Revue musicale - 14 janvier 1908

La bibliothèque libre.
Revue musicale - 14 janvier 1908
Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 445-456).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra : Le Lac des Aulnes, ballet de M. Henri Maréchal. — Théâtre de l’Opéra-Comique : Le Chemineau, drame lyrique en quatre actes ; poème de M. Jean Richepin, musique de M. Xavier Leroux. — Iphigénie en Aulide, de Gluck.


Le Lac des Aulnes fut quelque chose comme le dernier acte de M. le directeur de l’Académie nationale de musique, son geste suprême et son adieu dansant. Insister sur ce petit rien final serait inutile d’abord et puis sentirait peut-être, sinon l’ingratitude, au moins l’incivilité. Saluons plutôt la direction qui vient de s’achever et souhaitons la bienvenue à celle qui commence. Elle annonce, pour ses débuts, une reprise de Faust. Elle a raison. Dans le chef-d’œuvre de Gounod, tout est à reprendre.

Un soir de l’été dernier, étant entré par hasard à l’Opéra, nous « tombâmes » sur Faust. Impossible de plus mal tomber. Le spectacle, tout le spectacle, avait quelque chose d’attristant. Dans la salle, un public étrange. A l’orchestre, un bicycliste en costume. Dans les loges, on parlait comme l’hiver, et même davantage, car c’était en toutes les langues.

L’exécution fut digne de l’assistance. Vous connaissez peut-être le mot de Gounod : « II suffit d’un interprète pour calomnier un chef-d’œuvre. » Pour diffamer le sien, ils s’étaient, ce soir-là, mis à plusieurs, ils s’y étaient mis tous, et j’admirai leur émulation impie. Elle s’exerçait à la fois dans l’ordre de la violence et dans celui de la rapidité. Pour la vitesse et le fracas, on n’était plus à l’Opéra, mais au vélodrome. Le tournant de certaines phrases, comme la reprise de la Kermesse ou le refrain du Veau d’or, donnait la sensation et l’angoisse d’un virage pris trop court. Le quatuor du jardin se jouait comme une folle partie de cache-cache, où les partenaires se seraient toujours poursuivis, sans « s’attraper » jamais.

Plutôt que de retenir les chanteurs, l’orchestre les pressait encore. Un jeune et nouveau chef le conduisait alla breve, avec une espèce de frénésie. Habiterait-il la banlieue et fallait-il attribuer tant de hâte à la crainte de manquer le dernier train du soir ? Cet esprit de retour animait, enflammait déjà l’un de ses devanciers. Quand celui-là descendait, haletant, de son siège, on rapporte qu’il n’était pas rare de l’entendre s’écrier avec orgueil : « Onze heures quarante-huit ! Nous avons gagné six minutes sur le dernier acte. »

Au prestissimo sans répit s’ajoutait, en cette exécution furieuse, un fortissimo sans pitié. Grétry, je crois, a dit qu’il y a chanter pour parler et chanter pour chanter. Il oubliait une troisième manière : chanter pour crier. Les artistes de l’Opéra la pratiquèrent ce soir-là. Et l’orchestre, à cet égard encore, ne fut point en reste avec eux. Rarement je vis battre ainsi la mesure, la battre au point de l’assommer. Le chef-d’œuvre délicat et nuancé de Gounod périssait littéralement sous le bâton. Rien ne lui restait plus de sa grâce, de son élégance et de son modelé sonore. On le chantait, on le jouait à l’Opéra, publiquement, comme pas un de nous, musiciens, au piano et tout seul, ne se permettrait de le lire.

Ab uno disce omnes. Une telle représentation n’avait rien d’exceptionnel. Tout le répertoire, et depuis longtemps, est dans le même état. On nous promet de le remettre en scène. Rien de mieux... Pardon, il y aurait, et nous voulons espérer qu’il y aura quelque chose de mieux : ce sera de le remettre en musique.


