Revue musicale - 14 juillet 1909

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Revue musicale - 14 juillet 1909
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 445-457).
REVUE MUSICALE


La saison russe du Chatelet. — Théâtre de l’Opéra-Comique : Reprise de la Flûte Enchantée. — Théâtre de l’Opéra : Reprise d’Henry VIII. — Un chef d’orchestre italien.


Parmi les œuvres exécutées au cours de ce printemps franco-russe (le troisième déjà), nous avons vu seulement trois ballets : Cléopâtre, les Sylphides, le Festin, et l’opéra du très regretté Rimsky-Korsakoff, Ivan le Terrible (ou la Pskovitaine). Mais ce fut assez pour nous donner beaucoup de plaisir et peut-être quelques leçons.

Loin d’égaler, est-il besoin de le dire ? le grand coup frappé l’an dernier par Boris Godounow, Ivan le Terrible en apparaît plutôt comme la suite et le retentissement. Sans nous ébranler autant, il a de quoi nous émouvoir encore. Les deux ouvrages, qui ne se valent point, sont analogues et, par certains côtés, contigus. Un de nos confrères, le mieux informé peut-être des choses musicales de là-bas, M. Calvocoressi, nous apprenait dernièrement que l’une et l’autre partitions furent écrites non seulement en même temps, mais dans la même chambre, par les deux musiciens amis. Il semble bien qu’un seul esprit aussi les animait. « Moussorgsky témoigna du plus vif enthousiasme pour la Pskovilaine, où, dit-il, son cher Korsinska (diminutif familier du nom de Korsakoff) prouve qu’il a reconnu l’essence dramatique du drame musical. » Quant à Rimsky-Korsakoff, on sait quels soins pieux il devait prendre un jour du chef-d’œuvre, incompris du public, mais par lui-même défendu, de Moussorgsky.

La date même de leur apparition rapproche encore les deux drames. La Pskovitaine fut représentée pour la première fois le 1er janvier 1873, et le tour de Boris vint treize mois après. Il n’est pas jusqu’aux deux sujets qui ne se suivent et ne se ressemblent. Ivan le Terrible fut en effet, sur le trône moscovite, le prédécesseur immédiat de Boris Godounow. Un trait aussi, et le principal, du caractère des deux héros leur est commun : la violence farouche, que l’amour paternel attendrit. Par les qualités enfin de la musique, par son intensité, sa concision et sa puissance, la Pskovitaine offre d’évidentes affinités avec Boris. La différence de l’un à l’autre ouvrage est de degré, non de nature, et l’on peut trouver, montrer dans le premier, l’annonce et l’esquisse d’un art dont le second est le chef-d’œuvre et la perfection.

Je l’admire et je l’aime, cet art, pour ses beautés d’abord, et puis, et non moins, pour la franchise, la rudesse, avec laquelle il contredit et, si vous voulez, il bouscule un certain nombre de conventions ou de préjugés, que, depuis Wagner, au nom même (dont on abuse) de Wagner, quelques-uns nous proposent et voudraient nous imposer comme des principes ou des lois. Point de salut hors de leur église, et leur église a pris ces trois articles ou ces trois dogmes : sujet légendaire, leitmotiv et « tout à l’orchestre, » pour la base ou le fond de sa doctrine et de sa pratique, de sa foi et de ses œuvres. Mais voici que le génie russe vient ébranler, ruiner cette triple base et, sur ses débris élever un drame lyrique libre et vivant.

Des figures telles que le Boris de Moussorgsky ou l’Ivan de Rimsky-Korsakoff l’établissent en quelque sorte la dignité musicale de l’histoire. Elles ne permettent plus de soutenir ce paradoxe, que le fait seul d’avoir réellement existé constitue, pour un personnage, une cause de déchéance esthétique, entraînant la perte ou seulement la diminution de sa grandeur et de son humanité. Mais bien plutôt elles nous rappellent, ces figures historiques, le rôle ou le devoir national que la musique, la musique de théâtre, peut remplir. Elles nous prouvent que l’opéra même, ou le drame lyrique, n’est point indigne d’évoquer les grands événemens et d’honorer les grands hommes de la patrie.

