Revue musicale - 14 février 1923

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Camille Bellaigue
Revue musicale - 14 février 1923
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 935-941).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra : Cydalise et le Chèvre-pied, ballet en deux actes et trois tableaux, de G. A. de Caillavet et M. Robert de Flers ; musique de M. Gabriel Pierné. —Théâtre du Trianon-Lyrique : Le Mariage secret.


Enfin, voilà donc une œuvre dont on ne dira pas qu’elle représente un « effort honorable, » un « bel effort, » mais bien plutôt une réussite aisée et charmante.

Pourquoi s’en faut-il que la renommée de M. Pierné soit égale à son mérite ? Un écart aussi réel qu’injuste s’explique peut-être par l’absence complète chez le musicien, d’une faculté, d’une force, d’une puissance, que certains de ses confrères possèdent à un degré éminent. Ils l’ont solidement établie, ils l’exercent dans sa plénitude. C’est la puissance de l’ennui. Plus d’un « maître » contemporain ne s’impose et n’en impose que par celte maîtrise unique, mais reconnue et révérée aujourd’hui. Par elle on arrive à faire considérer, admirer même, comme le meilleur de tous les genres, celui que vous savez, le seul qu’on ne trouvât pas bon autrefois. Mais aucun, nous le répétons, n’est plus étranger à l’auteur de Cydalise. De Cydalise et d’autres ouvrages précédents, nombreux et divers. « Ah ! mon Daniel, quelle jolie manière tu as de dire les choses ! » Si l’on tutoyait M. Pierné, l’on pourrait lui parler à peu près, au prénom près, comme parle au petit Daniel Eyssettes son grand frère, dans le roman d’Alphonse Daudet. Mais ce n’est pas la seule manière de M. Pierné. Il en a d’autres, y compris parfois la manière forte. C’est ce que prouvent certaines pages de l’An mil, de la Croisade des enfants, et plus encore peut-être un quintette, puis un trio pour piano et cordes, deux œuvres de musique pure et de belle musique.

Une Croisade des enfants, un Saint François d’Assise n’ont pas conservé dans le répertoire de nos concerts la place qui leur est due. Pour l’honneur de la musique, et de la nôtre, chez nous, il est regrettable que la Croisade n’ait été jouée cent fois et plus qu’à l’étranger, voire à l’ennemi. Nous souhaitons que Cydalise obtienne et garde la faveur, enfin déclarée, du public. Puisse la grâce de cette musique être la plus forte ! Sur la scène de l’Opéra, M. Pierné vient de faire ses premiers pas. Ils ont été délicieux.

Cydalise et le Chèvre-pied. Ce titre seul est heureux. Il oppose et réunit d’avance les deux éléments qui se partagent le scénario, — l’on peut dire le poème, — et la musique. Le premier est la nature, et la nature antique ; l’art, celui du XVIIe siècle, celui de Versailles, voilà le second. Et Versailles même, son parc et ses bois, est le lieu, le lien aussi de leur rencontre. Celle-ci commence par nous divertir ; à la fin. pendant un moment, elle n’est pas loin de nous émouvoir.

Le premier acte pourrait s’appeler, comme une comédie du bon Capus, les Deux Ecoles. Ecole de garçons (des faunes) ; école de filles (des nymphes). Pour les deux sexes, sous la direction d’un gouverneur et d’une gouvernante, école de musique, plus spécialement de flûte, et de danse. Un des jeunes écoliers, Styrax, ayant fait preuve d’indiscipline scolaire et d’inclination un peu trop tendre pour sa jolie condisciple Mnésilla, ses camarades, sur l’ordre du maître, l’attachent par des guirlandes au poteau qui marque les chemins de la forêt. On l’abandonne ainsi lié. Mais presque aussitôt Mnésilla revient furtive, le délie et le quitte à son tour. Délivré, gambadant, l’espiègle découvre parmi les feuillages une statue de l’Amour. L’ignorant s’en moque et lui jette, à poignées, châtaignes et pommes de pin. En retour, une flèche l’atteint et lui fait une piqûre légère. Vient à passer un carrosse, emmenant à Versailles danseurs et danseuses pour un divertissement de cour. D’un bond, le petit chèvrepied saute sur le coffre d’arrière et se blottit dedans. C’est le premier tableau.

