Revue musicale - 14 janvier 1906
- Théâtre de l’Opéra : Reprise du Freischütz. — La Ronde des Saisons, ballet en six tableaux, de MM. Lomon et Henri Busser. — Théâtre de l’Opéra-Comique : Miarka, de MM. Jean Richepin et Alexandre Georges. — Les Pêcheurs de Saint-Jean, de MM. Henri Cain et Ch.-M. Widor. — La Coupe enchantée, de MM. Matrat et Gabriel Pierné.
Les artistes, surtout les musiciens, ont assez la coutume, pour se consoler d’un échec, au besoin pour s’en glorifier, d’assurer que tous les chefs-d’œuvre aujourd’hui consacrés ont commencé par être méconnus. Les musiciens n’ont raison qu’à moitié. Il est arrivé souvent, il arrive même encore que la beauté s’impose tout de suite, et la laideur aussi. De ces deux cas, le premier fut celui du Freischütz ; plus d’un récent ouvrage se trouve dans le second.
Le succès du chef-d’œuvre de Weber, aussitôt qu’il parut, eut quelque chose de foudroyant et d’universel. Une lettre d’Henri Heine en porte le plus vivant témoignage. Le jeune poète écrivait de Berlin, le 16 mars 1822, moins d’une année après la première représentation : « N’avez-vous pas encore entendu le Freischütz, de Weber ? Non ! Malheureux que vous êtes ! Mais n’en avez-vous pas au moins entendu la chanson nuptiale des jeunes filles ou, plus brièvement, la Couronne virginale[1] ? — Non plus ! Que vous êtes heureux ! »
« ... Vous comprenez, cher ami, pourquoi je vous nomme heureux si vous ne connaissez pas cet air. Ce n’est pas que la mélodie en soit mauvaise. Au contraire, et son excellence est la seule cause de sa popularité. »
Elle se chantait, la naïve et charmante chanson, d’un bout de la ville à l’autre, de la porte de Brandebourg à la porte du Roi, depuis le matin jusqu’au soir et fort avant dans la nuit. Sous les fenêtres du poète, elle passait avec les étudians. Avec la fille de son hôte, elle montait son escalier ; elle entrait dans sa chambre avec son barbier ou sa blanchisseuse. Obsédé, excédé, il sortait en hâte, il courait chez son amie. « Mademoiselle est à la maison ? — Oui. » La porte s’ouvre ; la chère enfant est assise à son piano, elle chante la chanson. « Vous chantez comme un ange. » Aussitôt elle la recommence. Alors, exaspéré, pareil au chasseur maudit, appelant, ainsi que lui, l’enfer à son secours : « A moi, s’écrie-t-il, à moi, Samiel ! »
Ce cri même, rien que ce cri de Kaspar, il n’est personne à Berlin qui ne l’ait sans cesse à la bouche. Partout l’invocation diabolique se mêle au doux épithalame : « A moi, Samiel ! » C’est le cri du violoniste au théâtre, si l’une de ses cordes vient à se rompre. Mais, au Thiergarten, que fredonne donc cette vieille femme, et quelle est la mélodie que ces harpes écorchent ? Encore, toujours le Jungferkranz. Un boiteux le tourne avec son orgue ; un aveugle le racle sur son violon. Les animaux eux-mêmes l’ont appris et les chiens ne savent plus aboyer autre chose.
