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Revue musicale - 14 février 1913

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Revue musicale - 14 février 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 923-934).



REVUE MUSICALE


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Théâtre de l'Opéra : Fervaal, « action musicale » en quatre actes, dont un prologue ; paroles et musique de M. Vincent d'Indy. — Théâtre de l'Opéra-Comique : La Sorcière, drame lyrique en cinq actes ; paroles de M. André Sardou, d'après le drame de Victorien Sardou, musique de M. Camille Erlanger. — M. Paderewski au Conservatoire. — Théâtre de l'Opéra : Le Sortilège, opéra en trois actes, poème de M. Maurice Magre, musique de M. André Gailhard.


« Je dis toujours la même chose parce que c'est toujours la même chose. Et si ce n'était pas toujours la même chose… » On sait le reste. Nous dirons donc aussi la même chose de Fervaal, parce que Fervaal, après seize ans, nous parut la même chose que naguère : une chose très noble, très haute, voire hautaine, très pure et digne de tous les respects ; œuvre de science et de conscience, de foi et de bonne foi, intéressante souvent et plus souvent aride, pour ne pas dire fastidieuse, mais, à la fin, émouvante, peut-être sublime, et s'achevant sur les sommets.

Nier ou contester seulement le caractère, bien plus, la nature et l'essence wagnérienne de l'ouvrage, ne serait qu'un paradoxe, ou bien une gageure, ou bien encore un jeu. Dans une lettre que nous aimerions de publier tout entière, car elle l'honore infiniment, le musicien de Fervaal, après Fervaal, nous écrivait jadis : « Quant au wagnérisme, j'ai vécu trop près de l'orbite de l'astre Wagner, pour n'avoir pas été fatalement entraîné dans sa révolution… C'est humain, c'est presque une loi physique. Cela, je le reconnais parfaitement. » Paroles et musique, il est impossible de ne pas considérer Fervaal comme le témoignage et l'effet le plus sûr qu'il y ait dans notre art, de l'influence wagnérienne. « L'astre Wagner » n'a pas suscité de plus proche et plus fidèle satellite.

Nous avons raconté naguère, en détail, le sujet littéraire et dramatique de cette « action musicale. » Il suffira de le rappeler sommairement. Dans un pays fabuleux, dont Cravann est le nom, et que menacent les pires catastrophes (invasion étrangère et révolution religieuse), les destins ont désigné Fervaal, un chaste jouvenceau, pour être, au jour du péril imminent, le sauveur de sa patrie. Mais la mission du héros, ou plutôt le succès de sa mission, dépend de sa vertu. « Qu'il soit pur, » ont dit les oracles, « et que l'amour jamais ne trouble ni son corps ni son âme. » Une sorte de prophète, ou de druide, Arfagard, instruit des choses à venir, s'est fait le précepteur austère de l'élu. Il a formé l'esprit et surtout assuré l'innocence de son élève, l'obUgeant même à jamais par un serment sacré. Mais une femme survient, Guilhen, une princesse sarrasine, qui détruit tout ce bel ouvrage en apprenant l'amour au Cravannais ingénu. C'est en vain qu'Arfagard arrache Fervaal aux bras de l'enchanteresse. Il vient trop tard. Abandonnée, et furieuse de l'être, Guilhen elle-même déchaîne les hordes de ses Sarrasins contre l'infidèle. Élu par les siens pour les mener à la victoire, le coupable du péché d'amour les entraine à la défaite. Alors, ne songeant désormais qu'à pleurer sa faute et le désastre de sa patrie, le triste Fervaal se retire sur les sommets neigeux. Rejoint là-haut par l'inévitable Arfagard, il s'offre de lui-même, en sacrifice expiatoire, au fer de son terrible mentor, quand un appel de Guilhen, revenue soudain, se fait entendre et, littéralement, lui retourne le cœur. Il voulait recevoir la mort, il la donne, et d'un revers de son glaive il abat à ses pieds l'importun qui lui barrait le passage. Mais le froid des sommets a glacé le sang de Guilhen. Elle frissonne, chancelle et tombe sans vie. Alors, saisi d'horreur et de remords, parmi les ruines et les dépouilles même de tout ce qu'il aimait, Fervaal prend dans ses bras sa chère morte et, l'élevant comme une offrande, il se met en marche et monte. Il monte plus haut, toujours plus haut, appelant et saluant d'avance l'aube des temps nouveaux, le règne de la lumière et de l'amour, enfin toutes sortes de belles choses, non moins vagues que belles, et dont l'idée, ou le soupçon, donne à ce dénouement — dans l'ordre poétique même — une obscure autant qu'émouvante grandeur.

