Revue musicale - 14 février 1861

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Revue musicale - 14 février 1861
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 1013-1018).


REVUE MUSICALE.


Le théâtre de l’Opéra-Comique vient de faire une bonne rencontre, il a trouvé ce qu’il cherchait en vain depuis bien longtemps, ce que cherchent tant de gens et tant d’administrations, un succès, mot magique qui ouvre toutes les portes, adoucit tous les cœurs, talisman redoutable à qui rien ne résiste, surtout en France. Ayez du succès, n’importe de quelle nature il soit, et vous serez recherché, courtisé, choyé, aimé peut-être, au moins pendant toute une semaine. Le succès que nous sommes heureux d’annoncer aujourd’hui est le résultat de trois facteurs : de M. Auber d’abord, qui a fait la musique, de M. Scribe, qui a tracé le canevas et écrit les paroles, et du public parisien, qui s’est montré ce qu’il est souvent, intelligent, courtois et plein de bon vouloir pour le compositeur délicieux qui l’amuse et le charme depuis quarante ans. Oui, avant le lever du rideau, le public qui assistait à la première représentation de la Circassienne au théâtre de l’Opéra-Comique avait décidé que l’auteur de trente chefs-d’œuvre, que le musicien délicat, facile et élégant qui a le mieux exprimé la grâce, la galanterie aimable et l’esprit parisien dans ce qu’il a de plus fugitif et de plus séduisant serait l’objet d’un respect mérité, et qu’on le traiterait comme l’enfant chéri de la maison. Les choses se sont passées comme le public l’avait décidé, et rien n’y a fait, ni l’imbroglio souvent nuageux de M. Scribe, ni des situations scabreuses qu’on, n’aurait pas tolérées dans une autre circonstance, pour empêcher le succès de la Circassienne, dernière production d’un musicien fertile en miracles, et qui vient de prouver, à l’âge de quatre-vingts ans, qu’il n’y a que les sots qui vieillissent.

Il n’est pas facile de conter au lecteur l’histoire d’un officier russe, nommé Alexis Zoubof, qui, se trouvant en garnison dans un village lointain, au pied du Caucase, s’ennuie et ne sait de quelle manière passer son temps. Pour alléger le poids des heures qui s’écoulent si lentement, Zoubof raconte à ses camarades, réunis en cercle autour de lui, qu’en sortant des pages, où il a été élevé à Saint-Pétersbourg, il reçut une lettre d’une grande dame qui habitait un château à la campagne. Elle lui disait que, se trouvant seule pour le moment et ayant besoin d’une dame de compagnie, il serait facile à un jeune homme encore imberbe de se présenter chez elle sous un déguisement féminin, sans éveiller le moindre soupçon. Zoubof accepte la proposition, s’habille en femme et se rend chez la comtesse. Là survient bientôt un général russe, beau-frère de la comtesse, une espèce de brute à demi sauvage qui n’a jamais rien aimé, et qui s’éprend pour le jeune page travesti d’une passion furieuse. La comtesse se voit forcée de faire disparaître Zoubof le plus tôt possible. Telle est l’histoire que raconte à ses camarades le lieutenant Alexis Zoubof, lorsqu’arrive de Saint-Pétersbourg le peintre de la cour, Lanskoï, un boute-en-train et un ami de Zoubof. On s’embrasse, on s’explique sur les motifs de cette heureuse rencontre, et on décide que, pour passer agréablement le temps, on n’a rien de mieux à faire que de jouer la comédie. — Quelle comédie pourrait-on jouer, sans décors, sans costumes et sans femmes ? — J’en ai une là, répond Lanskoï, qui vient de Paris ; c’est une comédie en un acte de Marsollier, musique de Dalayrac, et à deux seuls personnages, intitulée Adolphe et Clara. — C’est une idée admirable ! s’écrie-t-on, et le lieutenant Zoubof a toutes les qualités nécessaires pour représenter le rôle de Clara. La gageure est acceptée, et au moment où le lieutenant Zoubof revient sur la scène, habillé en femme, il se trouve face à face avec le général Orsakof, qui vient inspecter l’armée du Caucase. Ce général est précisément celui qui est devenu amoureux de la prétendue dame de compagnie de sa belle-sœur. Il la retrouve dans le lieutenant Zoubof, déguisé en Circassienne, et cette rencontre va donner lieu à une complication d’incidens qui est le fort et le faible de l’imaginative de M. Scribe. Toute la scène du second acte se passe dans le sérail d’un prince du pays, Aboul-Kazim, où la fausse Circassienne est conduite prisonnière ainsi qu’une nièce du général Orsakof, la belle Olga, dont le lieutenant Zoubof est amoureux depuis longtemps. Cet amour, qui est du reste partagé, double l’intrigue de la pièce, qui se dénoue, tant bien que mal, par le mariage de Zoubof, devenu colonel, avec la nièce et la pupille de cet imbécile de général Orsakof, qui jusqu’à la fin reste épris et amoureux à lier de la prétendue dame de compagnie de sa belle-sœur. Cette persistance d’une passion sauvage et tant soit peu équivoque a failli compromettre la réussite de l’ouvrage, si, comme nous l’avons déjà dit, le public n’eût décidé d’avance que la Circassienne serait un succès, et le succès fut. C’est par les détails de la mise en scène, par l’entrain de certains épisodes, par des mots plus ou moins spirituels, par la hardiesse de ses dénoûmens, que M. Scribe sauve le plus souvent l’invraisemblance de ses comédies d’intrigue, que nous sommes toujours étonné de voir mettre en musique. Eussions-nous le génie créateur que Dieu nous a refusé, il nous aurait été impossible de trouver une idée sur la plupart des libretti qui ont si heureusement inspiré M. Auber. Ces deux hommes étaient prédestinés à la longue et féconde alliance qui dure depuis un demi-siècle, au grand contentement du public français et de celui d’une grande partie de l’Europe.

