Revue musicale - 14 mai 1847

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REVUE MUSICALE




DE LA SYMPHONIE ET DE LA MUSIQUE IMITATIVE EN FRANCE.
MM. BERLIOZ ET F. DAVID.




Le mouvement musical qui s’accomplit sous nos yeux depuis quelques années mérite qu’on l’examine de près. L’apparition successive de formes insolites de l’art, de ces symphonies étranges qui mêlent et confondent tous les élémens de la composition, ne s’explique, comme on serait tenté de le croire d’abord, ni par l’entraînement fortuit d’un caprice individuel, ni par un engouement passager. Il faut y voir, au contraire, l’indice d’une disposition générale des esprits, la conséquence d’une évolution intellectuelle qu’il importe de caractériser en quelques mots.

On l’a dit bien souvent : c’est par la clarté des idées, par la rectitude et la promptitude de ses jugemens, que la France se distingue surtout en Europe. Vive, ingénieuse et puissante dans le domaine de la réalité, et lorsqu’il s’agit d’atteindre un but défini et prochain, elle n’aime guère à s’aventurer par-delà l’horizon qui borne son regard. Elle observe et voit bien ce qui est, elle déduit avec rigueur toutes les conséquences possibles d’un principe, elle marche avec intrépidité et, quoi qu’il arrive, jusqu’au bout d’un syllogisme ; mais l’enthousiasme qui déborde, la rêverie, la mélancolie, la fantaisie, tous les élans vers l’idéal, toutes les aspirations vers l’infini, la France ne les comprend pas ou les comprend peu. L’amour même, en ses divins transports, la trouve rarement disposée à s’éloigner des régions tempérées d’une galanterie plus sensuelle que morale. Aussi l’art de la France, qui brille par tant de qualités éminentes d’ordre, de clarté et de vérité logique, manque-t-il un peu de profondeur et de cette sensibilité féconde que rien ne peut remplacer. Il satisfait bien plus la raison que le sentiment, il éclaire plus qu’il n’échauffe, il s’adresse moins à l’intuition du cœur qu’aux facultés réfléchies de l’esprit. Tel est, ce nous semble, le caractère général de l’art et de la littérature de notre pays, comme l’a fixé le siècle de Louis XIV : moment solennel où la France, s’étant assimilé les divers élémens dont elle s’était nourrie depuis la renaissance, se dégage des influences étrangères qui avaient cherché à la diriger, épure son goût et ses institutions, et prend enfin possession de sa personnalité. Le XVIIIe siècle révèle au génie français des voies nouvelles, il fait irruption dans cette société élégante et bien ordonnée qui, tout occupée de causeries charmantes sur Descartes, Port-Royal, sur la métaphysique, la morale et la théologie, soupçonnait à peine l’existence du monde extérieur. Ce rideau abaissé sur les charmes, la variété et la magnificence de la nature, J.-J. Rousseau le déchire ; Bernardin de Saint-Pierre, Châteaubriand, Mme de Staël, les révolutions de la vie sociale et les efforts de l’école moderne achèvent de modifier le type révéré, et ouvrent à l’imagination française un champ plus vaste avec les bénéfices et les dangers d’une liberté sans limites. L’élément lyrique a été ainsi introduit dans notre littérature ; mais le génie français (et c’est là ce qu’il faut surtout remarquer) n’a point perdu ses qualités essentielles. Il est resté amoureux de la précision, de la netteté, de l’ordre ; il ne s’abandonnera jamais tout entier à ce souffle capricieux de la fantaisie que rien ne modère au-delà du Rhin. C’est pour cela que, même dans ce champ si élargi, il rencontrera encore des limites ; c’est pour cela que certaines formes de l’art ne pourront recevoir de lui qu’une vie artificielle, et qu’il sera conduit souvent à méconnaître les vraies conditions de certains genres exclusivement lyriques.

Qu’on nous pardonne ces considérations ; nous ne sortons pas de notre sujet, car la symphonie est un de ces genres dont nous parlons, et c’est à la question même soulevée par les derniers essais de symphonie en France que nous sommes ainsi ramené. La musique française a dû passer par les mêmes vicissitudes que le génie français. Admise d’abord dans le drame comme l’humble compagne de la parole qu’elle était condamnée à suivre pas à pas, et dont elle devait donner la traduction littérale, il lui fallut disputer chacune de ses conquêtes ; elle ne put arriver à son émancipation qu’en passant à travers les railleries et les sophismes des beaux esprits du XVIIIe siècle. Heureusement pour nous que Gluck et Grétry ont été inconséquens et supérieurs à la théorie qu’ils professaient, sans cela nous serions privés d’admirer leurs rouvres sublimes et charmantes. On conçoit que chez un peuple imbu de pareilles idées la musique purement instrumentale surtout ait eu bien de la peine à naître et à se développer. Quelques airs de violon, les sonates pour piano de Couperin et de Rameau, étaient les seuls morceaux en vogue pendant la première moitié du XVIIIe siècle. Gossec est le premier musicien français qui se soit essayé dans le genre de la symphonie, et, chose digne de remarque, sa tentative, qui eut lieu en 1754, correspond à la première symphonie d’Haydn, qui préludait ainsi, à l’autre bout de l’Europe, à la création de l’épopée de l’art musical. L’œuvre de Gossec, qui, dans le genre particulier qui nous occupe, se compose de vingt-neuf symphonies à grand orchestre, mérite d’être étudié avec respect par la critique éclairée, désireuse de connaître les commencemens d’un art qui a produit la Symphonie pastorale.

