Revue musicale - 14 janvier 1868
Se figure-t-on l’embarras de quelqu’un qui se proposerait aujourd’hui de dresser dans les règles le tableau du mouvement musical? Je prends un homme libéral, éclairé, ouvert à toute discussion, honorant le passé splendide, ne demandant pas mieux que de jouir du présent, et fort capable d’ailleurs de comprendre l’avenir. Que verra-t-il dans le milieu où l’art s’agite? Immensément de savoir, de rouerie, tous les secrets du métier révélés, pratiqués habilement, effrontément dès le premier âge, des raffinemens délicats, une incroyable dextérité de main dans l’élaboration de formules apprises, des aptitudes, des talens en quantité, nul génie. Nous sommes en pleine période critique, et ces périodes-là ne sont point si mauvaises pour bien goûter les belles choses en tout genre. Plus de parti-pris, d’exclusivisme, comme aux époques de tendance et de grande production, plus de juges absolus, rébarbatifs, prononçant en dernier ressort, ex cathedra, comme le Père éternel des vieux tableaux italiens qui tient une balance et parque invariablement les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche; mais un esprit public mieux informé, aimant à se rendre compte de ce qu’il admire, ne reniant aucun dieu, admettant même les idoles, et, tant qu’elles ne sonnent point trop creux, leur allouant de bons revenus. Ce Bach, que les gens de 1718 trouvaient trop profond, ce Beethoven, trop haut pour ses contemporains, nous les avons abordés, mesurés; la profondeur de l’un pas plus que la sublimité de l’autre ne nous épouvante. Et ce n’est point seulement tel prélude du vieux Bach qui nous charme, l’œuvre entière nous attire, nous intéresse; quant à Beethoven, il nous passionne, on ne l’entend jamais assez, point de fête sans lui. Ἀχελώῳ θύειν (Achelôô thuein), disait jadis l’oracle de Dodone en terminant chacune de ses réponses, quelle qu’elle fût, « sacrifier à Achélous. » Glorifiez Beethoven, ne se lasse plus de répéter aujourd’hui la voix de l’opinion. Je m’amusais naguère à parcourir la Gazette musicale universelle de Leipzig, année 1799. L’impression que ces sortes de lectures à distance produisent sur l’esprit est certainement des plus comiques. On y parle d’un certain M. de Beethoven, possédant des connaissances harmoniques assurément très recommandables, et qui, avec du travail et de la persévérance, fera peut-être quelque chose. Le grand trio en ut majeur n’obtient qu’un demi-compliment, et la sonate en la pour piano et violon ne mérite pas le moindre égard. Cependant les hommes qui écrivaient cela n’étaient ni des imbéciles ni des méchans. On sent à chaque instant un esprit de critique judicieuse, honnête en son étroitesse. Ces braves gens voyaient le titan de trop près, ils avaient les oreilles toutes pleines de Steibelt, de Dussek; ils en voulaient à la cathédrale de Cologne de ne pas pouvoir entrer dans leur boîte de carton. Quand on prêche, il faut prêcher selon le dogme, autrement on court risque d’être lapidé. Aujourd’hui les croyances se sont élargies; on sait le pourquoi, le comment. Haines nationales, antagonisme politique, rivalités de métier, basse envie, tous ces sentimens mauvais, ignobles, ne nous touchent plus : causas procul habeo.
N’est-ce rien pour l’honneur d’une période que cet empressement raisonné, cette dévotion intelligente et sincère? Les œuvres du génie sont comme ces fruits d’automne qui ne mûrissent que pour la saison suivante. A l’ère d’activité, de production, doit naturellement succéder l’ère critique, esthétique ou philosophique, comme on voudra l’appeler. Nos musiciens n’inventent pas, c’est possible; mais qui ne louerait en eux cette aptitude qu’ils ont tous à mettre à profit les leçons du passé, à combiner, à triturer de nouvelles formes, à chercher leur vie jusque dans le néant de l’étranger? Que savait Grétry de l’histoire et de la philosophie de son art? La musique pour lui, c’était sa musique, il ne voyait rien en-deçà, rien au-delà; Méhul lui-même, il l’ignorait; s’il lui arrivait d’entendre un bout de l’Irato, c’était un soir qu’il était venu trop tôt à Richard. Comparez la littérature des Essais sur la musique, cette boursouflure, ce pathos, cette sensiblerie vaniteuse, avec les idées, l’éducation impersonnelle des hommes d’aujourd’hui. Sans aucun doute on les voudrait parfois plus foncièrement, plus naïvement musiciens; mais reprocher leur esthétique aux Félicien David, aux Gounod, aux Gevaërt, aux Ambroise Thomas, autant vaudrait leur reprocher d’être de leur temps. Tout ce qu’on pouvait leur demander, c’était d’utiliser cette science pour nos plaisirs, de labourer, de jardiner cet humus historique, et d’en faire sortir quelques fleurs rares. Le curieux, le joli, voilà pour le moment notre industrie. Les Anglais ont une expression qui peint à merveille cet art agréable et chinois des décadences ou, si vous l’aimez mieux, des transitions. Ils disent : lovely ! et ce mot coquet répond à tout. La Malibran était romantique, Mlle Patti est lovely ! Parcourons donc nos salles de spectacle, et commençons par prendre l’accord sur cette note. C’est, pour la critique, l’unique moyen de ne pas trouver qu’on chante faux partout et toujours, et aussi de ne pas s’exposer elle-même à détonner lourdement.
