Revue musicale - 14 mai 1877

La bibliothèque libre.
Revue musicale - 14 mai 1877
Revue des Deux Mondes3e période, tome 21 (p. 455-466).
REVUE MUSICALE

Rien n’est plus intéressant que de voir les peuples primitifs aux prises avec le mystère de la vie, et d’étudier à ce point de vue leurs langues et leurs mythes. Dans le torrent, le Grand-Esprit réside, les âmes des aïeux errent, pleurent, chuchotent dans le vent; le son est enfant du métal, de la pierre, et dans l’aimant vibre et palpite une âme; puis, tout aussitôt, vient l’énigme qui se dresse et qu’on résout en créant un monde des Esprits, car l’esprit n’est autre chose que la vie dépouillée de son enveloppe première : est esprit toute activité, — flamme, souffle, vapeur, — qui se manifeste en dehors d’une forme visible. Lisez dans le Sakontala l’adorable scène où la jeune fille prend congé de la nature et cause avec l’âme de ses fleurs. C’est par cette idée de vie, la première qui s’éveille dans le crépuscule de la conscience, que l’adolescente humanité entre en rapport avec la création ! Nous sommes ici sur la pente de la métempsycose ; la résurrection des morts, — idée plus simple en ce qu’elle se contente d’une seule transformation, mais en même temps plus abstraite et respirant moins d’abandon, de confiance en la douce nature, — la résurrection nous vient d’une autre partie de l’Orient. Être une fleur et s’enivrer au clair de lune des caresses de la brise du soir, planer dans l’azur et le soleil sur l’aile de l’oiseau, quel joli rêve ! « Si l’on pouvait y croire, il serait doux de le penser, » disait Mme de Chevreuse.

Au milieu de la terre est l’île Schamban, où s’élève le mont Mérou, séjour des divinités secondaires et des géans; là coulent des fleuves de lait, croissent des arbres dont les fruits d’or donnent l’immortalité aux êtres ayant accompli la loi de leur évolution. Or il arriva qu’on jour le bienheureux Alim, roi de Lahore, fut appelé au sein de toute cette gloire du paradis d’Indra. Hâtons-nous d’ajouter que le mot de bienheureux ne doit être pris cette fois qu’au sens mystique, attendu que ce monarque, dont les apsâras et les bayadères célestes accueillent l’âme à si grands frais, est au contraire le prince le plus déplorable que de Jodelle à Campistron et de Campistron à Viennet la tragédie classique ait imaginé; jugez plutôt. Il aimait Sita, ce roi sublime, Sita, jeune prêtresse d’Indra, juste la même qui, par un effet que la métempsycose explique, se nommait Julia dans la Vestale de Spontini, et voilà que cette suave enfant, cette vierge promise au plus chaste des hymens, un noble seigneur de sa cour la lui ravit. L’infâme Scindia, oncle de la blanche catéchumène, non content de trahir son roi légitime, l’immole à sa juste colère. Penser qu’il y a de ces vers ridicules qui gâteraient les plus belles choses musicales et qui ne peuvent disparaître; des générations d’hommes d’esprit ont beau les sarcler, la mauvaise herbe toujours repousse et reverdit! La «juste colère» de Scindia envoie donc le roi de Lahore au paradis d’Indra voir ce qui s’y passe et danser avec les apsâras. Alim reste froid à ces divertissemens, et tout cet appareil de voluptés le tente peu. « Le paradis doit être en ut majeur, disait en bâillant l’impie Auber, et je ne connais pas de ton plus ennuyeux! » Le ciel d’Indra s’ouvre en sol majeur, ce qui n’empêche pas sultan Alim d’avoir l’air maussade à ce point que le dieu s’en offusque et lui demande ce qu’on pourrait faire pour le distraire ; à quoi le nouvel habitant des régions fortunées répond qu’il voudrait bien s’en aller, et le dieu, non moins indifférent que débonnaire, le laisse partir en mettant cette seule condition au retour du défunt sur la terre, à savoir qu’il n’y sera plus roi et qu’il lui faudra, pour mourir, attendre l’heure de sa bien-aimée, tous les deux étant désormais rivés l’un à l’autre par le même destin. Alim profite à l’instant de la permission et se dépêche d’opérer sa rentrée en ce monde ; — ce qui l’y attend, on le devine : l’usurpateur Scindia règne à sa place, l’armée et le peuple baisent la poussière de ses pieds.