Si la même époque a vu naître la symphonie en France et en Allemagne, ce n’est qu’au-delà du Rhin cependant que cette forme essentiellement lyrique, résultat de l’émancipation, ou, pour mieux dire, de la sécularisation des instrumens, devait atteindre son développement suprême. Nous ne nous arrêterons ni aux petits morceaux de musique écrits dès le commencement du siècle pour viole, basse de viole, luth et théorbe, et connus sous le nom de ricercari, ni aux essais plus larges et plus hardis de l’Italien Sammartini : c’est à Joseph Haydn que revient la gloire d’avoir créé ce poème de la musique instrumentale. Cinq grands épisodes qui se subdivisent en une foule d’idées secondaires composent ordinairement le cadre d’une symphonie. Une courte introduction d’une allure solennelle prépare un allegro qui engage et noue l’action ; vient ensuite un cantabile suivi d’un scherzo plus ou moins vif, et le tout se termine par un finale chaleureux et imposant. Voilà le simple canevas que Haydn a rempli de beautés admirables, et dont il a su faire une merveille de l’art. Sans rien ajouter à l’ordonnance de ses parties, Mozart a donné à la symphonie un charme plus pénétrant, et Beethoven y a fait entrer le trouble et la majesté de son génie. La symphonie, comme Haydn l’a traitée, est un tableau flamand, la peinture savante d’une réalité paisible et bien ordonnée. Celle de Mozart ressemble à un paysage de Claude Lorrain avec ses horizons mélancoliques, où s’apercevraient de loin un beau château dans le style de la renaissance et quelque donna Elvira errante et malheureuse ; celle de Beethoven, à un paysage de Salvator Rosa ravagé et puissant.

Pendant que l’Allemagne portait la symphonie à un si haut degré de perfection, que devenait chez nous ce cadre trouvé par Gossec ? Il faut arriver jusqu’à ces derniers temps pour trouver en France des essais vraiment sérieux de symphonie. C’est depuis une vingtaine d’années seulement que l’audition fréquente des symphonies, des quatuors et des sonates d’Haydn, de Mozart et de Beethoven, l’admirable exécution de la société des concerts du Conservatoire, ont éveillé, dans le public français, le goût de la musique instrumentale, et ont évoqué quelques talens que nous allons apprécier. Nous les diviserons en deux groupes dans l’un, nous rangerons ceux qui se sont contentés de suivre avec distinction la trace lumineuse des maîtres, et dans l’autre ces génies aventureux qui ont essayé de mêler le drame à la symphonie, qui ont voulu réunir dans un même cadre la peinture des passions, les ravissemens de la poésie lyrique et les caprices de l’imagination.

En tête du premier groupe des symphonistes français, nous placerons M. G. Onslow. Né dans une position indépendante, vivant presque toujours dans la retraite, au sein de l’opulence et des loisirs de l’esprit, M. Onslow a étudié la musique comme un art d’agrément, propre à orner l’éducation d’un homme comme il faut, avec la ténacité d’une organisation moins sensible que réfléchie. Il apprit d’abord sous la direction de plusieurs maîtres, entre autres de Dusseck et de Cramer, mais plus encore par la lecture des chefs-d’œuvre consacrés, ces principes généraux de l’harmonie et de la composition, qui ne sont que de vaines abstractions et des jouets de la mémoire, si, de très bonne heure, on n’a pas été accoutumé à les féconder par l’application. Plus tard, M. Onslow, éprouvant le besoin d’éclaircir ses idées et d’analyser de plus près les procédés de l’art d’écrire, réclama les conseils de Reicha, qui, en effet, le conduisit au but qu’il voulait atteindre. M. Onslow a publié plusieurs œuvres de quintetti fort estimés en Allemagne, en Russie, en Angleterre, mais qui, en France, n’auraient pu lui ouvrir les portes de l’Institut s’il n’avait eu, pour appuyer sa candidature, trois opéras-comiques en trois actes chacun, et qui furent représentés sans succès l’Alcade de la Vega, en 1824 ; le Colporteur, en 1827, et le Duc de Guise, le meilleur des trois, en 1837 ; car tel est le cas qu’on fait de la grande musique parmi nous, que Palestrina ne pourrait pas entrer dans une académie où siège à bon droit M. Adolphe Adam[1] ! Quant aux symphonies de M. Onslow, elles se recommandent par la sage ordonnance du plan, par une bonne économie des effets, et, en général, par des qualités de facture fort estimables. M. Onslow est un de ces hommes qui, à force d’application et d’un bon emploi de leurs facultés, arrivent à se conquérir une réputation honorable, bien qu’ils ne semblent pas appelés par la nature à briller dans un art qui exige avant tout de l’inspiration. C’est un de ces exemples encourageans qu’il faut citer aux élèves comme preuve de ce qu’on peut obtenir par le travail et l’étude des grands maîtres. Cherubini est la plus haute expression de ce genre de mérite et de la puissance des écoles.

