Revue musicale - 14 juillet 1920

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Revue musicale - 14 juillet 1920
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 419-430).


REVUE MUSICALE

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Théâtre de l’Opéra : La Légende de saint Christophe, de M. Vincent d’Indy.
Théâtre de l’Opéra-Comique : Cosi fan tutte, de Mozart.


C’est un art difficile que celui de M. Vincent d’Indy, mais la critique n’en est point aisée. On rapporte que les parents de la jeune comtesse Thérèse de Brunswick. (« l’immortelle bien-aimée »), refusèrent de marier leur fille à Beethoven parce qu’ « il n’avait pas de situation. Plus heureux, l’auteur de Saint-Christophe en a une, et l’une des premières parmi les musiciens de notre pays et de notre temps. Il touche au sommet de sa renommée. Son œuvre, et son œuvre tout entier, par la bonne foi et par la foi, par la science et la conscience, par le très haut idéalisme dont il témoigne, a droit à l’estime, au respect de ceux-là mêmes dont il ne saurait gagner l’amour. On a beaucoup dit que la Légende de saint Christophe représente un effort magnifique, ou colossal. On l’a trop dit. On a tort de le dire. D’aucuns pourraient avoir la tentation d’écrire « kolossal, » à l’allemande. Sans compter que dans le mot d’ « effort » il y a, suivant nous, quelque chose d’incompatible non seulement avec la magnificence, mais avec la nature et l’idée même de l’art.

Par bonheur, si la « situation, » ou le rang de M. d’Indy nous en impose, M d’Indy naguère a pris soin de nous mettre à l’aise. Il y a quelque vingt ans, le musicien de Saint-Christophe écrivait ces lignes, que le romancier de Jean-Christophe a alors recueillies : « Je considère la critique comme absolument inutile, je dirai même comme nuisible… La critique est en général l’opinion d’un monsieur sur une œuvre. En quoi cette opinion pourrait-elle être de quelque utilité au développement de l’art ? Autant il peut être intéressant de connaître les idées, même erronées, de certains hommes de génie, ou même de grand talent, comme Gœthe, Schumann, Wagner, Sainte-Beuve, Michelet, lorsqu’ils veulent bien faire de la critique, autant il est indifférent de savoir que monsieur tel ou tel aime ou n’aime pas telle œuvre dramatique ou musicale. »

Loin de nous en offenser, félicitons-nous bien plutôt de cette indifférence. Elle nous rend plus modeste, mais aussi moins timide et, soulageant nos scrupules, elle assure notre liberté.

« Vu l’importance de l’ouvrage, on commencera à sept heures très précises. » Les communiqués de ce genre nous font toujours peur, annonçant d’ordinaire une soirée un peu longue. Telle fut en effet la soirée où l’on « répéta généralement » la Légende de saint Christophe Ars longa. C’est terriblement vrai de notre art musical aujourd’hui. Que si l’un de nos musiciens compose une sonate, une seule, on s’étonne d’abord, comme d’un miracle, qu’il l’ait composée, et sans doute il arrive qu’elle soit belle : mais, qu’elle dure moins de quarante ou cinquante minutes, voilà qui n’arrive guère. Considérable à tous égards, l’œuvre nouvelle de M. Vincent d’Indy l’est premièrement par la durée. Intermédiaire entre l’oratorio et l’opéra, participant de l’un et de l’autre, l’intervention du récitant l’allonge encore. À mainte reprise, avant, telle scène, ou telle suite de scènes, l’ « historien » paraît et nous dit, à peu près, dans un style seulement un peu moins familier : « Vous allez voir ce que vous allez voir. » et ce que sans lui, sans ses avis préliminaires, nous aurions fort bien vu. Heureux sommes-nous encore qu’il ne reparaisse pas après, et qu’à ses explications préalables ne s’en ajoutent pas de complémentaires et justificatives.