Nous ignorons, n’en ayant pas été le spectateur, ce que fut autrefois, sous la forme littéraire, la pièce, longtemps et triomphalement odéonienne, de M. Jean Richepin. Accommodée et réduite en « livret » musical, il parait malaisé d’y trouver autre chose qu’un mélodrame populaire, campagnard et larmoyant.

Au pays de France et, je crois, de Bourgogne, c’est jour d’été et de moisson. Parmi les moissonneurs, il en est un, plus robuste et plus courageux que les autres, plus joyeux et toujours chantant. On ne sait rien de lui, pas même son nom. Partout il ne fait que passer, portant ailleurs, chaque jour ou chaque semaine, son travail capricieux comme ses chansons. Et ses amours ne sont pas moins volages. Au service de maître Pierre, le fermier de la plaine blonde, il a séduit une fille, Toinette. Celle-ci, follement éprise, voudrait ou retenir ou suivre le beau coureur d’aventures. Maître Pierre aussi garderait volontiers l’ouvrier sans pareil, un peu mystérieux, habile, autant qu’à lier les gerbes, à soigner les bêtes et à les guérir. C’est en vain que François, un brave paysan à cheveux gris, serviteur aussi de maître Pierre, avait averti la trop crédule Toinette, que depuis longtemps il aime tout bas. Et ce fut trop tard également. Le chemineau suit son humeur errante. Son éternelle chanson aux lèvres, il s’éloigne, laissant maître Pierre en fureur et Toinette en pâmoison dans les bras aujourd’hui paternels, et demain conjugaux, de François, généreusement réparateur.

Vingt et un ans après. Jadis, à peine le chemineau parti, le bon François épousa la pauvre Toinette et le méchant Pierre les renvoya tous deux. Bientôt, peut-être même trop tôt, un fils leur survint. Il a déjà passé vingt ans. Aujourd’hui, François est infirme et Toinette le soigne avec une mélancolie alarmée. Toinet, leur gars, a de la peine. Il aime Aline, la fille de Pierre. Vous pensez bien que celui-ci la lui refuse. Il est « le traître » et connaît son métier. Pour se justifier et se venger ensemble, il vient donner au père, que le droit appelle « putatif, » l’outrageante raison de son refus. De quoi le pauvre paralytique reçoit un coup dont il pense mourir.

En automne maintenant, dans les mêmes champs que nous vîmes naguère en été, le chemineau est revenu. Il les revoit lui aussi, d’abord sans les reconnaître. Mais le nom, prononcé par hasard, de Toinette, lui rend soudain la mémoire, et complète. Il s’informe de la délaissée. Averti qu’elle a pris un mari, ou qu’un mari l’a bien voulu prendre, il s’attendrit vaguement. Mais surtout l’annonce de l’enfant, — le sien, d’après la chronologie, — le jette en des transports soudains et paternels avec frénésie. Apprenant les chagrins amoureux de Toinet et que le pauvret les noie dans le vin, il jure de le guérir, et de le marier. Cela se fait sans tarder, et d’autres choses encore, excellentes, s’accomplissent. Le drame, qui s’annonçait noir, bleuit en finissant. Un optimisme béat en baigne les dernières scènes. Toinet, de même qu’il ignore tout du passé, ne s’étonne de rien dans le présent. Quant à Toinette, non seulement elle pardonne, mais pour un peu, dans l’enthousiasme du revoir, elle demanderait pardon d’avoir été séduite, abandonnée, et de s’en être plainte, et de n’avoir pas compris, admiré tout de suite la nature indépendante et poétique des hommes dont c’est la vocation, la dignité même, de courir les chemins et les filles.

Bon chemineau ! « sa bienvenue, » — ou sa revenue, — « au jour lui rit dans tous les yeux. » Elle lui sourit jusque dans le regard suprême, et reconnaissant, de François le débonnaire. Il le veille, pendant que le reste de la famille est allée à la messe de minuit, et le dernier geste du mourant est de passer au doigt de celui qu’il sait avoir été son devancier, l’anneau qui le désigne pour son successeur.