Il est vainqueur, il est géant, il est génie!


Sita seule refuse de s’incliner devant l’assassin d’Alim et s’enfonce tragiquement un poignard dans le sein pour se soustraire aux obsessions matrimoniales de cet affreux oncle. Alim de son côté succombe, mais ne le plaignons pas, car le coup mortel qui l’atteint le réunit à sa maîtresse et les jardins du paradis d’Indra ont chance de ne plus l’ennuyer maintenant qu’il ira cueillir les fruits de leurs arbres et boire le chocolat de leurs fontaines en compagnie de la belle Sita.

J’ai voulu dire un mot du poème du Roi de Lahore, et ce que j’en ai dit ne donnera qu’une faible idée de ce qu’il contient de pauvretés et de vieilleries. Vraiment, au jour où nous sommes, après Robert le Diable, la Muette, les Huguenots, la Reine de Chypre, une pareille pièce vous fait l’effet d’un anachronisme. Comment ces choses-là prennent forme et par quelle succession de petites circonstances elles arrivent devant le public, les gens initiés aux secrets du théâtre seuls le savent. Un musicien habitué à composer des suites d’orchestre se réveille un beau matin avec la fantaisie d’écrire un opéra et, n’ayant pas de poème sous la main, il s’adresse au littérateur quelconque qui lui fournit d’ordinaire des paroles pour ses cantates et des mélodrames pour ses élucubrations instrumentales. Des deux côtés, le désir d’aborder notre grande scène est le même. On se met à la besogne, et de cette association d’un symphoniste et d’un versificateur émérite naît une œuvre admirative et platonique, une œuvre de cabinet conçue et exécutée en dehors de toutes les conditions du théâtre et n’ayant pas même la sanction d’un directeur. Le pensum dûment paraphé, on convoque ses nombreux amis, et les cent voix de la renommée informent tout Paris que l’auteur de Marie-Magdeleine vient de terminer une grande partition qu’il destine à l’Opéra. L’avis ainsi décoché d’une main habile et sûre, on n’a plus qu’à se recueillir en attendant les événemens qui ne manquent jamais de se dessiner sous une forme ou sous une autre : c’est une danseuse qui se foule le pied, c’est le Polyeucte de M. Gounod qu’on renvoie à l’année de l’exposition, ou la Françoise de Rimini de M. Thomas qui s’éclipse. Nous n’avons ni Lambert ni Molière, prenons Massenet, puisque la Providence nous l’envoie. J’avoue que, si j’étais le directeur de l’Opéra, cette Providence m’effrayerait un peu, et j’y regarderais à deux fois avant d’accepter de ses mains une œuvre que je n’aurais ni commandée ni contrôlée. Voyons les choses comme elles sont, il est grand temps que de tels abus cessent; peu à peu le relâchement s’est mis dans la plupart des administrations de nos théâtres. Naguère encore le public pouvait se fier à certaines garanties; à défaut de comités de lecture, il y avait la sanction du directeur. Eh bien, cette sanction-là n’existe même plus. Aujourd’hui les auteurs conçoivent ou plutôt complotent leur œuvre à l’écart, dédaignant les leçons de l’expérience, ne se donnant pas la peine d’observer les genres, faisant avec Cinq-Mars du grand opéra à l’Opéra-Comique, avec le Roi de Lahore de la féerie à l’Opéra, et plaçant leur partition telle quelle sur un promontoire où le flot doit venir la chercher pour la porter ici ou là selon son caprice, de sorte que les directeurs ne savent seulement pas ce qu’ils reçoivent et représentent à si grands frais.

