Revue musicale - 14 janvier 1897

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Revue musicale - 14 janvier 1897
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 462-468).
REVUE MUSICALE

:De l’exotisme en musique, à propos d’un nouveau concerto de M. Camille Saint-Saëns.

Au Conservatoire d’abord, puis au Châtelet, M. Diémer vient de jouer, — en grand virtuose, — un nouveau concerto pour piano de M. Saint-Saëns, celui que l’auteur interpréta lui-même le soir de son glorieux cinquantenaire. Il n’y faut pas chercher la grandeur et la puissance de certains autres concertos de M. Saint-Saëns : celui en sol ou celui en ut. Du premier morceau les thèmes valent surtout par la grâce et l’amabilité ; et la fin m’en a paru délicieuse de paix et de douceur. Le finale au contraire est un chef-d’œuvre d’éclat et surtout de vitesse. Je n’en connais pas de plus allant, de plus ailé, qui vous porte et vous allège davantage, qui vous donne plus vives, plus enivrantes, la sensation et la joie d’un éternel mouvement dans un espace infini. Symphoniques discrètement, harmonieusement partagés entre le piano et l’orchestre, ces deux morceaux attestent chez le musicien une sûreté désormais infaillible de la pensée et de la main, un naturel et une liberté dans la création, un caractère d’aisance et de jeu supérieur qui n’appartient qu’aux œuvres de maître.

Mais il y a dans la seconde partie de ce concerto quelque chose qui ne fut encore en nul autre et que M. Saint-Saëns, depuis qu’il s’est fait rapsode errant, nous rapporte volontiers de ses courses lointaines. Ce quelque chose est l’exotisme, et c’est de l’exotisme en musique et dans la musique de M. Saint-Saëns que nous voudrions dire un mot.

L’exotisme est le goût et la représentation des choses éloignées et rares. Secondaire — pour ne pas dire inférieur — par ce qu’il a d’exceptionnel, ce genre ne l’est pas moins, en musique surtout, parce qu’il reproduit ou décrit les choses plutôt que les êtres. Or les êtres, de préférence aux choses, l’humanité, beaucoup plus que la nature, voilà le sujet de la musique. Il y a relativement peu de paysages musicaux, et pas un n’est un chef-d’œuvre de premier ordre, qui ne soit en même temps un chef-d’œuvre d’ordre universel ou tout au moins général.

Pour la musique en outre l’exotisme présente un danger particulier. Et ce péril — qui peut au premier abord sembler un avantage — n’est autre que l’existence même d’une musique exotique. La musique est de tous les arts le plus répandu, le plus pratiqué chez les êtres primitifs ou sauvages. Il y a des peuples — comme les Arabes, et les musulmans en général, — qui ne possédèrent jamais de peinture ni de sculpture ; leur architecture est morte ; mais ils ont une musique, leur musique. Pour exprimer ce qu’ils ressentent, ce qu’ils imaginent ou ce qu’ils voient, pour rendre leurs pensées, leurs passions ou les spectacles qu’ils contemplent, à défaut des couleurs et des formes, ils disposent des sons ; leur âme et leur pays même, qui ne savent que chanter, chantent du moins sur leurs lèvres, sur leurs darabouks et leurs flûtes de roseau. Ces chants, indigènes et authentiques, ces voix réelles de l’Orient véritable, il est naturel que, voulant faire de la musique orientale, les musiciens que nous sommes s’en emparent et les transcrivent. Tandis qu’au peintre, au sculpteur, la nature et l’humanité là-bas ne fournissent que des modèles, elles offrent au musicien quelque chose de plus : un commencement ou une ébauche d’art, une expression, une imitation première et qui peut, étant la plus directe, paraître d’abord la plus véridique.

Elle ne l’est cependant pas, au moins dans le sens supérieur du mot. Et d’abord quelle vérité peut contenir le chant oriental le plus fidèlement noté ? Une vérité relative, je le crains. La couleur locale existe en musique, mais elle y est un peu sans nuances, et pour la musique la géographie se montra toujours d’une tolérance singulière. Il n’est pas de concession qu’elle ne lui fasse. En sa faveur elle comble les mers, abaisse les montagnes ; elle agrandit encore l’inconnu, l’infini de ce mol et de ce monde : l’Orient. Elle rapproche et mêle au besoin les peuples divers. Entre une mélodie hindoue et un thème arabe, l’oreille la plus musicale hésiterait peut-être. Les savans se sont étonnés de retrouver dans les brumes de Bretagne les modes et les rythmes de la radieuse Hellas, et que les Korrigans et les nymphes dansent, — par des nuits combien différentes, — au bruit des mêmes chansons.