Second tableau : dans les jardins de Versailles se danse le ballet de la Sultane des Indes. Cydalise y triomphe. Un fermier général et un capitaine des gardes se disputent, ou se partagent ses faveurs. Mais soudain, sortant de son panier, survient un troisième larron. Avec sa jeunesse, sa grâce libre et hardie, il entre dans la danse, dans la danse classique, la bouscule et bientôt la transforme, entraînant Cydalise, d’abord étonnée, puis ravie, en un tourbillon de joie, de folle, d’amoureuse joie.

Sous les combles du château (scène dernière), dans la loge aménagée pour elle, Cydalise s’est retirée. Ni les fleurs ni les billets galants n’ont plus rien qui la touche. Déjà rêveuse, et pour mieux rêver peut-être, elle s’endort. Par la fenêtre ouverte le petit ægipan se glisse à côté d’elle et le veille. Alors, c’est le duo final, qui, pour avoir d’autres interprètes, et plus nombreux, que deux voix, je veux dire quatre jambes, autant de bras, sans compter l’orchestre, n’en est pas moins un duo véritable, et d’amour véritable aussi. Il est de ceux qui finissent mal, ne pouvant d’ailleurs, étant donné deux amoureux aussi divers, se terminer par un mariage. Voici qu’aux oreilles de Styrax, à ses petites oreilles de faune, les voix de la nature sa mère se font entendre de loin. Ses compagnons, ses frères viennent aussi le chercher, le reprendre. Doucement, lentement, ils l’attirent. Il leur cède. Prenant à l’un d’eux une touffe de pavots, il la pose sur le sein de Cydalise, et s’éloigne à pas lents. Cette fin a bien de la grâce et de la mélancolie.

Un ballet aujourd’hui plus que jamais a de quoi nous charmer. D’abord il nous épargne le combat que se livrent maintenant à nos yeux, ou plutôt à nos oreilles et jusque dans notre esprit, la musique et la parole, ces deux sœurs devenues ennemies. Le ballet résout, en la supprimant, la question sans cesse posée du drame lyrique. Et cela nous apporte un véritable soulagement. Heureuse, la danse. Plus heureuse que la poésie, ou la prose, elle n’a rien à craindre de l’orchestre, de ses ambitions, de ses attentats. Légère, insaisissable, elle vole au-dessus de lui. Nul danger qu’il l’atteigne, qu’il l’emprisonne et l’étouffe comme la voix. Et puis, à notre époque, les interprètes dansants possèdent sur la plupart de leurs confrères chantants un sérieux avantage. Ils se font plus clairement comprendre. A leur manière, ils parlent, ils prononcent plus distinctement. Ils ont la meilleure articulation, ou les meilleures. Enfin le spectacle d’un ballet nous autorise et même nous aide à nous figurer que la musique se développe non pas seulement dans le temps, mais dans l’espace aussi. Visibles et sonores, lignes, mouvements se répondent, se ressemblent, et la danse mieux que la parole, unie à la musique, nous donne l’illusion d’un accord peut-être imaginaire, mais harmonieux.

Cette fois encore, on dirait volontiers de M. Pierné, comme on disait au XVIIe siècle : il a « bien de l’esprit, » à la condition d’entendre par là, comme alors, non seulement la vivacité, la finesse, mais le sentiment et la poésie. « Le caractère enjoué » dont parle Molière se fait rare en notre musique. C’est un des traits, et non le moins aimable, du musicien de Cydalise. Naguère, dans l’oratorio des Enfants à Bethléem, les jeunes héros de l’histoire avaient montré la malice naturelle et permise à leur âge. Sur le chemin de la crèche, les enfants avaient rencontré les rois. La marche de ceux-ci terminait la première partie de l’ouvrage par un finale éclatant. La musique en était pittoresque, à l’orientale, avec cela plaisante et légèrement ironique. Le défilé des grands personnages n’en imposait pas à ces petits. Tout en le saluant, en l’acclamant, ils en riaient entre eux. Et c’était une jolie observation de psychologie enfantine que ce cortège sérieux et même royal, regardé, commenté et, — passez-nous le mot, — « blagué » par des gamins.

La marche et la danse des ægipans, au premier acte de Cydalise, est animée du même esprit ; elle a le même air de jeunesse, presque d’enfance et de libre espièglerie. L’air antique avec cela, que lui donne le rythme, et le ton, et le mode, ou plutôt les modes et les tons qui s’opposent et se heurtent. On entend partir ici comme des pétards, ou des pétarades, les plus drôles du monde, y compris la rentrée finale, par où le thème, l’harmonie, toute la musique retombe d’aplomb, j’allais dire sur ses pieds, mais plutôt sur leurs pieds à tous, leurs pieds de chèvre, frémissants et bondissants.