Pas plus que ses sujets ni ses personnages, l’opéra de Russie n’emprunte son style à l’étranger. Ivan le Terrible, comme Boris, est aussi pur de l’aria d’Italie que du leitmotiv allemand. Et cette dernière immunité surtout procure à l’auditeur une sensation délicieuse de soulagement et de repos. Enfin ! Il est donc redevenu possible, et permis, de tracer des caractères, de les creuser même, d’une main aussi sûre, aussi fine, mais plus libre, de nous faire connaître et reconnaître des personnages à des signes aussi vrais, aussi profonds, mais plus largement tracés. Ainsi la mosaïque ou la marqueterie sonore où s’amusent nos jeunes gens n’est pas le mode unique de l’analyse et de la psychologie musicale. L’amour de l’infiniment petit, la passion, la maladie du détail n’a pas tué le sentiment ou la manière plus aisée, le goût des vastes généralisations et des grands partis pris. Déjà contre le monopole du leitmotiv quelques chefs-d’œuvre s’étaient élevés, qui protestent encore : Samson et Dalila, Carmen et le Roi d’Ys en France, Otello et Falstaff en Italie. On est heureux de voir ou d’entendre la Russie mêler sa voix puissante à ce concert libérateur.

Oui, sa voix, car elle chante et, dans le drame musical russe, la symphonie, ou l’orchestre, n’a pas la première place. Assurément il y coopère. Il n’a rien de commun avec la « grande guitare » dont se contenta longtemps, au dire de Wagner, le théâtre lyrique d’Italie. Mais cet auxiliaire intelligent, ingénieux, ne ressemble pas davantage à l’usurpateur allemand. Il accompagne, et quelquefois même, — comme dans la première scène d’Ivan, pendant les gracieux ébats des jeunes Pskovitaines, — il enveloppe, mais d’un voile transparent, aux plis légers, et qui n’étouffe pas. D’autres fois, dans les passages même les plus pathétiques (voir les deux tableaux de la place publique), il se contente, pour marquer les points saillans, de touches brèves et fortes, de deux notes au besoin, faisant l’une avec l’autre un intervalle expressif. Ailleurs, il laisse au chant toute indépendance. Purement vocal est le charme de telle ou telle mélodie : au premier acte, un appel amoureux du ténor ; au second, l’attaque, très en dehors, de l’hymne de guerre et de liberté ; au dernier, le début d’une phrase de soprano dans le duo de la jeune fille avec Ivan. Entre les divers élémens : l’orchestre, le chant, le verbe, il semble que le génie russe ait trouvé le secret des justes rapports et des partages harmonieux. Dans le style d’Ivan le Terrible, tout s’accorde, se fond, et rien ne prédomine. Avec sa valeur et sa vie propre, la parole y a pourtant sa vie de relation. Indépendante, mais non pas isolée, encore moins étrangère, elle tient, comme un vigoureux bas-relief, au fond d’harmonie et d’orchestre dont elle se distingue, sans en être séparée. Très déclamée, elle est aussi très vocale, très mélodique, et jamais elle ne renonce à chanter.

L’art russe est simple. Il épargne les moyens. Moins étendu peut-être que profond, il traite les parties intérieures du drame avec intériorité. Les scènes, capitales à cet égard, entre le tsar terrible et la douce enfant dans laquelle il a reconnu sa fille, sont émouvantes et belles d’une beauté qui se concentre et d’une émotion qui se contient.

D’autres au contraire, les scènes populaires ou publiques, sont admirables par l’effusion ou la projection au dehors. La foule, voilà le dernier élément, et non le moindre, de l’opéra de Russie. Les musiciens de là-bas sont de grands conducteurs d’hommes. Que dis-je, ils excellent non seulement à les conduire, mais à les entraîner, à les soulever, à les précipiter les uns contre les autres. Un Moussorgsky, même un Rimsky-Korsakow, ressemblent à ces ouvriers dont parle l’Écriture, qui travaillent sur les nations.