De cet enthousiasme, ou de cette folie, Heine a bien discerné les raisons. Spontini, qui régnait alors à Berlin, n’y régnait pas sans conteste. Ses adversaires se plaignaient qu’il aimât trop le faste, la magnificence et le bruit. Ils lui reprochaient surtout de n’être pas Allemand et de contrarier, d’égarer même par ses œuvres le génie de la race. Henri Heine encore a dit plaisamment d’Olympie : « Cela ne manquait ni de timbales ni de trompettes, et quelqu’un proposa, pour éprouver la solidité des murs du nouveau théâtre, d’y exécuter cet ouvrage. Un autre, au sortir de cette bruyante Olympie, entendit passer la retraite et, reprenant haleine, s’écria : « Enfin, voici de la musique agréable ! » Tout Berlin s’est moqué des innombrables trompettes et des éléphans qui figurent dans le spectacle. Les sourds étaient ravis de tant de splendeur, assurant qu’on pouvait saisir cette musique à pleines mains. Et les fanatiques de hurler : « Hosannah ! Spontini est lui-même un éléphant musical, c’est l’ange de la trompette. »
Sous l’humour de la forme, le fond sérieux de la critique apparaît. C’est contre l’excès et l’emphase, contre ce qu’il y avait, dans l’opéra selon Spontini, d’extérieur et d’étranger, que l’Allemagne avait besoin de réagir. De cette réaction, le Freischütz fut en même temps le signal et le triomphe. Intime et simple, naturel et surtout national, il fut, peut-être encore plus que la Flûte enchantée et Fidelio, le premier chef-d’œuvre où l’Allemagne, — l’Allemagne d’alors, — s’entendit et se reconnut tout entière.
Ce chef-d’œuvre, en quatre-vingts ans, n’a pas changé. Mais, hélas 1 comme on nous le change ! Excusez-nous si, dans ces quelques lignes, nous avons parlé pour ainsi dire autour du Freischütz. Du Freischütz même, il n’est rien que vous ne sachiez, et, quant à la dernière reprise que notre Opéra vient d’en faire, mieux vaut que vous n’en sachiez rien.
Vous saurez peu de chose aussi, du moins par nous, de la Ronde des Saisons, jouée et dansée après le Freischütz.
Segnius irritant animas demissa per aurem,
Quam quæ sunt oculis subjecta...
Cela n’est pas toujours vrai. Les choses du théâtre surtout parlent plus clairement à l’esprit par les oreilles que par les yeux. Un opéra, même obscur, se comprend mieux qu’un ballet. Plutôt que le poète latin, nous pouvons en croire un historien de la danse[2] quand il avoue, en parlant de la « danse de caractère, » que « le caractère, (c’est-à-dire l’action ou le sentiment) se dégage mal de la plastique. » A l’Opéra, la plupart du temps, il ne s’en dégage pas du tout.
On a vu cette fois, — ou revu, — le prince accoutumé, follement épris d’une lutine, Oriel. Aidé par trois fleurs magiques, don de l’inévitable sorcière, il la poursuite travers les enchantemens successifs et trompeurs du Printemps, de l’Été, de l’Automne. Il la saisit enfin. Mais une dernière fleur, imprudemment jetée, évoque la dernière saison, et les amoureux, — transis, — meurent, aux bras l’un de l’autre, sous les blancs flocons de l’Hiver.
« Pourtant il y avait quelque chose là, » quelque grâce peut-être et-quelque poésie. Il appartenait à la chorégraphie de les dégager l’une et l’autre, de les rendre visibles et, par la beauté, la justesse des attitudes et des gestes, des poses et des mouvemens, de les fixer et de les animer tour à tour. Mais c’est le défaut et la misère de l’art chorégraphique aujourd’hui, qu’il sait mal réaliser, par les moyens qui lui sont propres, l’idée ou le sujet du plus modeste scénario. De l’ordre de l’imagination à l’ordre plastique on dirait que le passage est devenu impossible. La traduction par la pantomime et la danse est, plus que toute autre, trahison. Ce n’est pas tout : banale autant qu’infidèle, la chorégraphie aurait grand besoin d’être renouvelée. Je ne dirai pas qu’elle se traîne, mais qu’elle se trémousse sur des chemins battus depuis trop longtemps. Il existe des formules, des clichés du ballet ainsi que de l’opéra, et les jambes ont leur routine aussi.
Elles ont également leurs exigences, comme les voix, peut-être plus que les voix, et de trois collaborateurs : poète, musicien, chorégraphe, on assure que le dernier commande aux deux autres, quand il leur devrait obéir. Il arrive alors que la danse non seulement contraint la musique, mais la contrarie, et que, par exemple, dans le troisième acte du Freischütz, danseurs et danseuses de l’Opéra dansent tout, aux sons de l’Invitation à la valse, une valse exceptée.
