Revue musicale - 14 avril 1922
- Théâtre de l’Opéra : Boris Godounov, de Moussorgsky ; paroles françaises de Michel Delines, revues par M. Louis Laloy. — Quelques concerts. — Le Carnaval des animaux, de Camille Saint-Saëns.
Le Chœur des vieillards a raison de dire à Perdican : « Il est plus doux de retrouver ce qu’on aime, que d’embrasser un nouveau-né. » Cela est vrai, même en musique, et c’est pourquoi la reprise d’un Boris Godounov ou d’un Falstaff nous fait beaucoup plus, infiniment plus de plaisir que la première représentation de maint ouvrage nouveau.
Mais quoi ! Peut-on trouver quelque douceur à la farouche, sauvage et par moments terrible musique de Russie ? Ne vous récriez pas. Ayez patience. Dans l’œuvre extraordinaire de Moussorgsky, après la violence et la frénésie, la tendresse, la suavité même a sa part.
La force pourtant y domine, et le plus souvent la force de l’épouvante et de la douleur. « Je ne me souviens pas d’une Muse aimable et caressante, chantant de douces chansons au-dessus de moi... Celle qui m’a opprimé de bonne heure, c’est la Muse des sanglots, du deuil et de la souffrance, la Muse des affamés et des mendiants. Ses chants simples ne respirent que le chagrin et une plainte éternelle. » Ces paroles de Nekrassof, le grand poète réaliste, on pourrait les graver sur la tombe du grand musicien réaliste Moussorgsky. Muse des sanglots, et des sanglots de tout un peuple, dès le premier tableau de l’opéra, c’est elle qu’on entend. Après la mort du tzar Feodor, Boris, le régent, l’assassin du tzarevitch Dimitri, s’est retiré dans un couvent, aux portes de Moscou. Le peuple, ignorant son crime, l’adjure, vainement encore, de prendre la couronne. En dépit de ceux qui recommandent le drame lyrique obstinément intime, tout en dialogue et sans chœurs, le peuple, la foule, est au théâtre un élément, un personnage, qu’il ne faut pas dédaigner. Les Anciens étaient de cet avis. Or ce personnage ne peut vivre réellement et tout entier qu’en musique, par la musique. La pensée, la passion collective, pour nous devenir pleinement sensible, a besoin non seulement des paroles, mais des sons. Quand plusieurs personnes ont à dire ensemble soit la même chose, soit des choses diverses, ou contraires, il ne suffit pas qu’elles parlent, il faut qu’elles chantent. La musique est le signe indispensable, unique, de leur unanimité ou de leur division. Et quel signe éclatant n’en est-elle pas ici ! Les mots, encore une fois, ceux du livret, imité de Pouchkine, ou ceux de Pouchkine lui-même, ne donnent que l’impression de choses imaginaires. Dans les notes seulement gronde et bouillonne la vie. Jamais tableau populaire, évocation de la multitude, n’avait eu tant d’ampleur et de force. Plutôt que de créer avec les éléments d’usage : fugue, contrepoint, symphonie, un ordre plus ou moins classique, le musicien, brisant avec toute discipline, recourt aux effets isolés et sans suite, aux brusques et terribles saillies, à la pesée, à la poussée furieuse des masses sonores, orchestre et voix. Tout en demeurant musicaux, mélodiques même, les chants qu’il inspire, qu’il arrache à la foule, égalent en naturel, en horreur parfois, de véritables cris, sanglots et hurlements.