Ainsi Wagner, à la fin de la Tétralogie et par la voix prophétique de Brunnhilde, annonce le crépuscule des anciens dieux et l'avènement d'un siècle, d'un monde plus vraiment divin. Ajoutons que dans l'histoire de Fervaal comme dans celle de Parsifal, il y a de la rédemption à la fin, comme d'abord il y eut de la volupté. Les deux héros ne sont-ils pas l'objet, — avec cette différence que l'un résiste et que l'autre cède, — de tentatives et de séductions pareilles ? Il est permis de voir dans Guilhen, si ce n'est une sœur, au moins une cousine, germaine ou germanique, de Kundry. Peut-être aussi tient-elle d'Isolde la connaissance des philtres et des sortilèges. Les deux caractères de Gurnemanz et de Kurwenal se mêlent, par doses inégales, dans le personnage d'Arfagard. Sans compter que le poète-musicien de Fervaal comme celui de Parsifal encore, voire de Siegfried, paraît estimer au plus haut prix la virginité des héros et la tenir pour la condition rigoureuse de toute grande œuvre patriotique ou morale.

Ce qu'il est par les idées, ou les sentimens, le poème de Fervaal arrive parfois à l'être par les paroles mêmes. Il abonde en formules de ce genre :


Destin pareil, destin contraire,
Sort inconnu, sort attendu…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ô joie immense, ô douloureuse joie !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ô joie amère, ô douleur charmante !


Et ce jeu de rencontres ou d'antithèses verbales, ce cliquetis d'aphorismes quelque peu contradictoires, est tout à fait aussi dans le goût wagnérien. Wagnérienne enfin et surtout nous paraît l'atmosphère où baignent les personnages, le fond, plutôt brumeux, dont on regrette parfois qu'ils ne se détachent pas davantage. Ni les obscurités ni les longueurs ne manquent à cette histoire. « Fils des Nuées, » Fervaal a de qui tenir, et tient en effet de ses parens. Quand l'oracle s'exprime ainsi :


Tzeus est mort,
Esus dort.
Yesus veille,
Yesus vient,


nous croyons bien entendre, sans être d'ailleurs exactement fixés sur le personnage intermédiaire d'Ésus, que ce petit quatrain signifie l'approche du christianisme. Ailleurs, les origines historiques, ou préhistoriques de Cravann, telles qu'Arfagard les expose à Fervaal, sont plus difficiles à saisir. Oyez plutôt : <poem style="margin-left:5em; font-size:90%">

Dès le premier âge du monde. L'homme connut Kaïto, serpent mystérieux ; Ainsi fut engendrée la race sainte des nuées, Race de chefs, race de dieux.

Vers le deuxième âge du monde.

L'esprit chenu de nos forêts,
L'âme pensante des vieux hêtres
Émigra dans le corps des hommes les plus saints,
Ainsi commença la race des prêtres.


