Revue musicale - 14 juin 1920

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Revue musicale - 14 juin 1920
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 902-913).
REVUE MUSICALE


THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE. — Le Sauteriot ; poème de MM. Henri-Pierre Roche et Martial Périer, d’après la pièce de E. de Keyserling ; musique de M. Sylvio Lazzari. — Lorenzaccio, d’après Alfred de Musset ; musique de M. Ernest Moret. — Mme Ritter-Ciampi, dans la Traviata. — La musique étrangère à Paris.


Henri Heine trouvait à nos vieux opéras-comiques de la grâce, de l’esprit, du naturel et de la poésie. Mais une poésie, ajoutait-il, sans le frisson de l’infini, sans morbidezza, une poésie jouissant d’une bonne santé. Il s’en faut que ce dernier trait distingue les deux ouvrages de M. Lazzari jusqu’ici représentés à l’Opéra-Comique. Impossible de se porter plus mal qu’on ne le fait dans l’une et l’autre de ces histoires insalubres, dans la première surtout. La lèpre au moyen âge, en Bretagne ; sa transmissibilité, par l’hérédité ou par le contact ; son traitement, atroce, ou son extinction, par l’isolement et la réclusion perpétuelle ; deux cas déclarés et un troisième qui ne saurait manquer de se produire ; des malades, et derrière eux, ou plutôt au-dessus d’eux, couvrant tout le drame de son ombre funeste, la maladie elle-même ; tel était le sujet, les personnages, et la véritable héroïne de la Lépreuse, (poème de M. Henry Bataille).

Au commencement du Sauteriot, l’état sanitaire n’est pas aussi généralement déplorable. Il ne s’agit que d’un cas isolé, mais qui, pour n’être pas de lèpre, est tout de même grave et quasi désespéré. Dans une famille lithuanienne, Anne, la mère, se meurt. Autour d’elle, les autres membres de la famille lithuanienne sont le père, Mikkel, un mauvais sujet ; la vieille Trine, mère de la mourante, la belle Madda, sœur de Mikkel, enfin une pauvre et frêle créature, Orti, le Sauteriot. Fille naturelle de Mikkel, Anne l’a recueillie, élevée avec tendresse, mais elle n’a jamais reçu de son père, ivrogne et brutal, que des injures et des coups.

Donc, Anne est au plus mal. Le prêtre vient de lui donner les derniers sacrements. Quant au médecin, avant de se retirer, il a laissé à Orti une potion, dont un certain nombre de gouttes, dix exactement, peuvent soulager l’agonisante, mais dont une onzième la tuerait infailliblement. Pour le moment, elle dort. Tout en la veillant, l’aïeule et la petite-fille s’entretiennent d’une fête qui doit avoir lieu ce soir même : fête et pèlerinage au village de Viazmi. Là, dans « la chapelle noire, » on révère une Vierge miraculeuse. Parmi les miracles obtenus d’elle, Trine cite pieusement l’histoire d’une pauvre femme dont le fils allait mourir. Pour le sauver, la mère offrit sa propre vie et la madone accepta l’échange. Émue d’abord et bientôt exaltée par un si bel exemple, que Trine lui cite avec enthousiasme, sans penser d’ailleurs à le suivre elle-même, Orti résout de tenter l’héroïque aventure. Elle part, mais avant de partir, elle voit un garçon du pays. Indrik, dont elle est secrètement éprise, embrasser la belle Madda et l’emmener à la fête. Elle les suit, troublée, et partagée, au fond, entre des sentiments divers.

Pendant la fête, Madda s’étant montrée un peu trop sensible aux avances du greffier du village, les deux rivaux en viennent aux mains. Indrik a le dessous et va succomber, quand Orti s’élance et détourne le couteau du greffier. Alors, scène d’amour entre Indrik et le sauteriot sauveur ; mais d’un amour en quelque sorte unilatéral, auquel on sent déjà qu’Indrik répond à peine ce soir, et demain se dérobera.