L’histoire, vous le savez déjà, l’histoire, ou la légende de saint Christophe est celle d’une conversion, laquelle s’accomplit par degrés, ou par étapes. Il y avait une fois, autrefois, un géant païen qui s’appelait Auférus. Lorsqu’il atteignit l’âge d’homme, non sans avoir donné, dès son enfance, les signes d’une vigueur extraordinaire, il résolut de se choisir un maître, le plus puissant qu’il pourrait trouver, et de le servir en toute, chose. Il commença par une maitresse, la Dame de Volupté, qui régnait alors à Babylone. Il lui rendit en effet des services variés : de l’ordre militaire, en la délivrant de ses ennemis, et de l’ordre amoureux, car elle apprit de lui, si nous l’en croyons, elle, tous les secrets du plaisir et ceux mêmes de son propre cœur. Sur le dernier point, et plus encore sur l’avant-dernier, il y a dans le texte des indications qu’au théâtre il-était difficile de suivre, ou de réaliser

Or il arriva bientôt ceci : un certain « Roi de l’Or » acheta le palais de la Dame de Volupté, avec tout ce qu’il contenait, la Dame comprise. Fidèle à son serment, Auférus aussitôt s’inclina devant le second, maître plus puissant que l’amour, et, lui rendant hommage, il le suivit.

Mais le maître numéro deux en avait un lui-même, Sathanaël, ou le Prince du Mal, qui le lui fit bien voir. Alors ; pour le Prince du Mal, Auférus abandonna le Roi de l’Or et le nouvel état de cet homme devint pire que le premier. Après avoir été l’esclave des puissances mauvaises, de la luxure, puis de l’avarice, il en servait le principe même et l’auteur.

Un jour, le démon transporta Auférus sur le sommet d’une haute montagne. On découvrait de là « d’innombrables villes, » en d’autres termes, « tous les royaumes de la terre. » Et le Prince du Mal se mit en devoir d’enseigner à son serviteur et disciple une sorte de théologie falsifiée et de catéchisme à l’envers. Mais au beau milieu de la sacrilège leçon, voici qu’apparut dans le ciel la forme lumineuse d’une cathédrale, que surmontait la croix. D’où grimaces, contorsions, fureur et fuite du matin, vaincu à son tour. Troublé jusqu’au fond de l’âme, Auférus se remet en quête encore une fois, et, cette fois, en « queste de Dieu. » Longtemps il parcourut la terre. Il interrogea les rois, le Pape même. Et celui-ci lui répondit, à peu près comme à Tannhäuser : « Lorsque les grands pins des forêts se fleuriront de roses blanches, ton Sauveur en pitié te prendra et le roi du ciel vers toi descendra. » Auférus alors retourna dans ses montagnes natales. Il y trouva, devant l’autel abattu des faux dieux qu’il avait adorés jadis, un vieil ermite en prière. Et par la voix de cet autre Gurnemanz, ce nouveau Parsifal commença de connaître la vérité. Bientôt, à demi chrétien déjà et ne respirant plus « que du côté du ciel, » le bon géant se retira dans une cabane, au bord d’un torrent furieux. Là, par charité pure, il se fit passeur. Pendant un violent orage, plusieurs personnes survinrent et tour à tour lui demandèrent le passage : un amant, pour aller rejoindre sa maîtresse, en l’absence du mari ; puis un homme d’affaires, puis un empereur, avec son armée, (comme dans Shakspeare.) Le vertueux passeur ne voulut passer ni l’amour coupable, ni la finance, ni la guerre. Enfin un petit enfant se présenta. Auférus accepta de le prendre sur son épaule. Tout à coup, au milieu du torrent, le fardeau léger se fait si lourd, que le géant s’arrête, comme s’il portait le monde. Il en portait le créateur. L’enfant, l’Enfant-Dieu, se fait alors connaître. Il verse l’eau du torrent sur le front d’Auférus. Il le nomme Christophore, ou Christophe, ou Porte-Christ, et déjà, dans la main du baptisé, le tronc d’un sapin qui soutenait ses pas, et tous les arbres de la forêt, se fleurissent de roses.