M. Massenet sait son orchestre sur le bout du doigt, il en joue à vous éblouir et si merveilleusement que toute cette virtuosité finit par vous agacer et vous énerver. Comme ces Romains du souper d’Héliogabale qu’une neige de roses étouffait, vous périssez sous une pluie de sonorités étincelantes. Je me demande où s’arrêtera ce raffinement dans le langage, tout ce curieux, ce précieux, ce lovely, que nous prenons pour un art de renaissance et qui pourrait bien déjà n’être que du rococo. L’art d’écrire, entendons-nous, n’est point toute la musique, pas plus que l’art des vers n’est la poésie. Tous les mystères de la forme, du rhythme, de la couleur sont divulgués, jamais on n’exerça plus facilement les métiers difficiles, jamais la technique ne fut portée plus loin, et jamais il n’y eut moins de compositeurs, moins de poètes, moins de peintres dans la haute et souveraine acception de ce terme appliqué à des personnalités telles que Lamartine ou Victor Hugo, Ingres ou Delacroix, Auber, Hérold ou Boïeldieu. On remarquera que je ne parle ici que des Français, et justement un fait me revient à l’esprit, bien significatif et que je tiens de l’auteur de la Muette. Il s’agissait non point d’un sonnet, mais d’une fugue sans défaut, objet non moins rare jadis :

Une fugue en musique est un morceau bien fort,


a dit Regnard, et ce morceau de science accomplie dont s’émerveillait le directeur du Conservatoire était d’un bambin de dix ans. Auber ordonna qu’on fît monter le Mozart en herbe, et quand Halévy le lui présenta, l’illustre vieillard encouragea l’enfant, puis, malicieusement, lui frappant sur l’épaule : « Bravo, mon bonhomme, je te félicite, à la condition que maintenant tu me trouveras un pont-neuf pour mettre là dedans. » Un pont-neuf ! une idée ! c’est à quoi nous pensons le moins, Brid’oisons que nous sommes, uniquement occupés de la forme, et l’inspiration, que devient-elle dans ce jeu brillant et puéril de syllabes, de sonorités, de valeurs? que devient le grand souffle lyrique et dramatique? Sans elle pourtant point de génie. Qui nous rendra cette divine inconscience d’un Raphaël, d’un La Fontaine et d’un Mozart? Ici j’entends les jeunes s’écrier : Vous voulez donc nous ramener aux carrières de l’ignorance et au fortuné règne de la cadence et de la guitare? Ce que ce dernier mot signifie, ai-je besoin de l’expliquer? On appelle guitare dans l’école tout ce qui ressemble à de la mélodie : Voi che sapele, Casta diva, sont des guitares, le Mariage secret, le Barbier, la Dame blanche, le Pré aux Clercs, Rigoletto, guitares, guitares, guitares! Renier ce qu’on n’a pas et ne peut avoir est une pratique qui malheureusement date de loin, les renards ne l’eussent point inventée que les ennemis de la mélodie l’auraient tout de même érigée en principe; dire que les raisins sont trop verts quand on n’y peut atteindre, quoi de plus commode?