Le tableau qui suit (le couronnement) ne dégénère en rien du premier. L’extraordinaire symphonie de l’orchestre et des cloches, les cantiques, les prières, les acclamations et proclamations portent au comble ici le tumulte et le grouillement sonore. On eut raison naguère de jeter sur la scène du Théâtre Marie, quand Boris enfin y triompha, une couronne avec cette inscription : « La force s’est révélée. » A tout le moins elle venait, — et dans quelle mesure ! — de s’accroître. Elle se déchaîne dans l’avant-dernière scène, — qui devrait être la dernière, — plus populaire encore que les deux autres, ou populaire avec plus de violence et de fureur. Victime de ses remords, Boris, l’usurpateur, n’est plus. Un autre usurpateur, le faux Dimitri, monte sur le trône à sa place. Au bord de la route où il va passer, la foule, encore, toujours la foule l’attend. Elle a fait prisonnier un boyar, un compagnon, peut-être un complice du feu tzar. On l’attache au pied d’un arbre. Les danses et les chants forment autour de lui un cercle de haine et de menaces. Survient une horde nouvelle : des gamins, traînant aussi leur victime, un « innocent, » un idiot, qu’ils ont battu, dépouillé, et qui chante et qui pleure. Des moines maintenant. Ils chantent également : un chant sur Boris et ses crimes, sur la misère du peuple, sur le triomphe et la gloire du sauveur Dimitri. De nouvelles psalmodies approchent : « Domine, salvum fac regem nostrum Demetrium ! » Ce sont d’autres religieux, des jésuites, et le peuple, excité contre eux par les moines russes, se jette sur cette nouvelle proie. Alors des fanfares éclatent. À cheval, suivi de son cortège, paraît l’aventurier, le faux Dimitri. Il parle, on l’acclame, il sort, et tandis que derrière lui tout un peuple se rue à la servitude, l’idiot, resté seul, continue de chanter : « Larmes, coulez, larmes amères ! Pleure, pleure, mon âme endolorie ! L’ennemi viendra et partout le sang coulera, partout le feu régnera. Oh ! Malheur, malheur ! Laisse couler tes pleurs, peuple affamé ! » Tableau colossal, vision d’histoire peut-être sans pareille sur la scène lyrique. La musique y porte d’abord au paroxysme la sensation du nombre, ou plutôt de l’innombrable. Auprès de cette foule, de cette cohue, la conjuration du Rütli, la Bénédiction des poignards, la bagarre des Maîtres chanteurs, ont l’air, le pauvre air, de réunions restreintes, j’allais dire intimes et médiocrement animées. Et puis, lorsque le poids qui nous étouffait ne pèse plus sur nous, quel vide succède à cette plénitude ! À cette surabondance quelle pauvreté ! Sans règle, sans but, la chétive et solitaire complainte de l’ « innocent » vague et divague. Assis au bord de la route boueuse, cet insensé, — mais ce prophète aussi, n’est-ce pas ? — chante le néant des empires, l’éternelle illusion et l’universelle vanité. Lors de notre première rencontre avec Boris, il y a quelque vingt ans, nous le disions et l’on nous excusera peut-être de le redire : Quelle moralité ! Quelle leçon ! La légende ou le symbole wagnérien n’en donna jamais de plus grande et de plus terrible, que ne font ici l’histoire et la réalité. Le musicien d’une telle scène a été l’un des maîtres de la multitude. Il a mérité qu’on le comptât parmi ces ouvriers dont parle l’Écriture, « qui travaillent sur les nations. »
Je ne sais quelle rudesse, quelle verve brutale se mêle aux rares, très rares éclairs de gaité qui traversent le drame sombre (témoin les couplets bachiques de Varlaam, le moine errant et buveur attablé dans l’auberge). Mais en de nombreux épisodes, à des transports de fureur, presque de folie, un calme étrange succède. L’âme de Boris est le théâtre de renversements prodigieux. Tantôt la colère, ou le remords, l’halluciné et l’égaré (voir la scène avec ce vieux renard de prince Chouisky son complice, ou la scène du carillon et de l’hallucination, plus tragique encore) ; tantôt son cœur orageux s’apaise et s’attendrit. Écoutez-le, ce criminel, mais, au fond de lui-même, ce pénitent, parler de ses enfants, ou leur parler, avec un amour que semble aviver le sentiment de sa faute secrète. Quelle gravité ! Quelle mélancolie ! Sur chaque mot, sur chaque note, quel accablement ! Quel poids, et de quels souvenirs ! Et puis, et surtout, à la fin du drame, dans les adieux du tzar qui va mourir à son fils qui va régner, tous les sentiments qui depuis des années l’ont torturé, viennent se fondre ensemble et ne forment plus qu’un flot d’immense tristesse, mais d’une tristesse calmée, purifiée même par la vertu, la grâce du suprême repentir. Si coupable qu’il ait été, Boris l’ambitieux, l’usurpateur, l’assassin, demeure intéressant, j’allais écrire sympathique. Il est cela dès le début, quand il paraît pour la première fois, déjà las de corps et d’âme, l’air soucieux et l’œil sombre, sous le diadème aussi pesant à son front que la dalmatique chargée de pierreries à ses épaules. C’est encore ici l’un des passages où l’on ne peut s’empêcher de sentir une profonde et navrante douceur. La foule a cessé ses clameurs et les cloches leurs volées. Seule, dans le grand silence, la voix du tzar s’élève pour haranguer le peuple. Mais d’abord elle s’élève à peine. Avant de retentir, impérieuse, impériale, sur les dernières notes, elle ne respire que la crainte et la détresse. Il semble que l’âme troublée, dolente, ait pitié d’elle-même, qu’elle se plaigne et se pleure. Et sa plainte, sa pitié nous gagne. Si coupable qu’elle soit, bien qu’elle nous fasse horreur, nous lui faisons miséricorde. Devant ce drame et ce personnage historique, nous méditons les leçons de l’histoire. Il en est de récentes, voire de présentes, capables de nous rendre moins odieuses même les pires horreurs du passé. Que pèse aujourd’hui le crime, le seul crime d’un tzar et sa victime unique, au prix de tout un monde égorgé par ses successeurs !