Tout à côté de M. Onslow, nous remarquons M. H. Reber, connu par des compositions légères d’une rare distinction de style, par la musique fine et vive d’un acte de ballet, le Diable amoureux, et surtout par des sonates, des trios, des symphonies qui lui ont acquis l’estime des vrais connaisseurs. M. Reber est un musicien instruit, très versé dans la connaissance des chefs-d’œuvre, très amoureux des curiosités historiques de l’art, richesses, étrangères dont il se plaît à orner sa mémoire, et qui parfois trahissent sa vigilance en se mêlant à ses propres inspirations. Il a surtout étudié avec un soin particulier les vieux maîtres de l’école française, Lully, Rameau, Couperin, dont il affecte le tour naïf et les Cadences un peu vieillottes ; mais la naïveté est une vierge pudique qu’un simple regard fait rougir, et qui s’effarouche de la curiosité de l’esprit, comme Psyché de celle de l’Amour. Si, pour me raconter une belle histoire d’amour où la fantaisie s’unit au sentiment dans une divine étreinte, je vous vois ouvrir un livre poudreux et froncer le sourcil, vous me glacez tout d’abord, vous êtes moins un poète qu’un érudit ingénieux. Telle est un peu l’impression que produit sur nous le talent, d’ailleurs remarquable, de M. Reber. Sa musique est un mélange de grace et de bonhomie, d’ingénuité et de pruderie, et il semble que l’ampleur, l’entrain, la passion et la désinvolture de la jeunesse lui fassent défaut ; son orchestration rappelle la manière d’Haydn, dont elle a la clarté et la sage économie d’effets. Nous savons que M. Reber travaille actuellement à un opéra-comique en trois actes. Peut-être nous prépare-t-il une surprise et donnera-t-il un démenti au jugement que nous venons de porter sur lui. C’est notre désir bien sincère.

Nous. le demandons, maintenant : est-ce par M, Onslow, est-ce par M. Reber, que les conditions de la symphonie ont été vraiment comprises ? Non, sans doute ; ce cadre si favorable à tous les élans du lyrisme a été resserré par eux en des limites trop étroites. Il nous reste à examiner si le second groupe de nos symphonistes a su se rapprocher un peu plus de l’idéal fixé par Haydn et par Beethoven.

C’est M. H. Berlioz qui se présente en tête des novateurs qui ont eu la velléité d’ouvrir à l’art musical de glorieuses destinées et de le faire participer au mouvement de la société moderne. Les idées esthétiques que M. Berlioz a jetées en courant dans ses écris, et qu’il a résumées plus tard avec plus de méthode dans son Traité d’instrumentation, en les dégageant des obscurités ambitieuses qui les accompagnent, peuvent se réduire aux points suivans : traduire, au moyen de la symphonie accompagnée de la déclamation lyrique, les diverses émotions de la nature humaine ; mêler les péripéties sanglantes du drame aux extases de la contemplation, les fureurs de la passion avec les caprices charmans de la fantaisie et les langueurs divines de la rêverie ; faire rire et pleurer tour à tour ; confondre tous les genres dans un vaste tableau ; peindre enfin le fleuve de la vie, tantôt grossi par les orages, et tantôt reflétant en ses eaux limpides les rivages enchantés qu’il traverse ; reproduire par les couleurs de l’instrumentation les bruits, le scintillement et les harmonies infinies du monde extérieur. Cette théorie, à laquelle nous donnons ici une précision qu’elle n’a jamais eue dans l’esprit de M. Berlioz, on peut fort bien l’accepter en musique, pourvu que l’on en comprenne bien la signification.

Tous les arts ont commencé par l’imitation plus ou moins exacte des objets visibles et des phénomènes de la nature. C’est le procédé de l’enfance de l’esprit humain que nous pouvons encore étudier chaque jour autour de nous. La peinture, la sculpture, l’architecture et même la poésie se sont d’abord essayées à reproduire l’image grossière du monde extérieur, sans que l’artiste osât y ajouter une modification qui en altérât la vérité matérielle. Ce n’est qu’avec le temps, lorsque l’homme se fut arraché à cet étonnement naïf causé par le premier aspect de l’univers, lorsqu’il eut pris possession de lui-même et perfectionné les instrumens de sa pensée, qu’il peignit la nature en épurant ses formes, en l’éclairant, en la pénétrant du souffle de sa vie intérieure. Telle est la marche qu’ont suivie tous les arts en général. La nature extérieure n’a de signification et de formes arrêtées, que celles que nous lui prêtons ; c’est notre œil qui en mesure la grandeur et la revêt de ses couleurs ; c’est notre oreille qui en précise la sonorité et, qui forme de ses mille bruits épars, un concert harmonieux ; elle ne vit, elle ne respire, elle ne parle que par nous. Nous nous mirons dans ses eaux, nous nous sentons gémir dans le frémissement de ses forêts. Elle réfléchit notre image ; elle est la confidente de nos peines et de nos désirs ; elle rit et pleure avec nous, elle est l’écho de notre ame ; aussi change-t-elle d’aspect et de forme avec la disposition morale, où nous nous trouvons. Je ne sais plus dans quel conte d’Hoffmann le diable, déguisé sous la figure humaine et se tenant derrière un artiste qu’il regarde peindre un paysage, lui dit : « Mon ami, vous êtes amoureux. — A quoi voyez-vous cela ? — A la manière dont vous peignez ces arbres, car vous ne les verriez pas ainsi, si vous n’étiez pas amoureux. » Le monde extérieur n’est donc que le symbole de la vie que nous lui communiquons, que le milieu matériel qui réfléchit la passion, le théâtre où s’accomplissent les catastrophes de l’ame. C’est ainsi qu’ont pensé tous les vrais philosophes et tous les grands artistes. Que la science, fouille avec son scalpel dans les entrailles de la matière pour y chercher le secret de Dieu, à la bonne heure ; mais que les arts comme les muses se tiennent au sommet de la colline, qu’ils chantent le cœur humain, ce qu’il croit voir et ce qu’il croit entendre à travers les sentimens qui l’agitent.

