Revue musicale - 14 février 1909

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Revue musicale - 14 février 1909
Revue des Deux Mondes5e période, tome 49 (p. 921-933).
REVUE MUSICALE


CONCERTS DU CHATELET : Les Enfans à Bethléem, mystère en deux parties, poème de M. Gabriel Nigond, musique de M. Gabriel Pierné. — THEATRE DE L’OPERA : Monna Vanna, drame lyrique en quatre actes, paroles de M. Maurice Maeterlinck, musique de M. Henry Février. — Ernest Reyer.


Le second oratorio de M. Gabriel Pierné n’est pas une suite, encore moins une redite, mais plutôt une variante du premier. Plus heureux que leurs aînés, ceux de la Croisade des enfans, que la mer avait engloutis, les petits pèlerins cette fois sont arrivés au petit Jésus.

L’originalité poétique et musicale de ce nouvel ouvrage, comme du précédent, consiste dans le caractère ou la couleur enfantine qui partout y est répandue. Ici encore rien n’appartient, ne se rapporte qu’à des enfans. De là, sur l’antique sujet de Noël, des réactions nouvelles, une transposition constante et délicieuse dans le ton de la naïveté, dans le mode innocent. « Maestro dei putti, » c’est le nom que portaient, au XVIe siècle, les maîtres de chapelle italiens. M. Pierné le mériterait à son tour. Et, pour les petits, ce maitre-là n’est pas, comme tant d’autres, un « mauvais maître. » Son talent fut, toujours national, autant, qu’il est ici religieux. Des œuvres telles que la Croisade des enfans et les Enfans à Bethléem sont, pour ainsi dire, une revanche des Beaux-Arts contre l’Instruction publique. Dans ce double département elles font une scission heureuse. L’oratorio se divise en deux parties : la Plaine et l’Étable. Dans a plaine, autour du village, des enfans bergers, dansant et chantant, gardent leurs troupeaux. La nuit est venue et, sur leur tête, voici qu’une étoile aussi chante, annonçant la naissance d’un Dieu comme eux enfant. À demi charmés, peureux à demi, la peur est bientôt la plus forte et, rassemblant leurs bêtes, ils s’en retournent à la maison. Mais l’étoile déjà les y rejoint et les y éveille. À sa voix, ils se lèvent et, joyeux, se mettent en route. Sur le chemin, ils font rencontre d’un cortège étrange et qui les amuse fort. Ce sont les Mages, et tous ensemble, suivant l’étoile mélodieuse, ils arrivent au pied de la crèche, les grands et les petits, les rois avec les bergers.

Après ce premier tableau, tout de mouvement et de vivacité, le second n’est que recueillement, contemplation et prière. Accueillis par la Vierge, par l’âne et le bœuf aussi, les enfans s’empressent autour de Jésus, le regardent, l’admirent, l’adorent, puis l’ayant bercé de leurs chants, ils se retirent, plus joyeux encore qu’ils n’étaient venus, d’une joie seulement plus discrète et vaguement attendrie.

Je dirais volontiers de M. Pierné, comme on disait au XVIIe siècle, qu’il a « bien de l’esprit. » Et le mot, comme alors, signifierait plus de choses qu’aujourd’hui : non seulement l’intelligence et le goût, la finesse et la mesure, mais les choses mêmes du cœur, le sentiment, la tendresse et la poésie.

Le musicien des Enfans à Bethléem, après celui de la Croisade, a traité le second sujet, plus délicat encore, et ce sujet tout entier, d’une main encore plus légère. Mais pas une fois cette légèreté n’est insuffisance ou faiblesse, de même que partout elle échappe à la monotonie. Outre que les deux parties, nous le disions plus haut, forment un agréable contraste, la première a musicalement de la variété. Les chœurs enfantins, qui sont nombreux, diffèrent de caractère et d’expression, de coupe mélodique et rythmique, d’allure et de mouvement. La peur surtout, quand vient la nuit, altère et pâlit en quelque sorte les innocens refrains. À la ronde allègre succède une craintive complainte et le passage de l’une à l’autre est fait de frissons chromatiques, de pizzicati tremblans, d’un motif, paisible tout à l’heure, maintenant sautillant et qui fuit, de menus traits enfin qui ne sont que des riens, mais délicieux. Bientôt, quand les petits reverront le village, c’est presque un hymne de triomphe que leurs voix raffermies entonneront. Plus tard encore, éveillés par l’étoile, un pimpant scherzo marquera la hâte et le gai tumulte de leur départ. Tout est discret dans cette musique, tout y est tempéré : les thèmes, les harmonies et les sonorités. La symphonie elle-même, — car on l’y trouve, et plus d’un motif s’y développe et s’y transforme, — la symphonie jamais ne s’enfle ni ne se travaille : elle se joue. Il faut à M. Pierné peu de chose pour dire beaucoup : par une intonation, une inflexion, une note contre une autre, il indique, il suggère. À demi déclamée, chantée à demi, la berceuse de la Vierge n’est composée que de deux périodes brèves, de deux petites pièces sonores, qu’une main délicate ajusta : l’une vaguement liturgique, hiératique même et sans accompagnement ; l’autre d’un sentiment plus moderne, où, sur un changement de rythme, sur une tenue d’orchestre, la voix se détend, se repose et s’épanouit.