Au sens où Sainte-Beuve prenait le mot, avec « l’idée de source et de jet perpétuel, » la musique de Cydalise a bien de l’esprit encore. Elle est pleine d’idées, ou de motifs ; elle est fertile en tours et détours ingénieux ; à tout moment elle fait un geste, elle prend une attitude sonore. Cette œuvre légère est musicale non seulement avec plus de finesse, mais avec plus de richesse, beaucoup plus, que tel ou tel gros ouvrage d’aujourd’hui. Mais n’allez pas surtout prendre M. Pierné pour un nouveau riche. (La musique aussi a les siens.) Son luxe même n’a rien de voyant ou de tapageur. Pourtant il n’est rien non plus qu’il se refuse. Il lui faut un clavecin, un piano, cinq clarinettes, si je ne me trompe, et jusqu’à six flûtes, — j’en suis sûr, — qui font à certain moment, toutes ensemble, un bien joli ramage. Pas un orchestre n’est plus nombreux que le sien ; avec ou malgré cela, pas un n’est moins épais et moins pesant, plus agile et plus limpide ; en nul autre plus d’air ne circule, et plus de lumière ne se joue. Maître de cet orchestre, et non pas, comme tel ou tel « polyphoniste » aujourd’hui, son esclave, M. Pierné lui commande sans rigueur et sans brutalité. Si riche encore une fois que soit le matériel ou la matière sonore dont il dispose, toujours il la domine et l’allège par l’esprit.

Par la poésie et le sentiment, il va jusqu’à l’émouvoir, à l’attendrir. Quel charmant paysage, du commencement à la fin, que le premier tableau ! Charmant deux fois, antique et moderne, idéal et familier. En réalité, nous sommes là chez nous, dans un décor de chez nous, et que trois siècles n’ont pas changé. Mais en rêve, ou par le rêve, comme nous voilà loin dans le temps et dans l’espace ! L’écriteau du carrefour a beau porter des indications connues et prochaines : Versailles, Jouy-en-Josas, ce sont d’autres noms, d’autres horizons qu’évoquent la danse et la musique. Toutes deux elles nous emportent, elles nous font passer des environs de Paris, du département de Seine-et-Oise, à la Grèce, aux sommets du Taygète, bacchata Lacœnis ; elles mêlent des visions, des imaginations très différentes, et ce passage, voire ce mélange est délicieux.

Même impression, plus vive encore et plus profonde, au second acte. Avec le petit faune tombant de son panier en plein Versailles, il semble que toutes les forces, toutes les violences de la nature, et de la nature antique, fassent irruption dans une fête de cour, et de la cour de Louis XIV, pour en bouleverser l’appareil, l’apparat et l’apprêt. Il y avait ici l’occasion d’une véritable, puissante et croissante symphonie. Le musicien ne l’a pas manquée. Cela dépasse l’ordre et le style accoutumé de la musique de danse. Cela va plus loin et plus haut.

Il me plaît aussi, dans l’œuvre de M. Pierné, qu’à la sveltesse des formes sonores succède leur plénitude ; que la musique, après avoir couru, voltigé, se repose, qu’elle se détende et s’épanche largement. De telles effusions ne sont pas rares. La dernière est très belle. C’est plus qu’une « chanson de gestes, » c’en est un poème, et de gestes d’amour. Quant aux deux amants, Mlle Zambelli et M. Aveline, on ne dira certainement pas que « c’est comme s’ils chantaient. » Grâce à leur pantomime, à la symphonie et au chœur lointain qui l’accompagne, c’est peut-être mieux.

Dans son roman de Paule Méréy Victor Cherbuliez parle ainsi de la danse, et d’une danseuse dont son héroïne est la fille. « Une légèreté aérienne, une grâce enchanteresse… où se mêlait une sorte de mélancolie capricieuse, la sauvagerie charmante d’un être ailé qui a peine à s’apprivoiser avec la terre et qui médite sa fuite dans l’espace… Un rythme cadencé réglait tous ses mouvements ; par ses postures et ses attitudes, elle révélait à une foule émue le grand mystère des lignes onduleuses que connaissent les soleils et les oiseaux et qui échappe au vulgaire humain. »

On ne saurait faire un portrait plus ressemblant de Mlle Zambelli.