Grand réaliste, nous l’avons dit, c’est également un grand idéaliste que Moussorgsky. Le musicien est de ceux qui frappent également les touches extrêmes du clavier sentimental, les plus discrètes comme les plus éclatantes. En face du personnage douloureux, torturé, de Boris, voici la figure, admirable de calme et de sérénité, du vieux moine Pimène, « disciple de la paix. » Mieux que le disciple, il en est le maître. Il la répand autour de lui. Elle règne en ses moindres discours. Sa cellule (au second acte) en est l’asile. « Favellar in musica, » disaient les Florentins au XVIIe siècle. Je ne sais pas de plus bel exemple que le rôle entier de Pimène, de ce « parler en musique. » Parler tout uni, tout simple, infiniment pur et pieux inflniment.il ressemble à l’un ou l’autre « philosophe » de Rembrandt, ce vieillard écrivant dans la nuit, à la lueur d’une lampe, l’histoire du crime ignoré de Boris. Il écrit, il la médite comme un témoin, comme un juge, sans que tremble ni sa main ni sa voix. Et de quoi cet admirable clair-obscur musical est-il fait ? Est-ce là du récitatif ou de la déclamation ? Oui. C’est du chant et de la mélodie. Et c’est aussi de l’orchestre : un courant égal et lent qui suit le courant de la plume elle-même. C’est moins encore : une intonation, une inflexion de la voix, un accord, une note qui se penche ou se pose sur une autre ; peu, très peu de matière sonore, mais dont chaque élément est le signe d’un esprit, d’une spiritualité profonde.
A la fin du drame, la longue narration de Pimène est du même style, mais d’une beauté supérieure encore. La douceur même et presque l’impassibilité du témoignage en fait le coup terrible et suprême dont le coupable est abattu. Les boyards assemblés ont décrété la déchéance de Boris et sa mort. Il entre à l’improviste, égaré, chancelant ; mais, bien qu’il tremble lui-même, il les fait encore trembler. Un saint vieillard se présente à la porte et demande audience. Espérant de lui peut-être des paroles de paix, le misérable ordonne qu’on l’introduise. Pimène paraît et, d’une voix lente, grave, où l’émotion partout présente ne se trahit nulle part, il raconte au tzar assassin comment un jeune berger aveugle a recouvré la vue sur la tombe et par la miraculeuse intercession du tzarevitch assassiné. Tout ce qui suit, la scène de l’agonie et de la mort, est admirable. Tragique est l’effet de ce récit ; mais « la cause, la cause » — j’entends le récit même — nous frappe et nous étonne peut-être davantage. Uniforme, monotone à dessein, il n’y a, dans tout le discours de Pimène, que le ton qui ne change pas. Mais que de sentiments s’y rencontrent et s’y concilient ! Sous cette voix blanche en quelque sorte, que de couleurs, que de nuances se fondent ! et pour former quelle harmonie ! C’est à la fois la rigueur sans colère et la mansuétude sans faiblesse, avec on ne sait quoi de surnaturel, de religieux, de divin. Esthétiques, morales, toutes les convenances sont respectées et l’on assiste ici à l’une de ces rencontres où, dans l’ordre supérieur, idéal, et suivant la formule des Saints Livres, « la paix et la justice se sont embrassées. »