Rien de tout cela n’insiste ou ne pèse. Rien ne cherche l’effet, rien ne dépasse ou seulement ne comble la mesure. Pas un éclat, pas même un accent ne rompt la douceur mystique et le demi-silence qui baigne toute la seconde partie. Elle n’est qu’un murmure et, sans craindre que le public, ne trouvant point ici le finale attendu, s’étonne ou se déconcerte, la musique se dissipe et s’évapore, à la manière des parfums.

Musique d’enfans, ou de l’enfance, par la grâce, par la candeur et la pureté, la musique de M. Pierné l’est encore autrement, par la malice et l’espièglerie. À cet égard, la marche des Mages me paraît une chose tout à fait originale et spirituelle. Marche en miniature, si vous la comparez à la somptueuse Épiphanie du Christus de Liszt, ce n’en est pas moins, toutes proportions gardées, un morceau très développé, d’une belle progression, d’une instrumentation brillante, et qui fait à la première partie un finale éclatant. Le thème est pittoresque, avec une touche légère de sonorité, de rythme et de mode oriental. Légère, plaisante aussi, gentiment ironique, d’une drôlerie gamine, et cela surtout me ravit. Le défilé, pour étonnant qu’il soit, n’en impose pas aux petits pèlerins qui le rencontrent. Ils le saluent de remarques naïves, mais familières et libres. Même en l’acclamant, ils s’en amusent, leur enthousiasme n’est pas dupe, et c’est un joli trait de psychologie enfantine, de nous avoir ici fait voir, entendre un cortège sérieux, un vrai cortège, et de rois, mais regardé, commenté et, — passez-moi le mot, — blagué par des enfans.

Gardons-nous de nous plaindre si le musicien n’a cherché nulle part ailleurs la couleur locale ou l’exotisme. Les chants enfantins, inspiré s seulement des chansons populaires, les imitent et ne les reproduisent pas. Le « folklore » n’a rien à réclamer dans la musique de M. Pierné. Mais voulez-vous savoir l’origine de l’un des plus aimables, de l’un des plus touchans motifs de la partition ? Elle est modeste et proche de nous. Ces quelques notes viennent de beaucoup moins loin que l’Orient et s’il est vrai qu’elles descendent d’assez haut, ce n’est pas d’une hauteur mystique Elles sonnent tout simplement les heures, au faîte d’une grande maison de banque, voisine du Conservatoire. Elèves ou « logistes, » que de fois naguère, par les fenêtres de nos classes, ne les avons-nous pas entendues ! M. Pierné s’est souvenu d’elles et de sa jeunesse. Avec un goût ingénieux, il les a transcrites, disposées de vingt manières différentes, parées d’harmonies, de rythmes et de timbres changeans. Ainsi, par la grâce du talent, le petit carillon financier est devenu berceuse, cantique, oraison de Noël. Les enfans qui le chantent à Bethléem sont des enfans de Paris, de chez nous ; il est nôtre, parisien, lui-même, et de là résulte le plus amusant mélange, une sorte de spirituel anachronisme et de paradoxe délicieux.