M. Chevillard a pris des soins fraternels de la musique de son collègue et ami. Il l’a jouée, ou fait jouer, — c’est tout un pour un chef d’orchestre, — avec précision et souplesse, avec puissance au besoin, et même avec sensibilité.

Connaissez-vous un plus joli nom que celui de Cimarosa ? Peut-être ne convient-il pas très bien au musicien, lequel était un gros bonhomme tout rond. Mais comme il sied à sa musique ! Le Matrimonio segreto est l’un des sommets, — non pas sans doute le plus haut, — de l’opéra-bouffe italien et, rien qu’à l’entendre, on voit tout en rose. Au Trianon-Lyrique, un soir du mois dernier, le public sembla partager cette manière de voir. Volontiers il aurait fait chorus avec le sextuor final qui, dans le texte italien, se chante sur ces paroles : « Oh ! che gioia ! Che piacere ! » Les auditeurs de la première représentation, en 1791, à Vienne, firent mieux encore. Tout d’une voix ils crièrent bis et, par ordre de l’Empereur, après qu’on eut soupé, l’opéra fut repris da capo, tout entier. Les érudits nous assurent que cela n’était jamais arrivé qu’à Rome, pour une comédie de Térence.

L’auteur du Mariage secret était fils d’un maçon et d’une blanchisseuse. Il semble que son art ait tenu plutôt de l’état de sa mère : pour la légèreté, non pour l’apprêt, car aucune musique n’est moins empesée que la sienne. Dans l’ordre chronologique et dans l’ordre esthétique, sa place est entre Mozart et Rossini. C’est encore une assez bonne moyenne. Aussi bien il ne s’en faisait point accroire. On rapporte qu’un peintre l’ayant un jour assuré qu’il le préférait à Mozart : Que diriez-vous répliqua-t-il, si je vous mettais au-dessus de Raphaël ? » Au-dessous de Mozart, celui-là n’ayant à côté de lui personne, Cimarosa est tout de suite au-dessous de lui. Son parent, non pas un parent pauvre, moins riche seulement d’harmonie, d’orchestre, de mélodie même, il n’a pas la variété, la profondeur, les proportions et l’équilibre, en deux mots la divine perfection de Mozart. Au dernier acte du Mariage secret, les divers personnages de la comédie se rencontrent la nuit, un peu comme au dernier acte aussi des Noces de Figaro. Seulement un peu. Mais si l’on veut mesurer, de l’un à l’autre maître, une moindre distance, qu’on écoute, au dernier acte encore, l’air de Paolino proposant à Carolina de l’enlever « prima che in cielo spunti l’aurora. » A cette sensibilité furtive, on reconnaîtra le voisinage et comme le reflet de Mozart.

Enfin, plutôt qu’une comédie d’intrigue, il y a dans le Mariage secret une comédie de caractères, de caractères bourgeois, à la Molière. Mais il y passe parfois ce léger souffle de poésie, d’idéal, que la musique seule y pouvait répandre. Une comédie de famille aussi. Comme disait un jour Faguet, c’est le grand procédé classique. « Voyez Œdipe roi, Electre, le Roi Lear, Tartuffe, les Femmes savantes, le Père Goriot. Les drames sont dans les actions et réactions d’êtres humains étroitement serrés les uns contre les autres, par conséquent dans les relations familiales. Il y a un drame, au moins, dans chaque famille. » Il peut également y avoir une comédie. C’est une comédie de ce genre dont le Cimarosa du Mariage secret et le Verdi de Falstaff, à cent ans d’intervalle, ont écrit la musique.

Le petit théâtre que dirige M. Louis Masson est un brave petit théâtre. L’orchestre, fort bien conduit l’autre soir par le directeur lui-même, n’est pas moins agréable. Aimables aussi les deux tiers des six artistes du chant, d’un chant terriblement difficile. Un de mes grands, j’allais écrire un de mes gros souvenirs d’enfance est d’avoir entendu l’Alboni, au Théâtre Italien, dans le rôle de la tante Fidalma. Dans le rôle, et dans un fauteuil, que son embonpoint ne lui permettait plus de quitter. Elle chantait assise, d’une voix encore splendide, une voix de velours, et grande largeur, comme sa personne. Les trois dames du Trianon-Lyrique sont inégales de voix. Deux d’entre elles (dont le contralto) chantent mieux que la troisième. C’est un agréable ténor que M. José de Trévi, et M. Marrio, chanteur et comédien de la meilleure école, est quelque chose comme le Fugère du boulevard Rochechouart.


CAMILLE BELLAIGUE.