Sur leur nation du moins, à laquelle ils ne manquent jamais de faire, en leurs œuvres, une place d’honneur. Dans Ivan, comme dans Boris, le peuple, encore plus que le tsar, est le personnage central et le véritable héros. Il occupe, il remplit à lui seul deux tableaux entiers et qui se suivent, mais qui se suivent sans longueur et sans monotonie, tellement la musique en est variée et vivante. Sur une place de la ville, puis sur une autre, les habitans de Pskow attendent l’entrée du redoutable maître et ses vengeances. Parmi les citoyens, divers partis se sont formés, les uns tenant pour la soumission, les autres pour la révolte. La nuit, sur une tribune de pierre, à la lueur des feux, les orateurs se succèdent. Entre eux et la foule qui les écoute, leur répond, circule un courant ininterrompu de vie et d’activité, d’énergie et de passion. Peu de développemens, des formules courtes et vives, des rencontres et des répliques ; partout une impression de raccourci, de synthèse puissante, et l’illusion de voir, d’entendre, sur je ne sais quel forum barbare, un peuple primitif, héroïque et religieux, débattre le sort de la patrie.

À ce premier tableau en succède un autre, en même temps analogue et contraire. Encore la ville, encore la foule, mais découragée et redevenue craintive, comptant tout bas, sans oser presque faire un mouvement, ni pousser un cri, les derniers momens de son attente épouvantée. Avec une vérité saisissante, la musique a rendu ce revirement, ou ce renversement de l’âme populaire. Tout à l’heure elle exprimait la force et la plénitude ; maintenant c’est la défaillance, le vide ; après le relief et le coloris, la pâleur et l’effacement ; dans le courant sonore, ce sont de brusques arrêts et comme de grands trous de silence.

Sans parler de leur mérite, rien que l’existence de ces chœurs peut nous servir de leçon. Le chœur, voilà encore un élément que certain esprit nouveau prétend bannir du drame lyrique au nom de la vérité. Prétention absurde entre toutes et que la vérité même, autant que la beauté, condamne. Les anciens l’avaient bien compris, quand ils mêlaient, sur leur théâtre, la voix universelle à des voix isolées, quand ils donnaient pour dessous ou pour fond aux passions des individus le sentiment général et la conscience collective de la multitude. Encore mieux que la poésie et par sa nature même, la musique excelle à représenter la foule. Qu’elle la divise, ou, tout au contraire, quelle la rassemble et la ramasse, elle sait en figurer, par des moyens dont seule elle dispose, tantôt le partage et tantôt l’unanimité. Oh ! que parfois la vieille théorie du « milieu, » de la race et du moment, nous paraît donc vaine ! Un pays qui fut celui du gouvernement personnel et du régime absolu vit naître et prospérer un art plus libre que tout autre, et le peuple de Russie, alors qu’il n’était rien dans l’ordre politique et réel, dans l’ordre de l’idéal et sur le théâtre occupait déjà le premier plan.

Quel soin, quelle ardeur et quel amour ces choristes, même ces figurans, ne mettent-ils point à représenter la multitude ! Comme ils jouent et comme ils chantent ! Quelles voix, et, quand il le faut, quel silence ! Quelles attitudes et quels mouvemens ! Quelle participation et quelle soumission à l’ensemble ! Quel admirable et double exemple, pour employer le jargon moderne, de l’individualisme et de la solidarité !

C’est une individualité gracieuse, et même fort touchante, que Mlle Lipkowska (la Pskovitaine). Rien de plus séduisant que son regard et son sourire, hormis sa voix. Avant de quitter Paris, l’artiste a donné quatre représentations à l’Opéra-Comique. Dans la Traviata, ce fut « merveille de la voir, merveille de l’ouïr, » tant elle y montra de passion et de jeunesse, d’intelligence et de brio, de vivacité et de mélancolie.

Quant à M. Chaliapine, les mots d’extraordinaire et de prodigieux sont parmi ceux dont on use volontiers pour célébrer son double talent de chanteur et de comédien. Ils ne conviennent qu’à demi, son art, aujourd’hui sans pareil, étant fait avant tout de naturel et de vérité. Nul autre n’est plus éloigné de l’emphase, de l’intempérance et de l’excès, ne consiste davantage dans l’équilibre et dans l’harmonie. Si belle, et souple, et docile, que soit la voix de M. Chaliapine, quoi qu’elle ait, selon qu’il le faut, de puissance et de douceur, de colère, ou de tendresse, ou de tristesse grandiose, elle n’est jamais qu’un élément, comme la déclamation, comme le visage, le geste ou le regard, de la vie intégrale que l’artiste sait donner à son personnage. Il y a, disait Grétry, chanter pour chanter et chanter pour parler. M. Chaliapine possède le secret de l’une et de l’autre manière. Mais observez que son chant, alors même qu’il se rapproche de la parole, ne s’y réduit ou ne s’y perd jamais et demeure toujours un chant. Ni le mot n’abandonne l’intonation, ni la syllabe la note. Et dans ce trait particulier je crois trouver le signe ou le symbole de ce talent, supérieur et vraiment universel, qui s’appuie, se fonde sur la musique, pour s’élever encore plus haut, et s’y épanouir.