« L’oreille est un mouton, disait Goethe, elle supporte tout; » il faut que cet aphorisme contienne un grain de vérité, puisque des opéras comme le Roi de Lahore parviennent à se faire écouter pendant quatre heures : la symphonie, et puis encore la symphonie ; il y a des momens où vous croiriez que c’est une gageure, tant ce parti-pris instrumental s’affirme avec ténacité. Ce tapage sous toutes les formes, ce miroitement kaléidoscopique de timbres commence par vous éblouir; bientôt pourtant l’ennui vous gagne et l’on se demande si retourner à Boïeldieu ne serait point aujourd’hui le vrai progrès. L’orchestre de M. Richard Wagner commente le drame, c’est du moins ce qu’on nous raconte; habile à systématiser ses défaillances, l’auteur de Tristan und Iseult et du Rheingold leur donne pour prétexte sa doctrine; mais l’orchestre de M. Massenet ne commente rien et n’obéit qu’à la fantaisie du prestidigitateur. Illumination sur toute la ligne, fusées, soleils, flammes du Bengale, verroteries chromatiques et pyrrhiques, vous en avez jusqu’à l’aveuglement, jusqu’au vertige. Dès l’ouverture, très mouvementée, très nerveuse, la fête commence, et l’auteur trouve le moyen d’accoler l’accord parfait de mi bémol avec l’accord de la majeur, alliance atroce qui, venant par la force de l’idée, aurait à peine son excuse et qu’on nous présente de gaîté de cœur, pour le plaisir. Même abus des sonorités dans le chœur d’introduction, dans le finale, partout la recherche, le bruit, des placages que les adeptes ne supporteraient pas chez Verdi. Une fleur charmante s’épanouit pourtant au cœur de ce premier acte, je veux parler du récit de la belle Sita :

C’était le soir d’un jour de fête.
Je priais seule ici, soudain j’entends des pas :
Un homme jeune et fier devant l’autel s’arrête...


Et d’abord, que vous semble de ce romanesque du poème? n’admirez-vous pas cet Orient renouvelé des bons vieux libretti italiens? Cet homme jeune et fier qui se glisse ainsi chaque soir dans le temple d’Indra quand l’Angelus sonne et que la voix de sa maîtresse lui donne le signal en chantant, ce beau fils ne saurait être qu’un jeune seigneur de la cour du grand roi déguisé en mamamouchi; qui sait même s’il ne serait point par hasard Louis XIV en personne se rendant au pieux et tendre appel de la carmélite de Chaillot. N’importe, si le poème, en cette occasion comme en bien d’autres, manque absolument de sérieux, la musique ne plaisante pas. Voyez un peu quelle puissance est pourtant la mélodie, il suffit d’un grain de cet encens pour changer toute une atmosphère, et c’est par elle, par elle seule que ses plus invétérés antagonistes trouvent grâce devant le public. Rien de plus simple que ce récit de Sita au premier acte du Roi de Lahore, c’est fait avec trois notes, et ce bout de plain-chant doux et mélancolique va pour un moment avoir raison d’une indifférence contre laquelle lutteront en vain toutes les tempêtes de l’orchestre et tous ses mirages. — Au second acte, les épisodes se multiplient; la scène des soldats jouant aux échecs tandis que des esclaves persanes tournoient au second plan est un joli tableau d’opéra dont M. Delibes pourrait avoir écrit la musique; le morceau qui suit pour deux voix de femmes a de la rêverie et ce charme contemplatif, si délicieux à respirer dans l’hymne à la nuit au dernier acte des Troyens de Berlioz. Du reste cette note contemplative reparaît ici trop souvent, elle vient sans qu’on la demande et parfois très mal à propos alors que l’accent dramatique est seul indiqué. Quant au grand duo d’Alim et de Sita, c’est ce qu’un Allemand appellerait de la musique de partitionnaire, il n’y a là ni sens du théâtre ni inspiration, cela cherche tout, vise tout et n’attrape rien.

Le troisième acte ouvre à nos yeux le paradis d’Indra :

Cependant sur le haut de l’olympe on riait;
Les Immortels, sereins sur le monde inquiet,
Resplendissaient debout dans un brouillard de gloire.