Parler de M. Auber est chose facile et agréable pour un critique qui n’a point emprisonné son goût dans une école particulière, ni dans une forme exclusive de l’art. S’il nous convenait de répondre à des contradicteurs subalternes et sans autorité qui veulent bien quelquefois nous prendre à partie dans leurs menus propos, nous leur prouverions aisément que jamais un artiste de mérite ne nous a trouvé insensible à ses efforts, et que personne n’a l’enthousiasme plus facile que nous pour les choses et les hommes qui méritent d’être admirés. Si les injures ne peuvent jamais être prises pour des raisons, les éloges débités à tout venant et à tout propos, sans honte et sans remords, ne seront jamais confondus avec les appréciations d’une critique mesurée qui respecte son lecteur, qui sait d’où elle part et le but qu’elle veut atteindre. La France a pu produire de plus grands musiciens que M. Auber, tels que Méhul par exemple et surtout Hérold ; mais elle n’a jamais rencontré un compositeur plus sympathique à son humeur volage et légère, mieux inspiré de son esprit aimable, gai et frondeur, et plus apte à exprimer en musique, non le sentiment profond de l’amour, qui n’est guère dans son tempérament, mais cette fleur de galanterie qui règne dans la langue et dans la nation depuis la formation de la société polie. L’auteur du Domino Noir, de Fra Diavolo, de la Muette et de trente ouvrages connus et devenus populaires est une imagination riante et facile, un musicien élégant rempli de mélodies heureuses, un harmoniste exquis, un bel esprit tempéré de grâce, un galant conteur de propos aimables, qui ne se fâche de rien et se console aisément, qui vous amuse et vous enchante sans transports et sans grands éclats de rire.