Nous n’avons pas fait à la danse de nos alliés moins de succès qu’à leur musique. Des trois ballets offerts à nos regards, Cléopâtre a paru le plus luxurieux, les Sylphides le plus classique, et le Festin le plus national. Eussé-je préféré le premier, je ne l’avouerais peut-être pas, mais en vérité j’ai mieux aimé les deux autres. La musique ici doit être mise hors de cause, ne consistant le plus souvent qu’en d’incohérentes et vulgaires rapsodies. Passe encore pour la partition de Cléopâtre, où sont cousus quelques lambeaux éclatans. Mais c’est aux sons des mazurkas et des valses de Chopin, orchestrées à la diable, que les Sylphides ont dansé, comme des anges. Dans un paysage romantique, au bord d’un lac et sous des arbres légers, à la Corot, vêtues de jupes toutes simples, toutes blanches, demi-longues, et faisant des plis gracieux, les cheveux séparés en bandeaux plats sur un front ceint d’une modeste guirlande, les aériennes créatures ont déployé les grâces, rétrospectives autant que décentes, d’une chorégraphie où semblaient se mêler aux séductions de l’art le plus rare, les plus chastes attraits de la vertu.

Plus populaire, et plus national encore une fois, était le dernier divertissement, le Festin. Là, comme dans Cléopâtre, un élément, chez nous peu considéré, de la danse, le danseur, a pris une valeur, une beauté même que nous ne lui connaissions pas. Assurément, pour être parfaite et le plus fidèle possible à la nature et à la vérité, l’harmonie des formes visibles a besoin du corps de l’homme, comme le concert des formes sonores a besoin de sa voix. A la danse autant qu’à la musique une basse est nécessaire. Les Grecs l’avaient compris et les Russes continuent de le croire. La basse de leur ballet est admirable de puissance et de fermeté. Lucien décrit en ces termes une danse collective ou chorale à laquelle jeunes gens et jeunes filles prenaient part : « Tous les danseurs se suivent à la file, de manière à former comme un collier ; un jeune homme mène la danse avec des attitudes martiales, du genre de celles qu’il devra prendre à la guerre ; une jeune fille suit avec grâce, donnant l’exemple à ses compagnes, de façon que le collier est tressé de modestie virginale et de force virile. » Tel épisode du Festin n’a pas été loin de rappeler cet antique tableau.


Deux raisons firent de la Flûte Enchantée, à l’Opéra-Comique, une chose fastidieuse, pour ne pas dire pénible : l’une est le rapport, — mal compris et mal réglé cette fois, — des élémens extra-musicaux avec la musique ; l’autre, plus grave, consiste dans l’interprétation générale, et particulière aussi, de la musique elle-même.

Depuis longtemps déjà, les merveilleux spectacles que nous prodiguait M. Albert Carré nous inspiraient une admiration où se mêlait un peu d’inquiétude. Il est vrai que le poète a dit, en latin :


Segnius irritant animos demissa per aurem
Quam quæ sunt oculis subjecta.