Ceci est vrai surtout de la musique, dont les moyens d’imitation sont si bornés. Elle a pourtant subi la loi commune et a commencé aussi par payer un tribut à cette curiosité des sens, qui est le caractère de l’enfance. Dès la fin du XIVe siècle, alors que le rhythme se dégage à peine du milieu des grosses notes du plain-chant, on essaie déjà de reproduire quelques phénomènes sonores de la nature matérielle. Dans les madrigaux du XVIe siècle, on trouve souvent des imitations grossières du murmure des ruisseaux, du gazouillement des oiseaux et du sifflement du vent à travers les arbres ; ces imitations persistent jusque dans les cantates de Scarlati et de Porpora. Avec les progrès de l’instrumentation et les ressources puissantes de l’orchestre s’accrurent aussi les prétentions de la musique pittoresque. Les compositeurs s’appliquèrent à l’envi à reproduire le bruit du tonnerre et du canon, le cri de certains animaux, le chant des oiseaux, le murmure des eaux, etc. On trouve des imitations de ce genre, souvent très naïves, dans les opéras de Claude Monteverde et de ses successeurs, dans ceux de Lully, de Rameau, de Gluck, de Grétry et dans toutes les grandes partitions modernes. Enfin, dans presque toutes les symphonies connues, dans une foule de morceaux pour l’orgue, pour le piano ou pour tout autre instrument, il y a des passages plus ou moins longs de musique imitative. Parmi les œuvres capitales où l’imitation des phénomènes matériels par la musique se développe sur de grandes proportions, nous citerons la Création et les Saisons d’Haydn, l’ouverture du Jeune Henri de Méhul, la Symphonie héroïque et surtout la Symphonie pastorale de Beethoven, cantique de grace qui semble célébrer l’hyménée de l’esprit humain et de la nature, si long-temps désunis par l’austérité du spiritualisme chrétien.

Mais, hâtons-nous de le dire, l’imitation de quelques phénomènes de la nature matérielle ne doit occuper qu’une très petite place dans un art destiné avant tout à toucher le cœur et à frapper l’imagination. Ce n’est qu’un simple accessoire de mise en scène sur lequel il ne faut pas trop insister. La musique, cette arithmétique secrète de l’ame, comme Leibnitz l’a définie après Pythagore[2], doit éviter les détails minutieux qui pourraient l’avilir et montrer son impuissance. Elle doit se contenter d’être le langage mystérieux et sublime du sentiment.

Swift, qui s’est moqué de tant de choses, n’a pas oublié de se moquer aussi de la musique imitative. Il fit les paroles d’une cantate qu’il envoya à son ami le docteur Ecclin, pour qu’il la mît en musique, en lui recommandant de bien imiter le trot, l’amble, le reniflement et le galop de Pégase. C’est ce que M. Berlioz a tenté de faire aussi, de nos jours, dans son drame-symphonie de Faust, la dernière de ses productions et la seule dont nous nous proposions de dire ici quelques mots, parce qu’elle résume les défauts et les qualités de ce compositeur. Il y a déjà très long-temps que M. Berlioz s’est épris d’une passion malheureuse pour la grande conception de Goethe, car la partition qu’il nous a fait entendre cet hiver sur ce sujet, et qu’il a eu la modestie de nous donner comme une inspiration fraîchement éclose, est composée et même gravée depuis une quinzaine d’années. Elle fit, lors de sa première apparition, si peu d’effet sur les élus conviés à l’entendre, que M. Berlioz a sans doute pensé qu’il n’y avait aucun inconvénient à la reproduire, en 1847, comme la dernière création de sa muse. Cette fois encore, l’intelligence du public est restée rebelle ; devant un nombreux auditoire, la symphonie de Faust n’a pas été plus heureuse que Benvenuto Cellini, que la messe de Requiem. Les beautés cachées de cette grande musique ne se sont révélées qu’à un petit nombre d’initiés.

Le livret de la Damnation de Faust est divisé en quatre parties. Dans la première, Faust se promène tout seul, en méditant, dans une plaine de la Hongrie. Pourquoi va-t-il méditer en Hongrie, pays dont il n’est pas plus question dans la légende que dans le drame de Goethe ? C’est que M. Berlioz avait besoin d’utiliser une idée musicale qu’il a trouvée dans ses voyages, et qui est très connue en Hongrie sous le nom de Marche de Rakoczy. Dans la deuxième partie, Faust, retiré dans son cabinet, y médite encore tout seul sur les vicissitudes de la destinée humaine. Son inséparable ami Méphistophélès vient le surprendre, et, après avoir conclu le pacte fatal, ils partent au galop et se mettent à voyager à travers l’Allemagne. Ils s’arrêtent pendant quelque temps dans la ville de Leipzig pour entendre raconter l’histoire d’une puce merveilleuse. Dans la troisième partie, on voit naître et se développer l’amour de Faust et de Marguerite ; dans la quatrième enfin, le drame se dénoue par la mort de l’une et par la damnation de l’autre.

Quelles que soient les imperfections de ce livret, on y remarque pourtant assez de situations contrastées et d’élémens dramatiques pour inspirer un compositeur qui aurait eu des idées et qui aurait su les exprimer ; mais si, d’un côté, M. Berlioz ne trouve presque toujours, au lieu d’idées, que des chants inintelligibles, de l’autre, il ne s’est pas donné la peine d’étudier suffisamment les procédés de l’art d’écrire ; car, lorsqu’un heureux hasard le conduit sur la trace de la moindre mélodie, il la gaspille aussitôt par son inexpérience des lois essentielles de toute composition musicale. Jamais il ne dit clairement ce qu’il veut dire, jamais il n’achève d’une manière satisfaisante la proposition commencée. Les efforts incroyables qu’il est obligé de faire pour articuler les vagues aperçus de son imagination l’exaltent et lui persuadent qu’il a fait merveille. Le froid accueil qu’il reçoit du public et des bons juges de l’art, loin de dissiper son erreur, ne fait que l’exciter à la résistance. Faute d’idées, il se jette dans les exagérations de la sonorité, il s’en prend aux élémens intimes du langage musical, au rhythme, à la carrure des phrases, à la périodicité des cadences, dont il bouleverse l’économie logique, si nécessaire à toute œuvre qui veut intéresser l’esprit humain.

