Revue musicale - 14 février 1912

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Revue musicale - 14 février 1912
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 924-935).
REVUE MUSICALE


THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : Bérénice, tragédie en musique en trois actes ; paroles et musique de M. Albéric Magnard. — Lettres de Schumann.


Sous plus d’un aspect et pour un certain nombre de raisons, Bérénice est ce qu’on peut appeler une œuvre considérable. Premièrement la musique n’en est pas vulgaire, ni même banale. Dédaigneux de la facilité, M. Albéric Magnard n’a pas moins horreur de la bassesse. Son art est pur aussi de la sensualité, pour ne pas dire davantage, qui, dans quelques partitions modernes (deux exactement), s’est donné carrière. Bérénice enfin n’a rien de frelaté ni d’artificiel. Vous y trouverez une entière bonne foi ; non seulement aucun mensonge, mais nulle recherche vaine. L’auteur n’appartient pas à l’école du charlatanisme sonore. Tout cela ne vaut-il pas l’hommage, par nous présenté tout d’abord, de notre parfaite considération ? Et la noblesse, que nous allions oublier ! Telle serait pourtant la vertu principale et la vraiment « éminente dignité » de l’œuvre, si nous en croyons ceux qui paraissent le mieux l’entendre et l’admirer le plus congrûment. Il leur arrive bien, — à quelques-uns du moins, et tout bas, — d’ajouter que cette noblesse est peut-être dans l’intention plutôt encore que dans l’exécution. « Nous n’égalons jamais nos pensées, » a dit Bossuet. Ainsi l’artiste n’aurait pas rempli tout son dessein, réalisé tout son idéal. En d’autres termes, on aperçoit, d’un peu loin, ce qu’il veut dire, — et c’est quelque chose de noble, — mais il ne le dit pas. Ainsi nous sommes un certain nombre, le plus grand nombre même, capables de concevoir, ou d’imaginer, ou de rêver des symphonies et des drames lyriques, auprès de quoi celles et ceux des Beethoven et des Wagner ne seraient que jeux de petits enfans. Tout notre malheur vient de ne les pouvoir écrire et de ce que notre main ne suit pas notre pensée ou ne lui répond pas.

La personnalité de M. Albéric Magnard n’est pas moins à considérer que son œuvre. Sans compter (sa préface et ses communications au public le prouvent) qu’il est lui-même ce qu’on appelle « un auteur à considérations. » Le musicien de Bérénice est à la fois inconnu et glorieux. Ignoré de la foule, une élite le révère. On a souhaité que rien de lui ne nous demeurât étranger. Il nous a parlé de son indépendance et de sa fortune. Les programmes de Bérénice nous l’ont montré, sur une page avec deux de ses amis, avec un sur la page suivante. On le dit fier et même un peu farouche. On nous vante sa vie hautaine, hors de Paris, loin du monde et dans la solitude. A quoi Tolstoï eût répondu ceci : « L’artiste ne peut éprouver un sentiment vrai que lorsqu’il ne s’isole pas, lorsqu’il vit de l’existence naturelle à l’homme. C’est pourquoi celui qui se trouve à l’abri de la vie est dans les pires conditions pour créer. » Mais cela n’est pas sûr. Et le contraire non plus n’est pas évident. Et l’un et l’autre nous est égal, et nous aurions autant aimé que M. Magnard allât « dans le monde » tous les soirs et qu’au lieu de Bérénice il nous donnât les Noces de Figaro. Enfin et surtout, nous n’aurions jamais cherché la relation qu’il peut y avoir entre des détails de cette nature et le mérite d’une œuvre d’art, si les partisans et l’auteur même de l’œuvre n’avaient cru devoir les premiers nous signaler ce rapport et y insister.