Traduction française : L’âme est moins touchée, elle l’est avec moins de force, par ce qui pénètre en notre oreille que par ce qu’on expose à nos yeux. Mais le poète a beau dire, la question qu’il croit avoir tranchée n’en subsiste pas moins, et même, entre la peinture et la musique, entre la musique de théâtre et la pure musique, c’est toute la question. Dans le conflit ou le partage de deux de nos sens, M. le directeur de l’Opéra-Comique pencha toujours, visiblement, pour la vue. Au fronton de son théâtre, — un théâtre de musique, — il aurait pu graver le souhait, ou le conseil, qu’adressent à l’étranger les enfans de Corfou : « Jouissez de vos yeux. » Pour la joie des nôtres M. Carré n’a jamais négligé rien, hormis quelquefois la musique. Hâtons-nous de rappeler, à sa décharge, que trop souvent la musique à lui proposée, imposée peut-être, était pour le moins négligeable. Alors, comme il ne pouvait rien faire d’elle, autour d’elle il faisait de son mieux. N’ayant pas d’âme, et de corps à peine, elle recevait de lui le vêtement et la parure. « Que la lumière soit, » disait-il, et la lumière était, à défaut du son. Alors aussi, devant l’apparence visible qu’il savait donner à ce néant sonore, nous nous sentions, en dépit et comme au sein de notre plaisir même, abusés et vaguement dupes. Nous finissions par douter si M. le directeur de l’Opéra-Comique était venu pour la gloire de la musique ou pour sa ruine et si, dans son œuvre enchanteresse et périlleuse, le maléfice peut-être ne l’emportait pas sur le bienfait.

C’est un problème que nulle musique au monde ne pouvait résoudre aussi bien que la musique de Mozart, aucune autre n’étant au même degré purement de la musique, presque rien que de la musique. Aujourd’hui, la preuve est faite. « Ceci, » — je veux dire la mise en scène, — n’a pas tué « cela, » parce que « cela » ne saurait mourir, étant la musique de Mozart. Mais cela peut souffrir, et la Flûte Enchantée a cruellement souffert.

Elle a pâti, premièrement, d’une mise en scène qui cause à la musique un double dommage : elle l’offusque souvent, et constamment elle l’éparpille. La nouvelle version de la Flûte Enchantée ne comporte pas moins de quinze ou seize tableaux, répartis en quatre actes, séparés par trois grands entr’actes et je ne sais combien de petits. D’où la rupture de toute unité et de toute suite, une série de morceaux trop courts finissant par faire une œuvre trop longue ; rien que des hachures et des taches, un papillotage, une trépidation de cinématographe, et, pour l’esprit et les yeux de l’auditeur, une impression d’énervement, de lassitude et d’ennui. Trop de temples et de vestibules de temple, de terrasses et de palais. Trop de décors et, pendant que le décor change, trop d’arrêts et de silences ; la sensation du vide et comme d’un trou, avec un peu de musique autour.

Voilà pour la représentation visible. L’autre, malheureusement, ne fut pas moins contraire au chef-d’œuvre. Il est vrai qu’elle est plus malaisée encore. Après avoir entendu la Flûte Enchantée à Londres, en 1851 ou 1852, Gounod avait raison d’écrire :

« Cette musique est façonnée par des mains si suaves et si pures, que tous ceux qui la touchent ont l’air de rustres grossiers. Je crois qu’il faut, pour la bien dire, un goût tout à fait supérieur et hors ligne. L’ouvrage n’étant pas une conception dramatique, on ne peut pas là se rejeter sur des effets de passion qui sont toujours plus ou moins à la portée de tout le monde. Ici l’auteur n’a employé que des ressources tellement réservées, tellement placides, d’un ordre tellement en dehors des passions et de la vie réelle, qu’il faut, pour s’y plaire, une très grande habitude et un très grand amour de l’idéal, bien plus que du réel. La seule chose qu’on puisse regretter en entendant la Flûte Enchantée, c’est que le lieu de l’exécution soit un théâtre, la loi du théâtre étant la passion, et par conséquent un développement d’accent et de proportions scéniques que les idées purement contemplatives ne peuvent ni amener ni permettre[1]. »