Orti cependant s’était offerte à la Madone, et la Madone, inclinant par trois fois la tête, avait signifié qu’elle acceptait le sacrifice. Pauvre sauteriot ! Le bonheur entrevu lui rend désormais trop cruelle, peut-être même impossible à tenir, sa promesse d’hier. De retour au chevet de la moribonde, celle-ci lui demandant à boire, vous devinez quelle pensée l’effleure, puis l’envahit. Elle verse dans un verre tout le contenu de la fiole. Mais voici qu’Indrick à son tour est entré, sans l’apercevoir. C’est Madda qu’il cherche dans l’ombre, et qu’il appelle ; c’est Madda seule que, même inconstante, il aime toujours. Insensible aux reproches, aux larmes d’Orti, il la repousse et va retrouver l’autre. Alors la délaissée, fidèle, — par désespoir peut-être, — à son vœu, l’accomplit. Elle boit le poison et meurt.

Voilà le drame. « Il est vrai qu’il est triste. » Et vous pensez bien que la musique n’a pas non plus le caractère enjoué. Analogue, si ce n’est peut-être égale à la Lépreuse, la nouvelle partition de M. Lazzari mérite, autant que son aînée, la considération, l’estime, et même, — étant donné la nature du sujet, — la plus douloureuse sympathie. Une chose était vraie de la Lépreuse et ne l’est pas moins du Sauteriot. Sur une histoire de maladie et de mort, le musicien a écrit une musique lugubre, mais solide, mais forte, fondée et construite un peu dans la manière et le goût d’un monument funéraire. S’il vous plaît d’en connaître d’abord la façon, ou la facture, nous commencerons par vous dire que cette musique est faite avec des « motifs conducteurs. » Le système ou le mécanisme a beau n’être plus très nouveau, bon nombre de musiciens ne paraissent pas encore près d’en abandonner l’usage. « C’est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau. » Ainsi le thème initial du Sauteriot nous dit tout de suite : « C’est moi qui suis la malade, voire la maladie, ou tout au moins c’est moi qui la représente. » Et tout à l’heure, un peu plus animé, ce thème figurera l’ægrotante, ranimée elle aussi, pour un moment, par la potion. Que dis-je, la potion même aura son motif et je croirais volontiers que certaine note, répétée régulièrement au sommet de l’orchestre, en compte les gouttes. Motif d’Orti ; motif du miracle ; motif (en forme de valse) de la fête du village et des amours d’Indrik et de Madda ; motif de la forêt (avec ses inévitables « murmures, ») et d’un autre amour, plus touchant, que pendant une heure elle abrite ; voilà le sommaire, ou le catalogue à peu près complet. M. Lazzari, cela va sans dire, en présente, en fait valoir, en symphoniste exercé, les articles divers. Par lui distribuées, amenées, ramenées, opposées, combinées, les courtes formules mélodiques vont, viennent et reviennent. Elles changent de ton et de mouvement, de rythme, de mode et de timbre ; elles passent d’un instrument ou d’un groupe d’instruments à un autre. Mécanisme, système, disions-nous plus haut. On finira peut-être par s’apercevoir que le leitmotif, — soit dit sans l’offenser ou le méconnaître seulement, — n’est, au fond, rien autre chose, et que, Wagner en ayant épuisé les ressources et les effets, les beautés et les ennuis, le jour est venu de s’en débarrasser, après s’en être trop servi. Nous souhaitons ardemment de voir ce jour.