Vérité relative, cette vérité documentaire est également inférieure. Elle est seulement ce que perçoit de la vérité, ce qu’en peut exprimer, par des moyens élémentaires, l’intelligence, la sensibilité d’êtres inférieurs aussi. La voix du chamelier ou du muezzin ne chante que ce que le ciel bleu dit au muezzin et le désert au chamelier. Elle traduit, cette voix, mais elle trahit ; et du désert et du ciel nous voulons et nous savons entendre bien plus. Homo additus naturæ. Il nous plaît qu’à la nature de là-bas s’ajoute l’homme d’ici, l’homme de partout, l’homme universel qu’est toujours et par définition le grand artiste, celui qui peut dire à ses frères ignorans et bornés, aux conducteurs de caravanes ou aux annonciateurs de la prière : Vous et les choses qui vous environnent, l’horizon de votre âme et celui de vos yeux, je comprends et j’exprime tout cela mieux que vous-mêmes. Vous n’êtes que des copistes, je suis un interprète, et en dehors, au-dessus de votre exactitude, moi seul j’atteins à la vérité.

Les plus grands musiciens de l’exotisme ont fait ainsi. Musiciens relativement nouveaux, car notre siècle a vu sur la musique les premiers reflets du soleil d’Orient. Les vieux maîtres en ont ignoré, peut-être dédaigné la lumière. Interprètes sublimes de la Bible ou de l’Evangile, ils n’en interprètent que l’esprit ; le décor les touche peu. On ne relèverait pas un trait de couleur locale dans les répons de Palestrina. Le Cantique des Cantiques de Schütz n’a point passé sur les vignes en fleurs du Carmel. Les oratorios de Bach et de Haendel n’ont rien de pittoresque, encore moins d’exotique. Dans la Création même, si descriptive qu’en soit la musique, Haydn ne s’est pas demandé si le paradis terrestre se trouvait en Autriche ou en Mésopotamie, et dans Eve, au lieu de la première Levantine, il a vu la première femme.

Chez Mozart, très peu d’Orient encore ; en tout cas, pas un paysage. Dans l’Enlèvement au Sérail, à peine un soupçon de langueur et de rêve en certaine romance exquise, de tonalité incertaine, qui peut-être annonce — discrètement et de très loin — toutes nos Orientales et toutes nos Captives. Quant à la délicieuse Marche turque, patrouille de sérail ou sauterie de carnaval, c’est une turquerie si l’on veut, mais bon enfant et pour rire, toute de convention et presque d’ironie, à la Molière, digne du jeune Turc de la fameuse galère et de la cérémonie du Bourgeois gentilhomme.

Vienne le Beethoven des Ruines d’Athènes, il corsera pour ainsi dire la Marche turque de Mozart. Il la fera plus énergique, retentissante d’accords et par momens grandiose. La turquerie s’élargit, s’élève, mais c’est la turquerie encore. Ce ne l’est plus dans l’admirable chœur des derviches, où brusquement apparaît, éclate la vérité de l’Orient, sa violence et jusqu’à sa fureur. Sans un élément local, sans un document authentique, par la seule intuition du génie, Beethoven est oriental ici comme Gluck avait été grec : plus que la nature elle-même, plus que le modèle inconnu, mais deviné. Je les ai vus tourner, entendus hurler, les moines étranges du Caire et de Stamboul. Et le vol circulaire de leurs robes, et les convulsions de leurs têtes échevelées et aboyantes, et leurs cris et la pauvre symphonie qui les accompagne, non seulement tout cela n’est pas aussi beau, mais cela de quelque manière est moins vrai que la ronde sauvage de Beethoven, que ce rauque unisson de hoquets et de râles, ces triolets en tourbillon et ces appoggiatures atroces. Une fois de plus ici le génie a passé, bondi par-dessus la réalité pour saisir la vérité elle-même.

Unique chez Beethoven, la note exotique a peu d’écho dans l’œuvre de ses contemporains et de ses successeurs. Elle sonne, elle tinte plutôt, mince et seulement amusante, en quelques pages de Weber les ouvertures d’Abu-Hassan et de Turandot, et la marche, l’inévitable marche des gardes du sérail d’Obéron. Elle est absente, cette note, de la musique de Mendelssohn, et le Paradis et la Péri de Schumann n’a d’oriental que le nom.