Voilà bien des raisons, hautes et profondes, d’admirer l’œuvre de Moussorgsky. On en trouverait encore d’autres. Par son originalité, sa hardiesse, Boris dérange et bouscule un certain nombre de préjugés qu’on nous donne depuis trop longtemps comme les commandements de la nouvelle loi. « Plus d’ensembles, de chœurs. » Et voici que dans Boris le peuple, c’est-à-dire le chœur, forme, — quelqu’un l’a dit, — « le socle de l’ouvrage. » Foin des sujets historiques. Le drame musical ne saurait plus vivre que de la légende. En dehors d’elle, tout est contingent et passager. Seule elle offre à la musique l’élément nécessaire, éternel, « le purement humain. » Allez donc ouïr Boris, et vous acclamerez, comme fit naguère un des premiers auditeurs de l’opéra, « l’histoire, l’histoire vraie, la résurrection et la vie. » On reconnaîtra de même que la musique est capable de se passer du leitmotif systématique et continu, sans perdre pour cela rien de sa force ou de sa finesse expressive. Le rappel et non le travail des thèmes peut lui suffire. Le thème de Dimitri, par exemple, revient au cours de la partition, mais, à peu de chose près, inaltéré. Dans la cellule de Pimène, il hante les rêves du jeune Grégori, le novice d’aujourd’hui, l’aventurier de demain. D’avance il lui montre la route. Sur cette route, aux portes de Moscou, déjà triomphal, il retentit avec plus d’éclat. Ainsi deux fois il a servi l’usurpateur, il s’est fait le signe du mensonge. Mais dans la scène finale, quand va s’achever le récit du miracle accompli sur le tombeau de l’héritier légitime, le thème reparaît une dernière fois, non plus mensonger mais sincère, et la lumière accrue dont il brille est la splendeur de la vérité.
Entre deux éléments de la musique de théâtre, la mélodie et le récitatif, Moussorgsky, mieux que beaucoup d’autres, a su conclure une heureuse alliance. En des passages comme la scène de la cellule, comme le récit de Pimène, ces deux formes, ces deux forces de la musique s’unissent étroitement. Tout en demeurant deux personnes distinctes, elles n’ont plus qu’une seule nature, une seule substance, un seul être, dont chacune a sa part et qu’elles possèdent, toutes les deux, tout entier.
Les corrections de M. Louis Laloy n’ont pas médiocrement amélioré la traduction première de Boris (par M. Michel Delines). Mais faut-il l’avouer ? En sa langue jadis, à nous pourtant inintelligible, l’opéra de Moussorgsky nous parut peut-être encore plus beau. Les Russes affirment, et nous devons les en croire, qu’il n’est pas de musique plus adéquate, plus consubstantielle à la parole, à leur parole, que celle-là. Mais telle en est la puissance d’expression, de signification, qu’elle se suffit, et que, le sujet ou le sentiment une fois connu de l’auditeur, il arrive que les mots, plutôt que de servir les sons, les desservent. Ils en réduisent le sens et, pour ainsi dire, ils en brisent l’essor. La musique seule nous menait plus avant, nous emportait plus haut. Enfin, et ce n’en est pas la moindre originalité, cette musique parfois, à force d’être simple, se fait en quelque sorte oublier elle-même. Il semble qu’elle se retire et se renonce. Alors, entre les choses et nous, toute interprétation, tout intermédiaire disparaît et nous croyons nous trouver face à face avec la réalité.
Reste une dernière question, que nous n’avons point abordée : celle de la révision, — principalement orchestrale, — de l’œuvre de Moussorgsky, par son compagnon et fidèle ami Rimsky-Korsakov. Les mémoires de Rimsky [1] nous renseignent sur l’étendue et la nature de cette collaboration, non pas avant, mais après la lettre. Certains admirateurs de Boris la regrettent ; d’autres s’en félicitent. Pour se prononcer avec assurance, on voudrait connaître la partition originale, et la connaissance en est presque impossible. Le livre de Rimsky raconte aussi la vie et la mort de Moussorgsky. Le récit de l’une, et surtout de l’autre, est douloureux.