D’autres conformités, ou contrariétés, du même genre nous échappent également. « Ah ! l’indépendance ! » écrit, ou plutôt s’écrie, interviewé, le musicien de Bérénice. « Ah ! l’indépendance ! C’est ça qui est difficile à conserver à notre époque ! Comme je plains les pauvres bougres qui n’ont pas le sou pour s’éditer eux-mêmes comme je le fais, et qui sont forcés de lutter, de s’abaisser parfois, ou de se tuer à la peine ! » Fort bien, et cette compassion part d’un bon naturel. « Cependant, » ajoute, promptement ragaillardi, le confrère miséricordieux, « cependant, voyez comme c’est drôle : dans un temps où l’on ne peut guère, sans ridicule, prétendre à faire uniquement de l’art, on peut constater un épanouissement musical admirable. C’est insensé, ce qu’on a marché depuis trente ans ! Il faut croire que le discrédit peut devenir une sorte de stimulant, de discipline. Et la preuve que notre équipe de musiciens est la plus belle, c’est qu’ils ne font pas d’argent, et ils ne font pas d’argent justement parce que leur art est au-dessus du niveau de la foule. » Cela encore est à savoir. Que « l’équipe de musiciens » dont fait partie M. Magnard soit la plus belle, M. Magnard a ses raisons pour l’affirmer. On aimerait peut-être seulement que ces raisons fussent autres. S’il est vrai qu’il n’y a pas de recette pour faire un chef-d’œuvre, il n’est pas vrai que la marque, ou le propre, d’un chef-d’œuvre soit de ne pas faire de recettes. Je crains ici comme une antithèse artificielle, et que l’auteur ait opposé, vainement, des élémens, ou, suivant l’expression de Nietzsche, des « valeurs, » qui, n’ayant rien de commun, n’ont pourtant rien non plus de contraire.

Avant Bérénice même, le sujet de Bérénice est encore une chose à considérer. Dès les premiers mots de sa préface, M. Magnard se défend d’avoir manqué de respect à la tragédie de Racine. Et sans doute il en a pieusement épargné la forme, je veux dire les vers. Mais il a tort d’ajouter : « Les chefs-d’œuvre de la littérature n’ont rien à craindre de mes violons et de mes flûtes. » En réalité, c’est la Bérénice racinienne qu’il a mise en musique. Et pour lui comme pour nous il ne saurait plus désormais y en avoir d’autre. Quelques variantes n’y changent rien, du moins rien qui vaille ou qui compte. Que Bérénice ait régné sur l’Egypte ou sur la Palestine ; que le rôle même d’Antiochus ait disparu de la version lyrique ; que le personnage de la reine au contraire se soit accru et, si l’on veut, embelli, ne fût-ce que d’un geste, le dernier, l’offrande votive et capillaire à Vénus, ces détails n’importent guère. Il reste l’essence même du sujet, qui tient dans les deux mots fameux de Suétone : « Invitus invitam. » Il la renvoya « malgré lui, malgré elle. » Et pour la musique, il n’est pas de plus favorable, de plus admirable sujet, parce qu’il n’y en a pas de plus intérieur, et qui se ramène, se réduise ; davantage au sentiment seul, ou, comme disait Wagner, au purement humain. De là n’allez pas conclure que les dehors de la vie soient indignes de la musique et qu’ils échappent à sa prise. Autant que de passion, elle a ses chefs-d’œuvre d’action et de mouvement extérieur. Mais son plus vaste domaine, son royaume le plus riche et le plus magnifique est en nous. Le jour viendra peut-être où l’on comprendra que l’opéra, — l’opéra véritable, parfait, — doit se proposer avant tout l’expression, l’analyse des sentimens, et que sous une forme, par un mode différent, ou plutôt ajouté : les notes avec les mots, le son uni au verbe, la tragédie lyrique. — ou la comédie, — à la même nature et ha même vocation que la tragédie ou la comédie toute seule.

Dans un opéra pas plus que dans une tragédie, « ce n’est pas une nécessité qu’il y ait du sang et des morts… Il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. » Il semble que, parlant ainsi, dans la préface de sa Bérénice, Racine ait parlé même pour les musiciens. La suite les regarde encore et pourrait les aider, parmi tant de sujets, à distinguer les meilleurs. « Ce qui m’en plut davantage » (du sujet de Bérénice), « c’est que je le trouvai extrêmement simple. Il y avait longtemps que je voulais essayer si je pourrais faire une tragédie avec cette simplicité d’action qui a été si fort du goût des anciens.

« Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien et que tout ce grand nombre d’incidens a toujours été le refuge des poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez d’abondance ni assez de force pour attacher durant cinq actes les spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions. »

Telle est, en effet, l’action de Bérénice, et, parce qu’elle est telle, un musicien de théâtre avait les raisons les plus fortes, et les plus musicales même, de la mettre en musique. Mais ce musicien la mit d’abord en prose, et si le respect, le bon goût défendait que cette prose, même rythmée et parfois rimée, empruntât rien à la poésie de Racine, il eût cependant permis entre l’une et l’autre un peu moins de différence. Le héros et l’héroïne de M. Magnard parlent, en chantant, un langage qui ne mérite pas toujours d’être chanté. Il arrive même à l’héroïne de chanter, en ce langage, des choses dont on ne parle guère. Et cette première application de la musique à certains cas, à certains détails de physiologie, n’a pas laissé de paraître désobligeante.