La saison du Théâtre-Italien n’est plus guère aujourd’hui qu’une série de représentations expérimentales données par Mlle Adelina Patti. On connaît cet oiseau mignon de la machine pneumatique qui, dans les cours de physique, arrache par sa mort tant de larmes de pitié à la partie féminine de l’auditoire. Au Théâtre-Italien, c’est juste l’inverse. L’aimable oiseau fait le vide sur la scène, le vide absolu ; mais il n’en meurt pas, bien au contraire, et n’en dégoise que mieux sa ritournelle. Après la romance de la rose et les cavatines chromatiques, voici venir l’air de bravoure. Martha, Linda, ne pouvaient se consoler de n’être ni Desdemona, ni dona Anna; Rosine voulait être reine. Reine, passe encore : au théâtre tout le monde l’est plus ou moins. Il s’agit simplement d’être jeune et jolie, d’avoir une voix, un talent dont le public s’engoue, en un mot de savoir réussir. À ce compte, Mlle Patti trônait au Théâtre-Italien dans tout l’éclat de la gloire la plus applaudie, la mieux rentée. On s’étonne donc qu’une si gracieuse majesté ne se soit point tenue pour satisfaite. Regina e guerriera! reine à la bonne heure, mais pourquoi guerrière? Caprice d’enfant gâté que le succès éblouit, enivre, et qui, sans autre conseil que le besoin fiévreux de provoquer de nouveaux applaudissemens, s’en ira d’autant plus avidement rechercher certains rôles que ces rôles seront plus en désaccord avec les conditions de son physique et de son talent. On se coiffe d’une idée, mais surtout d’un casque. Il faut bien être un peu Sémiramis et Jeanne Darc à un moment donné de la légende. C’était sur le programme de cette année, c’était écrit. Il y avait, comme pour les conférences de l’Athénée : « saison de 1867-68; au Théâtre-Italien, Mlle Patti étudiera le grand répertoire. » — Encore si elle étudiait; peut-être y trouveraient-ils quelque profit, ceux qui suivent le cours assidûment. Le malheur veut qu’elle n’étudie rien, et se contente de livrer au public, tels quels et comme ils lui viennent, les divers personnages qu’elle interprète, de sorte que par le fait tous se ressemblent. Qui a vu Lucia connaît Linda, connaît Gilda, les deux Elvire (celle des Puritains et celle d’Ernani). On croirait assister à un bal masqué dont l’adorable virtuose fait à elle seule tous les frais; sous quelque brillant et superbe déguisement qu’elle se montre, vous retrouvez toujours le thème-Patti; en dépit des variations prestigieuses, des ruisselantes pierreries, c’est toujours la même note, et cette note, osons le dire, le public la sait tellement par cœur, qu’il néglige souvent de venir l’entendre.
Passer en revue le grand répertoire était une entreprise des plus louables, à cette condition pourtant qu’on se serait préparé, mûri à l’avance par le travail, la réflexion, la recherche des modèles. En l’absence d’un maître sérieux, d’un Porpora ou d’un Paër capable non pas seulement de redresser, de perfectionner le mécanisme de la voix, mais de former son élève au style, à l’intelligence du beau musical et dramatique, Mlle Patti n’avait-elle pas autour d’elle des traditions toutes vivantes? Ainsi, pour le quatuor de Rigoletto, le pathétique, le sublime accent de la phrase, la Frezzolini eût été bonne à consulter; de même, pour les Puri- tains comme pour Ernani, on eût tiré tout bénéfice des indications d’une Grisi ou d’une Cruvelli. Au lieu de cela, que voyons-nous? Une sorte de lanterne magique où, de semaine en semaine, les figures se succèdent. On s’attendait à trois ou quatre créations de nature à classer enfin parmi les artistes d’ordre supérieur un talent aimable et distingué, ayant jusqu’ici relevé surtout de la mode, et nous assistons à des exercices tels qu’en offrent journellement les cantatrices de province qui pointent dans leur gosier du Meyerbeer et du Rossini à la place d’un rôle de Boïeldieu ou d’Auber, et chantent Valentine ou Mathilde après avoir chanté la veille la Dame blanche ou l’Angèle du Domino noir. Je ne sais ce que Jeanne Darc et la Semiramide nous promettent; mais il n’est pas un ami sincère du talent de Mlle Patti qui, après son double échec dans les Puritains et dans Ernani, ne soit tenu de prémunir l’intéressante virtuose contre d’aventureux essais où l’expérience désormais lui conseille de ne se risquer qu’avec la plus grande réserve. Il semble du reste que le règne des étoiles ait fait son temps. Le nom de la diva sur l’affiche ne suffit plus à remplir tous les soirs la salle jusqu’aux combles, et, comme un pareil système n’a son excuse que dans les grosses recettes qu’il procure, force avant peu sera au Théâtre-Italien de laisser son étoile filer et de la remplacer par une troupe dont on entrevoit déjà les élémens, mais qui ne se formera, ne prendra de cohésion que sous un nouveau régime. Ces personnalités dont le public s’affole sont la ruine d’une administration : l’illusion dure ce qu’elle peut; mais tôt ou tard il faut qu’on en revienne, et ce n’est point seulement l’art que ces frivoles dominations tuent en attirant tout à elles, c’est aussi l’entreprise elle-même, qui, d’abord abusée par l’affluence et les démonstrations tapageuses de la galerie, voit bientôt à des soirées d’éclat succéder des lendemains sinistres, à des salles pleines, des salles vides, car l’étoile règne seule; en dehors d’elle, nul attrait, et tel sujet qui, en des circonstances ordinaires, tiendrait sa place et même prévaudrait, s’efface et tombe en discrédit par le découragement où’ le plonge cette idée, que le public, tout entier au mirage, ne lui saura gré d’aucun effort. On se dit : administrer, gouverner avec un nom, rien de si simple, de si commode, plus d’équilibre à maintenir entre vingt prétentions qui se contrarient, plus de combinaisons de répertoire, un seul amour-propre à satisfaire, et nul embarras