Tout de même, trop est trop. Le sympathique vagabond refuse une succession décidément peu compatible avec son humeur, et dans la neige, à travers la nuit, le chemineau reprend son chemin et sa chanson.

Autant que le drame de M. Richepin, et avec lui, la musique de M. Leroux a remporté et continue d’obtenir le succès le plus éclatant. Il est bien permis à un musicien de s’en réjouir. Sans doute, mais à un seul. Les autres, au contraire, peuvent et doivent même en éprouvez quelque regret.

Ce n’est pas que cette musique soit affreuse, ou laide seulement. Obscure ou difficile, pas davantage. Ordinaire, commune, voilà ce qu’elle est le plus, et, malgré l’apparente antinomie des termes, on pourrait affirmer qu’elle est cela d’une façon rare ou singulière, s’il n’était plus véritable encore qu’elle l’est de toutes les façons. Elle l’est par le fond et par la forme, qu’en art, surtout en musique, il est presque impossible de séparer l’un de l’autre, et que par conséquent on est bien forcé d’analyser ensemble.

L’idée premièrement, — et quand on dit « l’idée musicale, » tout le monde à peu près entend ce qu’on veut dire, — l’idée est ici de qualité inférieure, prise tantôt au hasard, tantôt à l’ancienneté, rarement au choix. Aussi bien, dans le Chemineau, la mélodie coule à flots, non seulement des lèvres des personnages, mais de l’orchestre même. En cette copieuse et banale musique, les instrumens ne chantent pas moins que les voix. Ils ne chantent pas non plus autrement. Ils marquent, ou plutôt ils effleurent chaque figure, chaque situation dramatique d’un signe (ou d’un leitmotiv) malheureusement dépourvu de caractère original et de profonde vérité. On pourrait extraire de l’ouvrage de M. Leroux un album, — un volume peut-être, — de truismes sonores. Dans les entr’actes en particulier (il y en a trois, et non des plus petits), l’absence d’action et de texte laisse mieux paraître encore l’indigence des formes premières. Mais dans les actes mêmes et sous les paroles, elle se révèle et s’étale à tout moment. C’est le modèle ou le type du genre, que certaine cantilène (au troisième acte) accompagnant la rêverie et la réminiscence du chemineau revenu. Voilà bien la quintessence de cette espèce de mélodie ; ou plutôt (le mot de quintessence exprimant une force concentrée), en voilà la détrempe et la dernière dilution. Citerons-nous un autre thème, et par exemple, celui de Toinette ? Il est du genre frénétique, un peu dans l’une des manières de M. Massenet, sa manière exaspérée. Avec cela, ce motif, au moins par le mouvement, la direction et les notes d’appui, rappelle un peu, mais en beaucoup moins bien, en beaucoup plus gros, certain motif de Louise. Et MM. Leroux et Charpentier ayant été tous deux élèves de M. Massenet, cela prouve seulement qu’il y a élève et élève, et qu’il existe plusieurs demeures dans la maison du maître, ou du père, que l’un et l’autre ils ont eu.

Sans M. Massenet encore, sans l’appel initial de la Troyenne regrettant sa patrie, nous n’aurions peut-être pas l’apostrophe du chemineau à soi-même : « Va, chemineau, chemine ! » Et pour le coup, ce serait dommage, la phrase étant la meilleure du rôle, la seule qui ne manque ni de grandeur ni de poésie.

Mais que le reste est donc médiocre, et comme ce lyrisme inférieur se partage entre la banale sensiblerie et le pathos vulgaire ! Deux ou trois explosions « dramatiques » du chemineau sont en particulier du goût le plus pénible, et la musique, oui, la musique seule, rien que la forme sonore, y descend jusqu’à la dernière trivialité.