Par la force des choses, l’application du leitmotif entraîne la prédominance de l’orchestre. Comme l’effet à la cause, celle-ci répond ou correspond à celle-là. M. Lazzari ne pouvait manquer la correspondance. Mais alors surgit l’inévitable et plus que toute autre difficile question du rapport entre les instruments, ou la symphonie, et les voix. Le fond et comme l’essence même du drame lyrique, ou de l’opéra, — le titre n’importe pas, — en dépend. Et jusqu’ici, le seul Mozart peut-être a trouvé, dans le juste accord des deux éléments, l’harmonieuse, élégante et parfaite solution du problème. En toute œuvre, ou chef-d’œuvre, autre que les siens, l’équilibre laisse à désirer, et tour à tour, au cours des âges de la musique, l’un des deux termes de la relation l’emporta. M. Lazzari, comme la plupart de nos contemporains, donne l’avantage à l’orchestre. Sa musique se joue plutôt qu’elle ne se chante. Symphonique, elle a de la force, de la solidité, de la puissance parfois ; plus souvent, compacte et massive, elle s’empâte et s’alourdit. Au premier acte, près de l’éternelle mourante, tandis que la vieille Trine et la jeune Orti mangent une soupe épaisse, dans l’orchestre aussi la cuiller tiendrait debout. On souhaite à tout moment que cet orchestre s’éclaircisse et s’aère. Au second acte seulement (scène d’amour dans la forêt), des lueurs le traversent. Et puis, il a le tort de prendre constamment pour base, au lieu des « cordes, » les « vents. » Base inconsistante et fragile. Cor anglais, clarinette basse et leurs congénères ne sauraient fournir à la symphonie le fond, l’appui qu’elle ne peut et ne doit trouver que dans le vieux, l’éternel « quatuor. » Les Grecs avaient bien raison, qui réservaient la prééminence à la lyre.

En résumé, cette œuvre est dure, elle est pénible. Elle nous oppresse et nous accable. Cependant, pour être juste, il faut réagir et ne pas méconnaître dans la musique de M. Lazzari de sinistres, mais réelles beautés. Elle a vraiment créé, cette musique, les deux figures féminines auxquelles se réduit le drame et que le drame seul animerait à peine. Elles vivent par les sons, l’aïeule et la petite-fille, elles vivent une vie intense, exaltée, l’une proposant, que dis-je, imposant avec une sorte de mysticisme farouche, l’autre acceptant avec une généreuse tendresse le sacrifice dont l’idée envahit par degrés leurs deux âmes, jusqu’à ce qu’elle les possède et les domine tout entières. Deux scènes, deux grandes scènes, duos, ou plutôt dialogues féminins, remplissent, à peu de chose près, le premier et le dernier acte. Elles se répondent, elles se font pendant, comme deux lampes de bronze mortuaires. On ne saurait entendre ou lire seulement sans émotion l’histoire, contée par la vieille sibylle, de la grâce, à la fois salutaire et funeste, naguère accordée par la Vierge à la mère qui l’implora. Le récit d’abord est un modèle de composition et d’ordonnance. Une phrase expressive, en forme de marche funèbre, lui sert de fond ou de soutien ; elle le rassemble, pour ainsi dire, et le fait un. Avec cela, les intonations, les inflexions de la voix, de cette voix toujours grave et profonde, qui tour à tour insinue et adjure, se contraint et s’emporte ; les sonorités, les timbres choisis de l’orchestre, tout concourt à la grandeur, à la vigueur croissante de la scène. Sans compter qu’il s’y mêle, dans le personnage de la jeune fille, une faiblesse touchante et, sur des lèvres de vingt ans, des accents, des soupirs, où se trahit, autant que la volonté et le courage, la tristesse et la peur de mourir.

Le dernier acte est analogue et pour le moins égal au premier. Le même feu sombre, plus ardent peut-être, y couve longtemps et finit par en jaillir au dehors. Autour d’Orti revenue, qui se tait et qui songe, rôde, plus que jamais farouche, la vieille pythonisse, l’éternelle, implacable prêcheuse et prêtresse de mort. Avide de savoir, ses regards, ses gestes, autant que sa voix, interrogent et fouillent. Et la musique aussi, par toutes ses voix, par ses silences même, se fait questionneuse. Prudente, sournoise, elle mène par degrés et longuement je ne sais quelle enquête furtive. Elle entre peu à peu dans le mystère, elle approche du secret qu’elle pressent, que nous pressentons avec elle, et, comme elle, cette approche nous remplit d’une inquiétude qui va jusqu’à l’angoisse.