d’aucune espèce, aucuns détails matériels à surveiller. Il n’est point rare, par exemple, de lire dans les journaux : « Mlle Patti s’étant trouvée un peu fatiguée, on a dû répéter chez elle. » Pourquoi ne finirait-on pas aussi par jouer chez Mlle Patti? Les belles représentations que l’on prépare avec de pareilles études! Chose très digne de remarque, c’est justement dans les soirées où l’étoile brille de son plus radieux éclat que cette désorganisation de la troupe vous afflige davantage. Le reste du temps, c’est fort acceptable, parfois même excellent, comme dans cette reprise de Lucrezzia Borgia donnée pour les débuts du baryton Steller, un comédien celui-là, un vrai tempérament d’artiste, en qui vous voyez revivre les traditions des Lablache et des Ronconi. Mettez un homme de ce talent, de cette bonne volonté, dans un milieu normal, et tout bientôt s’en ressentira, l’ensemble musical aussi bien que la mise en scène et la manière de se costumer, véritablement trop négligée, au point de vue théâtral s’entend, par Mlle Patti. Qu’est-ce, par exemple, que cet habit de cavalier qu’elle revêt au dernier acte de Rigoletto? A quel pays, à quelle époque appartient cet équipage? Les opéras de Verdi cependant veulent être joués, représentés; les aborder avec la routine de l’ancien répertoire italien, c’est fausser le sens de cette musique, qui ne vit déjà plus seulement de cavatines, et prend très au sérieux le drame qu’elle commente, surtout quand ce drame est de Victor Hugo. Faites au contraire qu’un artiste comme M. Steller vienne sous l’influence cabalistique d’un de ces astres, et son action en sera d’autant diminuée. « Une étoile dansait au ciel le jour de sa naissance! » Ces choses-là se peuvent dire en parlant d’une Elisabeth, mais non du débutant ou de la débutante qui naissent au monde tandis que l’étoile d’une Patti danse au firmament!
L’Opéra n’eût pas demandé mieux que de se laisser glisser sur cette pente. Heureusement il a trouvé une main ferme, capable de l’arrêter à temps. Sans doute il y a encore des lacunes ; mais ce qu’on peut dès aujourd’hui constater, c’est l’effort continu vers le mieux. Dans une troupe bien gouvernée, tout le monde compte, personne n’est indispensable. « Au théâtre, je n’ai que ma place au parterre, » répondait spirituellement le roi Charles X à je ne sais quelle députation de grognards classiques qui venait lui demander d’interdire la représentation de Hernani. Ainsi de tout ensemble sérieusement organisé, il n’y a plus là ni roi, ni duc, ni prince; un chanteur, fût-il cent fois illustre, n’a que sa place, et ce qu’on lui demande, c’est de la bien tenir en vue de l’esprit général, d’être le personnage, le moyen, non le but, — de ne pas se croire à lui seul toute la machine, dont il n’est en définitive qu’un simple rouage. Si l’admirable orchestre du Conservatoire pouvait encourir un reproche, ce serait celui-là. Les exécutans dont il se compose sont pour la plupart des artistes trop supérieurs : de là, par momens, certaine virtuosité qui se trahit dans le détail sans qu’on en ait conscience. Une oreille quelque peu exercée ne s’y trompe pas. On se dit ; j’entends tel pupitre. L’orchestre des Concerts populaires, plus franc du collier, n’a pas de ces excès de perfection; son entrain, sa jeunesse, font sa force, et d’ailleurs la variété de son programme, incessamment renouvelé et quelquefois aussi renouvelé à la diable, ne lui permet pas tant de recherche. On ne rend si bien que les choses qu’on sait trop. L’Opéra, grâce à l’excellence du système, en est venu à remplir tous les jours sa salle par l’unique attrait du répertoire, et telle est maintenant la confiance du public, qu’il vient sur la simple annonce de l’ouvrage, indistinctement mis en goût par la distribution des rôles, quelle qu’elle soit, et montrant le même empressement pour Mlle Battu que pour Mme Sasse dans l’Africaine. On a gagné cela qu’un nom sur l’affiche en vaut un autre. Point d’étoiles à l’horizon, mais aussi plus rien de ce personnel secondaire, sacrifié, qu’on appelait autrefois des doublures, partout et sur la même ligne des premiers sujets, dont chacun de nous peut diversement apprécier les mérites, mais avec lesquels du moins il sera toujours permis de compter sur une interprétation convenable. La troupe cependant a ses points critiques. Elle attend son ténor. Viendra-t-il enfin? On l’assure. Il ne s’agit point cette fois d’un simple élève, d’un de ces jeunes gens n’apportant avec une belle voix que leur inexpérience : il s’agit d’un talent mûri par le travail, par le succès, et dont l’Amérique s’est beaucoup occupée, ce qui sans doute ne prouve rien en faveur d’un ténor, mais ce qui ne doit pas non plus lui compter pour une mauvaise note. La voix, dit-on, est splendide et d’une étendue à mesurer dans toute sa grandeur le rôle du Prophète. En attendant, Mlle Nilsson, définitivement acquise à l’Opéra, répète le rôle d’Ophélie dans l’Hamlet de M. Thomas. Ce que vaudra le chef-d’œuvre, on le saura plus tard, et nous aimons à supposer que les meilleurs arrangemens sont pris pour faire miroiter toutes les vibrations de ce timbre de cristal. Ni les trilles ne manqueront ni les gammes chromatiques, nous verrons le diamant sous toutes ses faces et ses facettes. Il y aura cascades et cascatelles. C’est M. Faure qui joue Hamlet, Mme Gueymard fait sa mère, la reine Gertrude, et M. Belval l’infâme Clodius. L’ouvrage viendra vers le commencement de mars, c’est-à-dire vers la même époque où fut donné l’an passé le Don Carlos de Verdi, au succès duquel on espère (l’ambition n’est pas bien grande) donner un pendant. Après la partition de M. Thomas, un peu plus tôt, un peu plus tard, selon la circonstance, on entendra l’Armide de Gluck, que l’Opéra étudie et monte à tout événement.