Après la conversion, le martyre. Mais auparavant Christophe prisonnier va subir une épreuve dernière. Le Roi de l’Or, devenu le « Grand juge, » avait depuis longtemps promis son âme au Prince du Mal. Il ne demanderait pas mieux aujourd’hui que de lui livrer en échange l’âme de Christophe. À cet effet il enjoint à la Dame de Volupté, demeurée sa captive, d’aller retrouver et reprendre l’homme qu’elle aima naguère et qu’elle aime toujours. Tentative, ou tentation vaine. Tout au contraire, gagnée par celui qu’elle venait perdre, c’est en pénitente, en chrétienne et sous le nouveau nom de Nicéa, (Victoire), que la pécheresse accompagne Christophe à la mort. Elle s’agenouille près de lui, et quand la tête est tombée sous le glaive, en ses voiles blancs tachés de pourpre, elle se relève, rougie et baptisée du sang du martyr.

Ce poème, en prose, et trop souvent en la plus prosaïque des proses, comprend, un peu comme un Tannhäuser, un Parsifal, un Fervaal, même, deux moitiés opposées. La première appartient à la chair et la suivante à l’esprit. Poète et musicien, M. d’Indy fait ici l’ange et la bête. C’est peut-être l’ange qu’il fait le mieux. Ni le diable ni l’or ne l’ont inspiré, ni la femme. Il est plus à son aise dans la piété que dans la débauche. La Dame de Volupté pourrait lui dire : « Lascia le donne e studia la matematica. » À quoi M. d’Indy ne manquerait pas, et nous avec lui, de répondre que, pour la mathématique musicale, il l’a suffisamment étudiée. Il la possède à fond ; il en est, et depuis longtemps, un des maîtres. S’il est vrai, comme d’aucuns l’assurent, que la Légende de saint Christophe soit un chef-d’œuvre, ce pourrait bien n’en être un que de science, ou de technique, ou de métier. Et sans doute ce serait déjà quelque chose.

Mais le reste, ah ! le reste, qui manque à cette musique, cela non plus n’est pas rien. Le reste, c’est d’abord l’idée, et vous savez très bien, et chacun sait comme vous, comme nous, ce que le mot veut dire. Pour former une idée, une idée musicale, il n’est pas toujours besoin de beaucoup de musique. Trois ou quatre notes y peuvent suffire, témoin, — nous prenons un exemple au hasard, — le thème fondamental du premier morceau de la symphonie en ut mineur. Plus près de nous, il faut moins encore, deux notes seules, un accent, au Fauré de Pénélope, pour évoquer, sous des aspects changeants, absente ou reparue, héroïque ou tendre, la figure d’Ulysse. Mais si peu que soient des notes pareilles, elles sont caractéristiques, elles le sont avec force, et le caractère est justement ce dont nous paraissent le plus dépourvues les notes innombrables, successives ou simultanées, dont se compose la musique de M. d’Indy. Les notes instrumentales surtout, il les assemble, il les multiplie à l’infini. Maître de son orchestre, il en fait tout ce qu’il veut. Certes, mais beaucoup moins ce que nous voudrions, ce que nous aimerions qu’il en fit. Sans compter que sa maîtrise nous semble, cette fois au moins, bien plutôt instrumentale que vraiment symphonique. Fût-ce dans le grand entracte qui décrit la « Queute de Dieu, » nous avons en vain lâché de saisir premièrement les thèmes ou les motifs, puis la composition et le plan général, les rapports, la suite et le progrès, enfin, tout cet ordre et cet organisme sans lequel il n’est pas de symphonie véritable. Deux ou trois fois, alors que l’on croirait le morceau près de s’achever, il reprend, donnant l’impression d’une musique dont il semble qu’elle ne commence pas, qu’elle ne finit pas non plus, mais qu’elle dure.