Cet acte est l’effet de lumière; ici le ballet prime le drame, et le chorégraphe force la main au musicien, qui par la seule magie du rhythme va se racheter. On a beau prêcher la souveraineté des masses instrumentales, conspuer la mélodie, la guitare, il faut autre chose que des dissonances et des convulsions d’orchestre pour mettre en mouvement une phalange de danseuses. Patuit dea, le rhythme se montre et triomphe. Il semble qu’à la coupe enchantée s’apaise à l’instant cette soif de symétrie qui vous consume; jamais la célèbre image du cerf altéré de l’Écriture ne s’offrit à l’esprit plus naturellement. Le motif vaut ce qu’il vaut, peu importe ; c’est une valse qui pourrait figurer dans Coppélia, ou bien encore un fragment en mineur sans note sensible, ce qui suffit, nul ne l’ignore, pour établir l’orientalisme d’une mélodie. On nous raconte que celle-ci vient du pays des éléphans et des bayadères, on m’affirmerait qu’elle vient de Bougival que je n’y contredirais pas davantage, la formule étant des plus connues, et ces sortes d’airs nationaux pouvant partout se fabriquer sur commande. Je dois cependant louer l’entrain brillant de cette mise en œuvre. Quel don merveilleux de la sonorité, comme toutes ces arabesques s’enroulent et se déroulent avec souplesse, élégance et vigueur! Notons dans le second pas du divertissement l’emploi si curieux, si amusant du saxophone avec sourdine. Même en combattant cet art, en l’attaquant dans ses tendances antimélodiques, antivocales, il est impossible de ne pas admirer ce qu’il ajoute de pittoresque et de charmant à la figuration d’un opéra. Ces irradiations vibrantes, ces flots de résonnances teintés de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et se succédant à l’infini, vous donnent par instant l’illusion de jets de lumière électrique qui jailliraient des sources vives de l’orchestre.

Grenade a l’Alhambra, mais le quatrième acte du Roi de Lahore a son adagio en ré bémol. Si vous voulez voir quelle bonne et simple personne est la mélodie et comment elle se venge de ses pires blasphémateurs, allez entendre cette phrase chantée par M. Lassalle; l’invention est peu de chose, mais ce cantabile suave, ému, ce spianato à l’italienne chaleureux, attendri, mélodique surtout, s’impose à l’auditoire, qui, chaque soir, après l’avoir écouté avec ravissement, demande qu’on le lui répète. Ici, une simple question : tout ce pathétique convient-il le moins du monde au caractère du farouche Scindia, et n’est-ce point là ce que Shakspeare appelle du caviar pour le peuple? Je livre l’objection aux gens d’école, qui se débrouilleront entre eux comme ils pourront. En effet, aucun de ces personnages n’a d’existence qui lui soit propre, nul n’a l’air de croire « que c’est arrivé ; » vous les entendez se passer la mélopée de baryton à ténor, de basse à soprano, j’allais dire de violon à clarinette et de flûte à saxophone, — ondoyans, indéterminés, véritables acteurs de symphonie; jamais ces gens-là ne chantent dans leur rôle, le fauve a des roucoulemens de colombe, la colombe des cris d’aigle; tout le long de ces cinq actes, c’est M. Massenet qui se chante lui-même et voit passer en rêve des combinaisons d’accords qu’il lui plaît d’habiller de costumes indiens et d’appeler des noms de Sita, d’Alim, de Scindia, de Kaled et de Timour. — Très remarquable dans son rôle et comme chanteur et comme tragédien, M. Lassalle dit cet arioso en virtuose : sûreté d’intonation, ampleur sans redondance, expression et charme, il y a tout. Sa manière de rester sur la note aiguë au détriment de la mesure est un abus, mais plein de séduction. La voix de M. Salomon a besoin de se faire au style; savoir se gouverner, qualité de plus en plus rare chez les ténors de résistance toujours prêts à forcer, à grossir le son, comme si l’appareil matériel en pareil cas pouvait suffire! M. Salomon, qui d’ailleurs tient convenablement la partie d’Alim, ne sait pas dire un andante, et je crains que ce défaut, loin de s’amender, n’augmente encore par son habitude de crier si funeste et dont le médium de sa voix se ressent déjà. Superbe à voir en prêtresse d’Indra, Mlle de Reszké prodigue à son personnage ses riches dons et quelques-uns de ses défauts, énergique, vaillante, passionnée, avec des élans de voix souvent portés à l’excès et de mauvaises habitudes de prosodie que le temps réformera.

