sentiment différent, ou plutôt contraire, le dixième quatuor (Op. 74, en mi bémol, premier morceau) doit encore à des pizzicati, mais rayonnans, mais célestes, avec le surnom, sous lequel il est populaire, de quatuor « des harpes, » sa plus lyrique et, comme a dit un Allemand qui le comprenait bien, sa « psalmistique » beauté[1].

De nos jours même, en dépit des merveilles que les « bois » ou les « cuivres » ont tant de fois accomplies, les cordes conservent leur antique privilège. Elles demeurent la base et le fond de l’orchestre. Elles lui sont indispensables. Il ne leur est pas nécessaire. Les chefs-d’œuvre du quatuor sont les témoins immortels de ce qu’elles peuvent sans lui. Elles ont tout dit pendant cette semaine où elles furent seules à parler.

Par le nombre des parties ou des voix, sinon par la forme ou le type, commun aux trois genres, le quatuor se place entre la sonate et la symphonie. Il participe ainsi du principe ou de l’idéal individuel et de celui de la foule. On peut dire que l’un et l’autre sinon se corrigent, du moins se tempèrent et s’accordent en lui. Il « hait le profane vulgaire et l’écarté. » Il ne cherche pas le peuple ; il ne va pas à lui, qui ne le comprendrait pas. Il n’est pourtant pas égoïste ni jaloux, puisqu’il se partage. Mais il fait peu de parts de lui-même. Pour auditeurs, comme pour interprètes, il veut quelques amis seulement. Nous appelons d’un beau nom, « musique de chambre, » celle dont il est le type supérieur. Elle en pourrait recevoir de plus nobles et presque saints, bien qu’aussi familiers. On parle beaucoup en ce moment de la dernière œuvre de M. Richard Strauss, la symphonie Domestique. On la dit plus complexe et plus touffue encore que les précédentes. Si riche et si vaste qu’elle puisse être, il est douteux qu’elle enferme en soi, comme un quatuor des maîtres, toute la poésie, tout l’idéal de la maison et du foyer.

Cet idéal intime est un sublime idéal, et je ne sais d’égal à tant de sobriété que tant de grandeur et de puissance. Quel exemple, ou quel reproche, que cette forme d’autrefois pour celles d’aujourd’hui et, pour nos profusions, que cette épargne ! Ici la matière n’est rien, tout est esprit. Quatre portées embrassent le monde entier des sons et, tout entier aussi, le monde de la pensée ou du sentiment, que l’autre exprime. Rien n’est au-dessous, rien n’est en dehors de ces quatre petites lignes, et ce n’est pas dans la colossale dramaturgie d’un Wagner même, c’est dans les quatuors d’un Beethoven qu’il y a le plus de musique, le plus de vie et le plus de beauté.

Les dix-sept quatuors de Beethoven (y compris la fugue) se développent sur un espace de vingt-sept ans : de l’année 1800 (Beethoven avait trente ans) à l’année 1827, qui fut celle de sa mort. Un intervalle de quatorze ans (1810-1824) sépare le onzième du douzième, où commence la série de ceux qu’on a coutume d’appeler avec un peu d’effroi les derniers. Nous avons donc en ceux-ci, — et c’est leur intérêt spécial, — les témoins et les confidens les plus nombreux des trois suprêmes années du maître. Aussi bien, si ce n’est mieux, que les sonates et les symphonies, les quatuors de Beethoven racontent sa gloire et sa misère, son génie et sa destinée. La forme générale avant tout, cette forme ou ce plan commun à la sonate, au quatuor, à la symphonie, s’y renouvelle et s’y métamorphose. Tandis que, par le nombre et la disposition des morceaux, les premiers quatuors diffèrent à peine de ceux de Haydn et de Mozart, les derniers passent en hardiesse, en profondeur, en obscurité quelquefois, tout ce qui, dans le même genre, a suivi. Plus nombreux et renonçant à l’ordre accoutumé, les morceaux, lents ou vifs, se mêlent, se remplacent et se pénètrent les uns les autres, variant sans trêve leurs proportions de mouvement et de durée. L’adagio s’étend ou se creuse. Le menuet s’était fait scherzo ; le scherzo lui-même se fait autre chose encore, quelque chose de plus grand et surtout de plus pathétique.

Sans parler ici de l’évolution harmonique, orchestrale aussi (car le quatuor de Beethoven est de plus en plus un orchestre), que devient, de quatuor en quatuor, la mélodie beethovenienne ! Ou plutôt que ne devient-elle pas ! Précise d’abord et comme concrète, parente elle aussi, fille ou sœur de celle de Haydn et de Mozart, on la voit par degrés essayer de rompre le cercle, ou mieux la carrure primitive devenue trop étroite pour la contenir ; elle y réussit à la longue et par l’infini de la forme il semble alors qu’elle égale l’infini de la conception.