Si cette étrange composition échappe à l’analyse, quelques morceaux du moins méritent une attention particulière. Au début de la première partie, Faust, se promenant dans une vaste plaine de la Hongrie, exprime les émotions qu’éveille en lui le spectacle des sereines beautés de la nature. Dans le morceau de symphonie qui succède à ce récitatif, dénué de caractère, M. Berlioz a essayé de reproduire les divers phénomènes du monde extérieur et de colorer par l’instrumentation le dessin que lui traçait la poésie ; mais la science lui a fait défaut en visant à l’imitation fidèle de la réalité, il s’est appesanti sur des détails puérils, il a écrit une confuse ébauche sur le sujet qui avait inspiré à Beethoven la Symphonie pastorale. Nous aimons infiniment mieux la danse des paysans, ronde en chœur d’une tournure mélodique assez agréable. Il y a de la vigueur et de la plénitude dans l’explosion de la joie commune ; seulement le morceau est trop court, et on y voudrait une prolongation de cadence qui le ferait mieux goûter. Quant à la marche hongroise qui termine la première partie, et dont le thème n’est pas de l’invention de M. Berlioz, c’est un déchaînement effroyable de tous les instrumens et de tous les timbres sur un rhythme fortement accusé. L’idée principale est mal préparée, mal conduite, et revient trop souvent ; la stretta qui en forme la péroraison, par l’amoncellement monstrueux des bruits les plus étranges, réveille l’idée de la marche tumultueuse d’une horde de barbares. Que cela est loin pourtant de la marche turque des Ruines d’Athènes de Beethoven !

Un chœur de chrétiens chantant l’hymne de Pâques ouvre la seconde partie. Ici, comme partout où il s’agit de développer un motif par des nuances délicates, M. Berlioz est resté court, et on ne peut louer que sa bonne volonté ; mais ce qui nous a fort étonné, c’est de voir un compositeur si épris du fantastique échouer complètement dans les fameuses chansons du Rat et de la Puce. Cela manque de rondeur, d’entrain et de gaieté, et M. Berlioz a perdu une belle occasion de nous donner, une fois pour toutes, le sublime du grotesque. Il a été beaucoup plus heureux dans le morceau symphonique destiné à peindre le balancement des esprits de l’air évoqués par Méphistophélès autour de Faust endormi. Il y a dans ce passage des détails charmans, et les sons expirans de la harpe qui le terminent invitent doucement à la rêverie. Quel dommage que l’idée mélodique qui supporte ces jolies arabesques d’instrumentation soit empruntée à un chœur de la Nina de Paisiello : Dormi, o cara ! — Nous passerons vite sur la troisième partie, où il n’y a d’un peu supportable que quelques mesures d’un menuet dansé par les sylphes devant la porte de Marguerite, et le mouvement d’orchestre qui exprime l’agitation de Faust pénétrant dans la chambre de sa bien-aimée pendant la nuit. Rien de plus étrange que la chanson du Roi de Thulé, constamment écrite dans les notes les plus élevées et les plus criardes de la voix de soprano et dans un rhythme haché, qui fait de la langue française une langue toute particulière à M. Berlioz.

La quatrième et dernière partie commence par cette fameuse ballade de Marguerite, que la poésie de Goethe et la musique de Schubert ont rendue immortelle et populaire. La ballade de M. Berlioz ne méritera jamais ni cet excès d’honneur ni cette indignité. La critique peut citer le premier couplet, fort bien préparé par une ritournelle, que chante le cor anglais : elle doit renoncer à parler du reste. Le drame se termine dignement par un galop infernal, où le compositeur a voulu imiter très sérieusement le bruit de deux chevaux noirs emportant à travers l’espace Faust et son créancier Méphistophélès.

Telle est cette composition où M. Berlioz a défiguré l’une des plus grandes conceptions de la poésie moderne. Il n’a rien compris à ce drame de l’esprit et du sentiment, où Faust, poussé au délire par l’orgueil de la science et l’isolement d’une raison superbe, ne trouve un instant de bonheur qu’en reposant sa tête enflammée sur le cœur chaste et pur de Marguerite. Il a transformé cette fille adorable, cet idéal de l’amour, de la pudeur et de la mélancolie, en une vulgaire héroïne, qui divulgue le secret de son ame en s’abandonnant à toutes les exagérations du mélodrame. M. Berlioz a pris au sérieux quelques puérilités excentriques que le poète a semées çà et là au fond de son tableau, pour mieux faire ressortir la couleur de la société allemande au XVIe siècle, où s’accomplissent les événemens de sa divine comédie. Rarement l’alliance du drame et de la symphonie a été plus malheureuse. Non-seulement M. Berlioz ignore l’art d’écrire pour la voix humaine, mais son orchestration même n’est qu’un amas de curiosités sonores, sans corps et sans développement.