C’eût été bien surprenant si, à propos de cet Hamlet de l’Académie impériale, quelque autre théâtre n’eût pas eu l’heureuse idée de mettre le prince de Danemark sur son affiche. Le théâtre de la Gaîté n’y a point manqué. J’aurais mieux aimé certes que ce fût la Comédie-Française. Malheureusement la maison de Molière a pour principe de ne point fréquenter Shakspeare. Shakspeare est donc venu, à son ordinaire, balayer les planches entre une dernière représentation du Courrier de Lyon et le mélodrame en préparation. On sait comme ces sortes d’improvisations s’organisent. Le théâtre prête ses vieux décors tachés d’huile, livre ses magasins, où chacun au hasard se fournit d’une défroque, et l’exécution dramatique, pour l’ensemble et le sérieux, répond au pittoresque de la mise en scène et des costumes, où tous les ordres d’architecture, tous les pays, sont figurés. A la Gaîté, la parodie fut d’autant plus complète que c’était une femme, Mlle Judith de la Comédie-Française, qui jouait le personnage principal. Hamlet en travesti, quelle idée singulière! A tout prendre, on admet Roméo joué par une femme, mais Hamlet n’est point un éphèbe. Il a trente ans, un certain embonpoint. Au physique aussi bien qu’au moral, ce rôle semble exclure un interprète féminin. A la vérité, en pareil sujet tout intéresse, et Mlle Judith, ayant beaucoup parcouru le monde, pouvait avoir apporté de ses voyages quelque information bonne à soumettre au public, à la critique. « Il faut toujours venir entendre Hamlet, disait Eugène Delacroix, » et il ajoutait : « Quels que soient les acteurs et le théâtre, on n’aura point perdu sa peine ! » J’avoue que je professe, pour ma part, cette opinion d’un peintre de génie qui fut en matière de goût littéraire et musical l’appréciateur le plus fin et le plus ému. J’ai vu Hamlet à Princess’s-Theater par Fechter, je l’ai suivi au Cirque et en bien d’autres lieux, quand Rouvière l’interprétait, et partout, même en Italie, où le chef-d’œuvre se jouait en ballet-pantomime, même aux marionnettes de Girolamo, partout ces représentations m’ont appris quelque chose. Je dois reconnaître cependant que le spectacle donné à la Gaîté a complètement découragé mon zèle, et, si ce n’est un gros rhume, je ne vois pas ce qu’on pouvait gagner à cette exhibition funambulesque dans une salle presque vide, et que rafraîchissait encore un appareil ventilateur qui évidemment se trompait de date.
Ce qui a passé date, c’est aussi cette traduction, bonne peut-être aux beaux jours du Théâtre-Historique, mais qui, dans le courant actuel des idées, n’a plus de sens, et, non moins démodée qu’inexacte par ses continuelles interpolations, son romantisme assourdissant, son mépris du texte, cet incroyable besoin de manipuler la pièce à chaque instant, se trouve être en parfait désaccord avec toutes nos tendances d’aujourd’hui. Ce que nous voulons de Shakspeare, c’est Shakspeare et non point l’arrangement plus ou moins ingénieux d’un dramaturge supprimant des passages, en inventant d’autres, rayant d’un trait de plume des personnages (Orick, Guldenstern), et s’en allant chercher le dénoûment de Richard III pour en coiffer Hamlet. Le bon Ducis n’y met point tant de prétention. Il n’affiche, lui, nulle envie de traduire. Shakspeare se borne à fournir le sujet de sa tragédie, une simple intrigue de palais d’où sont exclus soigneusement tous les gens qui ne vont pas à la cour. Rien de cette toile de fond colossale, la Norvège, Wittemberg, la Pologne, le héros FortinbrasI Gertrude a sa confidente, qui se nomme Elvire, Hamlet a son confident qui s’appelle Norceste :
L’Angleterre en forfaits trop longtemps fut féconde !
…………
Je fais saisir Hamlet; qu’il aille sans retour
Achever ses destins dans l’ombre d’une tour.