Voilà bien de l’esprit, de l’esprit de finesse. Poursuivons notre analyse : nous verrons tantôt comme il s’échauffe et s’exalte, tantôt comme il s’émeut et s’attendrit. Le premier tableau surtout porte plus d’une marque ou d’une touche de lyrisme. A peine les bergerots ont-ils entendu l’étoile, que sa voix semble passer dans la leur et chanter sur leurs lèvres, sur celles au moins de quelques-uns d’entre eux : Lubin, Nicolas et Jeannette, les trois petits chorèges de ce chœur enfantin. « Ah ! » soupire Jeannette avec délices, « la voix descend du ciel ! » Et la voix se répand sur eux, en eux, elle les rassure, les enivre et les ravit. Elle inspire à Jeannette, pour apaiser l’effroi de Lubin, une phrase câline et tendrement tutélaire. A Lubin, quand il a cessé de craindre, ayant entendu aussi, elle arrache un plus fervent appel et, vers la mélodieuse et lointaine amie, le cri d’un ingénu, mais pathétique et presque douloureux amour. En vérité, la musique de ces pages-là va plus loin qu’on ne pense et que le public n’a paru le comprendre. Il n’est plus question seulement ici de charme, d’élégance ou de grâce, mais de sérieuse et profonde beauté.

Le second tableau, qui ne comportait pas un élan, pas un éclat, a bien de la tendresse encore, et même de la gravité. Nous avons signalé déjà la berceuse de la Vierge, avec l’effet de détente et d’épanouissement qu’y produit le passage d’une période à l’autre, le changement de mesure, de mode et de sonorité. C’était un trio hasardeux que celui de la Vierge, d’un bœuf et d’un âne. Il y fallait, avec de l’esprit, du goût, du tact ; enfin, pour échapper à l’irrévérence, au ridicule peut-être, de la noblesse et, s’il était possible, de la grandeur. Tout cela s’y rencontre. Sur le second thème de la berceuse, la voix presque divine et les deux voix animales s’unissent, d’abord jusqu’à l’unisson, pour psalmodier une calme litanie. Toutes les trois s’accordent aussi naturellement que font les trois figures dans les vieux tableaux de Nativité. Il semble qu’un sentiment commun de vigilance et de sollicitude les rapproche. La musique incline Marie vers ses humbles compagnons et les élève eux-mêmes vers elle, faisant entre les trois comme un partage de sentiment, inégal sans doute, mais harmonieux. Est-ce l’unisson, puis la sonorité de l’orchestre, est-ce la lenteur du rythme, la démarche et la plénitude de grands accords quasi liturgiques, je ne sais. Tout cela, dans le rôle du bœuf et de l’âne, pouvait ne prétendre qu’à la représentation pittoresque et légèrement ironique des deux braves animaux. Mais tout cela veut dire et dit bien davantage. Il y a là plus qu’un équivalent par les sons du βοώπις (boôpis) d’Homère, je ne sais quoi, non seulement d’antique et d’extérieur, mais de profond et de chrétien. On croirait que, devant la crèche, les bêtes elles-mêmes comprennent vaguement, et qu’elles ressentent, qu’elles expriment à leur façon quelque chose de la grandeur du mystère et de la douceur du bienfait.

Ainsi les deux moitiés de l’aimable oratorio s’égalent sans se ressembler. Et, comme le voyage des petits pèlerins, leur station n’a rien de monotone. Dans cette seconde partie, encore plus que dans la première, tout est en nuances, mais en nuances distinctes, et le dessin, le modelé demeure toujours sensible sous le coloris. Chaque épisode a son caractère. Après la joyeuse et même tumultueuse irruption des gamins dans l’étable, c’est comme une « suite, » au sens musical du mot, de cantiques, de berceuses et de prières, d’offrandes et de caresses, timides et tendres à la fois. Pas une note, pas un accent, pas un timbre ne vient fausser ou forcer le ton général et volontairement atténué. Toute inflexion est expressive, et la moindre intonation est choisie. On voudrait pouvoir citer le dialogue des enfans avec la Vierge, où le fil mélodique, flottant dans l’air harmonieux, a la ténuité, la souplesse et le mince brillant de ces autres fils, de soie et d’argent, qu’on appelle de la Vierge aussi.

Vous rappelez-vous le compliment que faisait Jacques Eyssette à son frère, dans le roman délicieux — une histoire d’enfant encore, — d’Alphonse Daudet : « Ah ! mon Daniel, quelle jolie façon tu as de dire les choses ! » Elle existe même en musique, cette manière-là. Elle est claire et sobre, élégante et spirituelle, touchante au besoin, très française, et c’est la manière de M.  Pierné.