La manière et les défauts de M. Berlioz ont trouvé, comme on devait s’y attendre, d’ardens imitateurs. Nous citerons M. J.-M. Josse, qui a fait exécuter, l’année dernière, un oratorio fantastique en quatre parties, intitulé l’Ermite ou la Tentation, œuvre que recommandent quelques morceaux estimables ; M. Douay, dont la symphonie fantastique sur la Chasse royale d’Henri IV faisait augurer mieux que la trilogie musicale sur Jeanne d’Arc, qu’il nous a fait entendre dernièrement ; M. L. Lacombe, qui a révélé quelques-unes des qualités du compositeur dans sa symphonie dramatique de Manfred ; enfin M. Félicien David, dont la bruyante popularité mérite une appréciation plus sérieuse.

Ainsi qu’une foule d’artistes de ce temps-ci, M. F. David a long-temps tâtonné et cherché sa voie. Des productions légères, des chœurs, des hymnes, des morceaux de musique instrumentale composés pour les saint-simoniens, dont il avait embrassé les idées, avaient recommandé son nom auprès de ses amis et d’un petit nombre d’amateurs, lorsque les vicissitudes d’une existence pénible et mal assise le conduisirent en Égypte. Là, frappé par les magnificences d’une riche nature, aidé par les conseils d’un ami, M. Colin, il conçut le projet d’une petite épopée dans laquelle il pourrait encadrer les idées musicales qui fermentaient vaguement dans son imagination, et aussi quelques mélodies populaires qu’il avait recueillies et dont le caractère étrange l’avait séduit. Une caravane traversant l’immensité du désert, avec toutes les péripéties qui peuvent animer un voyage si long et si périlleux, lui parut un sujet propre à inspirer sa muse et à la faire bien accueillir du public parisien. Telle est l’origine de la composition qui valut tout à coup à M. F. David une célébrité séduisante et bien dangereuse.

L’ode-symphonie du Désert commence par un sourd murmure des instrumens à cordes, par une longue tenue d’orchestre destinée à exprimer l’idée de l’infini telle que l’éveille en nous l’aspect d’une plaine immense. Quelques vers déclamés sur cette basse fondamentale servent à préciser l’intention du compositeur. Ensuite la caravane tout entière chante une prière en chœur dont les voix sont groupées avec beaucoup de goût sur cette même pédale qui se prolonge et persiste comme la pensée principale du poème :

Quel est ce point nuit dans l’espace
Qui se montre et fuit tour à tour ?
A l’horizon la caravane passe…


À cette strophe, encore déclamée, un peu à la manière antique, par un coryphée qui semble la personnification du poète faisant intervenir un peu trop complaisamment sa fantaisie au milieu de l’action dramatique, succède un morceau de symphonie très gracieux, où la flûte, la clarinette et le hautbois se jouent et dialoguent entre eux comme des sylphes amoureux ; la caravane ensuite reprend sa marche en chantant. Une nouvelle strophe déclamée par le coryphée avertit l’auditeur de l’approche du simoûn, vent impétueux et brûlant qui plane bientôt au-dessus du désert et y soulève un tourbillon de sable. Pour peindre cette convulsion de la nature et le trouble qu’elle jette dans l’esprit des voyageurs dont on entend au loin les cris, le compositeur a réuni toutes ses forces, et il a fait un morceau distingué, mais un peu court, dépourvu de cette variété d’épisodes et de cette instrumentation puissante qui font de l’orage de la Symphonie pastorale une merveille de l’art. L’ouragan une fois passé, on entend de nouveau le chœur dont les derniers accords expirans terminent la première partie.

Au milieu de l’obscurité sereine qui enveloppe le désert, la caravane s’arrête épuisée. Une voix solitaire exprime le bonheur commun en chantant un hymne à la nuit. C’est une mélodie suave accompagnée avec un goût vraiment exquis. Sur un dessin de basse continue qui la suit incessamment comme une ombre qu’elle projette, la flûte, la clarinette et le hautbois exhalent tour à tour de charmantes imitations qui vous pénètrent d’une voluptueuse langueur. Nous ne dirons rien de la Fantasia arabe, dont le caractère étrange et la tonalité douteuse accusent l’origine parfaitement orientale ; mais la Danse des almées, qui vient après, est un morceau de symphonie rempli de coquetterie et de très jolis détails. On y remarque surtout une double gamme ascendante et descendante, faite à la tierce par le hautbois et la clarinette, qui réveille l’idée d’une spirale lumineuse traversant l’horizon, d’un feu du Bengale sillonnant une nuit obscure. La Rêverie du soir, dont le motif n’appartient pas à M. F. David, est une mélodie douce et flottante qui termine assez heureusement la seconde partie.

La troisième et dernière partie commence par le Lever de l’aurore, morceau de symphonie imitative dont on a beaucoup trop vanté le mérite et la nouveauté. Les violons armés de sourdines attaquent sur les sons les plus élevés de leur échelle un tremolo presque imperceptible qui agite l’air comme un essaim de papillons qui voltigent. Au-dessus de ce tremolo dont l’intensité s’accroît progressivement, les instrumens à vent jettent çà et là quelques notes plaintives comme dans le tableau du Guerchin on voit l’Aurore parsemer la terre de fleurs matinales. Peu à peu et tour à tour les violons se débarrassent de leurs sourdines, et l’orchestre s’ébranle en un tutti puissant qui enivre l’oreille d’une sonorité éclatante. Cette progression, qui ne dure que trente-cinq mesures, fait assez bien comprendre l’apparition instantanée de la lumière dans les pays du midi ; mais c’est ici qu’on peut aussi apprécier la stérilité de la musique imitative, lorsqu’elle n’est pas le retentissement extérieur d’une émotion de l’ame, l’écho matériel de la vie qui nous agite. On reste froid après avoir entendu cette curiosité instrumentale, parce qu’aucun sentiment ne la prépare et ne l’amène, tandis que, dans le premier acte du Moïse de Rossini, on jette un cri de joie à l’apparition de cette belle modulation qui accompagne le retour tant désiré de la clarté des cieux.