Boris Godounov a fait très bonne figure à l’Opéra. La représentation musicale et scénique est l’une des meilleures, la meilleure peut-être que depuis longtemps M. Rouché nous ait offerte. Les chœurs, « socle de l’ouvrage, » l’ont porté sans faiblesse. Ils ont chanté rudement, crûment, ainsi qu’il convient. Ils ont agi, ils ont vécu. L’orchestre a reçu comme eux, d’un chef excellent, M. Koussevitzky, l’impulsion et la vie. Un ou deux chanteurs, par moments, ont un peu trop chanté, je veux dire trop en dehors. Ont eût voulu plus intérieure, plus frêle aussi, la navrante complainte de l’Innocent ; plus retenue et recueillie, à l’acte de la cellule, la voix de Pimène (M. Huberty). Mais l’artiste a fort bien dit, d’un ton mystique et comme détaché de la terre, l’admirable récit du miracle. Cauteleux à souhait, le prince Chouisky (M. Fabert). Mme Germaine Lubin ne fait guère que passer dans l’unique scène dont l’opéra se passerait avec avantage. Enfin, s’il est impossible d’égaler Chaliapine dans le rôle de Boris, personne assurément n’en saurait approcher d’aussi près que M. Vanni Marcoux. Et c’est la plus haute louange que le chanteur et le tragédien puisse recevoir.
La saison des concerts touche à sa fin. Les derniers vont avoir lieu dans nos églises le dimanche de Pâques. Les premiers s’y étaient donnés le jour de Noël. Ainsi la musique religieuse ne peut se décider à rompre avec l’autre sa fâcheuse alliance. C’est pourquoi les chanteurs de la Chapelle Sixtine se sont fait entendre à la Madeleine et à l’opéra tour à tour. Nous ne fûmes invité ni dans l’une ni dans l’autre enceinte. Il est permis de penser que toutes les deux, pour des raisons différentes et trop longues à déduire ici, ne convenaient peut-être pas très bien à leurs hôtes romains. Nous préférons conserver de ceux-ci des impressions anciennes déjà, mais encore vives, et romaines comme eux.
On a dû quelques beaux soirs à la Société philharmonique de Paris. Mme Croiza, qui fut Pénélope à Bruxelles, — pourquoi seulement à Bruxelles ! — a chanté Fauré d’une voix qui n’eut jamais plus de mélancolique et pénétrante douceur. Depuis les vieux maîtres d’Italie jusqu’aux plus jeunes des nôtres, lesquels n’a pas chantés, d’une voix et d’un style également infaillibles, l’admirable artiste qui s’appelle Mme Ritter-Ciampi ! Enfin, comme elle chanta, sous l’archet de Jacques Thibaud, l’adagio de certain concerto pour violon, peu connu, de Sébastien Bach ! « Est-il croyable, se demande Shakspeare, que des boyaux de mouton puissent émouvoir autant notre âme ! » On se le demandait pendant que chaque note de la sublime mélodie, à peine soutenue par le continuo de l’orgue et les pizzicati du quatuor, éveillait, en chacun aussi, tant elle était pure, un vague désir de larmes.
Au Conservatoire. — C’est encore là, toujours là, dans cette étroite enceinte, que les plus grandes joies musicales nous sont données. La maîtrise du chef intelligent, sensible et même passionné qu’est M. Philippe Gaubert, la rare, l’unique valeur de son orchestre, n’est assurément pas étrangère à la perfection de notre plaisir. Mais les choses, comme les êtres, ont leur âme, et l’âme de ces lieux est belle entre toutes. Seul reste de notre vieux Conservatoire, la salle des concerts en est la relique vivante. On l’honore, on l’aime comme l’harmonieux tabernacle de presque un siècle de beauté. Plus hospitalière que d’aucuns ne le prétendent, quels chefs-d’œuvre, quels maîtres n’a-t-elle pas accueillis ? Aujourd’hui même, à n’est pas un bon musicien qui frappe en vain à sa porte. M. Gustave Doret, l’auteur des Armaillis, que l’Opéra-Comique ferait bien de reprendre, est de ces musiciens-là. Son poème symphonique Au cimetière est une page brève et forte. La musique, plutôt que de s’y déployer, s’y concentre. Elle s’y développe cependant et s’y accroît, mais dans l’ordre et pour ainsi dire sur le plan intérieur. Aucune description et pas le moindre recours aux dehors pittoresques. Beaucoup de gravité, de simplicité, avec un renoncement heureux à cette préciosité d’harmonies et de timbres, qui peut bien donner à la musique et lui donne souvent aujourd’hui l’extérieur et le paraître, même le plus brillant, mais non pas le fond et l’être véritable.