Si du moins les chansons du chemineau, ses chansons proprement dites, avaient leur beauté ! Si quelque chose chantait en elles, de la route et de la plaine, de la forêt et du coteau, de la saison et de l’heure, de la vie errante et libre, quelque chose enfin de tout ce qu’elles devraient chanter ! Mais elles ne sont que des formules vaines, de trop faciles refrains, vides d’esprit et d’âme, de vie et de vérité. Passans mélodieux, augustes ou familiers, vous qui suivez, en troupe ou solitaires, les chemins d’Allemagne et ceux de notre France aussi, vous qui savez, en cheminant, lire dans le secret de la terre et dans le mystère des cieux ; voyageur de Schubert et de Fauré, Bohémiens de Schumann et de Bizet, celui-ci n’est pas votre frère. Il n’a pas de poésie, il n’a pas de musique dans le cœur et sur les lèvres ; ce n’est pas un voyageur, c’est un commis voyageur en chansons.

Ainsi l’étoffe de cette musique est pauvre. Les fournitures et la façon ne valent guère plus. Sur, ou plutôt sous la mélodie, l’harmonie est posée à plat. Elle manque de distinction et de saveur. Beaucoup d’orchestre en cette œuvre bruyante, mais peu d’orchestration. Autant que le dessin, la couleur est voyante avec des tons d’imagerie, plutôt que de peinture. Ce ne sont que harpes égrenées, unissons trop faciles de violons faussement émus et de violoncelles sanglotant à volonté, comme des enfans. Dans une scène d’Henry Monnier, je me souviens que la maîtresse de piano disait à la petite fille : « Ne vous penchez pas ainsi au cantabile : c’est du charlatanisme. » Les cantabile de M. Leroux se penchent trop souvent de cette manière-là.

Peu d’orchestration, disons-nous. Peu de symphonie aussi. A la mélodie exposée par la voix, les instrumens répondent volontiers par la même mélodie. En fait de développement ou de travail thématique, quelques altérations ou variantes,— sans beaucoup de sens ou de valeur, — de l’harmonie du mode et de la tonalité. Mais surtout, des redites et de continuelles « progressions. » Vous connaissez le procédé musical. Il est comparable, dans l’ordre des affaires ou de la finance, à ce qu’on nomme les reports ; en architecture, il rappelle le style de ces maisons, commodes et banales, où se retrouve, à tous les étages, le même appartement.

J’ai quelquefois songé qu’on pourrait former une galerie avec les muses de nos « jeunes maîtres, » comme ils se laissent appeler jusqu’aux environs de la cinquantaine. Je sais, et je la vois d’ici, la plus laide. Ses compagnes l’environnent : celle-ci noble et grave, celle-là touchante et spirituelle tour à tour, une autre savante, mystérieuse et se dévoilant à peu de regards. Une autre enfin semble du peuple, et du peuple de Paris, mais elle en a la poésie avec les chants, et les sœurs divines l’accueillent. Quant à la muse de M. Leroux, déjà plus d’une fois elle a changé de visage et de façons. Elle se donna jadis, à l’époque d’Astarté, l’air d’une courtisane. On dirait plutôt aujourd’hui d’une fille de ferme. Pourquoi, se corrigeant de la luxure, a-t-il fallu qu’elle tombât dans la vulgarité ? Là décidément est la tache, ou la tare. On ne citera jamais trop le mot, cent fois cité, de Rossini : « Vous chantez avec votre âme, ma fille, et votre âme est belle. » L’âme de cette musique n’est pas belle ; elle n’a rien de haut, rien de pur. C’est pourquoi nous regrettons que l’âme de la foule entre en contact, en communion avec elle. Quand paraît une œuvre nouvelle, on peut choisir, afin de l’annoncer, entre deux formules brèves. Salve, c’est pour lui rendre hommage. Cave, c’est pour avertir le public, dût-il ne pas nous écouter.