Vers le milieu du siècle, un des nôtres, Félicien David, nous rapporte, le premier peut-être, quelques soupirs du désert. Ils nous surprennent d’abord et nous ravissent. Mais Félicien David n’avait pas assez de talent pour son génie, et d’élémens aussi nouveaux, aussi précieux, le mélodieux voyageur ne sut pas composer le chef-d’œuvre d’un grand musicien.

C’est en grand musicien que Meyerbeer a créé l’un des chefs-d’œuvre de la musique exotique : le quatrième acte de l’Africaine, qui s’élève comme un îlot de lumière entre les opéras historiques du maître. Ici encore, pas de renseignemens, de documens, pas la moindre mélodie du pays. De quel pays d’ailleurs ? Nous ne savons même pas où nous sommes. L’Africaine pourrait aussi bien s’appeler l’Indienne, et l’étonnante leçon de géographie du second acte laisse toute latitude à l’imagination. La vérité de cette musique n’est pas celle que renversent trois degrés d’élévation du pôle et dont un méridien décide. Elle est vaste, et vraie au moins de tout un côté de la terre, le côté du soleil. Vérité d’abord largement pittoresque et descriptive. Pays merveilleux, chante Vasco, jardins fortunés, salut ! Est-ce l’Afrique, est-ce l’Inde qu’il salue ainsi ? Je ne sais. En tout cas, c’est une nature inconnue et splendide, un ciel dont le trémolo des violons à l’aigu trahit le chaud et lumineux frisson, une terre dont on entend battre la vie et comme le sang vierge, dans la sourde pulsation des timbales. — Vérité largement humaine et morale, car à la nature s’unit et se mêle l’âme du héros, du conquérant conquis par sa conquête. Il y a quelque chose ici comme le mariage de Loti élevé au sublime ; oui, des noces aussi, mais colossales, cosmiques autant qu’humaines, don réciproque et total d’une créature et de la création. — Vérité enfin que j’oserais presque appeler coloniale, car cette musique respire l’orgueil même, l’amour de la patrie accrue, enrichie et glorifiée par un de ses enfans…

Et maintenant recueillez toutes les mélodies de l’Orient et rassemblez tous ses musiciens ; remplacez l’orchestre anonyme de Meyerbeer par un orchestre algérien, hindou ou japonais, l’air de Vasco par une authentique bamboula. Bornez-vous à transcrire, à photographier, et vous pourrez choisir encore une fois entre la copie conforme et la ressemblance, entre l’exactitude et la vérité.

D’exactitude pourtant nous sommes devenus plus soucieux. Des savans, — qui sont aussi des artistes, — un Gevaert, un Bourgault-Ducoudray, un Tiersot, ont commencé de fixer l’histoire — et la géographie — de la musique. Ils ont regardé plus attentivement qu’on n’avait fait encore, dans le temps et dans l’espace ; ils ont fouillé les siècles et les horizons. Le sens s’est éveillé d’une archéologie plus sûre et d’un exotisme plus précis. On a mieux connu les modes, les rythmes antiques, populaires ou étrangers ; on les a même pratiqués. Nul ne l’a fait avec plus de science, plus de goût et parfois de bonheur que M. Bourgault-Ducoudray. L’auteur de Thamara et de la Rapsodie cambodgienne est dans la musique d’aujourd’hui quelque chose comme le ministre des colonies ou plutôt le directeur du Jardin d’acclimatation. De notre goût pour une ethnographie moins sommaire, pour la représentation de l’Orient par la musique orientale elle-même, Thamara sans doute est le meilleur produit et le plus sûr témoignage. Cette œuvre, au second acte surtout, est vraiment originale par l’appropriation constante à la polyphonie moderne — la plus raffinée et la plus complexe — de tous les élémens : rythmes, modes, mélismes, de la mélodie antique et orientale. De cette rencontre, le musicien a tiré mieux que des effets pittoresques et décoratifs : dans un duo d’amour, dans un lamento funèbre, il a noté les sons, nouveaux à notre oreille, que peuvent rendre des âmes différentes des nôtres sous le coup de passions aux nôtres pareilles. Et cela n’est pas banal, et cela n’est point d’un médiocre intérêt.