Mais surtout, et voilà le grand, le vrai, même l’unique malheur, c’est à la psychologie du sujet que la musique s’est appliquée en vain. Ce sujet, elle ne l’a pas transposé de l’ordre poétique dans l’ordre sonore, elle ne l’a pas marqué de son signe propre et mélodieux. Bérénice et Titus n’ont pas reçu d’elle une forme nouvelle et comme un autre mode de la vie. Or, n’ayant pas fait cela, qui seul importe, la musique n’a rien fait. « Invitus invitant. » Le musicien a bien senti la force, l’ampleur aussi de la formule, et que toute son œuvre y était comme en puissance. « Elle peut se traduire en musique, » a-t-il écrit dans sa préface. Mais la traduction musicale, il ne nous l’a pas donnée. En sa musique, ou par sa musique, les personnages n’existent pas ; rien n’y est sensible de leurs passions, de leurs âmes : ni le fond, qui demeure, ni même, — et beaucoup moins encore, — les oscillations, les détours et retours et comme l’éternel va-et-vient. Ainsi, diraient les pédans, se dérobent à la fois les deux élémens, statique et dynamique, de l’art. Les caractères musicaux ne se développent pas, n’ayant pas été posés. Autant que l’évolution ou le devenir, et d’abord, c’est l’être même qui leur fait défaut. Loin de les animer, cette musique trop compacte les étouffe ; trop lourde, et pesant sur eux d’un poids que jamais rien n’allège, elle finit par les écraser. L’orchestre constamment les accable, un orchestre massif, qui « donne » sans réserve et sans merci, toujours et tout entier. Jamais ou presque jamais un instrument, un thème isolé ne s’en détache. Pas une flamme, pas un rayon, pas un trait ailé n’en jaillit. Autant que l’air et le jour, la tendresse, la grâce manquent à la symphonie épaisse. Elle n’exprime, elle n’exhale rien de cette langueur et de cette mélancolie, de ce charme ondoyant cl fluide que sur l’amoureuse élégie auraient pu répandre les sons.

Quelqu’un a dit de la musique de Bérénice que l’esprit, le génie peut-être, en était français et le style wagnérien. C’est une opinion, c’en est même deux, et contradictoires. La seconde est la bonne, et celle, — ouvertement déclarée, — de l’auteur, en sa préface toujours. Oui, sauf le caractère légendaire du sujet, nous retrouvons ici toutes les formes, ou formules, ou recettes wagnériennes : suprématie de l’orchestre, continuité du courant symphonique et leitmotif. Et nous ne les retrouvons pas, la dernière en particulier, sans quelque lassitude, où se mêle un commencement d’impatience, pour ne pas dire un dégoût naissant.

Nous l’avons éprouvé surtout pendant le second acte de l’ouvrage, que traverse de part en part ou plutôt que sillonne en tous sens un thème fastidieux. C’est le motif de Mucien. Mucien est un peu le Paulin de la tragédie racinienne : le confident et le conseiller de Titus, mais un conseiller militaire, vieux soldat sermonneur, abondant en avis raisonnables non moins qu’en vertueuses représentations. Le Sénat, l’opinion publique, également hostiles à la reine Bérénice, s’expriment, non par la voix de Mucien, la voix n’étant guère ici l’agent expressif, mais par le motif symphonique de Mucien. Et le motif de Mucien ressemble à Mucien lui-même : il est solennel, un peu poncif, ou, plus militairement, un peu pompier, comme lui. Le retour opiniâtre en est difficile à souffrir sans quelque impatience. Aussi bien il nous a paru que l’invention mélodique de M. Magnard manquait d’abondance et de caractère. Les idées ne se distinguent ici ni par la beauté formelle ou plastique, ni par la valeur significative. Notez bien qu’en disant : les « idées, -> les idées musicales, on sait tout de même ce qu’on veut dire. Si, par aventure, vous ne l’entendiez qu’à demi, ouvrez, au hasard, quelque partition classique, de Haydn, de Mozart ou de Beethoven, opéra, sonate, quatuor, symphonie, et, dès la première page, dès les premières mesures, vous serez édifié. Ce n’est pas non plus que, dans la musique de M. Magnard, le développement des idées ajoute beaucoup d’intérêt et de vie à ces idées mêmes. Et vous pourriez encore, passant des chefs-d’œuvre classiques à certaine œuvre récente, peut-être suffisamment « avancée, » Ariane et Barbe-Bleue, de M. Dukas, trouver là, dans l’épisode instrumental des pierreries, et, tout de suite après, dans la cantilène des captives, un double et lumineux exemple de la beauté symphonique et de la beauté d’un chant.