Lors de l'apparition de Fervaal, certain critique avait trouvé qu'en d'autres termes, plus familiers, cela revenait à ceci : au pays de Cravann, les militaires étaient les petits-fils d'un serpent et les ecclésiastiques descendaient des arbres. Et sans doute il y a dans cette interprétation quelque chose de superficiel et de frivole, mais quelque chose aussi d'ironique et de vengeur. Oh ! les nuées, les nuées, et la race des nuées ! « Dès le premier âge du monde… Vers le deuxième âge du monde. » Quelles appréhensions ne manque pas de nous causer, par deux fois, un pareil début ! Et comme la suite, chaque fois, les Justifie ! Théogoniques ou cosmogoniques, des histoires de cette nature, et de cette longueur, ne purent être conçues que par une imagination wagnérienne, et c'est d'une patience wagnérienne aussi qu'il faudrait être doué pour en soutenir le récit.

Le wagnérisme de la musique en cette affaire égale au moins celui de la poésie. L'armature thématique de Fervaal est fabriquée de main de maître, d'une main dont on ne sait qu'admirer davantage, ou la vigueur, ou, par momens, la légèreté. Si quelqu'un souhaite de connaître, ce qui s'appelle connaître, à fond et par le menu, le système ou le réseau des, leiimolive dont se compose Fervaal, que celui-là se reporte à l'ineffable Étude thématique et analytique de Fervaal, publiée autrefois par MM. Pierre de Bréville et Henry Gauthier- Villars. Voilà le guide par excellence, le modèle du catalogue, l'idéal du prospectus. Le gros et le détail, tout y est marqué, sauf les prix. Vous apprendrez là que « de hautes questions, de graves problèmes apparaissent dans Fervaal comme autant de soleils entourés de nuées. » On vous accorde heureusement que « leurs rayons ne parviennent que tamisés, opalins, aux sens des auditeurs et des lecteurs. » Vous trouverez encore dans ce programme officiel l'explication de la pièce et de la musique, avec le nom de tous les motifs et leur numéro. Il y en a ringt-sept en tout, sans compter les sous-motifs dérivés, et les mélanges ou combinaisons de motifs. Ainsi le commentaire de Fervaal achève de nous rendre sensible, et par momens fâcheuse, la présence constante et comme l'ubiquité, dans l'œuvre de M. d'Indy, de l'un des élémens ou des fermens principaux de l'esprit wagnérien.

Et ce ferment peut-être a perdu quelque chose non seulement de sa nouveauté, mais de son énergie. Il semble que l'abus de cette forme ou de ce style en ait produit l'usure. La trame de l’étoffe apparaît, Et lassés, blasés que nous sommes, nous finissons par douter si le système du leitmotiv n'aurait pas accru dans la musique de théâtre la part du procédé, du mécanisme et de l'arbitraire, au détriment du naturel, de l'aisance et de la liberté. Système, ce mot seul en dit assez. On parle et l'on a le droit de parler du wagnérisme en tant que système. À quoi donc au contraire et par quoi saurait-on reconnaître et définir le système d'un Gluck ou d'un Mozart ?

De la symphonie elle-même, de la symphonie au théâtre et du « tout à l'orchestre » nous ressentons !aujourd'hui la satiété. Principe wagnérien comme l'autre, les épigones du maître ont fini par en faire également un principe de rigueur et de tyrannie. Elle nous opprime et nous oppresse. Il n'y a pas que l'éloquence continue qui ennuie. Pascal n'avait pas prévu la continuité, non moins pénible, de l'orchestre. À cet égard, il semble que M. d'Indy renchérisse parfois sur Wagner lui-même. L'effusion vocale et chantante, le moment de vrai lyrisme, celui qu'on voudrait arrêter, car il est si beau ! ce moment-là nous paraît plus rare et plus court dans les deux premiers actes de Fervaal que dans les drames les plus symphoniques de Wagner, y compris Tristan.