Ophélie ne mourant pas, la scène des fossoyeurs et toutes les a inepties grossières qui s’y débitent, » comme aussi la scène des fleurets, n’a plus de raison d’être. La scène où, dans Shakspeare, Hamlet organise une représentation dramatique se passe en conversation. Le meurtre de Clodius, conformément aux règles de la tragédie classique, a lieu dans la coulisse, quoiqu’une variante discrètement rédigée après coup ouvre la possibilité de montrer le spectacle au public. Le revenant se garde bien d’apparaître aux sentinelles sur la plate-forme du château, Hamlet seul l’aperçoit... en songe! — Tout cela certes est fort ridicule; mais c’est de la tragédie pour ceux qui l’aiment. Qu’il y ait un Hamlet de Ducis comme il y a une Phèdre de Pradon, c’est très simple. Ce que je prétends, c’est que les choses soient ce qu’elles sont. Conçoit-on qu’en France, à cette heure avancée d’un grand siècle littéraire, il n’y ait pas une scène de premier ordre en état de représenter Hamlet du jour au lendemain, comme cela se pratique à Stuttgart, à Weimar, à Düsseldorf, sur les plus modestes théâtres de l’Allemagne? De traduction sérieuse (pour la scène), c’est vrai qu’il n’en existe pas. Alors qu’on la mette au concours. Cette besogne vaudra bien, je suppose, pour les jeunes intelligences tous ces hymnes à la paix, toutes ces cantates qu’on prime et couronne en pure perte. Je reconnais sans hésiter que, la traduction terminée, primée et couronnée par vingt accadémies, le Théâtre-Français trouvera toujours moyen de la renvoyer aux calendes grecques, sous prétexte qu’il est la maison de Corneille, de Molière et de Racine; mais à ce compte le théâtre de la Burg à Vienne, à Berlin le Théâtre-Royal, pourraient dire à leur tour qu’ils sont la maison de Goethe et de Schiller, lesquels en valent bien d’autres. Voyons-nous que cela les empêche de jouer Shakspeare. Est-ce que Goethe n’a point traduit le Mahomet de Voltaire, et Schiller la Phèdre de Racine ? La jeunesse d’aujourd’hui a d’autres appétits que ceux que bénévolement on lui attribue : s’il y a des idiots pour acclamer les turpitudes, il a des foules pour glorifier le génie. Quelle idée la jeunesse peut-elle se faire du théâtre étranger ? Et pourtant croit-on que ce public qui se porte, en masse aux Concerts populaires n’aurait pas pour une œuvre dramatique de Shakspeare ou de Goethe le même enthousiasme qu’il témoigne à Beethoven, à Weber, à Mendelssohn? Est-ce au Théâtre-Lyrique et dans les traductions de M. Gounod qu’il faudra qu’on aille prendre connaissance des grandes conceptions littéraires des autres peuples ; Roméo et Juliette en Céladon, — pâle tendre, — Faust, Marguerite et Méphisto en biscuit de Sèvres? Dieu merci! nous n’en sommes point là, et de telles modes n’ont qu’un jour; mais pour qu’un pareil ostracisme, honte d’un pays comme le nôtre, voie sa fin, pour que l’émancipation littéraire en France monte au niveau de l’émancipation musicale, il faut que l’initiative vienne d’en haut. Qu’un ministre dise : Je veux. Frapper des coups d’autorité pour faire admettre un sociétaire, cela peut être bon quelquefois, mais imposer Shakspeare aux esprits médiocres, entichés du sot amour des platitudes, ce serait mieux.
Ce qui se passe en ce moment à l’Opéra-Comique pourrait fournir le sujet d’un intermède agréable qui s’intitulerait : « M. Auber s’amuse. » L’octogénaire illustre, qui compte ses années par ses succès, ainsi que cela se débite en style officiel dans les solennités du Conservatoire, M. Auber vient d’écrire un soixantième opéra, et la question était de savoir qui jouerait le rôle de la femme. On avait, d’abord parlé avec un certain mystère d’une personne née hors du théâtre et ne demandant pas mieux que d’en faire l’ornement. M. Auber, très friand de primeurs, s’était jeté aussitôt sur cette idée comme le chat sur la pelote; puis des difficultés de tout genre sont survenues, et après plusieurs essais, diversement appréciés, on avait cru devoir renoncer à Mme Mombelli (c’est le nom de guerre de la belle amazone), lorsqu’un arrêt de la cour d’appel, en fermant à la jolie plaideuse la voie périlleuse du théâtre, a fort à propos sauvegardé l’aimable cantatrice d’un premier échec. Avoir eu dès l’entrée en perspective un rôle nouveau de l’auteur du Domino noir, une a création, » et se voir réduite à débuter comme tout le monde dans un opéra du répertoire, Fra Diavolo ou les Mousquetaires de la reine, c’était en effet un vif mécompte, et le tribunal a paru là au bon moment, comme un véritable deus ex machina. Ce n’est pas seulement un arrêt qu’il a rendu, c’est un service dont tout le monde profitera, à commencer par Mme Mombelli, dont l’amour-propre se trouve juste à point mis à couvert par la sentence qui la préserve à tout jamais des pièges, embûches, incantations ou maléfices de ce monde diabolique dont la petite porte, vrai soupirail d’enfer, s’ouvre sur la rue Favart. — Pour M. Auber, il ne se trouble point de si peu, et passe gaîment de l’une à l’autre. Autant il en rencontre, autant il en essaie. Ces tâtonnemens plaisent à son caprice et ne datent pas d’hier. De Gustave à Zanetta et de Zanetta à ce Jour de bonheur, son récent ouvrage, combien de fois s’est renouvelé ce manège dont Mme Damoreau personnellement eut tant à se plaindre! Et cependant c’était par excellence la cantatrice du genre, la fauvette de prédilection; ce qui n’empêchait point l’illustre maître d’enlever à sa fauvette le rôle d’Amélie dans Gustave pour le porter à Mlle Falcon, absolument comme il donnait hier à Mlle Brunet-Lafleur le rôle de Mme Mombelli, qui devait finalement échoir à Mme Cabel. Au fond, M. Auber n’y met point de malice. S’il exclut l’une pour avoir l’autre, c’est faute de pouvoir les garder toutes, ce qui lui arriva pourtant dans la Fiancée du roi de Garbe, dont les huit pages, on s’en souvient, furent choisis