Enfin, nous le disions tout à l’heure, il ne paraît pas impossible que la disgrâce du leitmotif approche. Sommes-nous destinés à voir le crépuscule de ce dieu ? Parmi tant de systèmes, que, depuis trois cents et quelques années qu’il existe, le drame en musique adopta, celui-là ne serait-il pas, au fond, le plus convenu, le plus arbitraire et, pour tout autre musicien que Wagner, le plus funeste à la liberté ? Wagner, qui l’avait inventé, le dominait. Et puis Wagner avait créé l’âme même de son art ; il n’a laissé que le mécanisme de son métier à ses imitateurs. De ce mécanisme, le leitmotif est quelque chose comme l’organe essentiel et tyrannique entre tous. Il ne soutire rien hors de lui, rien qui ne soit lui. Trop rares, depuis trop longtemps, sont les œuvres qui s’en affranchissent. Mais comme elles nous semblent aisées auprès de celles qu’il régit ! Une des plus fortes raisons que nous eûmes naguère d’acclamer un Falstaff, est justement l’indépendance du joyeux et fier chef-d’œuvre à l’égard d’une formule, ou d’une loi trop communément acceptée.

En musique même, voyez-vous, nous ne sommes pas plus libres aujourd’hui qu’autrefois. Est-ce dans un Tristan, ou dans un Orphée, dans un Don Juan, dans un Barbier de Séville, que le génie semble respirer le plus à l’aise et que nous semblons nous-mêmes nous affranchir et nous alléger davantage ? Vainement peut-être la symphonie au théâtre a prétendu se donner carrière. Liée malgré tout à une action, à des paroles, à tout un ensemble d’élémens et de forces dont les lois ne sont pas des lois, il lui faut, à leur gré, se réduire, se rompre ou s’interrompre, et sans cesse on dirait qu’elle regrette l’ordre, le domaine de la musique pure, le seul, à vrai dire, où s’ouvrent devant elle les vastes espaces et les horizons infinis.

Est-ce donc la déclamation que le nouveau régime aurait émancipée ? Il n’a fait que l’asservir. Nous attendons encore le musicien qui réglera, dans le drame lyrique moderne, les rapports de l’orchestre avec la voix, soit que d’ailleurs on permette à celle-ci de chanter, soit qu’on la réduise à je ne sais quelle vague, et gauche et pénible notation des paroles, où non seulement la mélodie, mais le récitatif même n’a plus aucune part. Le musicien de Bérénice, avec la majorité de ses contemporains, s’est décidé pour le second système. On a souvent cité le mot de Grétry : « Il y a chanter pour parler et il y a chanter pour chanter. » Les personnages de M. Magnard ne chantent ni de l’une de ces deux façons, ni de l’autre. Leur langage n’a rien de musical, ne consistant, — si l’on peut ici parler de consistance, — qu’en des notes le plus souvent éparses, disjointes, et dont aucun fil mélodique ne fait une ligne de sons. Mais la force, la justesse verbale est absente également de leurs discours. Il semble que, de parti pris, la note ne corresponde point au mot, que même elle y contredise. La manière dont la plupart de nos héros lyriques s’expriment aujourd’hui n’offense rien autant que le naturel, hormis la vérité. Quand on écoute Bérénice en suivant non pas « sur » la partition, mais « sur » le livret, c’est merveille de voir, d’ouïr chaque phrase, chaque parole du texte susciter infailliblement la musique la moins propre à l’accompagner et à la traduire. « Au commencement était le verbe. » Il était même au commencement du drame lyrique. À Florence, il a régné sur l’opéra naissant. Plus tard, le siècle de Lully, celui de Gluck en ont vu la gloire et l’ont pour longtemps assurée. Mais le verbe ne garde plus aujourd’hui qu’un petit nombre d’adorateurs. Un musicien tel que celui de Déjanire, nous le disions l’autre jour, peut bien l’honorer encore ; malgré tout, la symphonie a pris sa place, il n’habite plus parmi nous.