Symphonie et leitmotiv à outrance, c'est pour avoir échappé à leur double contrainte, qu'un Otello jadis, ensuite et surtout un Falstaff nous donnèrent, à la fois si forte et si douce, la sensation de la joie et de la déhvrance. De quel musicien, parmi les nôtres, pouvons-noué attendre un don si précieux ? M. Debussy, dira-t-on, nous l'apporta naguère et sans doute on nous reprochera d'avoir en lui méconnu le libérateur. Mais pour trop de raisons, et qui seraient ici trop longues à déduire, trop de mal venait corrompre, sinon ruiner le bien qu’une œuvre, d'ailleurs originale et nouvelle comme Pelléas, aurait pu faire.

Wagnérien au fond et par l'esprit, il arrive à Fervaal de le paraître même par la lettre et le détail : détail de mélodie, d'harmonie, ou d'instrumentation. Ici, l'on salue au passage le motif du Walhalla ; ailleurs, indépendamment de l'idée ou du thème, le souffle, l'atmosphère sonore de Tristan nous effleure ou nous enveloppe. De Tristan aussi nous retrouvons telle appoggiature, l'accent ou la poussée chromatique, la progression, et la tension constante, et la perpétuelle approche d'un but où jamais on n'atteint.

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Ainsi M. d'Indy, son aveu de wagnérisme en témoigne, se connaît bien lui-même. Et la suite de sa lettre achèverait de montrer que, dans sa propre cause, le musicien de Fervaal est un juge excellent : « J’ai cependant essayé (dans le troisième acte) de rester aussi latin, c’est-à-dire aussi purement expressif qu’il était possible à mon tempérament. Je n’y ai peut-être pas réussi, mais je vous assure que j’ai essayé avec bonne foi. » Le très sincère et très noble artiste ne s’abuse ici que sur un seul point, et par modestie. Il a fait mieux, beaucoup mieux, qu’« essayer, » en ce troisième acte, simplement admirable, et de plus — l’interversion des mots est significative — admirable simplement. « Latin, c’est-à-dire expressif, » oh ! la belle, et féconde, et précieuse définition, et qui prend, sous la plume, par la voix de M. Vincent d’Indy, plus de valeur encore ! Oui, sous les réserves et les restrictions qu’impose à M. d’Indy sa nature ou son tempérament, la beauté de ce dernier acte est latine. Elle l’est premièrement parce qu’elle consiste dans la composition et l’ordonnance, dans la vaste généralisation, dans la suite et l’ampleur du développement. Ici, plus, ou presque plus, en tout cas beaucoup moins de hachures, de morcellement et d’émiettement. Et surtout, au lieu de la volonté seule et de la seule intelligence, de la contrainte et de la rigueur, la détente, l’indépendance, et le don, l’abandon de soi-même, l’effusion d’une sensibilité, d’une démotion spontanée et libre. Le prélude est une page insigne de musique descriptive avec grandeur, riche en effets pittoresques, témoin certaines gammes rapides et ruisselantes à travers l’orchestre, mais dont le pittoresque ne diminue en rien la valeur spécifique et la pure musicaUté.