Au Conservatoire encore nous avons ouï le pianiste illustre, l’étonnant virtuose, le mécanicien prodigieux qu’est M. Ferruccio Busoni. Mais un grand artiste ne jouerait pas un concerto de Mozart de cette manière inconvenante ; littéralement : « qui ne convient pas. » Il n’est pas convenable de rien ajouter au texte d’un Mozart. Et le « rien » de M. Busoni consiste en mille ornements, « agréments » et fioritures de sa façon, sans parler du flottement rythmique et du rubato perpétuel dont l’andante en particulier a souffert.
……….
Mais Mozart, c’est de la musique :
Charmant objet, n’y touchez pas.
Ainsi Veuillot, à la fin d’un sonnet, réprimandait jadis une interprète peu respectueuse de Mozart. Les deux premiers mots du dernier vers exceptés, on pourrait donner le même conseil à M. Busoni. A peine a-t-il mérité son pardon par une splendide exécution du cinquième et dernier concerto, l’égyptien, de Camille Saint-Saëns. Cela aussi pourtant, c’est de la musique, mais tout autre que celle de Mozart. Musique étrangère, exotique, d’un exotisme que le grand musicien a soumis, sans l’y sacrifier, aux grandes lois, à la souveraine raison de l’esprit ou du génie classique. A cet égard, la seconde partie de l’ouvrage nous en a toujours paru la plus remarquable. Une mélopée d’Orient avec un accompagnement de cordes, au rythme inégal, aux âpres sonorités ; puis une mélodie aussi douce que l’autre était rude, un chant de bateliers du Nil, voilà pour l’élément indigène et populaire. Mais bientôt, — on pourrait marquer exactement à quelle mesure, — l’artiste supérieur intervient. Il ouvre au thème une voie nouvelle, un plus large horizon. Il l’élève et l’élargit, il l’épanouit en musique pure, et l’humble cantilène d’Egypte entre dans l’ordre et comme dans le cercle divin de l’universelle beauté. La fin du morceau n’est pas moins remarquable : pleine de trouble et d’angoisse, non plus paysage, mais état d’âme, d’une âme douloureuse et tragique, proche de celle de Beethoven lui-même en de certains moments tels que l’adagio du trio en ré. « Beethoven et la rue du Caire panachés, » a-t-on dit .jadis en riant. Soit, mais sans rire. Un chant de bateliers rapporté d’Egypte, cela peut être de la musique pittoresque ; mais il n’y a qu’un grand musicien pour faire presque du Beethoven avec un chant de bateliers.
Grand musicien, le maître qui vient de disparaître l’était jusque dans les moindres choses, et les plus légères, témoin la spirituelle et presque inédite fantaisie qui s’appelle le Carnaval des animaux. Saint-Saëns n’en avait autorisé l’exécution de son vivant que dans l’intimité. Sa mort a levé des scrupules qui faisaient voir trop de délicatesse et le public des concerts doit à M. Pierné le plaisir, trop rare, de constater que la musique, fût-ce la meilleure, n’est pas nécessairement une des formes de l’ennui.