Et puis, dans le drame que nous appelons lyrique, ne vous semble-t-il pas que la part du lyrisme aille toujours en se réduisant ? Le temps n’est plus où soudain, pendant une halte de l’action théâtrale, sous la poussée d’une force intérieure, irrésistible, la musique, la vraie, jaillissait du chant ou de l’orchestre, ou de l’un et de l’autre ensemble. Était-ce un air, ou des couplets, ou des strophes ? Était-ce une période unique et plus libre, à la fois symphonique et vocale, qu’emportait de plus en plus haut un souffle de plus en plus fort ? Tantôt c’étaient les plaintes d’Orphée ou les imprécations de Donna Anna, l’héroïsme de Léonore, l’angoisse de Cassandre, la douleur de Didon ou celle de Sapho, toutes les deux mourantes ; tantôt c’étaient les adieux de Wotan ou l’extase d’Iseult ; mais c’était toujours une de ces effusions, de ces exaltations magnifiques, où l’âme passionnée s’abandonnait sans réserve à la toute-puissance des sons. Elle a l’air aujourd’hui de la craindre, de s’en défendre, et le drame ou la tragédie musicale s’enferme, se traîne dans un dialogue non seulement continu, mais uniforme, que pas un élan ne relève, que n’avive pas un éclat.

Avec cela, si les apparences de la musique sont plus diverses, plus riches peut-être, il semble bien que le fond ou la réalité s’en appauvrisse par la division et l’émiettement. Ce qu’on appelle, je crois, les « hachures, » n’est pas seulement une manière de peindre. Les musiciens la pratiquent aussi. Que les idées ou les formes sonores aient aujourd’hui moins d’ampleur, qu’elles subissent une espèce de restriction générale, cela est sensible jusque chez les maîtres contemporains, je parle des plus grands, et par la seule comparaison de leurs œuvres anciennes avec leurs dernières œuvres. Les lecteurs de la Revue nous seront témoins que nous n’avons pas décrié Déjanire. Mais ce fut sans y trouver, sans même y chercher un seul épisode qui, pour la largeur et l’abondance, approche des pages les plus célèbres, autrement soutenues et développées, de Samson et Dalila. Ainsi partout et chez tous, les conditions générales du style ont changé et sans doute il n’est au pouvoir de personne de ramener un art qui se partage et se disperse, à la forte synthèse et aux grandes généralisations d’autrefois.

Nous avons tout dit de la forme ou des formes de la musique de Bérénice, et c’est comme si nous n’avions rien dit encore. Au fond, l’impression générale que l’œuvre nous a laissée, la première et la dernière aussi, qui n’a fait que se préciser et se creuser davantage, est une impression de froideur, de sécheresse et d’insensibilité. Pascal a parlé quelque part des puissances de sentiment. Elles n’agissent point ici. La vie, que seules elles dispensent, la vie est ce qui manque le plus à la tragédie musicale de M. Magnard. Gounod, dans la dédicace de son oratorio Mors et Vita au pape Léon XIII, exprimait le vœu que sa musique accrût la vie en lui-même ainsi qu’en ses frères. Loin de produire, en nous du moins, un tel accroissement, des ouvrages tels que Bérénice ne font qu’amoindrir la conscience et le plaisir de vivre.

Les partisans de l’ouvrage ont dit encore : « C’est la faute des interprètes : » Il est certain que les deux principaux n’ont rien épargné pour aggraver (et de quel poids ! ) une œuvre déjà lourde. Mais, si c’eût été du Mozart, on s’en serait tout de même aperçu.

Je vous recommande un nouveau recueil de lettres de Schumann. On sait que l’auteur des Lieder, de Manfred et de Faust avait pris très jeune, à dix-huit ans, l’habitude de garder copie de toute sa correspondance. La Bibliothèque de Berlin possède environ cinq mille lettres du grand et malheureux musicien. Une première série a été traduite en notre langue, il y a deux ans. La seconde, qui vient de paraître, ne mérite pas moins d’être lue, avec intérêt toujours, et quelquefois (les dernières lettres) avec émotion[1].