Le rideau levé, l’orchestre commente par une symphonie singulièrement expressive les gestes, ou plutôt l’immobilité muette de Fervaal pénitent. La musique, toute la musique, est vraiment ici, comme le paysage et comme l’âme du héros, grandiose et désolée. Sans doute quelque longueur, un peu d’obscurité, nous gâte encore le dialogue entre Arfagard et Fervaal, et l’entretien suivant de Fervaal avec Guilhen, mais l’impression générale de pureté, de noblesse est la plus forte. Et puis, en ces dernières scènes, les haltes, ou plutôt les mouvemens, les élans de lyrisme ne sont pas rares. S’ils ont peu de durée, ils ont du moins de la décision et de la précision. Indiqués plutôt que développés, ils se traduisent pourtant par des formes très nettes et dont la nouveauté, même la hardiesse harmonique, s’accommode sans peine et sans honte, nous ne dirons pas de la répétition, mais de quelque régularité et d’un semblant de symétrie. Certain lamento de Fervaal : « Ils dorment, tous ceux que j’aimais ! » offre, en sa brièveté, je ne sais quelle apparence strophique. Plus loin, son admirable adjuration aux étoiles unit, à toute la liberté d’un lied, toute l’eurythmie d’un chant. Quel sentiment surtout, quelle émotion, et poignante, s’est donc emparée ici de l’artiste et se communique à nous ! La musique, disait Beethoven, est esprit et elle est âme. À l’esprit, — et par là, s’il vous plaît, nous entendrons la science, toute la science du musicien qu’est M. d’Indy, — voici que pour la première fois s’ajoute une âme, une âme débordante de douleur et d’amour. « Ils dorment, ils dorment, tous ceux rjue j’aimais ! » Deux et trois fois, des harmonies torturantes étreignent la voix, et la voix, avec une sorte d’ivresse désespérée, semble moins s’arracher que se livrer à leur étreinte. Plus belle encore peut-être est l’apostrophe aux étoiles. Le pathétique ici, et le pathétique humain, celui qui vient du cœur et qui va au cœur, s’élève très haut. Humain, et reprenons le terme : latin, classique même. À toute la déploration de son héros le musicien a donné pour fond ou pour base le thème admirable du Pange lingual. Il l’a traité de façon magistrale, que dis-je ! de plus d’une façon. Il l’annonce d’abord de loin et le présente comme de biais. Entre les voix harmonieusement disposées d’un invisible chœur, il en distribue les notes initiales. Enfin il l’attaque franchement et de face, le faisant entonner par le ténor, à pleine voix et à découvert. Les chœurs, à leur tour, le reprennent, et, sur leur polyphonie assurée, Fervaal jette çà et là des appels maintenant joyeux, enthousiastes, d’énergiques et lentes vocalises, où semble résonner l’accent triomphal de certains méUsmes grégoriens. Oui, latin, au sens le plus large du mot, non seulement latin, mais romain, catholique romain, l’art de M. d’Indy finit ici par l’être, avec une plénitude, avec un éclat vainqueur des nuées et des ombres. En son art tout entier, dans ses œuvres comme dans sa doctrine et son enseignement, dans son esprit comme dans son cœur, on sait quelle place, la première peut-être, garda toujours à l’idéal religieux le compositeur de Fervaal. Nulle préoccupation, nulle coniction, nulle pratique ne l’honore davantage. Et comme elle est le signe de sa foi, la beauté de cette scène finale en est aussi la récompense. Au génie liturgique, au génie de l’Église, le musicien qui le comprend et qui l’aime n’a pas recouru en vain.

Pour les incroyans eux-mêmes, de telles pages contiennent une grande leçon. N’est-il pas singulier qu’à la fin, ou plutôt au sommet d’un opéra tel que Fervaal, aussi délibérément et, suivant nous, exagérément instrumental et symphonique, l’effet capital, et tout près, encore une fois, d’être sublime, ait pour cause une mélodie, un chant ! Que ce chant soit d'église, du style que de préférence à tout autre l'Église a reconnu, consacré comme sien, n'est-ce pas le signe évident et le gage assuré des bienfaits que l'art même profane peut attendre et recevoir de l'art véritablement religieux ! Enfin il n'y a guère ici quun chant. Mais comme il agit sur nous, comme il opère en nous! De même, dans un ouvrage moderne, et polyphonique autant que Fervaal, Ariane et Barbe-Bleue, à certain moment, une mélodie aussi, le chant des « cinq filles d'Orlamonde, » s'élevait, solitaire et tout-puissant. Ainsi, chez deux éminens symphonistes, la monodie a pris une glorieuse revanche, et sur la multiplicité des élémens, l'élément simple, unique, pendant quelques instans au moins, a prévalu.