J’ignore si les artistes de l’Opéra-Comique ont « un très grand amour de l’idéal. » Je doute seulement que le répertoire auquel ils sont accoutumés, les Sanga et les Tosca, les Aphrodite, les Clown et autres Chemineau leur en aient pu donner « une très grande habitude. » Vous savez ce que disait l’oracle à Socrate : « Ne fais plus que de la musique. » Les interprètes de Mozart n’ont pas autre chose à faire. Mais pour les chanteurs d’aujourd’hui, c’est la chose la plus difficile, une chose que la plupart d’entre eux ne soupçonnent pas. Le mot fameux de Buffon ne leur est point applicable. Le style, — à l‘Opéra-Comique du moins, — ce n’est pas l’homme, et la femme pas davantage. À ces messieurs comme à ces dames, le style est ce qui manque le plus, j’entends le style qui sied pour chanter Mozart. Il consiste premièrement dans le sens, ou seulement la notion de la forme sonore, de l’organisme délicat et fragile qu’est une phrase de Mozart, et de tous les élémens qui la composent : le rythme et la mesure, le mouvement, les valeurs, la ligne et chacune des notes, ou des points, dont elle est formée. Et puis, sous l’apparence exquise, je dirais presque sous le corps déjà divin de cette musique, il serait bon d’en saisir l’âme plus divine encore, de la comprendre et de l’aimer. Pas plus qu’Horatio dans le ciel et sur la terre, vous ne soupçonnez tout ce qu’il y a dans les chants confiés à vos lèvres, ne fût-ce que dans vos noms mystérieux, ô Tamino, Sarastro, et vous-même, ô Pamina, sans oublier la Reine de la Nuit. Pourtant, comme en des riens tout cela se découvre ! On parle toujours, et l’on n’en saurait trop parler, des cadences de Mozart, de la façon dont la phrase de Mozart finit ou se pose. Mais comme elle commence aussi ! Rappelez-vous le premier air de Tamino, l’adagio de la Reine de la Nuit, les deux airs de Sarastro : en une ou deux mesures à peine, dans la courbe des premières notes, quel infini de pensée et de sentiment se dévoile ! La mélodie de Mozart, le début seul de cette mélodie, fait mieux que représenter son objet : elle le dépasse et le déborde, elle l’étend et l’exalte ; autant qu’une forme en soi-même admirable, elle est le signe d’un ordre ou d’un monde encore plus vaste et plus profond. Simple, discrète, elle tient peu de place et fait peu de bruit. Elle n’en possède pas moins, au suprême degré, ce caractère ou cette vertu, que Taine regardait comme l’un des deux élémens essentiels de l’œuvre d’art : la généralité.

Dans la Flûte Enchantée, la situation peut être insignifiante, et médiocre le personnage, la musique, avec trois ou quatre notes, se charge de les transfigurer, de leur conférer une valeur inattendue, une éminente et parfois auguste dignité. Un jeune prince d’Orient, et de vague féerie, Tamino, reçoit de la main des trois « dames » le portrait d’une certaine, ou plutôt d’une incertaine Pamina, qu’il cherche sans la connaître et qu’il aime sans l’avoir vue. Rien n’est plus anodin, moins intéressant que cet épisode. Et rien n’égale la cantilène dont il est le prétexte, en noblesse, en profondeur, en pureté. Le poème de la douleur maternelle, la recherche inquiète et la plainte d’une Cérès ou d’une Niobé, la poésie ensuite et le scintillement d’un ciel criblé d’étoiles, voilà le premier air, tour à tour pathétique et pittoresque, de la Reine de la Nuit. Qui dira de quelle religion, sous les voûtes de ce temple, ces prêtres vêtus de blanc, ces hommes d’armes sont les ministres et les gardiens ? Mais qui niera que leurs sublimes cantiques respirent l’essence même ou l’idéal du sentiment religieux !

Et le duetto, le fameux, l’immortel duetto de Papageno et de Pamina ! Quoi de plus modeste, de plus humble même ! Vous savez qui le chante : la captive d’un roi nègre (encore un fantoche de féerie) avec un preneur d’oiseaux. Un hasard quelconque les a réunis et les fait échanger, n’étant même pas amoureux, j’entends amoureux l’un de l’autre, des propos et des maximes d’amour. Maximes sans prétention et propos qui n’ont rien de rare. Mais quel sens mystérieux, infini, les notes, — et si peu de notes ! — leur donnent ! Sur des paroles familières et presque bourgeoises, quelle céleste musique ! Ici paraît, après la généralité, le second caractère du grand art : la bienfaisance, que Taine estimait encore plus précieux. L’éthos ou l’idéal de Mozart n’est pas, auraient dit les Grecs, le dionysiaque, mais l’apollinien, celui qui ne trouble pas, mais qui discipline, apaise et purifie. Entre tant de duos d’amour, aucun ne ressemble au duo de Papageno et de Pamina. Celui même de Don Juan : Là ci darem la mano, paraît voluptueux, ou du moins sensuel à côté. « Nous nous réjouissons dans l’amour, par l’amour seul nous vivons ; l’amour adoucit toute épreuve, à lui sacrifie toute créature. La fin de l’amour est haute ; rien de plus noble qu’un homme et qu’une femme, rien n’approche davantage de la divinité. » Et la vertu de la musique en effet, oui, sa vertu, communique à cet éloge de l’amour quelque chose de divin.