N’est-ce pas Carlyle qui disait : « Tout ce qui va profond est chant. » Dans la Légende de saint Christophe, rien, ni personne, ne chante, ce qui s’appelle chanter, les voix peut-être moins, si possible, que les instruments. Encore si la déclamation lyrique, ou prétendue telle, s’accordait avec l’orchestre d’abord, puis avec le sens, avec le sentiment de la parole déclamée. Mais à chaque ligne, à chaque mesure, entre les deux déments, l’un verbal et l’autre musical, l’oreille comme l’esprit ne trouve, au lieu d’harmonie, que discordance et contradiction. Mon, ce n’est point ainsi, même en musique, « ce n’est point ainsi que parle la nature. » Elle répugne à ce langage ardu, haché, tout hérissé d’intonations pénibles, à ces notes qui, loin de répondre aux mots et de les confirmer en quelque sorte, ne font que les contrarier, sinon les démentir.

Difficile est l’audition de Saint-Christophe, et malheureusement la lecture en est presque impossible. La contre-épreuve, après l’épreuve, nous est interdite. Cela n’est pas rare aujourd’hui. Mais cela n’est pas bon. Il est factieux qu’une œuvre musicale ne supporte point la réduction, comme il le serait qu’un tableau ne souffrit pas la gravure. Autrefois, que dis-je, hier encore, les œuvres, les chefs-d’œuvre de la musique, et de toute musique, quatuors, symphonies, opéras, étaient plus accommodants. Ils se laissaient approcher. Sous une forme plus familière et dans un plus simple appareil, ils gardaient assez de beauté pour nous plaire, pour nous ravir encore. Un ' Saint-Christophe est malaisément accessible d’abord à qui l’entend, puis à qui, fatigué, terriblement fatigué de l’avoir entendu, souhaiterait de le lire « à tête reposée, » comme on dit, ou plutôt comme on disait naguère. En vérité, pour le lecteur et pour l’auditeur, il est bien question maintenant de repos ! « J’aime les soirs sereins et beaux. » N’attendons plus que la musique nous donne des soirs de ce genre. À l’Opéra, longtemps avant Christophore, en écoulant sa légende, nous avons ployé, mais non sous le poids d’un Dieu. Notre ingénieux confrère M. Henri Bidou nous assurait dernièrement, à propos de Shakspeare, que « sans trop nous en rendre compte, nous allons vers un art libre, léger, vers une musique qui se joue sur toutes les libres de l’univers. » Est-ce ainsi que se joue la musique de Saint-Christophe ? Nous ne nous en rendons pas très bien compte, mais un art léger, libre, n’est assurément pas l’art de M. Vincent d’indy.

Un art humain, un art vivant, émouvant, celui-là moins encore est le sien. L’école distinguait lus opérations intellectuelles et les opérations sensitives. La Légende de saint Christophe nous paraît appartenir presque tout entière à la première catégorie. Peu de jours après Saint-Christophe, nous écoutions, une fois de plus, cette Pénélope à laquelle on ne saurait trop revenir, pour la mettre, la maintenir à son rang, l’un des premiers dans la musique française de notre temps. Nous admirions quelle part y est faite, en même temps qu’à l’esprit, à l’âme ; avec quelle délicatesse toujours, parfois avec quelle puissance et jusqu’à quelle profondeur, une phrase, que dis-je, un accord, une note, un mot, un accent, instrumental ou vocal, de cette musique-là nous touche et nous pénètre. Mais, dans l’ordre du sentiment, il n’est pas jusqu’à M. d’Indy qu’on ne puisse opposer, et préférer à lui-même. Fervaal autrefois, l’austère et souvent aride, obscur Fervaal, ne laissa pas, surtout à la fin, de nous émouvoir. Elle était, cette fin, simplement admirable, et de plus, — l’interversion des mots est significative, — elle l’était simplement. Elle l’était par je ne suis quel don et quel abandon généreux, par l’effusion d’une sensibilité libre alors de toute contrainte et de toute rigueur, par l’éclat d’une passion à la fois humaine et surnaturelle qui, venue du cœur, allait au cœur, et nous emportait très haut, sur des sommets très purs. C’est de ce dernier acte que M. d’Indy nous écrivait naguère : « J’ai essayé là de rester aussi latin, c’est-à-dire aussi purement expressif qu’il était possible à mon tempérament. Je n’y ai peut-être pas réussi, mais je vous assure que j’ai essayé avec bonne foi. » Il y avait réussi. Latin, au sens le plus large du mot, et non seulement latin, mais romain, catholique romain, M. d’Indy le fut avec puissance, avec plénitude, en ces pages magnifiques, auxquelles servait de base, ou de fond, le thème du Pange lingua. Les pages religieuses, voire liturgiques, de Saint-Christophe, les meilleures pourtant, sont loin de celles-là. C’est à peine si la passagère intonation d’un O crux ave ! première touche de la grâce sur l’âme d’Auférus, nous a nous-même touché. Quelques passages de la scène avec l’ermite ne manquent pas non plus d’onction et de componction. Mais quel émoi, quel éclat pathétique aurait dû provoquer le « portement » et la reconnaissance de l’Enfant-Jésus ! Pendant l’interminable duo de la prison, nous en évoquions un autre, que traverse, ou plutôt couronne un cri d’amour, d’amour divin. Il se trouve dans un opéra, médiocre et manqué par ailleurs, le Polyeucte de Gounod… Mais n’allons pas plus avant : certains n’auraient qu’à sourire du pieux et tendre maître et du disciple fidèle qui ne craint pas et ne craindra jamais de le nommer de ce nom.