Après cette peinture musicale de l’aurore, il n’y a plus que le Chant du Muezzin avec des paroles arabes et quelques chœurs qu’on a déjà entendus dans la première et la seconde partie.

Lorsqu’il y a deux ans on exécuta pour la première fois, à Paris, l’ode-symphonie du Désert, la critique sans principes, qui vit au jour le jour, fut prise au dépourvu et perdit tout-à-fait contenance. Il y eut un concert d’éloges les uns plus extravagans que les autres, et on s’oublia jusqu’au point de rapprocher le nom de M. F. David de ceux de Mozart, de Beethoven et de Rossini. On n’aurait pas fait un plus grand outrage à la raison et à la vérité, en disant que le poète qui e raconté l’histoire touchante de Marie est l’égal d’Homère, ou que le peintre d’un joli tableau de genre peut être comparé au génie vigoureux qui a tracé l’épopée du Jugement dernier. Quelques rares esprits protestèrent seuls contre l’engouement général et apprécièrent avec plus de mesure l’œuvre et le talent de M. F. David. Des idées un peu courtes, mais gracieuses et accompagnées avec beaucoup de goût, une imagination douce et rêveuse aimant à réfléchir les images riantes de la nature, de la fantaisie sans effort, quelques mélodies originales recueillies avec discernement et fort bien rattachées au cadre principal, la nouveauté du sujet parfaitement en harmonie avec les facultés du compositeur, une instrumentation facile, claire, ingénieuse, sobre de ces effets grossiers et ambitieux qu’on rencontre si souvent dans les symphonies de M. Berlioz, telles sont les qualités qui ont fait le succès de l’œuvre de M. F. David ; mais dans ce paysage charmant, dans cette fraîche oasis que la magie du poète a fait surgir au milieu du désert, on respire je ne sais quelle langueur monotone qui accuse un musicien d’une nature bornée, quoique délicate, peu féconde et presque impuissante à exprimer l’énergie et la variété des sentimens dramatiques.

L’accueil que reçut, un an après le Désert, la symphonie dramatique de Moïse put éclairer M. F. David sur la véritable portée de son talent. Égaré par son succès, qui pourtant avait reçu plus d’une atteinte dans ses voyages à travers l’Allemagne et l’Italie, il s’attaqua à l’un des plus grands sujets que puisse choisir un artiste. Son Moïse, qui ne fut exécuté qu’une seule fois à l’Opéra, au milieu d’une assemblée triste et silencieuse, compromit sa réputation même aux yeux de ses admirateurs effrénés. L’ode-symphonie de Christophe Colomb a-t-elle montré le talent de M. David sous un aspect nouveau ? C’est ce qu’il nous reste à examiner.

La symphonie dramatique de Christophe Colomb est divisée en quatre parties intitulées : le Départ, une Nuit des tropiques, la Révolte, le Nouveau-Monde. Après quelques mesures insignifiantes d’introduction, l’orchestre frappe une pédale inférieure, procédé déjà employé dans le Désert. Sur cette pédale un coryphée déclame une invocation à l’Océan, puis le drame commence. Prêt à s’embarquer pour son glorieux voyage, l’ame remplie de la grandeur de sa mission, Colomb, seul en face de la mer, exprime les vagues espérances de son génie en chantant un air des plus médiocres sur des vers puérils. Le dialogue qui suit, entre Colomb et le chœur des matelots, n’est pas mieux réussi ; le duo entre de jeunes amans que le voyage va séparer pour jamais peut-être ne se recommande que par quelques détails d’accompagnement, et, dans toute cette première partie, il n’y a d’un peu remarquable que le morceau de symphonie qui annonce le départ de la flotte. Il débute par un crescendo vigoureux des instrumens à tordes, auxquels vient se mêler la voix héroïque des trompettes. Au-dessus d’un tremolo strident que frappent les violons, comme dans le Lever de l’aurore, on entend les sons perçans de la petite flûte, et, à l’extrémité opposée, des coups périodiques et sourds qui imitent le fracas du canon et qui s’éteignent dans le lointain. Cet effet ne manquerait pas de grandeur s’il était mieux préparé, plus varié d’incidens mélodiques et moins court.

La seconde partie s’ouvre par un morceau symphonique d’un caractère doux et charmant, qui dispose l’ame à se laisser bercer par la rêverie et la brise des mers. Un jeune mousse profite des loisirs que lui laissent le calme de la nature et la sérénité de la nuit pour chanter une mélodie naïve, mais un peu courte, qui ressemble à un vieux noël. L’orchestre reprend aussitôt après et s’efforce de peindre à l’imagination le murmure lointain de certains génies mystérieux qui surgissent, étonnés, au milieu de l’océan. Ce morceau de musique pittoresque n’est pas heureux, et le chœur de matelots qui en forme le complément, écrit en harmonie plaquée, comme tous ceux qui sont dans la partition du Désert, n’a rien de saillant, si ce n’est de jolis détails d’accompagnement. On y remarque surtout une fine arabesque modulée par le hautbois, qui réveille l’idée de ces vocalises légères que l’alouette jette dans l’espace, lorsqu’elle se balance au-dessus du nid qui contient sa couvée. Le Quart est une romance assez triste et monotone que chante l’un des matelots, et qui, loin de refléter le ciel bleu de l’Espagne et la limpidité des mers où se baigne le soleil, ressemble à un cantique de la Basse-Bretagne. La ballade des mariniers et les chœurs qui suivent manquent également d’intérêt et de nouveauté ; ils reproduisent, en les affaiblissant, les tournures mélodiques et les formes d’accompagnement dont l’auteur a fait un si grand usage dans la symphonie du Désert.