Ce fut la manière aussi de ses jeunes interprètes. Ah ! si tous les adultes chantaient comme chantèrent ces enfans ! simplement, en mesure et juste ! La Ville de Paris, l’année dernière, avait refusé de prêter, à l’exécution d’une telle œuvre, le concours des écoliers de ses écoles. Même en musique, elle ne laisse plus venir à Jésus les petits enfans. D’autres autorités, — extra-municipales sans doute, (Groupes de l’enseignement moderne), — ont eu cette fois-ci moins de scrupules. Il paraît seulement qu’un certain nombre de familles, soixante ou quatre-vingts environ, se voyant à la veille de « violer la neutralité ( ! ) scolaire, » ont retiré prudemment l’autorisation qu’elles avaient accordée à leurs enfans. Turba ruit, ou ruunt, in servitutem.


L’histoire de Monna Vanna, vous le savez, est presque celle de Judith, mais d’une Judith italienne et, de plus, mariée. Or, si la distance, ou la différence, de Pise à Béthulie n’importe guère, celle de la veuve à l’épouse, — j’en appelle à tous les époux, — est fort à considérer. Elle fait même le principal intérêt, sinon l’intérêt unique, et d’ailleurs très vif, de la belle tragédie de M. Maeterlinck. Oui, c’est bien ici une tragédie. On y trouve les trois unités, ou peu s’en faut : d’abord unité de lieu, le camp et la tente de Prinzivalle touchant aux remparts de Pise qu’il assiège ; unité de temps aussi, l’action tenant en vingt-quatre heures environ, dont les plus importantes sont les heures de nuit ; enfin cette action même est une, sans compter qu’elle est tout intérieure et ne consiste guère (tragique essentiellement par là) que dans une rencontre, dans un conflit de sentimens ou de devoirs contraires.

On connaît le sujet, ou le « cas, » et comment la question est ici posée, et résolue, entre l’amour conjugal et l’amour de la patrie. Investie depuis des mois, à bout de forces et de vivres, Pise va tomber entre les mains de Prinzivalle, un condottiere au service de Florence. Guido Colonna, le commandant de la place, envoie Marco, son père, auprès du vainqueur, pour traiter. Or voici le vieillard qui revient, et qui revient ravi. « Ce Prinzivalle, » répond-il à peu près à ses concitoyens, qui l’interrogent avec angoisse, « ce Prinzivalle est un homme charmant. Il m’a fait le plus gracieux accueil. Un Barbare, disait-on ! C’est un artiste, un lettré. Il avait lu mes écrits. Savez-vous qui j’ai rencontré sous sa tente ? Marsile Ficin en personne, que depuis si longtemps je rêvais de connaître. Nous avons parlé d’Hésiode et d’Homère, d’Aristote et de Platon. En outre, Prinzivalle a fait pratiquer des fouilles en mon honneur. A nous deux, nous avons découvert, dans un bois d’oliviers, près de la mer, un torse de déesse. Il a déterré un bras ; moi, des mains, et quelles mains ! — Mon père, interrompt Guido, légèrement agacé, rappelons-nous qu’un peuple meurt de faim. — C’est juste, j’oubliais que vous faites la guerre, quand renaît le printemps, quand le ciel est heureux, quand la mer, etc. Mais vous avez raison. J’aurais dû vous dire tout de suite la nouvelle et la condition que j’apporte. Prinzivalle ne nous en impose qu’une. Pour épargner la ville, et même pour la ravitailler dès ce soir, il veut que ce soir aussi votre femme, ô mon fils, votre Vanna, se rende auprès de lui, seule et nue sous son manteau, parce qu’il l’a vue et qu’il l’aime. Aussi bien il la renverra demain matin, à la première heure. » Vous jugez de l’état du mari. Mais combien celui du beau-père est plus rare ! La prétention de Prinzivalle ne l’émeut pas outre mesure. « Elle sauve trente mille vies pour en affliger une, mais elle offre à celle-ci la plus noble occasion de se couvrir d’une gloire qui me semble plus pure que les gloires de la guerre. » Longtemps, longtemps ainsi, sur les lèvres de ce vieil humaniste, de ce pacifiste bienveillant, l’optimisme d’un Renan semble refleurir en propos absurdes et délicieux. En moins de paroles, très simples et très pures, Vanna consent tout de suite et, s’arrachant des bras de l’époux qui la maudit et l’insulte, silencieuse, mystérieuse aussi, quand descend le soleil et parmi les acclamations, les bénédictions de la foule, elle part. C’est le premier acte.