Il y est parlé beaucoup de musique et beaucoup d’amour : du plus noble, du plus pur amour peut-être qui jamais ait été, dans l’âme d’un artiste, le compagnon, l’égal de son génie, sans pouvoir, hélas ! en être le sauveur. Nous savons par la musique de Schumann tout ce que cette âme avait de passionné, de mélancolique ; ses lettres, non seulement d’amour, mais d’amitié même, nous apprennent encore mieux combien elle était tendre. Des deux amis que furent Mendelssohn et Schumann, il semble bien que Schumann ait le plus donné de son cœur. Sollicité d’abandonner Leipzig- et d’aller se fixer à Vienne, il refuse, et, parmi les raisons de son refus, au nombre des êtres chers qu’il ne saurait quitter, après sa bien-aimée Clara, Mendelssohn est le premier qu’il cite. Sacrifier, ainsi qu’on le fait communément aujourd’hui, Mendelssohn à Schumann, c’est donc honorer beaucoup, mais peut-être offenser un peu la mémoire du musicien de Manfred. Il était plus modeste pour lui-même. En 1836, il écrit à sa sœur Thérèse : « Je contemple Mendelssohn comme une cime élevée. C’est un véritable dieu ; il faut que tu le connaisses. » Neuf ans après, à Mendelssohn lui-même, dont il venait de lire une sonate pour orgue : « Je retrouve partout cette aspiration toujours de plus en plus élevée, pour laquelle je vous ai sans cesse comme modèle devant les yeux.

« Je rencontre dans chacune de vos sonates ce véritable sentiment poétique qui complète la perfection du tableau. Alors que je me figure, en étudiant ses œuvres, voir Bach tenir l’orgue lui-même, quand je pense à vous, je pense plutôt à une sainte Cécile. Comme il est charmant que justement votre femme porte ce nom ! »

Deux années encore, et Mendelssohn avait cessé de vivre : « Nous devons tous contempler avec respect cette grande figure disparue. Il apparaît, telle une image miraculeuse, toujours plus haut qu’on ne se sent soi-même. Et il était si bon, si modeste ! Il repose maintenant ! Les derniers orages et les dernières tempêtes lui auront été épargnés. Sa mission était tout autre : c’était une mission de paix et de bonheur. » Pour connaître Mendelssohn, et pour l’estimer, écoutons cette voix d’outre-tombe ; elle dit plus vrai que la voix de certains vivans.

Elle a bien parlé d’autres maîtres encore, des maîtres souverains. A l’égard de Bach en particulier, Schumann éprouvait une admiration, dont son œuvre ne révèle pas autant que sa correspondance la religieuse ferveur. Palestrina le ravit : « Cela résonne parfois comme une musique céleste. Et quel art merveilleux ! Je crois vraiment que Palestrina est le plus grand génie qu’ait produit la musique italienne. » Sur Wagner, dont il ne connut que les commencemens, à Dresde, en 1845, il écrit, et justement dans la lettre citée plus haut à Mendelssohn, après une première lecture de Tannhäuser : « Wagner est certainement un musicien spirituel, plein d’inventions folles et rempli d’audace, pour qui l’enthousiasme de l’aristocratie ( ? ) date de Rienzi ; mais en réalité il est à peine capable d’écrire et de penser convenablement quatre mesures de suite. Ce qui leur manque à tous, du reste, c’est la science de l’harmonie et l’art d’écrire des chœurs à quatre voix. Que restera-t-il de cela dans l’avenir ? Nous avons la partition imprimée devant nous, ce n’est qu’une suite de quintes et d’octaves. On voudrait bien les changer, les rayer, mais il est trop tard ! Allons, assez. Cette musique n’est pas d’un cheveu meilleure que celle de Rienzi, plutôt moins brillante et plus exagérée. »

Mais attendez un peu, très peu, trois semaines au plus : « Je vous entretiendrai peut-être bientôt de vive voix de Tannhäuser.. Je retire beaucoup du jugement que j’avais porté lors de la première lecture de la partition. Sur la scène, cela fait un effet tout différent, et j’ai été vivement impressionné par différens morceaux. » Voici enfin le dernier état de la pensée de Schumann ; c’est celui que devait confirmer l’avenir : « Je voudrais que vous vissiez le Tannhäuser de Wagner. Il renferme cent fois plus de profondeur et d’originalité que ses premiers opéras, — unies toutefois à certaines trivialités musicales. En résumé Wagner peut prendre une grande place au théâtre, et, tel que je le connais, il aura l’audace nécessaire pour y réussir. Je trouve sa technique et son instrumentation parfaites, supérieures, sans aucune comparaison, à ses œuvres précédentes. Et il a déjà terminé un nouveau poème : Lohengrin. »