Hier, comme jadis, elle nous a pris, cette fin de Fervaal, et pris tout entier. Mais, hélas! il faut bien se reprendre et, même pour elle, on ne peut oublier le reste et la tendance générale de l'ouvrage. « Soleils entourés de nuées, » confessent les exégètes, enthousiastes pourtant, que nous citions plus haut. Nous retenons leur aveu, pour le faire nôtre. Nous écrivions naguère à propos de Fervaal, et l'on nous permettra de récrire ce que nous croyons toujours, plus fortement peut-être, après seize années accomplies : prenons garde à la poésie et à la musique des nuées. M. Jules Lemaître, il y a longtemps, avait déjà raison de nous avertir : « Encore une fois les Saxons et les Germains, les Gètes et les Thraces et les peuples de la neigeuse Thulé ont fait la conquête de la Gaule. » Qui délivrera le territoire ! Quel maître vraiment national viendra refaire notre art, notre âme musicale, à son image, nous rendre la clarté, l'évidence, que nous continuons de fuir, hélas! pour nous incliner, pour nous enfoncer de plus en plus du côté du mystère ! Si grand, si noble qu'il soit, l'art d'où procède la majeure partie de Fervaal ne contient et ne manifeste rien qui soit nôtre. Il n'est pas selon nous, mais contre nous.

Art étranger, c'est de plus un art difficile, qu'on n'aborde et surtout qu'on ne pénètre qu'avec peine. Il se défend trop, avant de se donner, quand il se donne. « Ah ! Marianne, » disait Octave à sa cousine, « c'est un don fatal que la beauté ! La sagesse dont elle se vante est sœur de l'avarice et il y a plus de miséricorde dans le ciel pour ses faiblesses que pour sa cruauté. » Sans demander à la musique trop de condescendance, et pour tout le monde, on voudrait cependant la mu- sique de M. d'Indy moins rigoureuse, moins cruelle, et qu'en d'autres termes, familiers, elle y mît un peu plus du sien. Nous sommes obligés, nous qui réécoutons, d'y mettre trop du nôtre. Non pas, à vrai dire, toujours. Outre les beautés finales, il y a des éclaircies dans cet ouvrage, fils des nuées comme le héros dont il porte le nom. C'est, entre autres, la fin du prologue, où le système du leitmotiv est comme toujours appliqué, mais d'une main si légère, que le travail, ailleurs difficile, pénible même, ne paraît plus qu'un jeu. C'est encore le prélude du tableau suivant (les jardins enchantés de Guilhen),une page symphonique exquise, sans obscurité, sans rudesse, où la musique, loin de se raidir, se détend, s'abandonne et, pour ainsi dire, se laisse aller. Avec, ou malgré cela, rien ici qui se relâche ou se néglige : autant de tenue, de noblesse, que de charme et de caressante douceur. La poésie même, celle de la nature et celle de l'âme, pare certains détails cachés dans l'austère partition. Lorsque Mentor-Arfagard vient arracher des bras de Guilhen son élève émancipé, qui s'y oublie, il l'avertit qu'il l'attendra là-bas, « à la porte de pierre, » et, rien que sur ces mots, l'intonation, le tour mélodique de l'appel sonore, donne je ne sais quoi d'étrange et de presque fatal à l'énoncé de l'importun rendez-vous. Un pâtre enfin, qui passe à travers le brouillard, est un passant mélodieux. Son chant, de couleur populaire, flotte à dessein, comme la brume, dont il a le vague et le mystère. Il est fait de peu de notes, choisies, expressives, que peu de notes aussi, de l'orchestre le plus sobre, soutiennent mais n'écrasent point. « Salut, berger ! » lui dit Arfagard, et nous saluons volontiers nous-même, attentif et près d'être ému, ce frère de tant de bergers qui chantent, ceux de Sapho, de Mireille, de Tannhäuser et de Tristan, mêlés à des infortunes tragiques, que leur cantilène rêveuse rend plus tragiques encore