parmi les plus jolies élèves du Conservatoire. Aimable histoire que celle de cet escadron volant, et qui, toute récente, a déjà sa mélancolie, car si quelques-uns de ces gentils varlets, Mlle Mauduit, Mlle Marie Roze, ont depuis gagné leurs éperons d’or, d’autres, pauvres fantômes, bien tristement ont disparu ! — Revenons à la distribution de l’opéra nouveau, et tâchons de nous y reconnaître. A Mme Mombelli succéda Mlle Brunet-Lafleur, ce fut l’éclair d’un moment. En moins d’une semaine, M. Auber avait encore changé d’avis et fixé son choix sur Mme Cabel, désormais en possession du rôle, dont on a modifié et mis à point la physionomie un peu trop svelte, à ce qu’il paraît, pour l’âge et les moyens de l’interprète actuelle. Qui ne goûte la circonstance que médiocrement, c’est l’auteur de Martha, M. de Flottow, venant ensuite avec sa partition de l’Ombre, avait demandé et naturellement obtenu Mme Cabel, et l’on devine s’il trouve aujourd’hui plaisant de voir la cantatrice qu’à tort ou à raison il considérait comme son meilleur atout passer dans le jeu de M. Auber. Sur ces entrefaites, Mlle Brunet-Lafleur a débuté dans le Domino noir. Une voix d’un beau timbre, de la flamme, de l’agilité et la plus complète inexpérience du théâtre, du genre surtout, voilà ce qu’a donné cette première soirée. Mlle Brunet-Lafleur chante la partie d’Angèle, mais ne joue pas le rôle. N’importe, l’actrice plus tard se dégagera; en attendant, on peut dire qu’il y a là l’étoffe d’un talent. Très correcte dans sa romance d’entrée, d’une crânerie à tout enlever dans l’Aragonaise, Mlle Brunet-Lafleur rend au cantique du troisième acte toute son élévation. Il n’est point mal que de jeunes artistes, après s’être embarqués pour l’Opéra, viennent ainsi de temps en temps échouer à l’Opéra-Comique. Cela hausse le ton, met en lumière des beautés d’ordre supérieur, qui trop souvent passent inaperçues. A la manière dont Mlle Brunel-Lafleur se meut dans cette petite musique, on sent qu’elle a pratiqué la grande. L’Angèle d’aujourd’hui, cet été, dans les exercices du Conservatoire, chantait Desdémona, et, chose toujours bonne à dire, cette ‘petite musique, ainsi rendue, n’en vaut que mieux. J’avais déjà fait cette remarque à Vienne, où les opéras-comiques de M. Auber figurent dans le répertoire de Kärtner-Thor, exécutés par le même admirable orchestre, par les mêmes chanteurs qui la veille ont exécuté Fidelio ou le Prophète. — Du reste les débuts, en ce moment, réussissent à l’Opéra-Comique; peu de jours auparavant, un autre élève du Conservatoire, M. Gaiihard, dans le Falstaff du Songe d’une nuit d’été, donnait pour l’avenir d’excellens gages.
J’ai connu jadis à Bade un Russe vingt ou trente fois millionnaire qui jouait pour perdre, assurant que c’était là une sensation très particulièrement intéressante, et qu’il fallait aussi avoir éprouvée. Le Théâtre-Lyrique a, ce semble, de ces fantaisies de boyard. On le voit journellement engager des parties avec le ferme propos de les perdre. Tout le monde à l’avance est dans la confidence. Le public sait qu’on ne fait aucuns frais, qu’on n’aura ni Lambert ni Molière, autrement dit ni Mme Miolan ni M. Gounod, bref, que l’ouvrage qu’on monte est inexorablement sacrifié. Heureux théâtre, assez riche pour se payer des chutes comme Cardillac et laisser péricliter, faute d’une cantatrice pour le soutenir, un succès comme la Jolie fille de Perth! On dit : Mme Miolan ne peut être partout, Mme Miolan se doit à Juliette, à Fanchonnette. Alors il eût fallu savoir garder Mlle Nilsson. Évidemment ce rôle aura été conçu à l’intention de la jeune Suédoise; elle y est d’autant plus présente par son absence. On écoute, on regarde, on regrette. Sa voix, sa vaillantise, l’originalité charmante de sa personne, manquent à cette musique d’un vrai mérite et qui, chantée par elle, serait d’or. M. George Bizet, connu des musiciens par un scherzo exécuté aux Concerts populaires et divers travaux de métier très habiles (sa réduction pour piano de la partition de Don Juan par exemple), avait écrit déjà les Pêcheurs de perles, ouvrage de beaucoup inférieur à celui-ci, et qui fut représenté en vertu d’un décret aujourd’hui tombé en oubli et concernant les prix de Rome. Je n’ai point à discuter ici les tendances de l’auteur de la Jolie fille de Perth. Il passe pour appartenir à l’école de la mélodie continue: je n’en veux rien savoir, ayant affaire à sa musique et non à son système. Quand sa musique sera monotone, lourde, prétentieuse, embrouillée, laborieusement insignifiante comme dans presque tout le premier acte, à l’exception du second quatuor qui précède le finale, je mettrai mon ennui et ma répugnance sur le compte du système; quand elle aura, comme dans la grande scène du bal masqué au second acte, un vrai caractère de distinction, un sérieux entrain dramatique, je trouverai franchement cela beau, et j’en ferai honneur au jeune compositeur, à qui je dirai : « Vous n’êtes point après tout si méchant que vous prétendez, et les bonnes choses qu’il vous arrive de trouver, relevant du canon traditionnel, n’ont rien en somme qui ne fût avoué de ces maîtres avec lesquels dans vos théories vous affectez le plus de vouloir divorcer. » — Vous voyez un homme comme tous les autres, répond Méphistophélès à l’étudiant qui se prosterne. Tout ce wagnérisme dont on se targue n’est que pour l’enseigne. Richard Wagner lui-même n’y croit pas, et, s’il y croit, c’est dans ses livres bien autrement que dans ses opéras, où certes il ne demanderait pas mieux que de rencontrer souvent la marche du Tannhäuser et le chant nuptial du Lohengrin, belles et fortes inspirations au fond très sagement conduites, instrumentées, et qui feront dire à tout esprit judicieux : Vous êtes un homme comme tous les autres, ni meilleur ni pire, et qui n’a mérité
Ni cet excès d’honneur ni cette indignité.