L’interprétation et la représentation de l’œuvre la dépassent de la même hauteur. On ne saurait assez dire de Mme Friche qu’elle « incarne, » avec une ampleur visible autant que sonore, le personnage de Toinette. Quant à celui du Chemineau, il eût reçu de M. Dufranne la grandeur et la puissance, si de personne il les pouvait recevoir. On n’eut jamais, avec de moindres moyens, plus de talent que M. Jean Périer (François) ; je veux dire plus d’intelligence, que plus de sentiment attendrit. Enfin il y a je ne sais quoi d’« intéressant » dans la voix de M. Salignac et dans sa manière de chanter.

Quant au maître de la maison, — il s’agit de M. Albert Carré, — on finit par ne plus savoir que penser de lui, par douter s’il fut envoyé pour la gloire de la musique ou pour sa ruine, pour mieux nous avertir ou mieux nous abuser. Avec un art sans pareil, avec une espèce de génie, il prête à des œuvres de néant l’apparence de l’être. Alors on l’accuserait volontiers de sortilège et presque de mensonge. Mais on se rappelle aussitôt que son devoir, — et notre plaisir même, ou notre consolation, — consiste en ces mensonges heureux, et, comme disait Renan, d’eutrapélie. Et puis, après le Chemineau, voici que M. Carré nous donne Iphigénie en Aulide, comme il nous donna précédemment Orphée, Alceste et l’autre Iphigénie. Il ajoute aux plus beaux, aux plus vivans chefs-d’œuvre, un surcroit de vie et de beauté. Alors, autant que nous le maudissions hier, et peut-être encore davantage, nous le bénissons aujourd’hui.

« Oyez peuple, oyez tous, » et voyez aussi Iphigénie en Aulide à l’Opéra-Comique, Hormis une seule et malheureusement trop notable exception, les interprètes en ont paru, non pas certes supérieurs, mais convenables. En MM. Beyle (Achille) et Ghasne (Agamemnon), surtout en Mlle Brohly (jeune, un peu trop jeune pour sa grande fille, mais intelligente Clytemnestre), le chef-d’œuvre de Gluck a trouvé de zélés serviteurs. Quelques degrés d’élévation, de noblesse, de style enfin, leur font défaut, mais quelques degrés seulement. Les chœurs ont montré de la vigueur et de la précision. L’énergie sans la rudesse, la plénitude sans l’empâtement, la simplicité sans la froideur, font décidément de l’orchestre de M. Ruhlmann un excellent orchestre sous un chef excellent.

Quant à la représentation visible de l’ouvrage, il semble bien que le mot de mise en scène aurait, pour la définir, quelque chose de trop matériel et qui sent le métier.

La matinée musicale et dansante organisée par Achille en l’honneur d’Iphigénie comprend une série de tableaux délicieux, qu’un bas-relief admirable termine. Une imagination classique, avec une certaine licence, en a réglé les formes et les couleurs, les attitudes et les mouvemens. Elle a mêlé parmi les danseuses et les captives une demi-douzaine de petites créatures agiles, serrées de la tête aux pieds en des maillots bruns tachetés de noir, et jouant avec des vases peints, à la manière antique, de la double couleur de leur robe. On dirait de gentils animaux, étranges, un peu lascifs, des lézards mordorés ou des écureuils fauves, tout ras et sans queue. Ils prennent les airs et les poses les plus amusantes, allongés sur le sol ou bien accroupis, les coudes aux genoux, le menton appuyé sur le bord de leurs urnes, riant de toutes leurs dents blanches et de leurs sombres yeux.

Le « divertissement » achevé, dès que retentissent les premiers accords du magnifique épithalame, tout le groupe dansant vient s’appuyer et former contre la muraille de marbre une frise vivante. Alors, pendant quelques minutes, autant que c’est une joie d’entendre, c’en est une de regarder.