On pourrait écrire un volume sur ce sujet : les bêtes en musique. Il y serait traité non pas de certains auditeurs, amateurs, artistes, voire critiques, mais des animaux véritables. Et cela formerait pour les enfants, même pour les grandes personnes, une sorte de La Fontaine ou de Buffon musical. Nous avons appris d’un vieil helléniste, qui fut le maître de notre enfance, qu’un nommé Timosthéne, amiral de quelque Ptolémée, célébra, dans ce qui s’appelait un « nome pythique, » la victoire d’Apollon sur le serpent Python. Tout y était décrit, imité par les sons : les préparatifs, les péripéties du combat et jusqu’aux suprêmes convulsions et hurlements du Fafner pré-wagnérien. Pour l’antiquité, c’est déjà quelque chose. Au moyen-âge, il faudrait chercher, et l’on trouverait, ne fût-ce que la fameuse « Prose de l’âne. » L’un des maîtres de la Renaissance, Clément Jannequin, a composé non seulement le Chant des Oiseaux, mais un Rossignol, une Alouette et deux Chasses, l’une au cerf et l’autre au lièvre. En aucun temps les musiciens, et les plus grands, n’ont dédaigné la zoologie : ni le Haendel de l’Allegro e Pensieroso (air du Rossignol) et d’Israël en Egypte, ni le Rameau du Réveil des oiseaux et de la Poule, ni le Haydn des Saisons et de la Création. Sans parler de la symphonie Pastorale, Beethoven a fait chanter la caille en un de ses cantiques religieux. Plus on y songe et mieux on mesure la place occupée dans la musique du siècle dernier par le genre animal et ses représentants, de toute taille et de toute espèce, domestiques ou sauvages, hôtes de la basse-cour, de l’étable, ou de la ménagerie. Le ranz des vaches, cette « Marseillaise des bestiaux, » ou leur Chant du départ, circule, — quelqu’un l’a fait voir, — à travers toute la partition de Guillaume Tell. Schubert est un « animalier » d’esprit et de génie tour à tour. Le Roi des Aulnes, sans être cela seulement, est une sublime chevauchée, avant celle des Walkyries. La Course à l’abîme, de Berlioz, en est une autre et, dans la Damnation de Faust encore, le rat et la puce ont chacun leur chanson. Plus près de nous Chabrier consacre le meilleur de sa verve aux dindons, aux canards. aux petits cochons roses. Avec une poésie de Théophile Gautier, l’Hippopotame, Bourgault-Ducoudray crée un double chef-d’œuvre d’animalité puissante et de profonde humanité.
Saint-Saëns enfin, le Saint-Saëns du Déluge et de la Lyre et la Harpe, que traversait déjà le vol de l’aigle et de la colombe, Saint-Saëns a fait du Carnaval des Animaux le plus amusant album d’images musicales. Toutes sont d’après nature, d’après la nature de chacun des modèles, mais une ou deux fois d’après autre chose encore, qu’on nomme la poésie et qu’en dépit du sujet on serait tenté d’appeler ici l’idéal."« Tout chante en son ouvrage, et même les poissons, » ou du moins l’eau mélodieuse et claire de l’Aquarium, au sein de laquelle ils s’ébattent. » C’est déjà, disait le programme, c’est déjà presque du Ravel. » C’est peut-être plus et mieux. En fait d’harmonies et de sonorités, c’est plus ingénieux encore, plus nouveau même, et d’un style autrement pur. Les Tortues, l’Éléphant, sont comiques par le contraste : ici, la danse des sylphes, de Berlioz, transposée dans le registre le plus grave des contre-basses ; là, certain motif d’Offenbach (Orphée aux enfers) ralenti jusqu’à l’allure d’une marche solennelle et quasi religieuse. « On croirait du Gluck, » nous confia notre voisin. Et nous songions nous-méme : « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus long... » En musique aussi, un peu plus de lenteur, et la face du monde sonore est changée. Elle change ici lorsqu’au murmure d’une mélodie ravissante, bien connue celle-là, célèbre même, et qui porte son nom, le Cygne paraît et vogue sur les eaux. Alors, surpris et d’autant plus charmés, nous passons de l’ordre plaisant, de l’ordre aussi de la réalité, à l’ordre de l’imagination et du rêve. Est-ce-là le cygne de nos étangs, ou celui des contes bleus et des antiques légendes ? Peut-être l’un et l’autre ensemble. Ainsi la vérité et la poésie, la nature et la fable se mêlent, pour nous enchanter deux fois, en cette page d’une mystérieuse beauté. Au Châtelet encore, le très grand artiste qu’est M. Edouard Risler a joué Bach et Liszt non pas d’une manière, mais de deux, également admirables, et qui conviennent toutes deux : Bach, avec une raison souveraine ; Liszt, avec la plus riche et la plus fougueuse fantaisie.
CAMILLE BELLAIGUE.
- ↑ Ma vie musicale. Introduction et adaptation par E. Halpérine-Kaminsky ; 1 vol. Pierre Laffitte et Cie, éditeurs.