Le récit de la jeune fille racontant enfin à la grand’mère son pèlerinage, sa prière et l’acquiescement de la Madone, ce récit où se mêle à l’enthousiasme surnaturel un naturel effroi, se développe largement. Il est pathétique. Un frisson continu de l’orchestre l’accompagne ; mais, comme rarement il arrive en pareil cas, plutôt que de soutenir le chant, de lui servir de base, ou de basse, il le domine et pour ainsi dire le survole. Enfin voici l’éclat, ou l’éclair final et longtemps attendu. C’est une sorte de fanfare, cuivrée et stridente, à demi triomphale et funèbre encore à demi. Il est possible que cette brève apothéose rappelle un peu le thème principal des Préludes de Liszt et certains motifs wagnériens. Il est certain que pendant quelques instants, les derniers, elle dilate, elle illumine une musique partout ou presque partout ailleurs contrainte et ténébreuse.

« On ne devrait, » a dit Renan, « on ne devrait écrire que de ce qu’on aime. » L’auteur de la Lépreuse et du Sauteriot a l’amour du mystère, de l’émotion pénible, mais puissante, et de je ne sais quelle horreur sacrée. Pour M. Lazzari, le royaume des sons est un royaume sombre. Il est le musicien des épouvantements.

Mlles Raveau (Trine) et Brothier (Orti) ont tenu avec un talent insigne les deux rôles féminins, les seuls qui comptent. Elles ont même fait plus que les tenir : elle les ont élevés et grandis. On disait nier encore : « La petite Brothier. » Cette fois, ce serait trop peu dire. En elle ainsi qu’en sa partenaire, drame et musique ont trouvé deux interprètes hors ligne. Vous connaissez le mot de Grétry : « Il y a chanter pour chanter et chanter pour parler. » Les deux jeunes femmes ont également bien chanté de l’une et de l’autre manière.


On rapporte ce trait de Cherubini. Rencontrant un de ses élèves, dont il venait d’entendre un opéra, il garda le silence. « Eh ! bien, maître, vous ne me dites rien ? — Mais c’est que, toi non plus, tu ne m’as rien dit. » Pour la même raison, il n’y a pas beaucoup à dire de Lorenzaccio. Peu de musique là-dedans. Non pas que ce peu soit mauvais. On pourrait épuiser pour cette musique les formules de la courtoisie. Il serait équitable de la nommer sincère, convenable, honorable même. Surtout elle n’a rien d’excentrique, ni de charlatanesque, encore moins d’agressif, d’aventureux, ou seulement de hardi. Si par moments elle trahit l’influence de Massenet, dont M. Moret fut le disciple, d’aucuns ont trouvé qu’ailleurs elle n’est pas sans rappeler la manière, moins personnelle, d’Ambroise Thomas. Et cette dernière analogie n’est peut-être pas déplacée en un drame, — le seul drame shakspearien de notre théâtre français, — dont on a pu, quelquefois et de loin, comparer le héros avec le prince de Danemark.