J’en connais un autre, seulement littéraire, et très différent. « Il y a, » dit Perdican, après avoir médit des hommes et des femmes, « il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de ces deux êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. »

Oh ! que le langage du musicien, avec moins d’éclat que celui du poète, a plus de sobriété, de naturel, et de surnaturel aussi ! Comme il part d’un cœur plus innocent, ignorant le tourment et la fièvre ! Au lieu de quelle âpreté, quelle douceur ! Quelle intuition, quelle expression plus sereine d’un saint, d’un éternel amour ! Nous l’avons dit naguère, et peut-être nous excusera-t-on de le redire, poètes ou peintres, sculpteurs ou musiciens, les grands artistes ne sont que les interprètes des grandes vérités. Il y en a, parmi les plus grandes, que le génie de Mozart semble avoir reçu la mission de traduire. Une page comme le duo de la Flûte Enchantée mériterait pour épigraphe le texte de la Béatitude : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. »

Mais peut-être sont-ce là visions trop hautes, et qu’il ne faut pas demander aux gens plus qu’aux choses de théâtre de nous donner. Tout de même, nous en voulons au théâtre, à ce théâtre, d’avoir méconnu, calomnié Mozart, de nous l’avoir fait paraître long, et lourd, et, s’il faut tout dire, ennuyeux, de nous avoir induit à son égard en des doutes impies. Lui aussi, le maître divin à sa manière, s’il nous avait, après une telle représentation, demandé : « M’aimes-tu ? » nous aurions peut-être hésité à lui répondre. Heureusement qu’il suffit de nous remettre en sa présence, en sa présence réelle, immédiate, pour retrouver aussitôt et son génie et notre amour.


Ceux-là connaissent mal M. Saint-Saëns, qui refusent le don de la sensibilité au musicien de Samson et Dalila et du Déluge, de la symphonie avec orgue et de cet Henry VIII même, dont l’Opéra, pour cause d’une indisposition d’artiste, n’a pu donner récemment qu’une reprise éphémère.

On n’a pas manqué de louer, à cette occasion, la « tenue, » la « belle tenue » de l’ouvrage. L’éloge ne suffit pas, impliquant surtout je ne sais quelle arrière-pensée et comme un reproche secret de froideur et de sécheresse. Assurément elle « se tient, » la musique d’Henry VIII ; mais il arrive parfois qu’elle se détende, qu’elle s’abandonne, et si je l’admire lorsqu’elle m’impose, je l’aime davantage quand elle me touche et m’attendrit.

J’aime pour cette raison le rôle, et le rôle entier de la reine Catherine. Il suffirait à démontrer qu’il n’y a point, qu’il ne saurait y avoir de grand artiste impassible et que l’essence même du grand art, c’est la sympathie. En quelques notes, les premières (O mon maître et seigneur, vous m’avez demandée), le musicien pose le personnage. La touche est discrète, et de celles que ne relève pas le moindre effet d’orchestre. Noble et triste, la phrase indique à l’avance un ton, un style que rien ne démentira. De scène en scène, des traits nouveaux, toujours sobres, mais toujours efficaces, viendront s’y ajouter. A la lecture encore mieux qu’à l’audition, parce que la lecture est plus attentive et plus libre, c’est plaisir de voir en quelque sorte se modeler la figure sonore. Devant le synode, assemblé pour la perdre, Catherine a comparu. « Mon maître et mon seigneur, je me soumets à vous. » Dans les mêmes termes que tout à l’heure, elle s’adresse encore au Roi. Sur le thème austère et déjà protestant de la marche, d’une marche bien anglaise, la voix, soumise en effet, mais grave et digne, essaie de ne pas trembler ni défaillir. C’est peu de chose, trois mesures à peine, mais à la fois déclamées et chantantes, mêlées de crainte et de furtive espérance, elles sont, par ce mélange même, quelque chose de délicieux.