Après le Pange lingua de Fervaal et d’après le style dans lequel M. d’Indy l’avait « traité, » nous espérions beaucoup des chœurs mystiques de Saint-Christophe. Ils nous ont déconcerté, sinon rebuté par l’excès de la recherche et de la division, par l’apparence au moins d’un embarras inextricable, par je ne sais quelle dissociation, poussée à l’infini, de la matière ou de la substance sonore. Les choristes, qui les ont chantés faux, imperturbablement, ne sont peut-être pas les seuls coupables. À l’impossible, un choriste même, surtout plusieurs choristes, ne sauraient être tenus. Auprès de telles combinaisons, la polyphonie vocale du XVIe siècle, que M. d’Indy connaît si bien, qu’il admire et qu’il aime, n’est que jeux de petits enfants.

Maître, et maître d’école aussi, d’une école non moins digne que lui de considération, les élèves de M. d’Indy, sans compter ses amis et ses admirateurs, le tiennent pour le maître ou le chef de l’école française elle-même. En quoi l’on peut estimer que d’abord ils exagèrent et qu’ensuite ils se trompent. Le « nationalisme » ne nous apparut jamais comme le signe éminent d’un art qui n’a pas nos qualités, et dont les défauts, ou les excès, ne sont pas nôtres. Nous en voyons moins bien chez nous les origines, que nous n’en craignons pour nous les suites. « Encore une fois, » écrivait Jules Lemaître, il y a déjà longtemps, « encore une fois les Saxons et les Germains, les Gètes et les Thraces et les peuples de la neigeuse Thulé ont fait la conquête de la Gaule. » Faut-il donc, après Saint-Christophe comme jadis après Fervaal, exprimer les mêmes regrets, éprouver les mêmes alarmes ! Notre sol enfin reconquis, n’allons-nous pas reconquérir notre génie, et notre art, et notre âme ! Des œuvres comme la Légende de saint Christophe ne sont pas de celles qui peuvent nous les rendre. Plutôt que de nous guider, elles nous détournent, elles nous égarent. Il est permis au moins de le croire et de le craindre. Et puis, et surtout peut-être, quand l’âge vient, quand il est venu, il nous semble parfois que le cours ou le courant actuel des choses, même des choses musicales, nous dépasse et nous déborde. Serait-il donc vrai que l’idéal de notre pays puisse un jour nous devenir étranger, pour ne pas dire contraire !


Ma maison me regarde et ne me connaît plus,


ou c’est nous qui ne la connaissons plus, notre maison natale, notre maison française. Et cela ne va pas sans une grande mélancolie.