Tout cela rend plus malaisée au compositeur de ballet une tâche déjà difficile. Obligé de donner dans sa musique la première place aux rythmes de danse, n’a-t-il pas en effet toujours à craindre d’être vulgaire, si, naturellement et par définition même, il y a déjà quelque chose de trivial dans les rythmes qu’on appelle dansans.
M. Busser a parfois évité cet écueil. Le premier tableau de la Ronde des Saisons contient plus d’un motif agréable, agréablement traité. Le reste de l’ouvrage est plus gros. Trop lourdes, et comme sommaires, les trois scènes du Printemps, de l’Été, de l’Automne, ont aussi le tort de se trop ressembler. Il y eût fallu plus d’abondance et de variété. Mais ce qu’il fallait surtout, c’est finir d’une autre manière, et précisément de la manière opposée. Le ballet s’achève à contresens, et voici pourquoi. M. Busser a fait le plus bruyant possible un effet de neige, celui qui, dans la nature, est de tous les effets le plus silencieux. Pour figurer cette mort, et cette sépulture, les sons devaient s’amortir et s’étouffer de plus en plus. Voilà par quel dénouement (con sordini), par quel juste et fin rapport entre la musique et le paysage, l’art autant que la vérité commandait de conclure. C’est dommage que M. Busser n’y ait pas songé ; car il n’était pas incapable d’y réussir.
Je me souviens à peine de Miarka. Je me rappelle seulement une petite fille de Bohême, recueillie avec sa grand’mère par un ménage de braves gens, demi-bourgeois et paysans à demi. Mais quinze ans de bienfaits ne purent attendrir, encore moins attacher le cœur de l’aïeule farouche. Elle élevait l’enfant parmi les récits et les chansons de Bohême, dans l’amour de sa mystérieuse patrie, dans l’espoir enfin et dans l’attente de la royauté que les livres sacrés, et secrets, avaient promise à sa jeunesse. Un jour, cédant au génie, ou au démon, de leur race, la Vougne (c’était le nom de la grand’mère) s’enfuit avec Miarka, non sans avoir mis le feu à la maison qui leur avait été longtemps hospitalière. Et maintenant, par les monts et les plaines elles vont, croyant, à chaque détour de la route, voir paraître leurs frères, comme elles errans. Après une longue étape, voici le soir. Le corps, mais le corps seulement, brisé par la fatigue et l’âge, la vieille Romani s’est laissée tomber sur le talus du chemin. Tout à coup des refrains familiers se font entendre. Les Bohémiens descendent la côte ; leur jeune roi les conduit. Ils approchent, ils s’arrêtent, et le reste se devine. On s’explique, on se reconnaît ; Miarka ceint la double couronne de reine et de fiancée et l’aïeule peut bénir, avant de mourir de joie, l’enfant qu’elle a rendue à son libre destin.
La partition de Miarka consiste moins, on le sait, dans un drame ou dans une action musicale, que dans un certain nombre de chansons préexistantes et que le drame eut pour raison, ou pour prétexte unique, de réunir et d’encadrer. Comme il arrive qu’on fasse d’un roman une pièce, on a fait cette partition de quelques romances, ou plutôt autour d’elles. Elles n’y ont ni perdu, ni gagné. Leur mérite reste le même et ce mérite est moyen. Le lyrisme de M. Alexandre Georges appartient au genre tempéré, souvent plus bourgeois que bohème. Musique de salon plutôt que de grand’route, il semble que cette musique préfère la correction et la tenue au caprice, à la fantaisie et à la liberté.
La liberté ! Si vous y ajoutez le mystère et l’amour de la nature, vous aurez, en peu de mots, résumé l’éthos du génie et de l’art bohémien. Liszt, en son livre fameux, a défilé la musique de l’exprimer. Quelquefois pourtant elle l’a su rendre. Avant tout autre exemple, une chanson de Liszt lui-même, Die drei Zigeuner, en témoignerait. Le texte, du poète Lenau, dit ceci : « Je rencontrai un jour trois Bohémiens couchés au bord d’une haie, alors qu’avec une peine extrême, mon chariot traçait son ornière à travers une plaine sablonneuse.
« L’un d’eux tenait dans sa main un violon, sur lequel il se jouait à lui-même un air flamboyant, entouré de la pourpre auréole du couchant.