Le second est d’une grande beauté. Si Prinzivalle a fait venir Vanna, c’est qu’il l’aimait. Et voici que cet amour la défend, la sauve de lui-même. Jadis il la connut enfant : elle avait huit ans et lui douze. Il se nommait Gianello et son père, un vieil orfèvre, l’avait conduit un jour, un beau dimanche d’été, dans un jardin de Venise, où il allait offrir un collier de perles à la mère de la petite patricienne. Vanna maintenant le reconnaît à son tour. Elle se souvient de leurs jeux et que plus tard elle l’attendit longtemps, en vain. Son père, à lui, l’avait emmené en Afrique. Lorsqu’il revint, après mille hasards, Vanna, dont la mère était morte, avait épousé un grand seigneur pisan. Alors il loua son épée, son nom devint illustre parmi les mercenaires et, Florence l’ayant envoyé devant Pise, dans un moment de passion, de folie, le vainqueur exigea la rançon qu’à présent il n’ose plus recevoir. La scène, encore une fois, toute la scène, est fort belle : belle de puissance et de délicatesse, de discrétion et de force, d’ardeur contenue, de dignité attendrie et de renaissant amour ; belle enfin, chez l’un et l’autre personnage, par la justesse et la variété des mouvemens, par les mille retours et détours de l’un et de l’autre cœur. Dès l’entrée de Vanna sous la tente, dès ses premiers mots et sur un signe du généreux Prinzivalle, troupeaux et chariots chargés de vivres avaient pris la route de Pise. Déjà, sur les clochers et les tours de la ville secourue, on voit briller des feux de joie. Prinzivalle n’a rien exigé et l’heureuse messagère n’a payé que d’un baiser au front du héros le salut de sa patrie. Lui-même ne trahit pas la sienne : il n’en a pas, il n’est qu’un mercenaire et, s’il abandonne ce soir la cause de Florence, c’est que Florence ingrate, il le sait, préparait son exil, peut-être sa mort. Ainsi chez Vanna tout est chaste et chez Prinzivalle il n’y a rien de bas. C’est « en beauté, » comme dit Ibsen, en noblesse, en pureté, que toutes ces choses se passent et les deux « parfaits amans » rentreront sans rougir dans la ville, qui va les remercier et les bénir ensemble.

La ville, oui, — nous le verrons au troisième acte, — et le beau-père également. Sous les pas de sa bru, sans même l’interroger, le bon vieillard jettera des fleurs. Mais avec plus de curiosité (mettez-vous à sa place), l’époux aura moins de confiance. Vainement Vanna lui dira, lui criera son innocence. Il refusera de la croire et l’injure d’un tel refus, changeant ou plutôt achevant de changer le cœur de la jeune femme, la livrera décidément à son nouvel et plus généreux amour. Quelques péripéties, quelques voltes du sentiment peuvent ici paraître tantôt brusques et tantôt obscures. « S’il m’épargna, c’est qu’il m’aimait, » dit Vanna, montrant Prinzivalle à son époux. Et j’entends bien qu’il y a dans cet aveu de quoi redoubler, exaspérer l’angoisse et la fureur conjugale. Mais tout de même ce serait une question de savoir s’il est plus fâcheux pour un mari que sa femme ait été violentée sans amour, ou aimée sans violence. Guido préfère encore, apparemment, la première solution. Quoi qu’il en soit, la pauvre Vanna, méconnue, mais se connaissant enfin, ne saurait plus être qu’à Prinzivalle. Par un suprême revirement et puisque, pour être crue, il lui faut mentir, elle le dénonce et l’accuse. Feignant de vengeresses fureurs, elle réclame le soin de l’enchaîner elle-même, de se faire sa gardienne, peut-être son bourreau. Les soldats lui remettront la clef de la prison. « Je la veux pour moi seule, afin que je sache bien… Afin que personne autre… C’était un mauvais rêve… Le beau va commencer. » Et le drame littéraire s’achevait sur cette perspective. Je regrette que l’Opéra nous ait montré, ne fût-ce qu’un instant, le cachot, l’évasion des amans réunis et, dans un trop voyant décor de féerie, leur banale apothéose.