Que les décors de Saint-Christophe représentent une maison, voire un palais, ou que ce soit un paysage, ils nous semblèrent également d’un goût et d’un style qui n’est pas le nôtre. S’il est en train de le devenir, fassent les dieux qu’il ne le demeure point ! Au contraire, c’est à la française que chante et déclame encore M. Delmas (l’Ermite). M. Franz (Auférus-Christophe) parut aux yeux gigantesque à souhait, mais un peu tout d’une pièce. Belle autant que robuste est sa voix, et sa diction nette. Différente est la diction de Mlle Germaine Lubin (Dame de Volupté, puis Nicea). Dans le double rôle du « Roi de l’Or » et du « Grand Juge, » l’interprète (M. Rouard) nous parut supérieur au personnage. Chaleureux compliments à l’orchestre, dirigé par M. Ruhlmann. Et que de peine doit donner une aussi difficile direction !

La journée du 23 juin fut bonne pour les musiciens. On entendit Cosi fan tutte à l’Opéra-Comique ; puis, à la Sainte-Chapelle, la Messe « du Pape Marcel. » Un auditeur des deux chefs-d’œuvre s’en félicitait. « Oui, mais alors, » observa l’un de nos compositeurs, et des moindres, « il ne restera plus de place pour nous ! » Il avait tort : entre Palestrina et Mozart, il reste encore de la place, ou des places. À moins qu’il n’eût raison : elles sont occupées.

La messe « du Pape Marcel ! » Il est peu de personnes qui ne la connaissent au moins de nom. Il y en a beaucoup peut-être qui ne la connaissent pas autrement. Les unes et les autres viennent d’avoir une magnifique occasion de l’entendre. Le chef-d’œuvre de Palestrina fut interprété à la Sainte-Chapelle par un chœur d’hommes et par un chœur d’enfants, élèves — ceux-ci — de la Cantoria. Tel est le nom d’une œuvre bienfaisante entre toutes. M. Jules Meunier, maître de chapelle de la basilique Sainte-Clotilde, l’a fondée et la dirige. De nobles et généreux patronages la soutiennent. Œuvre de charité, de piété, de patriotisme et d’art ; maison familiale et scolaire, où de jeunes orphelins de la guerre sont formés au goût et à la pratique de la musique religieuse. Ils ont bien chanté, ces petits, et ne se sont pas montrés indignes de leurs lointains devanciers. Vous n’êtes pas sans ignorer que, dès le XIVe siècle, le service musical de la « Chapelle du Palais » se partageait, sous la direction d’un chantre, entre les chapelains et les enfants. Les enfants avaient, dans le voisinage, leur maison, ou leur « ostel, » auquel étaient attachés serviteurs et servantes : « un varlet bon et honneste et une chambérière assez ancienne, pour les servir et tenir nettement, comme besoing est à enfants. » Par de vieux documents tout le détail de leurs études et de leur vie journalière, de leurs jeux, de leurs promenades, nous est fourni. L’autre jour, les petits chantrillons, entrant dans la chapelle, ne semblèrent qu’y reprendre leur place. Quelle place ! En quel lieu ! Sous les voûtes légères on se rappelait le mot de Beethoven : « Mon royaume est dans l’air. » A travers les croisées de pierreries, le couchant l’illuminait de tous ses feux, le royaume aérien. Hôtesse quatre fois centenaire de la Sixtine, la messe « du Pape Marcel » trouvait chez nous un asile non moins illustre, non moins sacré, mémorial de notre passé et merveille de notre génie. Nous en évoquions l’histoire, et celle aussi d’autres sanctuaires voisins, également chers à nos cœurs : Notre-Dame, dont le cloître encore inachevé abrita naguère les premiers essais de la musique mesurée ; Saint-Gervais, l’église palestinienne entre toutes, avant toutes les nôtres ; Saint-Gervais, asile de beauté non moins que de prière et par là voué deux fois, sa blessure l’atteste encore, à la rage de nos ennemis. Ainsi tous les souvenirs, toutes les gloires françaises s’unissaient pour accueillir parmi nous le chef-d’œuvre d’Italie et pour lui faire honneur.