« L’autre tenait nonchalamment une pipe dans sa bouche et ses yeux suivaient les contours de la fumée ; insouciant, comme si le globe entier n’avait plus rien à ajouter à son bonheur.
« Le troisième dormait profondément ; sa cymbale pendait aux branches, sur les cordes passaient les souffles du vent, sur son cœur flottait un rêve.
« Tous trois avaient des vêtemens composés de diverses couleurs éclatantes, crevés de nombreuses déchirures ; tous trois défiaient, avec le dédain provocant de la liberté, tous les destins de la terre.
« Ils m’ont ainsi triplement démontré comment, lorsque la vie est sombre, on peut, en dormant, on jouant, en fumant, triplement la mépriser.
« Longtemps, en poursuivant mon chemin, j’ai contemplé ces Bohémiens, au visage olivâtre, aux longs cheveux. »
Mais, que sert de transcrire les paroles ! Ce sont les notes qu’il nous faudrait citer et qu’il vous faut lire ; ce sont les rythmes, les accords, les trilles et les traits. Alors vous comprendrez, vous sentirez surtout que l’âme d’une race, — de quelle race et quelle âme ! — une âme irritée et dédaigneuse, pensive et frémissante, mystérieuse et libre, n’a besoin, pour s’exprimer tout entière, que de quelques sons.
Trois ou quatre suffisent. Moins qu’un lied : une esquisse et comme une amorce mélodique, un mouvement, une inflexion. Rappelez-vous, au début du troisième acte de Carmen, l’arrivée des contrebandiers et la petite marche qui les accompagne. Dès la première mesure, que dis-je ! dès les trois premiers temps de cette mesure, le caractère, la couleur elle-même est non seulement indiquée, mais établie. Elle s’étend peu à peu sur la phrase d’abord, puis sur la scène entière. L’allure incertaine et comme errante des basses ; le grupetto nonchalant par où commence et recommence le thème ; la tonalité passant d’un mode à l’autre ; le chromatisme indolent et rêveur ; une étrange mélancolie mêlée de gaieté bizarre, le rythme, les intervalles et les timbres, tout enfin, dans cette page de musique pure (car elle est sans action et sans paroles même d’abord), tout revient et nous ramène aux deux élémens qui résument encore une fois le sentiment bohémien : le mystère et la liberté.
Au troisième acte de Miarka, lorsque le rideau s’est levé, découvrant un décor deux fois admirable, idéal et réaliste en même temps : une plaine sans borne sous un ciel sans fin, nous aurions souhaité d’entendre, ne fût-ce que les premières mesures de la marche et du chœur de Bizet. Un tel charme, un sortilège si puissant existe, opère en elles, que de leur rêve immense elles eussent rempli l’immense horizon. Mais la musique même de M. Alexandre Georges ne parut pas ici trop inégale au paysage. De tant de chansons, dont aucune assurément n’est à mépriser : chansons de l’eau, de la parole, des nuages, de la pluie, la chanson de la route, que les Bohémiens, au loin, chantent en chœur, a le plus d’expression et de caractère. Comme eux, elle semble cheminer à l’aventure, sans hâte et sans fin. Ces dernières scènes de Miarka demeurent présentes à notre mémoire. Était-ce l’effet de la musique ou du décor, le prestige de la lumière ou celui des sons ? En tous cas, sur cette vision de la tribu vagabonde, retrouvant sa jeune reine et reprenant avec elle son pèlerinage éternel, sur ce tableau de couronnement et d’épousailles, le souffle d’une vague, mais pénétrante poésie, un moment, a passé.
Le maître de M. Jourdain s’est trompé. Tout ce qui n’est pas prose n’est pas vers et ce qui n’est pas vers peut cependant ne point être prose. On en trouve des preuves de plus en plus nombreuses dans les modernes livrets ou poèmes d’opéra. Lisez plutôt cette amoureuse et maritime déclaration d’un pêcheur à sa promise : « Quand la vague est terrible et que l’on croit périr, on voit tous ceux qu’on aime apparaître soudain en cet instant. Alors toujours la même image se dresse devant moi. Toujours comme un troublant mirage…, etc. »
Je n’assure pas que ces lignes forment un couplet ou une strophe ; je n’oserais pas non plus y voir un simple paragraphe. C’est en ce langage mitoyen que M. Henri Cain a décrit, afin que M. Widor les mît en musique, les faits et les sentimens que voici.