ingénieusement, mais combien peu trouvé! que d’efforts, de tension pour accoucher de quelques mesures mélodiques! pour un motif heureux, que d’arabesques qui se contournent! Cherubini ne chiffrerait pas mieux, disait un musicien illustre en parcourant une fugue qu’un élève de vingt ans venait lui soumettre, et il ajoutait spirituellement en frappant sur l’épaule du petit maître : — A présent, mon ami, il s’agirait de m’inventer un simple pont-neuf ! — C’est en effet souvent plus difficile qu’on ne l’imagine : trouver un motif, un simple pont-neuf, voi che sapete par exemple, où l’air du Sommeil dans la Muette, rien que cela. Une fois, mais pas davantage, M. Bizet, dans la Jolie fille de Perth, a rempli ce point du programme. C’est un diamant que sa danse bohémienne intercalée dans ce grand morceau du second acte. Chatoyante et prismatique, à travers tous les rhythmes, elle évolue et passe d’un mouvement au début plein de langueur et de volupté à l’allegro le plus entraînant. S’il arrivait à M. Gounod d’avoir pareille rencontre, le public crierait au miracle. Singulière badauderie parisienne! voilà un ouvrage plein de mérite, d’une valeur musicale au moins égale, sinon très supérieure à cette partition de Roméo et Juliette, dont les Milanais n’ont décidément pas voulu, et c’est à peine si l’on s’en occupe. Le public de toutes les époques eut de ces engouemens; que sert de lui parler raison? Il veut celui-là, non un autre. C’est la mode, la fashion, et tout est dit. Sur quatre ou cinq talens de même ordre, il en choisit un ou plutôt se le laisse imposer par la clique remuante et bruyante. Prenons un exemple : que M. Félicien David, ou M. Victor Massé, ou M. Gevaërt, fasse ut, mi, sol, ut, et tout le monde le trouvera fort simple, comme c’est en effet fort simple de faire ut, mi, sol, ut! Maintenant vient M. Gounod, qui avec un certain air exécute le même exercice, et l’enthousiasme aussitôt ne se connaît plus. Les hommes jubilent, disant : «C’est du Mozart! » Les femmes, l’œil mourant, à demi pâmées, soupirent : « Ce Gounod! quelle sensibilité! quel génie! il n’y a que lui pour faire ut, mi, sol, ut ! » Liszt dans son temps, l’abbé Liszt, eut ce magnétisme à haute dose. Ce bénisseur fut un charmeur. Ce virtuose parcourait l’Europe en triomphateur, et, quand il quittait les capitales, c’était à la façon des Sésostris, en inscrivant sur une colonne : « J’ai conquis ce pays par mon bras! » De tels engouemens, excessifs et ridicules, ont après tout leur excuse dans le mérite des hommes au profit desquels on les fomente. Célébrés, renommés, surfaits jusqu’à l’extravagance, des artistes comme MM. Gounod, l’abbé Liszt, n’en restent pas moins d’éminentes personnalités; mais que penser de la mode quand elle se prend à ce qui est de sa nature ignoble, inepte, obscène? De quel nom flétrir cette prime qu’une foule idiote s’en va payer chaque soir aux manifestations les plus écœurantes? » Une musique douce me rend mélancolique, » soupire Jessica dans le Marchand de Venise,
I am never merry when I heer sweet music.