Cosi fan tutte, représenté à Vienne le 26 janvier 1790, est l’un des trois derniers opéras de Mozart. « Opera buffa, » que devait suivre, à Prague, le 6 septembre 1791, la Clemenza di Tito, opera seria ; enfin, à Vienne encore, le 30 septembre de la même année, moins de trois mois avant la mort du maître, la Flûte Enchantée (Die Zauberflöle, deutsche oper, opéra allemand). Il y a quelque soixante ans, en des pages admirables d’intelligence et de sensibilité, Taine écrivait de Cosi fan tutte : « Est-ce qu’on peut songer ici à autre chose qu’à être heureux et amoureux ! » Et il ajoutait : « Mozart n’a pas songé à autre chose. » Assurément, le musicien, le divin musicien qu’était Mozart. Mais l’homme, l’homme infortuné qu’il était aussi, comment aurait-il pu, malgré son amour pour sa chère Constance, ne pas songer à sa misère !

Trois mois après Cosi fan tutte, il écrit à un ami : « Je vous prie seulement de considérer ma situation sous toutes ses faces, d’avoir compassion de ma sincère amitié et de ma confiance en vous, et de me pardonner ; mais si vous voulez bien et si vous pouvez m’arracher à un embarras actuel, faites-le, pour l’amour de Dieu. »

Mozart.


Au même, le mois suivant :

« Vous connaissez ma situation : bref, je suis contraint, ne trouvant pas un seul ami véritable, d’emprunter de l’argent aux usuriers. Si vous saviez quel tourment et quelle préoccupation tout cela me cause… Cela m’a empêché tous ces temps-ci de terminer mes quatuors…

Mozart.

« P. S. — J’ai maintenant deux élèves ; je voudrais bien augmenter ce nombre jusqu’à huit. Tâchez de répandre partout que j’accepte de donner des leçons[1]. »

Ainsi, toujours ainsi, l’œuvre de Mozart est le contraire de sa vie. Celle-ci ne fut que souffrance et l’autre ne respire que le bonheur. Mozart ne fait pas de son art le confident et le témoin de sa peine. Il le garde souriant et serein, au-dessus de l’épreuve, à l’abri des larmes. Et parce que jamais il ne se raconte, ne se plaint, ne se pleure, Mozart est peut-être le plus classique des musiciens.

Il en est peut-être aussi le plus universel. Entendez par-là que dans un opéra de Mozart, musique de chant et d’orchestre, de chambre et de symphonie, de théâtre et de concert, toute musique enfin, toute la musique est rassemblée. Et la beauté de cette musique n’est pas seulement partout, elle est toujours. Du commencement à la fin, Cosi fan tutte est un miracle continu et continuellement renouvelé. Miracle d’esprit, c’est-à-dire de verve, de malice, d’ironie aimable et légère ; miracle de l’esprit, autrement dit de l’intelligence. Par celle-ci même, par les éléments ou les vertus purement spirituelles, par la logique et la raison, la mesure et l’équilibre, par tout enfin ce qui constitue l’ordre ou la « catégorie » de la pensée pure, il n’est pas un chef-d’œuvre de polyphonie, de la plus vaste et de la plus riche, qui l’emporte sur une phrase, une ligne, rien que mélodique et toute seule, de Mozart.

Pour le sentiment ! Comme Chérubin, « pour le sentiment, c’est un jeune homme qui… » ce Mozart éternellement jeune, Et le sentiment que respire la musique de Cosi fan tutte, qui l’égayé et l’attendrit à la fois, c’est « l’amour absolu de la beauté accomplie et heureuse[2]. » Il n’est rien que cet amour n’élève, ne purifie et ne transfigure. Qu’importe au Mozart de Cosi fan tutte, et, grâce à lui, que nous importe à nous le sujet, ou la situation, les personnages et les paroles ! « Adieu, reste-moi fidèle, écris-moi tous les jours, adieu, adieu. » Voilà ce que disent et redisent à deux amants leurs deux maîtresses, tandis que tout bas un mauvais plaisant en rit. Et voilà l’occasion, le prétexte du fameux, du divin quintette du premier acte. On citerait, au hasard, vingt exemples de ce mystérieux pouvoir, de cette magie des sons. Autant que les voix, les instruments, que dis-je, un seul, une noie unique, longuement tenue, de flûte ou de hautbois, l’exerce et nous y soumet, répandant sur nous, en nous, quelle secrète, enivrante douceur ! Taine encore, toujours : « Ceux-ci, » (les amoureux), « se déguisent en Turcs pour éprouver leurs maîtresses, ils feignent de s’empoisonner, la suivante se fait tour à tour médecin, notaire, et leurs maîtresses croient tout cela. Moi aussi, je veux croire ces folies, un instant, si peu d’instants qu’il vous plaira, et c’est justement pour cela que mon émotion est charmante. »