L’adagio du douzième quatuor (Op. 127), écrit en 1824, offre un magnifique exemple de ce qu’on pourrait appeler la dilatation de la pensée beethovenienne. Il est aisé de retrouver ici le premier thème (également un adagio) du grand air de Léonore. Il est permis également de ne l’y point reconnaître. Quelque vingt ans écoulés (Fidelio date de 1805) ont à la fois respecté la mélodie en son être intime et transformé, transfiguré les apparences ou les modes de son être. Elle s’allonge, s’étale sur un rythme non seulement amplifié, mais assoupli, qui la soulève et la balance, — un peu comme le Benedictus de la Messe en , — sur de grandes houles en même temps puissantes et douces.

L’idée de Beethoven, à travers la série des quatuors, a plus d’une manière de se développer et de s’enrichir. Tantôt c’est en étendue qu’elle s’accroît par elle-même ou par de prodigieuses variations), et tantôt c’est en profondeur. Rappelez-vous l’adagio du quatuor Op. 59, no 2, religieux et mystique, inspiré, dit-on, à Beethoven errant dans la campagne de Vienne, par l’obscure clarté d’une nuit d’étoiles ; pensez à la « cavatine » du treizième quatuor, qui n’a d’italien que le nom. Souvenez-vous du remerciement austère, dans le mode lydien, offert à la Divinité par le maître guéri et reconnaissant. Songez enfin et surtout à cette morne introduction du quatorzième quatuor, dont Wagner a pu dire avec vérité que rien de plus douloureux ne s’était jamais exprimé par les sons. Évoquez le souvenir de tant de pages intimes, intenses aussi, et vous reconnaîtrez que la mélodie de Beethoven, sublime quand elle s’épanche, ne l’est pas moins lorsqu’elle se rassemble et se concentre.

Un autre signe encore, et nouveau, paraît en elle. De plus en plus elle se multiplie et devient partout présente. Wagner a fait, dans Opéra et Drame, une remarque très juste, et dont la seconde partie s’applique surtout à la dernière manière de Beethoven. Tandis que Mozart, observe-t-il, travaille en quelque sorte sur des mélodies entières, qu’il partage et qu’il rompt, Beethoven au contraire prend des fragmens épars, les plus menus, les plus indifférens en apparence, et, sous nos yeux, il en construit ses plus grandioses architectures. Tout est bon, tout suffit à la mélodie de Beethoven pour être mélodie. Il ne lui faut parfois qu’une seule note, et la première venue, incessamment répétée suivant un rythme persistant (scherzo du quatuor Op. 59, no 1). Que dis-je ! même en se taisant elle-chante encore, et dans les premières mesures du quatuor suivant (Op. 59, no 2), comme ailleurs dans une des trente-trois variations pour piano sur un thème de Diabelli, je sais des mesures ou des demi-mesures muettes et pourtant mélodiques, en un mot (qui est de Hans de Bulow), des « silences parlans. »

Enfin, tandis que, dans les premiers quatuors, la mélodie ne demandait encore aux autres parties que de l’accompagner, elle veut, dans les derniers, qu’avec elle et comme elle tout chante. Tout chante alors, et l’un quelconque des derniers quatuors de Beethoven pourrait se définir une quadruple mélodie, une polyphonie, serrée et libre, non pas de notes, mais de chants. Mélodie infinie, le mot, que vous attendiez et qui s’impose, ne date que de Wagner ; mais la chose, ou plutôt les choses qu’il signifie : l’accroissement dans tous les sens de la pensée musicale, l’entrée dans le concert mélodique et chantant de tous les élémens et de tous les facteurs, de la moindre parcelle et du dernier atome sonore, tout cela fut déjà le suprême effort de Beethoven et le dernier effet de son génie.

De son âme enfin, de son âme héroïque, la série des quatuors, aussi bien que celle des sonates, peut-être mieux que celle des symphonies, nous découvre le progrès et l’ascension constante. Les quatuors de Beethoven le conduisent et nous mènent avec lui par la nuit à la lumière, à la joie par la douleur, par le combat à la victoire. Son œuvre, ainsi que sa vie, n’a pas d’autre sens et d’autre but, elle ne suit pas d’autre chemin. Les tout premiers quatuors, sans être d’un enfant, comme les premiers vers d’un de nos grands poètes, sont d’un adolescent, et d’un adolescent heureux. Les musiciens d’Autriche ont nommé le second (Op. 18, no 2) le quatuor « des complimens, » d’un nom qui ne lui sied pas mal, en exprimant bien la grâce facile, les dehors aimables et presque mondains. L’adagio du quatuor en fa, le premier paru, mais par l’époque de la composition le troisième (Op. 18, no 1) porte déjà le sceau d’un plus sérieux et plus sombre destin. Sur les pages du sixième quatuor où Beethoven écrivit ce mot : la Malinconia, voici que s’allongent les ombres. La tristesse approche, et même la souffrance. Mais pour les éloigner, il suffit encore à la jeunesse du maître de nouer autour d’une valse allemande la guirlande légère de ses danses et de ses chants.