Vous goûterez ce double plaisir en d’autres passages encore. Au premier acte, certain épisode orchestral, qui peut-être se dansait naguère, est consacré seulement à quelques pas, très lents, et à quelques regards d’Iphigénie alarmée de ne pas voir paraître Achille. Enfin deux rencontres surtout, de l’ordre visible avec l’ordre sonore, nous ont vraiment ému. C’est au début de ce même premier acte, où elles se suivent de près. Il ne s’agit là que d’éclairage, d’un effet nocturne, puis d’un effet matinal ; mais par l’un et par l’autre la musique même est assombrie et éclairée tour à tour. Dans la nuit pâlissante à peine, dans la nuit écoulée pour lui sans repos, Agamemnon jette son cri douloureux : « Diane impitoyable ! » que cette nuit fait plus déchirant encore. Mais voici la pointe du jour. A peine a-t-elle effleuré le front chargé d’un paternel ennui, que la pathétique adjuration : « Brillant auteur de la lumière ! » s’élève, impatiente de l’accuser et de le maudire, vers le premier rayon du soleil. Encore une fois nous ne vantons point ici d’ingénieux artifices, mais les signes, que seul un grand artiste peut nous rendre sensibles, d’une conformité profonde entre deux modes ou deux valeurs d’art, et comme entre le dehors et le dedans de la même beauté.

On croyait depuis quelques années, — exactement quatre-vingt-quatre, — que le premier en date des cinq opéras français ou francisés de Gluck, très proche des quatre autres par l’âge, en était, par le mérite, extrêmement éloigné. La reprise actuelle d’Iphigénie en Aulide, qui se retira du théâtre en 1824, aura dissipé la légende et remis l’aîné des cinq chefs-d’œuvre à son rang, un peu, mais à peine un peu au-dessous de ceux qui l’ont suivi.

Les modernistes, — l’art compte aussi les siens, — reprochent volontiers à la musique de Gluck d’être une musique monotone. On pourrait aisément leur faire voir combien, au contraire, elle a de variété. Et cependant, pauvres critiques que nous sommes, qui de nous parfois n’essaya, pour les soi-disant besoins d’une théorie ou d’un système, d’enfermer dans une formule unique le génie d’un grand musicien, et plus qu’on ne croit divers ! Mais justement parce qu’il est un des grands, des très grands, il échappe à nos restrictions et brise nos cadres.

Dramatique et verbale, il serait difficile sans doute de ne pas rapporter d’abord la musique de Gluck à ces deux caractères éminens. Il ne serait guère plus aisé de l’y réduire. Gluck, on le sait, ne manqua jamais de se donner pour dramaturge plutôt que pour musicien. Un de ses derniers critiques, et justement à propos d’Iphigénie en Aulide, en rapporte ce témoignage : « Corancez, l’un des amis du maître, s’étonnait un jour en sa présence de la note longue écrite sur le premier je que chante Agamemnon dans l’air : « Je n’obéirai point à cet ordre inhumain. » — « Cette longue note vous a-t-elle également choqué au théâtre ? » lui demanda Gluck. Je lui répondis que non. « Eh bien ! ajouta-t-il, je pourrais me contenter de cette réponse. » Mais, loin de s’en contenter, il la fit suivre d’une vive mercuriale et conclut en ces termes : « Votre question ressemble à celle d’un homme qui serait placé dans la galerie haute du Dôme des Invalides et qui crierait au peintre qui serait en bas : « Monsieur, qu’avez-vous prétendu faire à cet endroit ? Est-ce un nez, est-ce un bras ? Cela ne ressemble ni à l’un ni à l’autre. » Le peintre lui crierait de son côté, avec beaucoup plus de raison : « Monsieur, descendez, regardez et jugez vous-même[1]. »

Pour un trait de ce genre, dans la seule Iphigénie, il s’en rencontre vingt autres, dont la beauté dramatique et verbale mériterait la même apologie. Faut-il rappeler, dans l’air célèbre de Clytemnestre implorant Achille, sur le dernier de ces mots : « Elle n’a que vous seul, » un point d’orgue (autrement dit un long silence), et l’impression qu’en effet il nous donne, de la solitude et de l’abandon ? De même dans le premier acte, à l’approche d’Iphigénie que les dieux semblent amener au supplice, lorsque Calchas triomphant s’écrie : « Ils y traînent déjà ses pas, » c’est sur le mot traînent que se concentre l’intention et l’intensité de son cri.