Journaliste et critique musical, Schumann estimait peu ses confrères. « Quant aux éloges ou aux blâmes de ceux qu’on appelle les critiques professionnels, ce sont des fadaises qui ne peuvent que faire sourire. » Contentons-nous d’enregistrer cet arrêt avec humilité Aussi bien, Schumann a dit ailleurs : « La critique musicale a tellement baissé, du fait de la presse quotidienne, qu’on n’est plus guère habitué à entendre la vérité. » Et ce second jugement, pour ceux au moins d’entre nous qui n’écrivent pas tous les jours, garde encore un semblant de douceur.

En ce recueil de lettres, il en est peu d’indifférentes, et les dernières, celles d’après la catastrophe, sont tragiques. Plus tôt même, neuf ans plus tôt, quelle atroce ironie est cachée dans ces simples mots adressés par Schumann à Mendelssohn : « Avant tout, nous serons heureux de voir le Rhin, le beau, le cher Rhin. » On sait que la folie un jour l’y précipita (février 1851). Mais le fleuve ne devait pas être sa tombe. Pendant les sept mois qui suivirent, dans la maison de santé d’Endenich où on l’avait conduit, le corps seul de Schumann parut vivre. Puis son aine, un moment, se réveilla. Le 12 septembre, jour anniversaire de son mariage, il se souvint, et manifesta le désir de recevoir une lettre de sa femme. L’ayant reçue aussitôt, il y répondit. Rien de navrant comme ces derniers billets, si tendres, si tristes, et comme voilés, suprêmes lueurs d’un grand génie et d’un immense amour.


Du 14 septembre 1854.

« Que je suis heureux, Clara bien-aimée, de reconnaître ton écriture ! Sois remerciée de m’avoir écrit précisément à cette date et de penser encore à moi, ainsi que les chers enfans, avec la tendresse d’autrefois. Embrasse les petits. Oh ! si je pouvais vous voir, vous parler encore une fois ! Mais la route est trop longue… J’ai tant de questions, tant de prières ! Ah ! si je pouvais seulement causer une fois avec toi !… »


Cependant, au mois de juin, un fils lui était né. Mme Schumann l’en informe, il s’en réjouit, et toujours fidèle au souvenir de son ami le plus aimé, de Mendelssohn, il ajoute : « Si tu veux savoir le nom que je préfère pour notre enfant, tu peux facilement le deviner : c’est celui de l’inoubliable. » (18 septembre 1854.)


Du 12 octobre 1854.

« Je pense aux poésies que tu m’as inspirées, chère Clara, et au jour du mois d’août où… Le jour suivant, je t’envoyai ma bague de fiançailles. Te rappelles-tu qu’à Blankenburg, je te fis tenir, pour ton jour de naissance, une bague de diamans dans une branche de fleurs ! Et que tu perdis, à Düsseldorf, un des diamans, que quelqu’un retrouva ! Ce sont là des souvenirs bénis !… »


Quelques lettres encore : deux à Mme Schumann, deux à Joachim, trois à l’éditeur Simrock, la dernière en date du 13 avril 1855… Et le reste est silence.

Qui racontera la fin des musiciens illustres ! Oh ! comme il serait émouvant, ce mémorial funèbre ! Il évoquerait avant toute autre la pieuse, la sainte mort d’un Palestrina. Ce serait ensuite la mort patriarcale d’un Sébastien Bach ; puis la jeune mort, et, sous la neige de décembre, les tristes funérailles d’un Mozart. Malade de chagrin, sa veuve n’y put assister et ses amis ne le suivirent même pas jusqu’au cimetière. Il y entra seul et, dans la fosse commune, sa dépouille sacrée fut mêlée à des restes sans gloire. Noble, héroïque avec simplicité fut le trépas de Haydn, au bruit de nos canons, après cette suprême prière : « Que Dieu sauve l’empereur François ! » Un formidable orage accompagna l’agonie à peine moins terrible de Beethoven. Un palais de Venise reçut le dernier soupir de Wagner, et le génie de Schumann, enseveli sous les flots du Rhin, les fait mélodieux à jamais.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Lettres choisies de Robert Schumann (1828-1854), traduites de l’allemand par Mme Mathilde P. Crémieux. Paris, Fischbacher.