Transcrit et réduit en opéra, il est fort à craindre que ce drame ne soit parfaitement inintelligible à ceux des spectateurs qui n’ont pas lu Musset. Il y en avait, le soir de la première représentation. De même, le soir de la première représentation du Méphistophélès' de Boito, une dame « s’est rencontrée, » qui nous demanda comment, dans cette version nouvelle, — pour elle au moins, — de l’histoire de Faust, on voyait une Hélène, et si c’était bien celle de la guerre de Troie. Dans Lorenzaccio, les inévitables « coupures » ont fait entre les tableaux, quand ce n’est pas dans les tableaux mêmes, des vides fâcheux. Telle scène ou tel personnage en devient obscur, et tel autre insignifiant. Non pas que la déclamation lyrique manque ici de clarté. Les paroles se laissent entendre ; étant de Musset, pour la plupart, elles font plaisir. L’accent, l’expression, l’éloquence, la vie enfin, voilà plutôt ce que la musique ne leur donne pas toujours. Quelquefois cependant, elles vivent, ces paroles, et elles portent. Il y a dans le rôle de Lorenzaccio maint passage où la voix presque seule, presque nue, agit par la simple et discrète vertu d’une intonation, d’une inflexion juste. Parfois aussi, trop rarement, l’orchestre s’y ajoute, également discret et délicat. Il enveloppe, sans l’étouffer, la parole à demi déclamée et chantée à demi. Tel est le style de certaines pages, à notre gré les meilleures : le rêve que raconte à Lorenzaccio sa mère ; plus loin, dans la nuit du meurtre, sur un pont de Florence, au clair de lune, le rêve encore, ou plutôt la rêverie de Lorenzaccio se rappelant son enfance, et les prairies et les champs, et la petite chevrière et les chèvres blanches de Cafaggiuolo. Dans la fin de ce monologue, dans le doux flottement de la voix au-dessus d’un orchestre harmonieux, il y a vraiment de la musique et de la poésie. Il y en a dans une autre scène, la dernière, après l’assassinat. « Lorsqu’il eut vu le duc au point où il le voulait mettre, Lorenzo, tant pour s’assurer qu’on n’avait rien soupçonné, que pour se reposer et respirer, (car il était vaincu et brisé de lassitude), se mit à l’une des fenêtres qui ouvrent sur la via Larga. » Ainsi parle la chronique florentine. Mais Alfred de Musset parle mieux :


LORENZO, s’asseyant sur la fenêtre.

« Que la nuit est belle ! que l’air du ciel est pur ! Respire, respire, cœur navré de joie !… Que le vent du soir est deux et embaumé ! Comme les fleurs des prairies s’entr’ouvrent ! O nature magnifique ! O éternel repos ! »

Sans égaler ici la poésie, la musique n’en est pas indigne. A son exemple, elle s’élève et s’épanouit. Elle ramène une dernière fois le thème, ou le chant, très inspiré de*Massenet, qui, d’un bout à l’autre du drame, est censé représenter Lorenzaccio et ne le représente pas mal en effet, ayant comme le personnage même je ne sais quoi d’ondoyant, de nerveux et d’un peu morbide. Décidément, sur le point de conclure, le « tu ne m’as rien dit, » de Cherubini semble un peu bien sévère. Gardons de Lorenzaccio l’impression finale, et que les autres soient par elle atténuées.

« Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d’orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour tenir un éventail, ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n’a pas la force de rire[1]. » Écoutez-moi cette voix aussi, tantôt ironique et mordante, tantôt lasse et lourde d’une funeste mélancolie ; cette voix qui s’enfle moins qu’elle ne se creuse et qui, plutôt que de briller, cherche à s’assombrir. Telle est la voix, tel est, (sauf la petitesse), l’aspect de M. Vanni. Marcoux. Chanteur et tragédien, avec autant d’intelligence, de souplesse, et plus de sobriété que de coutume, il est Lorenzaccio lui-même ; non pas seulement le personnage, mais le drame tout entier.


C’est ainsi qu’un autre soir, encore à l’Opéra-Comique, la beauté musicale, vocale et dramatique d’une Traviata parut se rassembler tout entière dans le talent de la parfaite cantatrice qu’est Mme Ritter-Ciampi. Cantatrice de style, du plus grand style et du plus pur, dans les Noces de Figaro, dans le Barbier, l’on n’attendait peut-être pas d’elle, dans la Traviata, cet éclat et cette passion, cette joie et cette douleur de vivre et d’aimer, enfin, envers la mort, cette douceur. « Nitida come la perla, » disait Marcello, voilà deux cents ans, d’une voix de femme, entendue un soir par lui sur la lagune, et si belle, que, dès les premières notes et pour toujours, elle gagna son cœur. Italienne à demi, peut-être la voix de Mme Ritter-Ciampi ressemble-t-elle à cette voix. Et comme elle chante, la Comtesse, Rosine, Violetta ! Comme elle sait chanter ! Chanter, c’est-à-dire, poser les notes, ou les prendre, ou les attaquer, et les lier ensemble ; c’est-à-dire encore donner à chacune, en soi d’abord, puis par rapport aux autres, la durée et le volume, l’ombre et la lumière, ou le modelé qu’il faut ; c’est-à-dire enfin tracer avec souplesse, avec pureté, jusqu’au bout, sans qu’elle se brise, sans qu’elle se hâte et sans qu’elle traîne, à la fin surtout, une ligne de sons. Tout cela n’est que musique, ou plutôt la musique n’est que cela. « Musica me juvat ou delectat. » Virtuose, mais musicienne aussi, Mme Ritter-Ciampi nous charme, ou nous émeut, par la pure musique. Tous les éléments et tous les moyens de son art, toutes ses manières d’être, de sentir et d’exprimer, elle les demande à la musique, elle les lui soumet. Et ce n’est pas son moindre titre à l’admiration des musiciens.