C’est assez la coutume, quand on juge un opéra, d’en condamner d’abord les paroles, afin d’en mieux excuser la musique. On s’en prend volontiers aux poèmes, de la chute même de partitions qui seraient bien tombées toutes seules. On a tort. Le livret, en général, ne fait pas tout à l’affaire. De médiocres, voire d’absurdes scénarios ont pu supporter en quelque sorte des chefs-d’œuvre de musique, et les soutiennent encore. « Un bon livret, disait, je crois, Meyerbeer, assure le succès de la « première, » mais celui de la « centième » dépend d’une belle partition. » À ce compte, la « première » de Monna Vanna pouvait être un triomphe, car la pièce de M. Maeterlinck me paraît, autant qu’une noble tragédie, un « livret » excellent. On se plaindra peut-être qu’elle manque d’action et d’épisodes, de prétextes à la mise en scène et de brillans dehors. Mieux vaudrait s’en féliciter et ne pas s’abuser plus longtemps sur le caractère, ou la mission, ou la nature même de la musique, fût-ce de la musique d’opéra. Un opéra, ou, si l’on veut, un drame lyrique, n’a pas, ne saurait avoir pour sujet ou pour matière le dehors, mais le dedans. Le centre, le fond, et, comme disait Wagner, « le purement humain, » voilà ce que la musique doit chercher d’abord, et le reste, — que d’ailleurs elle ne méprise point, — lui sera donné par surcroît. « Tôt ou tard on ne jouit que des âmes. » La devise de Lacordaire fut et sera toujours celle des musiciens comme des poètes de théâtre, je parle des vrais, des grands. « Kunst der Innerlichkeit, » disait de la musique un autre philosophe, allemand : « L’art de l’intérieur. » Monna Vanna répond à cette vocation et l’on écrirait volontiers, n’était la barbarie des termes, que l’intériorité de la tragédie de M. Maeterlinck en fait justement la musicalité.

La faute première et la faiblesse générale de la musique est de n’être point allée aussi avant. À côté du drame, la partition paraît, dans son ensemble, extérieure et superficielle. L’expression des sentimens et l’analyse des caractères, la psychologie enfin, — car les sons, comme les mots, ont la leur, — y manque de profondeur et de finesse. La musique a laissé dans l’ombre et dans l’incertitude, des nuances, des mouvemens qui pouvaient recevoir d’elle plus de précision et de lumière.

Partout, ou presque partout, elle a réduit, rapetissé la vie, au lieu d’en accroître l’étendue et la profondeur. Elle a manqué particulièrement, cette musique, les passages de grand lyrisme ou, comme disait le président de Brosses, « les endroits forts : » entre autres, la partie la plus ardente, la plus passionnée, ou qui devait l’être, et la péroraison du duo du second acte. Il fallait trouver ici, quand s’éclairent à la fois les choses et les âmes, mieux que cette vieille progression des harmonies traditionnelles, accompagnement obligé de toute illumination réelle ou figurée, qu’elle se produise au dehors ou au dedans de nous. Plus sommaire encore, au point d’en paraître nulle, est la musique des deux derniers tableaux, qui ne comptent pas, et celle même du troisième acte, l’acte du retour de Vanna. Il compte pourtant, celui-ci. La matière en était abondante et complexe, faite de toutes les évolutions et révolutions du caractère de l’héroïne. Il n’y avait point jusqu’à l’étonnant beau-père, dont le rôle musical ne pût alors s’élever, et très haut : « Monte, Vanna, monte parmi les fleurs… » Quel beau thème qu’un pareil salut, et pour quel admirable cantique !

Les deux premiers actes ont plus de mérite. La musique en peut être faible souvent, et même pauvre, elle n’est point obscure, ni pesante. Elle n’irrite, elle ne rebute, elle n’assomme pas. Jamais antipathique, honnête et sincère toujours, elle n’a rien de commun avec telle ou telle autre qu’on nous fait aujourd’hui, et qu’il est impossible non seulement de ne pas mépriser, mais presque de ne point haïr.

L’invention ou la veine mélodique de M. Février a peu d’originalité. Élève de MM. Messager et Fauré, dit-on, il le semblerait plutôt de M. Massenet, témoin le duo du second acte, au moins le milieu et la fin de ce duo. Écoutez ou lisez la cantilène langoureuse de Prinzivalle à genoux, tenant, serrant, pétrissant la main de Vanna dans les siennes ; vous retrouverez là du Massenet, beaucoup de Massenet, du meilleur, et de l’autre. Elle a de jolies parties, cette longue, trop longue déclaration : elle en a d’élégantes, d’ingénieuses, voire de contournées et de mièvres, elle en a de maladroites aussi, qui s’embarrassent et qui traînent. Et si le duo finit par de telles effusions, par ces élans précipités, puis retenus, par ces cadences pâmées et mourantes, n’est-ce pas encore l’influence de M. Massenet qui le fait ainsi finir ?