Jean-Pierre, un pêcheur de Saint-Jean-de-Luz, est le patron d’une belle barque et le père d’une belle enfant. Jacques est le meilleur matelot de la première et l’amoureux de la seconde. Mais parce qu’il ne possède rien et qu’elle est riche, le père, ayant eu vent de leur accord, le brise, et congédie le marin. Jacques, pour oublier, se débauche, s’enivre, et, s’étant pris de querelle avec son ancien maître, il le tuerait, si les camarades ne retenaient son bras. Mais un jour, ou plus exactement une nuit que la tempête soulève la mer de Biscaye, à deux cents brasses de la côte, Jean-Pierre, avec son équipage, se trouve en péril de mort. Jacques, le rude et fin pilote, est seul capable de le secourir, de le sauver peut-être. Il hésite un instant, un seul, puis s’élance et ramène le "vieux loup de mer, qui se résigne, en maugréant toujours, à faire son gendre de son sauveteur.
Il nous a paru d’abord que la musique n’était pas assez la musique de l’action, ou plutôt que celle-ci, — nous ne parlons encore que de l’action intérieure, sentimentale ou passionnelle, — avait trop peu de place dans la musique. Musicien plus qu’estimable d’ailleurs, — ou ailleurs, — c’est à l’orgue, à l’orchestre, au piano même, à l’orgue surtout qu’il faut entendre M, Widor et l’admirer. Mais il a peu le tempérament du théâtre, et d’autres sont mieux faits que lui pour tracer des caractères lyriques et les creuser, pour animer des personnages humains et les faire vivre par les sons.
Sans compter qu’en cette partition, le détail et l’accessoire empiète un peu trop sur le principal et le dedans. Un ballet (et le plus vulgaire) ; des refrains (les moins originaux) de marins et de buveurs ; le baptême d’une barque, avec des chants d’église (liturgiques naturellement, puisque nous sommes au théâtre) ; tout cela forme une collection d’épisodes ou de hors-d’œuvre qui n’ont rien de très rare. Il n’est pas jusqu’à la tempête qui ne tienne trop de place et ne fasse trop de bruit. En trois ou quatre années, après l’Ouragan de M. Bruneau et l’Etranger de M. d’Indy (j’énumère, je ne compare pas), voici le troisième opéra à tempête. Or la tempête nous paraît décidément l’un des phénomènes de la nature dont les compositeurs devraient se défier le plus. Elle leur donne tant de peine et nous fait si peu de plaisir ! Le sujet est difficile entre tous et conduit aisément au simple tintamarre, ou au tintamarre compliqué. Rappelez-vous que Beethoven lui-même, ayant voulu figurer un orage, ne l’a pas choisi maritime, mais terrestre seulement, ou terrien. Nos musiciens veulent davantage, et ce n’est pas trop pour eux de tous les élémens. Qui donc a rapporté que M. Widor, le jour où, sur la falaise, il écoutait la mer en fureur, se plaignit qu’un fâcheux lui eût fait perdre un effet de quatrième corde de contrebasse ? En vérité, dans le fracas général, on ne s’en est guère aperçu. Mais on s’est étonné que le compositeur eût doublé, pour ainsi dire, ou bissé sa bourrasque, et que, devant lui consacrer tout le dernier acte de son œuvre, il en eût fait le sujet de l’ouverture aussi. Une tempête, passe encore ; c’est trop de deux, ou de la même deux fois, et le premier effet escompte le second, si même, par avance, il ne le détruit.
Savez-vous qu’il est peut-être plus facile aux musiciens d’aujourd’hui de faire mugir, hurler les choses, que de faire parler les gens ? Dans la partition de M. Widor, la déclamation manque parfois de justesse. Il arrive que la voix non seulement n’exprime pas la parole, mais qu’elle la contredise. Le thème d’amour, — un des principaux motifs de la partition, — commence par chanter en ces termes, plutôt contraires à la tendresse du chant : « Quand, la nuit, l’orage sombre gronde et couvre de son ombre, sous les vagues écumantes, la grève qui gémit. » Ailleurs nous avons remarqué ce propos : « Il descend l’escalier, » noté sur un intervalle qui monte. Ce n’est qu’un détail sans doute, et presque matériel, mais c’est pourtant le signe aussi, pour ne pas dire le symbole, d’un accord trop souvent imparfait entre le verbe et le son.