En écoutant la Traviata, plus d’un souvenir de sa patrie et de son auteur nous revenait à la mémoire. Verdi pensait à la Traviata quand il écrivait (en 1851) au librettiste du Trovatore : « J’ai tout prêt un autre sujet, simple, affectueux. » Simple, telle est bien cette musique, mais un peu plus qu’affectueuse. Rappelez-vous ses élans, ses transports, entre autres, et plus que tous les autres, la pathétique, la poignante adjuration du second acte : « Amami, Alfredo ! » (j’oublie les paroles françaises), que Mme Ritter-Ciampi, l’autre soir, a jetée à pleine voix, à plein cœur. La musique y a réuni toutes ses énergies, toutes ses puissances. Elles lui servent toutes à préparer le grand coup, si l’on peut dire, qu’il faut ici qu’elle frappe. C’est l’orchestre, aussi haletant que la voix ; c’est la hâte du mouvement, la fièvre du rythme et la brusquerie des modulations. Ce sont des arrêts, des cassures, puis des reprises soudaines ; c’est un gémissement chromatique, c’est l’attaque et l’âpre morsure d’une note imprévue et déchirante, ce sont des trilles nerveux et comme affolés, qui semblent rire et pleurer à la fois. Enfin, pour achever, couronner le crescendo général, éclate une mélodie, ou plutôt une mélopée éperdue. Et c’est un trémolo, — rien de plus médiocre, n’est-ce pas ? et de plus vulgaire, — qui la soutient, bien plus, qui la soulève et l’emporte sur une des plus hautes cimes où jamais s’éleva la musique d’amour.

Le dernier acte de la Traviata est l’un des chefs-d’œuvre de la musique de mort. Le plus fidèle serviteur du maître en a commenté l’introduction dans une lettre par nous déjà citée naguère, mais qu’on nous permettra de rappeler, comme un modèle de critique intelligente et sensible à la fois. « Subtil, » nous écrivait Arrigo Boito, « subtil, au sens latin de gracilis, exilis, voilà véritablement l’épithète nécessaire pour qualifier cette page émouvante. Le mot français répond à certaine expression de la langue italienne. Nous disons d’une personne qui meurt phtisique : Muore. del mal sottile. Il semble que ce prélude le dise avec des sons, des sons aigus, tristes et grêles, presque immatériels, éthérés, malades et tout près de mourir. Que la musique ait le pouvoir de réaliser l’atmosphère d’une chambre close, où l’on veille un malade, l’hiver, qui l’aurait pu croire avant que ce prélude fût écrit ? Quel silence ! Quel paisible et pénible silence, fait de sons ! L’âme de la mourante, qui ne tient plus à son corps que par le fil le plus ténu, par un souffle, et qui reprend deux fois, avant de se détacher, son premier souvenir d’amour ! Arte latina ! Arte divina ! divina ! »

Quelque trente ans après la Traviata, l’Otello devait offrir un exemple analogue du même art. Le prélude aussi du dernier acte exprime la tristesse, la menace d’une mort féminine et prochaine. Mais il le fait par des moyens très différents, plus raffinés et plus complexes, par la polyphonie et non par l’unité mélodique. De l’une à l’autre de ces deux pages, également et diversement belles, on peut mesurer le changement qui s’est accompli, sinon dans la nature, au moins dans le langage ou le style du maître d’Italie.