L’orchestre même est çà et là traversé de pareils souvenirs. Je dis l’orchestre et non l’orchestration, car, dans le passage auquel je pense, la mélodie plutôt que les timbres, la couleur moins que le dessin rappelle une des plus sombres scènes de Werther, celle où Charlotte, sur l’ordre de son mari, remet à l’envoyé de Werther la boite de pistolets. Ici, comme dans l’œuvre de M. Massenet, — on peut dire un de ses chefs-d’œuvre, — le chant à demi déclamé flotte et nage en quelque sorte à la surface du courant instrumental. Aussi bien, c’est l’un des procédés, ou des effets, auxquels le jeune compositeur de Monna Vanna a le plus volontiers recours. Il aime à distribuer ainsi les élémens ou les ressources, à régler de cette façon les rapports de l’orchestre avec les voix, du chant avec la parole, du drame avec la symphonie. Il n’y a même que cela de symphonique en sa manière. Pas de développement ou de combinaison thématique, aucun leitmotiv, et l’on ne songe pas à s’en plaindre. Mais plutôt on se réjouirait de trouver dans cette partition, par endroits, un symptôme qu’on peut vraiment aujourd’hui qualifier de nouveau, un signe de simplicité, d’économie et de discrétion, la promesse peut-être d’un art plus sobre et plus léger. Cela sans doute avait paru, percé déjà dans Pelléas, et même, — osons le dire, ou le redire, — la partition de M. Debussy ne nous laisse encore aujourd’hui que cet espoir ou cette consolation. Il s’agit, dans Monna Vanna, de quelques épisodes où l’intérêt, l’expression, la beauté enfin, ne résulte que des moindres moyens : de la parole presque seule, presque nue, mais accentuée avec intelligence, avec émotion, et d’un orchestre qui la souligne, la rehausse et la pare, sans jamais la recouvrir et surtout sans l’écraser. Tels sont, au premier acte, certains aparté de Guido (le mari) et les dernières pages. Tel est surtout le début, tout le début, à l’acte suivant, de la grande scène d’amour. Ce ne sont là, dira-t-on peut-être, que des détails ou des « coins ; » mais j’en aime l’intimité, parfois même la profondeur, et les musiciens d’aujourd’hui nous ouvrent trop rarement de ces agréables refuges. Dans Monna Vanna, j’en ai cru trouver plusieurs à l’audition, et, par la lecture, il m’a paru bon d’y revenir. On sait la belle définition de Vigny : « L’art est la vérité choisie. » En nos jours de profusion vaine, est-ce trop demander qu’un peu de bienveillance, pour une œuvre dont quelques traits sont de choix ?

Dans Monna Vanna, surtout au second acte, on a pris plaisir à regarder les regards mêmes de M119 Bréval, ses attitudes et ses gestes. La voix et le style de M. Muratore (Prinzivalle) menacent un peu, — très peu, — de s’épaissir. Un inconnu, M. Marcoux, est digne de se faire connaître. Il a montré dans le rôle de Guido (le mari malheureux) une mauvaise voix, mais un sentiment original et douloureux. Enfin M. Delmas unit la bonhomie avec la dignité, sous les apparences, parfois difficiles à sauver, du vieux dilettante.


Ernest Reyer est mort, chargé d’années, chargé d’œuvres aussi, car il y a dans Sigurd et dans Salammbô des pages terriblement lourdes. Mais il y en a d’autres, de nobles, de pures et vraiment ailées.

Dans la Statue, on en trouverait même de vives et de spirituelles. La Statue est un ouvrage à ne pas voir, — la dernière reprise, à l’Opéra, l’a bien prouvé, — mais à relire, par endroits. Le second acte forme un excellent petit tableau de genre, et du genre oriental. Ce n’est pas un paysage, à la manière poétique et rêveuse de Félicien David, mais plutôt une scène, pleine de verve et de couleur, de la vie populaire. L’Orient a bien des aspects. Félicien David avait choisi les plus calmes, ceux de l’espace et de la solitude, ceux du silence, ou de la prière, et de la nuit. Restaient les plus animés : le jour, le soleil, et, dans les rues des villes arabes, le mouvement, le tumulte et le bruit. Reyer les connaissait bien, les matins d’Alger ou du Caire, vibrans de lumière et de son. Tout jeune, il avait entendu le cri des âniers poussant leurs bêtes, le sifflement des dévidoirs chargés de soie et d’or, et le tintement des gobelets de cuivre que les marchands d’eau fraîche entre-choquent. Le second acte de la Statue est une « Orientale » de ce genre-là, quelque chose un peu dans le goût de la Sortie de l’école turque. De quoi s’agit-il ici ? De la noce d’une jeune demoiselle de là-bas avec son oncle, un vieux et grotesque pacha. La foule des amis accourt, se précipite, se bouscule, et les chœurs, — il y en a plusieurs de suite, — se bousculent aussi. Sur des rythmes changeans, c’est un jaillissement, un rebondissement continu de questions et de réponses, de félicitations, de salamalecs, et le glapissement périodique de l’eunuque achève ou plutôt couronne de ses notes perçantes l’ensemble de cette amusante turquerie.