Un nom quelquefois, autant qu’un mot, un de ces grands noms de la tragédie antique, rassemble en soi tout l’accent et tout l’effet, toute l’émotion et toute la beauté. Pour estimer l’avantage, sur la voix qui ne fait que parler, de la voix qui chante ou récite musicalement, il ne faut qu’entendre celle-ci prononcer et nuancer, en quelques notes, le nom seul d’« Iphigénie. »

Enfin le récitatif ici déjà donne toute sa mesure. La furieuse, la sublime invective d’Achille à Agamemnon restera l’un des chefs-d’œuvre et, par la date au moins, le premier, de ce genre de lyrisme éperdu. En l’écoutant s’emporter, s’exalter jusqu’au paroxysme, on y croit reconnaître en puissance tous les récitatifs des héros futurs, — et des héros ténors, — du « grand opéra français, » d’Arnold et de Robert, d’Eléazar, de Raoul, et du prophète Jean. C’est ici l’origine d’un genre, ou d’un style, et ce moment de la première tragédie lyrique de Gluck est vraiment gros, comme eût dit Carlyle, d’au moins un siècle de beauté.

Avec cette beauté, verbale ou récitative, bien d’autres, toutes les autres, sont constamment unies. Dans les dialogues et surtout dans les monologues : au second acte, celui d’Agamemnon, et celui de Clytemnestre au troisième, il n’y a d’égal au récitatif libre que le récitatif obligé, celui que des motifs ou des mouvemens, et non plus de simples accords de l’orchestre accompagnent. La brièveté de ces figures instrumentales, pareilles à des raccourcis audacieux, ne fait qu’en accroître et le sens et la force. Pour exciter et porter au comble l’angoisse et d’avance les remords d’Agamemnon parricide, il suffit de demi-gammes sifflantes, que dis-je, de beaucoup moins encore : de deux notes chromatiques et qui montent, sœurs farouches de celles qui, près d’un siècle plus tard, souligneront l’ordre donné par Iseult à Brangaene, de préparer le philtre de mort. Sans compter qu’en de pareils passages, les formes mélodiques à demi se mêlent aux formes à demi récitatives, et ce mélange, très libre, annonce aussi de loin, avec plus d’aisance et moins de surcharge, la continuité du discours wagnérien.

Musicien dramatique, il arrive tout de même à l’auteur d’Iphigénie d’être un pur musicien. Le grand souffle mélodique inspire des « airs » nombreux. Ils sont aussi peu démodés et vieillis, aussi débordans au contraire de passion, de vie et de vérité immortelle, que les « tirades » de la tragédie racinienne, ce genre ou cet idéal poétique dont l’opéra de Gluck, et lui seul, est la transposition et l’équivalent sonore.

L’orchestre même ici ne saurait passer pour un élément secondaire, encore moins sacrifié. Tandis que la mère douloureuse embrasse, muette encore, les genoux du héros, la voix grêle d’un haut-bois s’élève seule, et la demeure royale, et l’Aulide, et la Grèce entière, s’emplissent d’un long sanglot. Enfin c’est une symphonie, un peu dans la manière des maîtres, — non pas, il est vrai, leur grande manière, — que l’ouverture d’Iphigénie en Aulide. Elle commence par les quelques notes, capitales, qui seront les premières de l’ouvrage et soutiendront les premières paroles, essentielles aussi, d’Agamemnon : « Diane impitoyable ! » Ainsi le sujet tout de suite est posé. Mais, après ce début dramatique, l’ouverture se développe musicalement et parfois, à cause de ce développement même, en suivant le prologue symphonique, en ut majeur, du vieux Gluck, on songe à la première symphonie, qui sera dans le même ton, du futur et jeune Beethoven.