Maintenant, les grandes lignes vont se développer. « La parole est à Dame la reine, » et d’abord cette parole de femme trouve à peine la force de s’élever au-dessus de l’orchestre inégal et haletant qui l’accompagne. Mais par degrés elle s’affermit. Le plaidoyer de Catherine pour elle-même, pour les droits de son amour et de son hyménée, se compose de deux strophes, ou de deux stances, qu’une libre introduction précède, que relie un intermède plus libre encore. Pas un instant la beauté, l’unité de l’ordonnance n’y entrave le naturel et la variété du discours. Un dessin continu des instrumens à cordes soutient, soulève la courbe à longue portée de la voix. Tendre et plaintive sans faiblesse, la cantilène passe, monte droite, à travers les harmonies et les modulations, jusqu’au sommet de la période, qu’elle couronne seulement à la fin, comme d’une flamme, d’un émouvant appel et d’une adjuration passionnée.

Voilà, dans ce portrait de femme, la grande lumière centrale. A la fin de l’opéra, comme au bord d’une toile, elle s’atténue et s’éteint. Si Catherine en personne est absente, à l’avant-dernier tableau, de l’entretien d’Henry VIII avec l’ambassadeur d’Espagne, son âme chante par la voix de celui dont elle a fait son interprète et son messager. Oh ! le triste, et malgré tout le tendre message ! Comme il sort aisément des quelques mesures de récitatif, d’un récitatif si pur et si juste, qui le précèdent. Comme la mélodie prend, et suit doucement son cours mélancolique et solitaire ! Elle ressemble à l’épouse, dont elle n’apporte à l’époux indigne que le salut sans colère et les souhaits miséricordieux.

Le dernier trait de cette figure féminine et royale en est peut-être le plus délicat : je parle du monologue de Catherine avant le fameux et superbe quatuor qui termine l’opéra. Dans l’œuvre du maître, je ne vois pas une autre page de ce caractère et de cette qualité. Gounod tout à l’heure louait Mozart de n’avoir employé dans la Flûte Enchantée que des « ressources réservées et placides. » M. Saint-Saëns a fait de même ici. Par la restriction des moyens, il nous donne l’impression, qui fait la scène si touchante, du délaissement et de la détresse. Il affaiblit, j’allais dire il amaigrit la musique à dessein. Tantôt il la brise par les changemens du rythme et l’inégalité de la mesure, tantôt il y creuse de longs silences, tantôt enfin, y faisant prédominer le mode mineur, il arrive presque à la pâlir. Quoi de plus frêle et de plus mourant, d’une mort résignée et souriante, que les adieux de la pauvre reine à ses femmes et le partage, entre leurs mains fidèles, des souvenirs de son affection et de son malheur ! Tout cela est plein de poésie, plein de tendresse et de pitié. Tout cela prouve que le compositeur d’Henry VIII, aujourd’hui le premier de nos musiciens par l’intelligence, le peut être également par le cœur.


L’un et l’autre élément forment l’insigne mérite et le talent parfait d’un chef d’orchestre que nous venons de voir, à Milan, pour la première fois. « Musicien dans l’âme, » dit une expression commune, et, comme dit une autre, « musicien jusqu’au bout des doigts, » M. Toscanini l’est de ces deux manières et, pour s’en convaincre, il suffit qu’on le regarde et qu’on l’écoute : oui, qu’on l’écoute aussi, car, autant que l’orchestre, que tout orchestre, c’est toujours en réalité le chef d’orchestre qu’on entend. Je souhaite à notre pays d’entendre celui-là. Les œuvres les plus diverses figuraient au programme du concert milanais : une symphonie de Haydn et la Mer, de M. Debussy ; un menuet de Cherubini et le Till Eulenspiegel de M. Richard Strauss, l’ouverture de Sémiramide et certaine Rapsodie espagnole de M. Ravel. Il n’est rien de tout cela que le maestro d’Italie, plus heureux que nous-même, ne comprenne et ne paraisse aimer. Ne parlons pas de sa mémoire : elle est sans limite et sans défaillance. Et de son interprétation nous dirons seulement qu’elle ajoute au sérieux classique une aisance, une vivacité méridionale ; qu’elle possède et communique le charme, l’émotion, et quelquefois l’ivresse même de la vie, de la jeunesse et de la joie.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Lettres inédites.