Voilà pour la poetical basis : pour le rapport de la musique avec les paroles, avec les sentimens, avec les âmes. Mais la practical basis, mais cette musique elle-même, cette musique en soi ? Eh bien ! avec autant de force et de solidité, on lui voudrait moins de poids et d’épaisseur, plus d’air, de jour, de vie et de flamme, le charme et la grâce, les pieds divins ou les ailes. On aimerait que l’orchestre ne fût pas aussi dense, aussi lourd, et qu’il ne procédât pas constamment, comme la vague en ses fureurs, par masses et, passez-nous l’expression, par paquets sonores. On regrette aussi que l’auteur de lieder anciens déjà, mais demeurés délicieux (relisez les Soirs d’été, sur des vers de M. Paul Bourget), ne nous ait donné dans ces trois actes (au premier), que la mélancolique chanson du pêcheur débrouillant ses filets. On voudrait encore que la mélodie maîtresse, — Urmelodie, aurait dit Wagner, — celle de l’amour, fût, par elle-même et dans son développement, d’une plus saisissante originalité. Enfin nous serions tenté d’adresser à M. Widor, un peu comme un reproche, la question de Mignon : « Kennst du das Land ? » Comment, s’il voulait être le musicien du pays basque, n’a-t-il pas connu la musique de ce pays, celle de son Océan, de ses montagnes et de son ciel ; celle de ses jeux, de ses danses et de ses prières ; celle de ses passions, de ses colères et de ses amours ; celle de sa mélancolie, et celle, presque aussi grave, de sa joie ! Les pêcheurs que M. Widor nous a fait entendre et nous ajouterons, non sans un peu de surprise, que M. Albert Carré nous a fait voir, sont peut-être de Dunkerque ou du Crotoy, d’Étretat ou de Fécamp. Ils ne sont pas de Saint-Jean, ils ne sont pas les fils de l’étrange, poétique et mélodieuse Euskarie.
L’ouvrage de MM. Cain et Widor a trouvé deux remarquables interprètes. Le premier, dans le rôle de Jacques, est M. Salignac. Sa voix de ténor est chaleureuse, pathétique, et son jeu ressemble à sa voix L’autre est M. Ruhlmann, un chef d’orchestre nouveau. Par lui, s’il tient de si belles promesses, la jeunesse et la vie de quelques chefs-d’œuvre pourrait bien être renouvelée.
Mais dans la mise en scène, dans le décor surtout et dans le costume, dans l’ensemble comme dans le détail du spectacle, pourquoi n’avons-nous pas retrouvé le goût et l’art, la beauté de la forme et de la lumière, le concours et quelquefois le secours apporté par ce qu’on voit à ce qu’on entend, le charme enfin et les délices des yeux, dont M. le directeur de l’Opéra-Comique nous a donné : la déjà longue et peut-être décevante habitude !
La Coupe enchantée, avant les Pêcheurs de Saint-Jean, plut beaucoup. Après, par contraste, elle eût charmé peut-être encore davantage. L’esprit de finesse, avec un soupçon de poésie, de sensibilité même, anime l’opuscule, — nous ne disons pas l’opérette, — de M. Gabriel Pierné.
Vous connaissez l’histoire de la coupe magique, où venaient tremper leurs lèvres les maris curieux. Elle se laissait boire par ceux qui n’avaient souffert nulle injure. Mais elle faisait jaillir, jusques au front des autres, quelques gouttes de son vin révélateur. Ayant été naguère au nombre des époux malheureux, le possesseur de la coupe avait élevé son fils, pour le préserver du même accident, loin du sexe par lequel il arrive. Mais, si bien gardé que fût le jouvenceau, deux jouvencelles un jour s’offrirent à sa vue. Comment, sensible d’abord à toutes deux, il choisit l’une d’elles pour femme, voilà, — sans oublier la scène de la consultation donnée à deux ridicules maris par la coupe devineresse, — voilà tout l’argument de cette aimable comédie.