L’ouverture de la Circassienne n’est pas une des meilleures qu’ait écrites M. Auber, qui en a fait de si jolies. Composé d’un motif gracieux que l’auteur utilisera plus tard au second acte, ce morceau symphonique ne mérite pas d’être autrement remarqué. Le premier chœur, que chantent des soldats russes attablés sous une espèce de hangar tout couvert de neige, contient une jolie phrase, qui, reprise par la voix de ténor du lieutenant Zoubof, se développe avec grâce. Le second chœur, chanté par les mêmes soldats, — Bravo ! bravo ! — est mieux encore, et la fin surtout, où le premier motif est rafraîchi par une modulation furtive dans le mode mineur, est d’un effet ravissant. La petite romance d’Adolphe et Clara est très habilement encadrée dans un ensemble dont la péroraison est d’une tournure fort élégante. Une romance dans laquelle le lieutenant Zoubof, surpris sous son déguisement de Circassienne, conjure le vieux général Orsakof de faire grâce à un pauvre sous-officier qu’il veut faire fusiller, cette romance délicatement ouvrée, — Si vous m’aimez, — est très bien adaptée à la voix presque féminine de M. Montaubry, qui la chante avec beaucoup d’art ; mais la situation du personnage est si fausse qu’on s’impatiente qu’un pareil sentiment soit exprimé par un homme à un vieil imbécile de son sexe. Un duo pour basse et ténor entre le général et la fausse Circassienne est très bien aussi ; mais je préfère le joli quatuor que provoque l’arrivée de la nièce du général, la belle Olga. En voyant la prétendue Circassienne que son oncle lui présente, et qu’il lui offre comme une compagne utile dans une contrée aussi éloignée, Olga s’écrie : « C’est étonnant comme elle ressemble à l’officier de la garde dont nous avons soigné les blessures ! » Ces mots de surprise, c’est étonnant ! ramenés plusieurs fois sur une phrase spirituelle, donnent lieu à une scène piquante et à un morceau d’ensemble dialogué avec infiniment d’art. Surpris tout à coup par une troupe de Circassiens ennemis, l’officier Zoubof est fait prisonnier dans son déguisement de femme. Un vieil eunuque qui se trouve de la partie regarde avec joie la beauté piquante dont il va enrichir le harem de son maître, le prince Aboul-Kazim. Cette situation comique est rendue par un petit finale qui est un chef-d’œuvre de gaieté musicale, et qui rappelle de loin le finale du premier acte de l’Italiana in Algieri. Les exclamations de l’eunuque, lancées dans le vide par sa voix glapissante, forment un trait d’union des plus heureux entre les différentes parties du tissu harmonique, qui se renoue ainsi plusieurs fois d’une manière habile. Ce finale et tout le premier acte, dont il résume la situation, me paraissent à la hauteur de ce que M. Auber a écrit de plus heureux. Le second acte est beaucoup moins important, et se ressent du lieu où se passe la scène, le sérail du prince Aboul-Kazim. Une fois cependant qu’on a accepté la donnée de cette mascarade un peu trop prolongée, il y a dans le second acte des incidens qui ne manquent pas de gaieté. Nous avons remarqué le premier chœur des femmes du harem, qui est joli ; une romance pour voix de ténor que chante Zoubof, toujours empêtré dans son déguisement ; l’air de baryton où le prince Aboul-Kazim exprime sa fureur guerrière, air facile et mélodique, que M. Troy dit avec talent ; un autre chœur des femmes du sérail qui essaient de se révolter, et l’air de danse qui est emprunté à l’ouverture ; Le troisième acte, qui est le plus faible de tous, offre encore un air de bravoure pour voix de soprano écrit avec infiniment d’élégance, de jolis couplets que M. Couderc débite avec autant d’esprit que de tact, et un agréable nocturne entre les deux amans, la belle Olga et Zoubof, qu’on est heureux enfin de voir dans un costume de son sexe.

Tels sont les différens morceaux qui nous ont paru mériter une mention particulière dans la dernière partition de M. Auber, qui se recommande encore plus par l’élégance et la facilité générale du style que par des idées saillantes et nouvelles. Si les deux derniers actes de la Circassienne avaient égalé le premier, M. Auber aurait écrit, à quatre-vingts ans, l’un de ses meilleurs opéras. Le finale, le quatuor : C’est étonnant, la romance : Si vous m’aimez, le second chœur du premier acte, sont des morceaux remarquables tant au point de vue purement musical qu’à celui de la vérité scénique.

L’exécution de la Circassienne est aussi bonne que possible avec le personnel que possède le théâtre de l’Opéra-Comique. M. Montaubry se tire avec beaucoup de talent du rôle très difficile de Zoubof et de son costume embarrassant de Circassienne. Il passe alternativement de la voix de poitrine à la voix de tête flûtée, qui lui est nécessaire pour simuler adroitement les intonations délicates de l’autre sexe. Si M. Montaubry se fatigue et tombe malade, comment fera-t-on pour le remplacer ? M. Couderc est charmant de gaieté dans le personnage du peindre Lanskoï, qu’il joue, avec tant d’esprit. Seule, Mlle Monrose ne nous satisfait pas entièrement dans le rôle gracieux d’Olga, dont elle chante les différens morceaux avec plus d’effort que de facilité. Nous ne voudrions pas affliger une artiste de talent dont nous avons apprécié ici les qualités aimables ; mais il faut avertir Mlle Monrose que les difficultés vocales ne s’excusent et ne deviennent un plaisir de l’art que lorsqu’elles semblent un jeu de la nature et de la fantaisie. « Dites-moi cela en prose, si le rhythme du vers ne vous est pas facile. » Les chœurs et l’orchestre complètent un bon ensemble.