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Et cependant ! Cependant ! Combien le reste, presque tout le reste de l'ouvrage, après seize ans, nous paraît encore difficile à faire vraiment nôtre! C'est un art escarpé que cet art. Art d'agrément, dit-on quelquefois de la musique. Et sans doute c'est trop peu dire, beaucoup trop, infiniment trop peu. Mais l'agrément finira-t-il par n'y plus compter pour rien ! Que la musique soit un très noble divertissement et, si l'on veut, le plus noble, à la bonne heure. Mais puisse-t-elle ne pas renoncer tout à fait, — dans le sens également le plus noble du mot, — à nous. « divertir. » Nous ne souhaitons pas qu'elle s'abaisse, mais qu'elle s'incline seulement ; au lieu d'eff"aroucher, qu'elle attire et qu'elle accueille. Gardons-la des gens du commun, mais ne la réservons pas aux gens du métier. Il y en a d'autres, les honnêtes gens, comme on les appelait naguère, qu'elle peut, qu'elle doit charmer et réjouir. Prendront-ils plaisir à Fervaal ? « Ein Mann wie ander mehr, » a dit Gœthe de son Faust : « Un homme comme bien d'autres. » Eh bien ! cet hommelà, de culture moyenne, supérieure même, et de profession quelconque : homme d'affaires, ou de lettres, ou de science, musicien, non de métier, mais de goût seulement et de désir, croyez-vous qu’il vienne chercher et qu'il trouve dans Fervaal,' après le labeur quotidien, le délassement, la détente, et surtout, — bienfait par excellence de la souveraine beauté, — un surcroît intérieur d'activité, de vie et de joie ! « La libre joie ! » À mainte reprise, lehéros de Crayann l'invoque et la glorifie ; il nous la dispense trop rarement, et voilà pourquoi, devant une œuvre comme Fervaal, nous nous inclinons avec plus de respect et d'admiration que de sympathie et d'amour.

Nous n'avons entendu qu'une des deux interprètes qui chantèrent le rôle de Guilhen. Cela suffit pour que nous préférions l'autre. Il a paru que, dans le rôle d'Arfagard, la voix de M. Delmas n'était pas près de tomber, ni son ardeur de s'éteindre. Et depuis l'inoubliable M. Jean de Reszké, M. Muratore (Fervaal) est décidément le seul ténor dont la voix, le chant et l'action nous fassent un grand, toujours plus grand plaisir.


Fervaal, toujours eu d'heureux antécédens. Par où nous voulons dire ceci : joué d'abord (à Bruxelles) peu de temps après la première représentation à Paris du Messidor de M. Bruneau, Fervaal repris vient de succéder à la Sorcière de M. Camille Erlanger. Et ce double voisinage a prouvé, tout de suite et jusqu'à l'évidence, qu'entre l'un des trois ouvrages et les deux autres il n'y a pas de commune mesure. Cette musique et cette musique ne sont pas du même ordre.

La Sorcière est l'un des moindres, ou des plus gros mélodrames qu'ait jamais fabriqués la main, souvent plus légère, de Victorien Sardou. Cela représente sommairement les amours d'un jeune seigneur espagnol, don Enrique, avec une certaine Zoraya, Mauresque, adonnée à la pratique, illégale autant qu'innocente, bienfaisante même, d'une médecine où le magnétisme paraît avoir la plus grande part. Lieu de l'action : Tolède, au temps du fanatisme et des bûchers. Pour des raisons de convenance, d'État peut-être, Enrique se voit contraint à l'hymen d'une fille de son rang. Ce qu'ayant appris, Zoraya s'introduit le soir dans la chambre nuptiale et, par son art magique, endort la mariée d'un profond et durable sommeil. Fuite des deux amans, après meurtre préalable d'un sbire survenu mal à propos. Prompte arrestation des coupables et comparution devant le tribunal du Saint-Office, que préside le cardinal Ximénès en personne (tableau naturellement animé par l'esprit du plus pur anticléricalisme). Pour sauver don Enrique, Zoraya se déclare seule coupable de magie et d’ensorcellement. Condamnée au bûcher, nous l’y voyons, et son amant désespéré l’y voit avec nous conduire, lorsque le père de la demoiselle endormie vient implorer de Zoraya, lui promettant la vie sauve, le réveil de sa fille. La jeune personne est aussitôt apportée et réveillée. Mais la foule, qui n’a rien promis, réclame le supplice de la païenne, et se dispose à y procéder. Pour s’y soustraire, il ne reste plus à Zoraya que le moyen classique, dont elle use : avec Enrique, impuissant à la sauver, elle partage la fiole de poison, — à moins que ce ne soit une pastille, — qui met fin d’ordinaire aux histoires comme celle-là.