En musique même, les deux questions, l’intérieure et l’extérieure, se posent aujourd’hui. L’Opéra, pendant quelques soirs, a connu les douceurs du syndicat et des grèves. Le personnel au complet, ou peu s’en faut, ceux qui jouent, ceux et celles qui chantent et qui dansent, ont transféré le lieu de leurs exercices et leur « foyer » dans la célèbre salle de la rue poétiquement dénommée « Grange-aux-Belles. » Le chef d’orchestre, étant le chef, a naturellement suivi. Aussi bien son titre seul aura sous peu quelque chose d’archaïque et d’offensant pour ses musiciens. On l’a déjà traité de « camarade. » Bientôt, ce sera de « serviteur. » « Serviteur d’orchestre » répondra mieux à la réalité des faits comme à l’humilité de la fonction rabaissée. Et cette fonction même finira par être abolie. Alors, dans la véritable démocratie musicale, dans la république des instruments et des voix, des rythmes, des mouvements, des valeurs et des timbres, la liberté véritable et la parfaite égalité sa sœur, à défaut peut-être de la fraternité, régneront. Déjà paraissent et se multiplient, dans le monde lyrique, les symptômes de cette anarchie sonore et les promesses de ce tintamarresque avenir. Signes de tout genre, depuis les moindres jusqu’aux plus sérieux. La récente reprise d’un charmant ouvrage ne faillit-elle pas être empêchée parce que les interprètes syndiqués s’opposaient à la rentrée d’un autre, — et non le moindre, — qui n’était pas des leurs ? Il faut savoir quelles répétitions, retardées, abrégées, troublées par l’indiscipline, la négligence, la paresse, préparent, — et comment ! — un trop grand nombre de représentations et de concerts. Il y a quelque chose de… de ce que dit Shakspeare, même dans le royaume des sons.

De l’intérieur, si l’on passe aux affaires étrangères, il nous faut déplorer l’excès de notre importation. MM. les directeurs de la Gaîté Lyrique avaient cru bon, le mois dernier, de remplacer la française, et très gentiment française Véronique par une opérette, ou moins, beaucoup moins qu’une opérette britannique intitulée la Geisha. L’idée n’était pas heureuse. Heureusement, la suite en fut brève ; au bout d’une semaine, on rappela notre Véronique. Le sujet de la Geisha, comme le nom l’indique, est nippon, et le lieu, très spécial, de l’action, assez mal choisi. Voilà, si nous comptons bien, la troisième version musicale de la célèbre japonerie de Pierre Loti. La première, et de beaucoup la meilleure, est la Madame Chrysanthème, de M. Messager, où, parmi de charmantes pages, il s’en trouve au moins une admirable, tout simplement. Madame Butterfly n’est guère autre chose qu’une contrefaçon. La Geisha parut plutôt une « charge. » Ni la grâce chantante et dansante de M, c Marguerite Carré, ni la bouffonnerie de M. Max Dearly, ni l’éclat des décors, ni la richesse du vestiaire, ne prévalut contre la vulgarité, pour ne pas dire la grossièreté de cette soi-disant musique. Et ce fut justice. Ferdinand Brunetière écrivait un jour : « Je ne suis jamais sorti d’un café-concert sans ressentir quelque honte ou quelque humiliation du genre de plaisir que j’y avais quelquefois éprouvé. » C’est ainsi que nous serions sortis de la Gaîté-Lyrique, si la musique de la Geisha nous avait causé le moindre plaisir.