Dans cette voie particulière, M. Saint-Saëns peut-être a été moins loin : j’entends par là que non moins curieux et respectueux même de l’élément exotique, il s’en affranchit plus vite pour le dominer de plus haut. Cet esprit classique, — autrement dit général, — entre tous, est venu tard à l’exotisme. La Princesse jaune, une « princesse lointaine » déjà, n’est d’un orient ni très pur ni très profond. Biblique beaucoup plus qu’orientale est la beauté de l’admirable Samson. Avec les Mélodies persanes, esquisse de cette Nuit persane que le Conservatoire encore vient de nous faire entendre ; plus tard avec la Suite algérienne, M. Saint-Saëns entra dans ce qu’on pourrait appeler sa période ou sa manière voyageuse. La Valse canariote, Africa, en étaient les œuvres les plus récentes. La seconde partie du nouveau concerto m’en parait le chef-d’œuvre. Il ne s’agit ici ni d’amusette, ni de bibelot, ni de pacotille, ni seulement de mélodies plus ou moins singulières, notées plus ou moins fidèlement. Les thèmes sont étranges, lointains, et je les crois volontiers authentiques ; présentés en outre avec toute la couleur, toute la saveur de l’orchestre que vous savez. Mais la beauté, la vérité supérieure n’est pas en eux ; elle est dans la transformation, dans la transfiguration qui s’opère en eux, dans la fusion de ces élémens sonores, qui sont l’exception, la nature et l’instinct, avec la musique, qui est conscience, qui est règle, qui est art enfin.

Trois parties composent ce remarquable morceau ; rapsodie plutôt que symphonie. D’abord, sur un accompagnement de cordes au rythme inégal, aux sonorités rudes, se dessine une mélopée d’Orient. Traversée de gammes rapides, en des modes bizarres, elle est coupée de fantasques points d’orgue. Puis un chant infiniment doux se fait entendre, égal autant que l’autre était capricieux. C’est un chant des bateliers du Nil. Il dit le tranquille courant et la paix auguste du fleuve ; çà et là un accent plus fort marque et la cadence des rames et le profond soupir des rameurs. Voilà l’élément indigène et le document authentique. Mais bientôt — on pourrait dire exactement à quelle mesure — l’artiste supérieur intervient. Il ouvre au thème une voie nouvelle, un plus large horizon. Il en tire des conséquences et comme des déductions exquises. Il l’agrandit, l’épanouit en musique pure, et l’humble cantilène d’Egypte entre ainsi dans l’ordre et comme dans le cercle divin de l’universelle beauté.

Au motif africain — l’unité de lieu, nous l’avons dit, n’étant pas rigoureuse en ce genre de musique — succède un motif cochinchinois tout différent du premier : non plus rêveur, mais allègre, sautillant et piqué de notes de cristal. Et brusquement, sur une de ces notes-là, saisi et comme mordu au cœur par le regret de son pays et de son art, le musicien s’arrête. En quelques accords admirables de plénitude, il se ressaisit lui-même, il rentre encore une fois et par force dans la vraie musique, la musique pure. Oh ! que M. Jules Lemaître a raison, et qu’il a bien compris tout ce qu’il y a dans l’exotisme de délicieux et de mélancolique à la fois ! « Tandis que nous imaginons de nouveaux aspects de l’univers, il arrive qu’une fois bien entrés dans ces visions, nous y sommes mal à l’aise et vaguement angoissés ; nous y sentons le regret nostalgique des visions connues, familières, et que l’accoutumance nous a rendues rassurantes. » Cette nostalgie et cette angoisse font la beauté presque tragique de la dernière partie du morceau. La mélopée du début revient ; ses fragmens rompus reparaissent, surtout l’accompagnement, toujours haletant et rauque. En dehors, au-dessus, tantôt se traîne et tantôt s’élance un libre récitatif. Le piano chante, déclame, jette sur l’opiniâtre sauvagerie de l’orchestre une sorte de vocero éperdu. C’est l’Orient toujours ; mais c’est autre chose encore, et plus qu’un paysage singulier et lointain : c’est nous, nous-mêmes, nous tous ; c’est la douleur, l’épouvante, en un mot c’est l’âme humaine, et tous nous la reconnaissons. Pour trouver une fin que rappelle cette fin grandiose, il faut l’aller chercher jusque chez Beethoven, dans l’adagio du trio en . « Beethoven et la rue du Caire panachés », disait-on plaisamment à côté de nous. On ne pouvait mieux dire, mieux caractériser l’exotisme de M. Saint-Saëns, y discerner plus justement la part de la vérité, de la beauté locale, et celle de la beauté générale et de l’universelle vérité. Un chant de bateliers rapporté d’Egypte et fidèlement reproduit, cela peut être de la musique pittoresque ; mais il n’y a qu’un grand musicien pour faire presque du Beethoven avec un chant de bateliers.


CAMILLE BELLAIGUE.