Pour aller, en montant, de la Statue à Sigurd, à Salammbô, c’est dans une autre scène de la Statue elle-même qu’on trouverait peut-être le passage. Margyane à la fontaine annonce Brunnhilde, auprès d’une source à son tour, et la fille d’Hamilcar ensuite, errant, à la clarté de la lune, sur les terrasses de son palais.

Il semble qu’on se soit toujours trompé sur le compte du compositeur de Sigurd et de Salammbô. On l’a pris pour un grand musicien, je veux dire pour le musicien de la grandeur. Il ne fut jamais que celui de la grâce, d’une grâce encore une fois très noble, très grave, très pure, souvent mélancolique, auguste si l’on veut et, par endroits, assez près d’être héroïque, mais celui de la grâce surtout, de la grâce seulement. Toutes les scènes de Sigurd et de Salammbô qui visent à la puissance, à l’épopée, ne sont que banales, à moins qu’elles ne soient bruyantes, brutales même, j’allais dire grossières. Rappelez-vous, dans Sigurd, l’air déplorable de Hagen, au troisième acte, et le pas guerrier, l’une des pages les plus vulgaires qui soient en musique ; dans Salammbô, le festin des mercenaires, ou telle marche, en charivari, qui veut être barbare et n’y réussit que trop, ou tel autre défilé encore, entre le tableau de la tente et celui du champ de bataille. Comme dit Chimène, « la moitié de moi-même a mis l’autre ai tombeau. » Une moitié de l’œuvre de Reyer était morte avant lui L’autre, l’autre seule, méritera peut-être de lui survivre. L’autre, c’est une partie du second acte de Sigurd et du quatrième également ; c’est, partiellement aussi, le second acte de Salammbô, et, dans le même opéra, la poétique élégie de la terrasse.

Je viens de relire tout cela : parfois avec plaisir, tout cela n’étant pas sans quelque beauté ; souvent avec regret, car, cette beauté même, je me la rappelais plus belle. Et puis, et surtout, elle n’est que d’inspiration et d’instinct. Il lui manque ce que je n’appellerai pas le métier, mais, d’un nom plus noble, le style. Reyer pensait quelquefois hautement ; en musique au moins, — car il fut un critique brillant, — il écrivait d’autre sorte. Dernièrement, dans un ancien compte rendu de Sigurd, à propos de la cantilène du ténor : Hilda, vierge au pâle sourire, je retrouvais ces mots : « Comparez cette phrase à la cavatine de Faust : Salut, demeure chaste et pure. » Eh bien ! non, dans l’intérêt de Reyer, ne faites pas la comparaison. Elle vous apprendrait pourtant quelle est, dans la musique même, la nature et la valeur de ce que nous venons d’appeler le style. Il est vrai qu’en musique, et plus généralement en art, la distinction est plus difficile à faire qu’en littérature, entre l’idée et l’expression, entre le fond et la forme. A première vue, il semble que les deux élémens se confondent. Peut-être néanmoins arriverait-on à les séparer l’un de l’autre. On ferait voir ensuite, sans trop de peine, quels artistes, — et non des moindres, — ont possédé l’un ou l’autre et, comme on dit sommairement, ont eu plus de talent ou plus de génie. Reyer avait peu de talent. Et l’on m’a rapporté que certain critique encourut autrefois son courroux, voire sa rancune, pour avoir écrit de lui : « Ce jour-là, » — était-ce le jour de Sigurd ou celui de Salammbô ? Je croirais volontiers que c’était l’un et l’autre — « ce jour-là, M. Reyer eut presque du génie. » La formule n’avait rien d’injurieux, ni même d’injuste. Elle offensa le musicien vivant, mais elle suffit pour honorer sa mémoire.


CAMILLE BELLAIGUE.