Rassemblées au cours de l’œuvre, sans jamais en rompre l’unité, ces formes diverses peuvent même composer ensemble, et très fortement, une scène isolée. On trouve un peu de tout dans le premier monologue d’Agamemnon. Il commence par une sorte d’arioso très court, que suivent quelques mesures de récit. Puis vient l’air fameux : « Brillant auteur de la lumière ! » avec l’admirable « tournant » mélodique sur ces mots : « Dieu bienfaisant, écoute ma prière ! » Un bref récitatif encore, la reprise ensuite, à l’ancienne mode, et, comme péroraison, trois ou quatre vers jetés avec épouvante sur le plus simple, mais le plus pathétique trémolo, frisson ou convulsion d’horreur, dont tout l’orchestre est secoué. Rappelons-nous ce passage de l’épître dédicatoire d’Alceste : « J’ai imaginé que l’ouverture devait prévenir les spectateurs sur le caractère de l’action qu’on allait mettre sous leurs yeux et leur en indiquer le sujet ; que les instrumens ne devaient être mis en action qu’en proportion du degré d’intérêts et dépassions ; et qu’il fallait éviter surtout de laisser dans le dialogue une disparate trop tranchante entre l’air et le récitatif, afin de ne pas tronquer à contresens la période et ; de ne pas interrompre mal à propos le mouvement et la chaleur de la scène. » Par les exemples que nous avons choisis, peut-être aura-t-on vu que le musicien même d’Iphigénie en Aulide a rempli son programme et que, dès son premier chef-d’œuvre en France et pour la France, il a, fuyant la monotonie, cherché le changement ou le mélange, l’indépendance et la variété.

Quelque chose encore, s’il ne fallait finir, mériterait ici d’être étudié. C’est ce que Nietzsche appelait la transmutation des valeurs, autrement dit la transposition d’un chef-d’œuvre poétique, tel que celui de Racine, en chef-d’œuvre musical. Pour définir ce changement et l’analyser, on choisirait d’abord la première entrée d’Iphigénie.


Je l’attendais partout et, d’un regard timide
Sans cesse parcourant les chemins de l’Aulide,
Mon cœur pour le chercher volait loin devant moi
Et je demande Achille à tout ce que je voi.
Je viens, j’arrive enfin sans qu’il m’ait prévenue,
Je n’ai percé qu’à peine une foule inconnue,
Lui seul ne paraît point.


On verrait ici tout ce qu’un peu, très peu de musique, — une danse lente et un bref arioso, — a su répandre sur ces vers : quel flot de tendresse encore plus pure, plus mélancolique et plus pudiquement alarmée. Et l’air de Clytemnestre : « Armez-vous d’un noble courage, » dont les premiers mots sont presque transcrits de Racine, montrerait ensuite quel surcroit de force et d’émotion la poésie emprunte à l’appareil ou plutôt à l’organisme de la musique, à l’intensité des sons, à leur rythme, à l’orchestre enfin, prévenant, puis précipitant la parole et la prolongeant encore après qu’elle s’est tue.

Nous bénissons les soirs où de telles beautés ressuscitent pour nous. La joie qu’elles nous causent est de plus d’une sorte. C’est d’abord une joie assurée, à l’abri du doute et des retours, celle que nous procurent les œuvres qu’on ne soumet pas à notre faible jugement, mais qu’on propose ou qu’on rend à notre admiration. Et puis, cette joie émouvante est une joie sans trouble. Elle nous anime et ne nous agite point. Elle accroît la vie en nous et la purifie. Elle l’éclaire enfin, car le génie qui nous la donne n’a rien de secret ni d’obscur et, plutôt que de poser le problème, il nous l’apporte tout résolu.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Gluck, par M. Jean d’Udine ; dans la collection des Musiciens célèbres, Paris, H. Laurens.