Bientôt, contre des assauts plus rudes, Beethoven ira chercher des recours plus héroïques, de plus secrets et plus sacrés asiles. Tantôt il se réfugiera dans le mouvement et dans l’acte, dans la révolte, la lutte et la fureur, dans l’âpre ironie et dans je ne sais quel humour farouche ; tantôt ce sera dans l’abîme intérieur, inviolable, de la pensée pure, de la méditation et de la prière. C’est ainsi que ses adagios et ses allegros seront les chefs-d’œuvre égaux et contraires de la passion et de la patience, de la joie et de la douleur, de l’angoisse ou du désespoir et de la paix ou de la foi. Mais la patience, l’allégresse, la paix, finiront par être les plus fortes. Beethoven est le demi-dieu dont Nietzsche a parlé, « qui parvient à vivre dans des conditions effroyables, et à en vivre vainqueur. » Au terme de chacune de ses œuvres, ou d’un cycle de ses œuvres, ou de son œuvre tout entière, le souvenir, je ne dis pas unique, mais le plus grand et le dernier qui nous reste, c’est le souvenir de sa victoire.

Beethoven enfin n’est pas seul dans ses quatuors, bien qu’il y soit tout entier. Personnelle et lyrique au plus haut degré, sa musique est autre chose encore ; avant tout et plus que tout intérieure, il n’est pas rare qu’elle s’échappe au dehors et s’y répande. Musique de chambre, dit-on, et cela est bien dit ; quelquefois aussi musique d’église, par la gravité, par la sainteté même ; ailleurs, par la verve et la libre joie, musique de rue, pleine de sérénades et de chansons ; musique populaire, témoin les thèmes, russes introduits dans l’Op. 59, témoin surtout le finale éblouissant, alla Zingara, du treizième quatuor, ce morceau qui dut, sur la demande de l’éditeur, remplacer la fameuse fugue, déclarée impossible, et que Beethoven écrivit sur son lit de mort. La nature même a sa part dans les seize chefs-d’œuvre et des éclairs comparables à ceux de la symphonie Pastorale sillonnent le tumultueux finale du quatuor en ut majeur (Op. 59, no 3) que les Allemands encore ont surnommé le quatuor « des héros. »

Ainsi, de ce que nous sommes et de ce qui nous entoure, en notre âme et hors de notre âme, il n’est rien que le génie de Beethoven ne représente et n’évoque, ne saisisse et n’embrasse. Il y a dans ses quatuors de la musique pour tous les degrés et pour tous les instans, pour tous les états et pour tous les aspects de la vie.


L’exécution des quatuors de Beethoven par « le quatuor » Joachim a été ce qu’il peut y avoir, dans l’ordre de l’interprétation musicale, de plus simple et de plus pur, de plus élevé et de plus profond. Encore voudrait-on trouver ici un autre mot que celui d’interprétation. Il a le sens d’intermédiaire, et l’art de Joachim et des siens ne consiste, en s’effaçant, en s’oubliant eux-mêmes, qu’à supprimer toute entremise, à créer entre l’œuvre et nous la communication directe et le contact absolu. « Il faut qu’il croisse et que je diminue. » Le serviteur fidèle par le ainsi de son maître et, depuis plus d’un demi-siècle, les vrais, les grands maîtres ont trouvé dans Joseph Joachim un de leurs plus fidèles serviteurs. Quels disciples aussi : un Halir, un Wirth, un Haussmann, qu’avec lui nous venons d’entendre, il a formés à les servir comme lui ! Admirable concert, où l’un commande sans rigueur, où les autres obéissent avec amour ! Concert unanime, où vit en quatre personnes, où chante par quatre voix un esprit unique ! « Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier. » Et puis on ne saurait dire de tels musiciens qu’ils font de la musique. Mais plutôt ils sont la musique et elle est eux, n’étant que l’exercice naturel de leur activité, le mode essentiel de leur être.

Admirable interprète, — puisqu’il faut nous contenter de ce mot, — Joseph Joachim est de plus un illustre témoin. Lorsqu’il naquit, il y avait quatre années seulement que Beethoven était mort. Les Mendelssohn et les Schumann, puis les Brahms, l’ont eu pour élève et pour ami. Contemporain d’un âge glorieux de la musique, il y survit glorieusement. Enfin rien n’est égal à la noblesse de son art, hormis la dignité de sa vie. Il est de ceux qui chantent avec leur âme, et dont l’âme est belle. Ceux-là se font rares aujourd’hui. « Veglio onesto, » disait Dante d’un grand Romain qu’il rencontra parmi les ombres. Pour honorer la vieillesse de Joseph Joachim, on ne saurait trouver de plus beau nom.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Theodor Helm, Beethoven’s Streichquartette, 1 vol. Leipzig, Verlag von E. W. Fritzsch. — Nous ne saurions assez recommander, l’ayant pris nous-même ici pour guide, ce commentaire musical, historique et psychologique des quatuors de Beethoven.