L’Académie nationale de musique ne ferait pas mal de changer son titre pour cet autre : « Hôtel des Etrangers. » Des œuvres et des interprètes de tous les pays ne cessent d’y « descendre. » Chanteurs et chanteuses, chefs d’orchestre, orchestres, mimes et baladins, il en vient, il en revient de partout, de l’Espagne et de l’Italie, de la Russie et des États-Unis d’Amérique. Si ce n’est pas encore à l’Opéra la confusion des langues, c’en est déjà la combinaison, témoin certaine exécution bilingue de Rigoletto. A la vérité, l’accent du New-York Symphony Orchestra n’a pas déplu. Jouée avec éclat, avec fougue, avec enthousiasme, par la compagnie que dirige M. Walter Damrosch, l’ouverture du Roi d’Ys parut une fois de plus ce qu’elle est en réalité : la plus originale et la plus belle peut-être qu’ait écrite un musicien de chez nous. Cela soit dit, ou redit, sans oublier que le reste de l’œuvre, du chef-d’œuvre, n’est pas au-dessous de ce magnifique prologue.

Mais entre tous les hôtes, ou locataires, du Garnier-Palace, les Russes dansants continuent d’être les grands favoris. Ils le sont de plus en plus. Ils le sont trop, à la fin, et les raisons ne manquent pas de protester contre l’excès de leur faveur. Raisons d’esthétique d’abord, et que la raison connaît : j’entends notre raison française, rebelle, en dépit de la mode et de la réclame, à certains accouplements de couleurs, de formes et de sons. Ainsi l’avant-dernière nouveauté du printemps fut un certain Pulcinella. Tant que M. Stravinsky ne faisait que sa musique à lui, ce n’était déjà pas toujours très bien, Mais voici qu’il se met à défaire celle des autres, d’un autre au moins, et qui s’appelle Pergolèse. C’est peut-être pire. Notez que nous disons « peut-être » seulement.

Passerons-nous de ce qu’on entend à ce qu’on voit ?


Segniùs irritant animos demissa per aurem
Quam quæ sunt oculis subjecta


Par les yeux, par les oreilles, il y a trop souvent dans les ballets russes de quoi doublement irriter les esprits. Pour les apaiser et les charmer, deux fois aussi, nous venons heureusement d’avoir, dans Masques et Bergamasques, à l’Opéra-Comique, un délicieux échantillon, musical et décoratif, de notre art et de notre goût français.

Oui, les raisons du cœur elles-mêmes, raisons patriotiques ici, nous font souhaiter une Russie un peu plus discrète. Après le gala de l’Opéra « pour les Russes malheureux, » n’en donnera-t-on pas un pour les Français malheureux par les Russes ? Hélas ! de combien et de quels malheurs ! Aussi bien, n’en doutez pas, nos ennemis eux-mêmes auront leur tour, ou leur retour. Je nommerais, — mais je ne le nommerai point, — certain imprésario tout prêt à nous ramener, oh ! pas avant un an ou deux ! un célèbre chef d’orchestre allemand aussi digne de notre admiration que de notre haine. Hier, une association de musiciens français a trouvé bon de désigner l’un de ses membres pour aller la représenter, — en pays neutre, il est vrai, mais tout de même ! — à certain festival où ne furent exécutées, quinze jours durant, que les œuvres de l’Autrichien Gustav Mahler. Enfin, à Paris, quand j’entends acclamer le Rheingold ou la Walkyrie, je ne puis oublier que des milliers, des centaines de milliers de nos soldats sont tombés devant des lignes qui portaient les noms de Wotan, de Siegfried et de Brunnhilde, et je m’étonne alors que dans l’âme de la foule il n’y ait pas plus de douleur et de colère que de joie.


CAMILLE BELLAIGUE.


Le Saint-Christophe de M. Vincent d’Indy vient à peine d’être joué à l’Opéra. L’Opéra-Comique nous promet Cosi fan tutte pour les derniers jours de ce mois. Nous parlerons de l’un et de l’autre, — ou des autres, — dans une prochaine chronique. En attendant l’adorable opéra de Mozart, et pour vous y préparer, lisez, ou relisez les pages que lui consacra naguère un certain Frédéric-Thomas Graindorge, dont le vrai nom, (cela pour notre voisine de Méphistophélès), était Hippolyte Taine.


C. B.

  1. Musset.