Que penserait l’adorable fille de Shylock en entendant certaines gaîtés
musicales que d’illustres mains ont applaudies, que des voix de qualité
chantent sans vergogne et sans mesure ? Sa mélancolie ferait place à la
honte, à l’indignation, et peut-être bien dirait-elle avec une variante :
« Je ne me suis jamais senti l’âme si triste, si navrée, qu’en entendant
votre musique gaie! »
Il y a longtemps qu’on a écrit : La musique est une architecture de sons, et l’architecture une musique solidifiée, consistante. Ce mot, dont on s’obstine à vouloir faire honneur à Mme de Staël, n’est pas même de Schlegel, il est de Novalis. Ce n’est point, comme il semble à première vue, un simple jeu d’antithèses. L’œuvre d’un Sébastien Bach, profonde, infinie, fantastiquement coordonnée, pourrait très bien se comparer à tel monumental et merveilleux édifice du style germanique. Il en est de ceci, nous le savons, comme de toutes les analogies, qu’il ne faut point vouloir trop presser quand on tient à rester dans le vrai. Assurément une symphonie de Haydn, de Mozart, de Beethoven, n’a ni portes, ni fenêtres, ni métopes, ni triglyphes, et l’idée ne viendra, je suppose, à personne de se demander si le Parthénon est en ut majeur, et la cathédrale de Strasbourg en ré dièze. Il n’est pas moins incontestable que la musique, avec ses divisions, ses répétitions symétriques, ses phrases en rapport continuel les unes avec les autres, ses différentes parties qui se correspondent, offre dans son composé organique l’analogie la plus formelle avec l’architecture, elle aussi se basant sur des lois symétriques, sur la reproduction, la répétition, la combinaison de divers motifs concourant à l’unité du grand tout harmonique. Quand je parle à un musicien d’introduction, d’andante et d’allegro, il sait tout de suite dans quelle pièce de la composition il doit chercher la partie que je lui désigne, de même que les moindres notions architecturales m’amèneront à trouver dans un temple grec l’architrave, la corniche et la frise à leur place. Ici j’arrête mon parallèle, car il est temps qu’on sache où j’en veux venir : simplement à dire un mot de la nouvelle salle de l’Opéra, dont je désire, bien entendu, ne parler qu’en dilettante, en promeneur curieux de toute chose d’art et qui regarde du dehors, en attendant que les portes s’ouvrent et que les violons s’accordent, ce qui, si je m’en fie aux apparences, ne sera ni demain ni après. — Et d’abord « qu’est-ce que cela représente? » Question que tout le monde s’adresse, et qui, selon moi, condamne l’édifice. Un monument, temple, palais, salle de spectacle, n’est pas un tableau où doive percer l’individualité de l’artiste. Obéir au goût du moment, consulter la mode, ce n’est point d’un architecte. Et quel goût celui de l’heure où nous vivons, quelle mode et quel style! Un monument ne représente rien, sinon de belles formes exprimant noblement une idée architecturale. Qui a bâti le dôme de Cologne, nul avec certitude ne le peut dire. Ictinus, Mnésiclès, Callicrate, sont connus des seuls savans, et combien parmi les gens du monde ont besoin de réfléchir avant de dire qui d’entre eux a construit le Parthénon et qui les Propylées? Or la personnalité de l’architecte, qui, dans un art où la matière a tant de part, doit naturellement s’effacer, ici, contre tous les principes, prend à tâche de se mettre en avant, de tirer l’œil. Ne nous trompons pas sur les mots : quand je dis individualité de l’architecte, j’entends parler de tout ce style du moment qu’il personnifie, de cet art et de cette mode dont, qu’il le veuille ou non, il subit la désastreuse influence. Qu’est-ce que cela représente? On ne le voit que trop. Notre âge pourtant méritait mieux; il y avait peut-être dans ce siècle d’autres momens à faire parler, et c’est vraiment du luxe de choisir, pour la préconiser de la sorte aux yeux de la postérité, la date de la Famille Benoîton et de la Belle Hélène. A de tels chefs-d’œuvre, leur immortalité propre suffisait, l’architecture n’avait nul besoin de s’en mêler, et puis croit-on qu’il soit possible d’élever sur un pareil terrain un monument quelque peu digne de symboliser les beaux-arts? J’admets pour un instant que cette construction soit un chef-d’œuvre. Il suffit qu’elle se montre ainsi placée entre deux montagnes de pierre s’ouvrant au rebours de la perspective pour que l’aspect décoratif soit tout de suite compromis, ruiné. Lorsque les architectes de l’antiquité et du moyen âge bâtissaient leurs édifices, ils en choisissaient avec soin la place, et ne manquaient jamais de l’élever par une plate-forme et des marches bien au-dessus du terre-plein. Cette fois c’est juste le contraire qu’on nous offre, et le regard se détourne du sujet principal, attiré qu’il est par les masses prédominantes qui l’environnent. Aussi quel effet mesquin, aplati, écrasé! le soubassement entièrement sacrifié au luxe polychrome, au clinquant du premier étage! Faites que le Parthénon, au lieu d’avoir pour piédestal son rocher qui l’isole, soit, comme la Madeleine, enveloppé par quatre rangs de maisons vulgaires, il restera sans doute encore le Parthénon; mais qu’en deviendra la valeur décorative? L’importance énorme de l’emplacement, voilà ce qu’on oublie aujourd’hui, ce qu’on ignore. Imiter, copier les hôtels du Garde-Meuble et de la Marine, rien de mieux, mais à la condition qu’on ne supprimera pas les hautes arcades qui donnent à ces deux constructions tant d’élégance, de grandeur suprême, à la condition surtout que la copie de cette œuvre exquise de l’architecte Gabriel, après avoir été intelligemment comprise, exécutée, s’élèvera comme l’original sur la place Louis XV, dans un vaste espace, baigné d’air et de lumière, entouré de verdure, et laissant à l’œil le recul nécessaire pour mesurer un édifice.
F. DE LAGENEVAIS.
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