Quel que soit le sort réservé plus tard à la partition de la Circassienne, qui a été achetée le soir même de la première représentation, ce qu’il est bon de noter en ce temps-ci, c’est incontestablement une œuvre distinguée et digne en partie du maître dont elle couronne dignement la vie, je veux dire du plus fécond, du plus charmant et du plus jeune des compositeurs français.

Le Théâtre-Lyrique, que nous voudrions voir échappé à la crise qui menace son existence fragile, a donné tout récemment encore, le 8 février, un opéra en trois actes, Madame Grégoire, dont la musique est de M. Clapisson. Cette Madame Grégoire, de MM. Scribe et Boisseaux, n’a de commun que le nom avec la bonne femme chantée et créée par Béranger. La Madame Grégoire du Théâtre-Lyrique est une espèce de Fanchonnette qui voit tout, qui entend tout et qui se mêle de tout, même de politique. Son cabaret, à l’enseigne du Vert-Galant, devient le rendez-vous d’une foule de conspirateurs qui veulent renverser Mme de Pompadour, pour mettre à sa place la femme du lieutenant de police, Mme d’Assonvilliers. Je ne raconterai pas par quels fils conducteurs la conspiration est déjouée par la sémillante Mme Grégoire, qui sauve la monarchie… et l’innocence de Mme d’Assonvilliers. Si M. Clapisson s’y était prêté un peu plus qu’il ne l’a fait, la pièce, qui ne manque pas absolument d’intérêt et de gaieté, aurait pu réussir. M. Clapisson est pourtant un compositeur de talent qui a rencontré dans sa vie un bon nombre d’idées franches, naturelles et plus vivantes que distinguées. Son opéra de la Fanchonnette a obtenu un succès qui n’est pas encore épuisé. Il n’a pas été aussi heureux dans Madame Grégoire, où nous avons remarqué au premier acte un trio, — Mais voici le soir, — fort agréable, et le sextuor qui sert de finale. À l’acte suivant, il y a une romance pour voix de ténor qui est jolie, les couplets drolatiques d’un baragouineur suisse :

Dieu ! qu’ça serait doux !


puis le finale, morceau trop sérieux, ce nous semble, trop étoffé pour le caractère des personnages et la situation vulgaire où. ils se trouvent. On peut signaler au troisième acte un trio syllabique qui est bien en situation. À tout prendre, si le rôle fringant de Mme Grégoire avait été confié à Mlle Girard au lieu de Mlle Roziès, qui a une voix sèche et un talent dépourvu de naturel, l’ouvrage dont nous venons de parler aurait pu avoir un meilleur sort. M. Clapisson est un habile imitateur de M. Auber, qui traîne à sa suite une nombreuse famille qu’il nourrit assez maigrement, gardant tout pour lui.

Tous les ans, le Théâtre-Italien de Paris donne en plein carnaval un spectacle douloureux qui a quelque analogie avec la passion de notre Seigneur Jésus-Christ. C’est le génie de Mozart, représenté par son fils consubstantiel Don Juan, qu’on y crucifie, qu’on insulte et qu’on déchire à belles dents devant un public de philistins. Une demi-douzaine de mangeurs de macaroni, qui n’ont jamais rien compris à cette musique divine, s’acharnent à la travestir et à conspuer la révélation d’un idéal auquel ils ne sautaient s’élever. C’est M. Mario qui a porté cette année à l’innocente et glorieuse victime les plus rudes coups, et il a été parfaitement secondé par le reste de la cohorte. Mme Penco seule, représentant dona Anna, a pleuré toutes les larmes de ses beaux yeux, et s’est agenouillée repentante aux pieds du supplicié. Cela se passe non plus sous Ponce Pilate, mais sous le gouvernement de M. Calzado, à qui l’on donne 100,000 francs par an pour livrer à la risée publique le plus parfait chef-d’œuvre de la musique dramatique ! Et nunc erudimini vos !

P. Scudo.

P. S. Les vers du Tasse que nous avons cités dans le dernier numéro de la Revue sont trop connus pour qu’on n’ait pas redressé la faute d’impression qu’on nous a fait commettre :

Chiama l’abitator dell’ombre eterne.