Il n’y a qu’une opinion sur l’extrême faiblesse de la troisième partie, qui renferme pourtant la seule situation vraiment dramatique de cette étrange composition. On ne saurait rien imaginer de plus pauvre et de plus terne que le chœur de la révolte de l’équipage, que les récitatifs et l’air que chante Colomb pour apaiser ces hommes indociles et grossiers qui peuvent l’arrêter tout court dans son voyage miraculeux. Il n’est pas besoin de se rappeler comment Spontini a traité, dans son Fernand Cortés, une scène à peu près semblable, pour trouver la musique de M. F. David d’une déplorable médiocrité. Quelles belles pages de musique épique eût pu écrire sur le monologue de Colomb, s’adressant à son génie au milieu du silence de la nuit et de l’océan, un compositeur doué de cette vigueur, de cette variété d’inspiration qui manquent à l’auteur du Désert !

C’est dans la quatrième et dernière partie, intitulée le Nouveau-Monde, que se trouvent les choses les plus agréables de l’œuvre de M. David. On aborde la terre nouvelle avec d’autant plus de plaisir, qu’on a trouvé la traversée bien longue. Quelques vers déclamés sur la tenue d’orchestre habituelle, dont il nous semble que M. F. David abuse un peu, sont immédiatement traduits et commentés par un morceau de symphonie tout-à-fait charmant. Les instrumens à vent dialoguent entre eux au-dessus d’une basse qui les accompagne en murmurant ; ils semblent se réjouir et babiller comme une troupe d’oiseaux dans un riche verger. De jolies imitations qui se détachent apportent à l’oreille comme une brise odorante d’une terre prédestinée. La danse des Sauvages, qui vient après un chœur insignifiant, et dont la mélodie originale n’est pas de M. F. David, si nous sommes bien informé, est orchestrée avec infiniment de goût et de talent. Les violons, voilés de sourdines, dessinent le thème, pendant que les basses marquent les temps forts et les notes réelles de l’harmonie. La petite flûte et la clarinette s’agacent et luttent en propos élégans, comme deux bergers dans une églogue de Virgile. C’est délicat. L’élégie que chante une pauvre Indienne autour du berceau de son enfant est une mélodie suave, bien qu’un peu courte, empreinte d’une mélancolie sereine qui touche. Enfin une chaleureuse allocution de Christophe Colomb à ses compagnons indociles termine la symphonie.

L’ode-symphonie de Christophe Colomb est très inférieure à celle du Désert, dont elle n’a pas le charme et l’unité piquante ; elle en reproduit les meilleures inspirations sans les rajeunir par des formes nouvelles et plus savantes. On y trouve les mêmes qualités amoindries par leur dispersion dans un cadre trop vaste pour les forces de l’auteur ; on y trouve aussi la même impuissance à peindre l’énergie des passions dramatiques. Les idées musicales de M. F. David ne sont ni grandes, ni très nombreuses, ni variées. La grace continuelle et un peu mignarde de ses mélodies finit à la longue par vous affadir le cœur, et sa rêverie, par trop prolongée, se change en un demi-sommeil qui alourdit la paupière et l’esprit. M. F. David n’est pas un grand compositeur, c’est un musicien agréable, une nature heureusement douée, qui, en fouillant, un beau jour, dans les souvenirs intimes de sa vie inquiète, a trouvé, comme certaines femmes du monde élégant, les élémens d’une histoire intéressante, d’un joli roman qu’il a raconté au public avec un charme infini et un vrai talent. Mais en fera-t-il deux ?

Que faut-il conclure maintenant des efforts honorables de M. Onslow et de M. Reber, ainsi que des tentatives plus ambitieuses de M. Berlioz et de M. F. David ? que nous ne possédons pas encore une œuvre symphonique digne d’être opposée aux chefs-d’œuvre de l’école allemande ; mais que les progrès de l’éducation musicale, notre goût moins timoré, notre sensibilité plus exquise, nous disposent à bien accueillir le premier grand artiste qui saura féconder de son génie cette forme admirable de la musique instrumentale. Quant à l’ode-symphonie, ce composé étrange de mille élémens divers qui se succèdent sans se fondre dans un tout harmonieux, où le récit épique coudoie incessamment le drame sans jamais le pénétrer, c’est une forme bâtarde qui ne prendra jamais rang dans la poétique de l’art. La musique imitative, que ce genre faux tend à développer outre-mesure, doit rester le simple accessoire de l’action dramatique. Avez-vous de la tendresse et de la gaieté, faites des opéras-comiques comme Hérold et M. Auber. Vous sentez-vous entraîné vers la grandeur lyrique et la passion, écrivez des tragédies comme Guillaume Tell ou Robert-le-Diable, aimez-vous mieux la musique purement instrumentale, composez des sonates, quatuors, des quintetti, des symphonies comme Haydn, Mozart, Beethoven, et même comme M. Mendelsshon, le digne élève de ces grands maîtres. La France vous écoute, car son éducation est faite ; mais la symphonie dramatique, où Beethoven n’a pu réussir, doit disparaître comme un compromis inutile devant la liberté conquise.




P. S.

  1. On sait qu’il faut avoir fait représenter au moins un opéra en un acte pour devenir membre de l’Institut.
  2. Musica est exercitium arithmeticoe occultum nescientis se numerare animi. Leib, in Epist., ch. IV.