Il a bien du talent, M. Pierné. Il en a dans les grandes occasions, rappelez-vous la Croisade des enfans, l’an passé. Il en a, comme ici, dans les plus petites. La musique de la Coupe enchantée a ce mérite, d’abord, qu’elle est, avec autant de justesse que de légèreté, la musique du sujet et des personnages, des situations et des mots. En outre, et surtout, elle est de la musique, tout simplement, ou tout court. Et je crois bien que ces deux élémens, poetical et practical, comme nous disions tout à l’heure, se mêlent et se confondent toujours. Pour la facilité de la critique, il peut arriver qu’on les sépare. Mais ils se rejoignent d’eux-mêmes, ils ne font et ne sont qu’un. La musique, en dernière analyse, n’est jamais « poétique, » entendez qu’elle n’exprime ou ne traduit jamais rien, ni la pensée, ni le sentiment, ni la parole, qu’à la condition d’être ou plutôt parce qu’elle est, en soi, de bonne musique. Et tel est le cas de la musique de M. Pierné.
Elle a, d’un bout à l’autre de ce petit acte, de la grâce et de l’esprit, un esprit que parfois la sensibilité tempère et n’est pas loin d’attendrir ; esprit et grâce des mouvemens et des rythmes, des mélodies, des modulations et des timbres. D’un son, d’un seul, comme « d’un mot, mis en sa place, » M. Pierné sait le pouvoir. Il lui suffit d’une syncope de cor pour rendre plus mystérieuse et plus lointaine la chanson d’un jeune désir. Une nota de flûte, grave et prolongée un moment, donne je ne sais quelle poésie virginale à l’embarras du pauvret entre ses deux belles visiteuses. Rien de plus joliment rendu que sa première rencontre avec elles, que leurs avances et son émoi.
Il nous plaît enfin que sur une étoffe aussi légère, la musique ait piqué deux notes un peu vives et comme deux touches d’un lyrisme discret.
Nous songeons d’abord au refrain de la légende de la coupe :
C’est la coupe enchantée
Qui, dans les noirs séjours.
Par Vulcain fut forgée
Pour boire à ses amours.
Sur ces quatre petits vers, ainsi qu’une guirlande au flanc de la coupe elle-même, le musicien a jeté une mélodie élégante et robuste, qui tourne largement et tombe avec fermeté. Dans son galbe et dans sa chute, dans son ampleur et sa volontaire emphase, dans la richesse des modulations et la ferveur de l’orchestre, on goûte un savoureux mélange d’ironie et de sincérité, de parodie et presque d’enthousiasme. Elle raille les dieux, cette chanson, mais elle les célèbre aussi. Demi-bachique et, — permettez-nous le jeu de mots, — offenbachique à demi, elle est traversée par un éclat de rire et par un éclair de beauté.
Un autre passage, d’un goût très différent, n’est pas d’un goût moins pur. Nous voulons parler de la scène où certain mari paysan, quand on lui passe la coupe, refuse d’y porter les lèvres ou seulement la main. Rien que dans son refus, comme dans le refrain de tout à l’heure, mille nuances fines se croisent : la’ bonhomie narquoise et la naïve tendresse, une ferme assurance, et pourtant une alarme légère, le scrupule enfin d’une foi conjugale qui, sans redouter de rien apprendre, n’ose tout de même rien demander.
Voilà tout ce que la musique dit et chante. Elle n’a besoin, pour y réussir, que d’un mouvement ralenti, d’une ou deux modulations qui s’enchaînent, de quelques notes pensives avec mélancolie, enfin, sur les accords les mieux suivis, d’une échappée lumineuse de la mélodie vers les hauteurs de la voix.
Un « moment musical, » ainsi pourrait s’appeler le charmant badinage de M. Pierné. « Je ne suis pas de ceux qui disent : ce n’est rien. » C’est peu de chose, sans doute ; mais, dans le temps où nous sommes, c’est quelque chose’ de rare et de précieux.
CAMILLE BELLAIGUE.