Les histoires comme celle-là sont peu faites pour la musique en général et ne la méritent guère. La musique particulière ajoutée à ce mélodrame n’a rien de dramatique et rien non plus de mélodieux. Dramatique, elle affecte, elle s’efforce de l’être, bruyamment et plus lourdement encore. Elle est épaisse et surchargée. Un profane, qui l’écoutait avec nous, déplorait qu’il n’y eût rien dans le chant : il avait raison. Mais il avait tort de croire que dans l’orchestre il « devait y avoir quelque chose. » Non, rien du tout. C’est en vain que cet orchestre s’enfle et se travaille, en vain qu’il « donne » toujours et tout entier. Il est parfaitement inutile de mobiliser un orchestre au grand complet aussi bien pour un détail infime, un mouvement de scène, un mot à dire, que pour une péripétie capitale, dramatique ou lyrique. L’erreur, une des erreurs d’aujourd’hui, consiste dans cette plénitude ou cette pléthore continue de la soi-disant symphonie. Entre les plans, entre les valeurs, plus de rapports ni de proportions désormais. Tout est prodigué, rien n’est ménagé, réservé, retenu. Autant que de la discrétion, c’en est fini de la justesse, au moins de la justesse verbale, les notes ayant toujours l’air d’avoir été choisies, non pour exprimer les paroles, mais pour les contredire. Ainsi, quand on écoute aujourd’hui certaine musique, on peut se demander par où elle pèche davantage : par l’encombrement dans l’ordre prétendu symphonique, ou, dans l’ordre de la déclamation, par l’impropriété.

À l’Opéra-Comique, hier, la Danseuse de Pompéi ; aujourd’hui, la Sorcière… « De quoi demain sera-t-il fait ? » Le passé, le présent, l’avenir sont également sombres.


Un rayon cependant a brillé : non pas au théâtre, mais au Conservatoire il y a quinze jours, pendant l’exécution d’un concerto de Chopin par M. Paderewski. Ce fut une heure d’enchantement sonore. Oui, rien que dans l’ordre de la sonorité, que dis-je, de toutes les sonorités possibles et de celles-là mêmes qu'on peut à peine imaginer, le grand artiste polonais a littéralement accompli des miracles. Il a fait de la mélodie de Chopin dans l’andante surtout, une créature vivante, et de la vie totale, une âme exquise animant un corps harmonieux. En vérité, par la finesse, par les mille nuances d'un modelé sonore extraordinaire, on dirait que M. Paderewski donne à des phrases, à des notes, le coloris et la souplesse, l'éclat ou le velouté, la pulpe enfin de la chair elle-même. Chopin ne peut avoir été mieux joué par Chopin, avec une sensibilité plus profonde, avec une plus mystérieuse, plus idéale, et cependant plus humaine et plus émouvante poésie.


Si nous pouvions, à la fin de cette chronique, parler du Sortilège, l'opéra de MM. Maurice Magre et André Gailhard, nous le ferions sans rigueur. Le poème n'en est pas anti-musical, et la musique non plus. Modérément originale, elle a, cette musique, de la clarté, du naturel et de l'abondance, de la tenue et quelquefois du sentiment, voire de la passion, le tout avec un air de jeunesse qu'osa ne point cacher le musicien de vingt-cinq ans.

Camille Bellaigue.