Que pourrions-nous ajouter ? Ceci peut-être : « Le grand secret… n’est que d’être naturel en devenant parfait. Tout art est là, tant que les hommes seront hommes. » Et cela ne serait pas une mauvaise définition du génie de Mozart. Autre chose encore, à propos d’un opéra de Cimarosa, mais qui peut se rapporter à Cosi fan tutte : « J’ai fait des réflexions sur la possibilité de marier si heureusement des sottises, des absurdités même, aux beautés les plus sublimes de l’art musical. C’est l’humour seul qui amène un pareil résultat, car l’humour, même sans être poétique, est une sorte de poésie et nous élève par sa nature au-dessus du sujet. L’Allemand est rarement sensible à ce charme, parce que ses goûts de Philistin ne lui permettent d’estimer que les sottises qui se cachent sous un air de sensibilité ou de bon sens. »

C’est Goethe qui parle ainsi. Plus haut, c’était M. Charles Maurras. Après l’opinion de Taine, en voilà d’autres, qui ne sont pas « de Monsieur tel ou tel. » Assurément l’ombre de Mozart, et M. Vincent d’Indy peut-être nous pardonnera de les avoir citées.

« Il suffit, » disait Gounod, « il suffit d’un interprète pour calomnier un chef-d’œuvre. » Pas un calomniateur ne s’est rencontré cette fois parmi les interprètes du chef-d’œuvre de Mozart. Tous l’ont compris, l’ont senti, l’ont rendu : l’un d’eux même, ou plutôt l’une d’elles, en perfection. L’oracle conseillait à Socrate de ne faire que de la musique. C’est cela qu’il faut faire quand on chante Mozart. Dans le rôle, difficile entre tous, de Fiordiligi, ainsi fit une fois encore cette cantatrice insigne dont la voix et le style ont la même pureté, Mme Ritter-Ciampi. Ses partenaires, au nombre de cinq, ont mené fort agréablement le jeu délicieux qu’est la partition de Mozart. Depuis qu’elle a chanté pour la première fois le rôle de Suzanne, ou plutôt en le chantant, Mme Vallandri (Dorabelle) a fait de sensibles progrès. Elle se familiarise avec le style de Mozart. Il ne lui manque plus que d’assouplir et de polir en quelque sorte une voix toujours un peu dure. M. Vieuille a su fort habilement affiner, alléger la sienne, et son jeu même, autant que sa voix. Mlle Edmée Favart (la soubrette) a beaucoup de verve, d’esprit, mais peut-être un peu moins de distinction qu’il ne faudrait. Quant aux deux jeunes amoureux, M. Audoin (baryton) est loin de mal chanter et M. Gazette, un ténor à la voix charmante, en est plus loin encore. Bravo, l’orchestre vivant, brillant, discret et délié, une ou deux fois seulement un peu trop vite, de M. André Messager. Il n’est pas jusqu’au décor, aux costumes, qui ne soient dans l’esprit et le sentiment de la musique. En résumé, Cosi fan tutte a fait de nous, de nous tous, pendant quelques heures, les habitants du « royaume où demeurent les enchantements célestes des sons. » Décidément c’est quelque chose que la pure, la parfaite beauté. Le public s’y montra sensible, heureux de pouvoir manifester sa joie, son enthousiasme, en toute assurance, avec la garantie et comme à couvert du nom de Mozart.

Camille Bellaigue.
  1. Lettres de Mozart, traduction de Curzon.
  2. Taine.