Voilà donc la jeune troupe en pleine activité, et c’est au directeur actuel que revient l’honneur de l’avoir formée. Rendons-lui cette justice de le reconnaître. Pendant que tous célèbrent à bon droit les merveilles de la mise en scène du Roi de Lahore, qu’il nous soit permis d’insister sur ce sujet, à nos yeux bien autrement important, du personnel chantant. Il s’agissait en effet de reconstituer tout ce monde, de soustraire un théâtre tel que notre Académie nationale à l’intolérable absolutisme des barytons infatués et des cantatrices émigrantes. Cette œuvre d’organisation et d’imperturbable volonté va son train, et les reprises si laborieusement menées des chefs-d’œuvre du répertoire, toutes ces études en commun sous l’œil du maître, n’auront pas médiocrement contribué à fondre entre eux ces divers élémens que le nouvel ouvrage de M. Massenet vient de nous montrer dans un état d’harmonie parfaite.

Reprenons la question musicale. De la symphonie ou de la voix, laquelle des deux au théâtre primera l’autre? N’avez-vous pas remarqué que l’optique de nos sens varie avec les siècles ? « Chaque siècle a sa manière d’envisager la nature; l’antiquité, pas plus que la renaissance, ne semble s’être doutée de la beauté pittoresque des Alpes, écrivions-nous ici même jadis en parlant d’un paysage de la Thuringe. Humboldt observe que pas un poète de l’ancienne Rome, pas un historien ne fait mention des Alpes autrement que pour se plaindre de l’impraticable difficulté du passage, et que Jules César emploie en les traversant ses loisirs de voyage à rédiger un traité grammatical : De Analogia[1]. » Pourquoi dès lors chaque siècle n’aurait-il pas sa manière d’envisager les beaux-arts ? Ce ne sont pas les points de vue qui changent, c’est notre œil. Le XVe siècle, romantique, pousse vers le haut, l’infini, il voit pointu ; le XVIIe étend en largeur ses paysages : Poussin, Claude Lorrain, quelle uniformité systématique, des temples grecs, des bouquets d’arbres, et dans le fond, sur une mer d’azur et d’or, l’inévitable effet de soleil. Opposez à ce canon l’art des vieux peintres allemands et italiens, comme leur perspective se hérisse de pics aigus, d’escarpemens ! Derrière le souriant visage d’une madone à l’enfant s’étagent vers le ciel des blocs granitiques, un site montagneux et strapassé encadre l’honnête et prosaïque figure d’un notable de la bonne ville d’Augsbourg ; sur une estampe représentant le martyre des onze mille vierges est figurée une Cologne imaginaire ayant pour horizon une ceinture de rochers abrupts et dentelés. Eugène Delacroix, avec sa vivacité suprême de perception et son crayon de flamme, a prodigieusement saisi, fixé dans ses illustrations de Faust ce caractère pointu particulier au romantisme moyen âge. Et maintenant, qui empêche que ce phénomène climatérique dont notre œil est affecté affecte également notre oreille ? On naît sous le règne du beau style, des Haydn, des Mozart, comme on naît sous la période du compliqué. L’instrumental aujourd’hui nous déborde, Beethoven est le grand coupable, j’entends le Beethoven de Fidelio, qui le premier apprit aux générations modernes à concevoir symphoniquement des choses faites pour être chantées sur le théâtre. Quiconque possède la moindre expérience de l’art musical comprendra ce que nous voulons dire et devinera comme nous, à la simple audition soit vocale, soit orchestrale d’une mélodie, si c’est un maître chanteur qui l’a conçue ou si c’est un maître symphoniste.

Quelles que soient nos prédilections, il y a ce fait à constater que la symphonie prédomine au théâtre : l’esprit de Beethoven, de Schumann, de Berlioz l’emporte, et de cette tradition relèvent aujourd’hui tous les jeunes et les vaillans. Un homme, naguère à leur tête, qui peut-être eût rendu de grands services, c’était Bizet ; nature forte, avisée, convaincue, possédant avec la culture moderne un rare bon sens, et par là capable d’imposer certaines transactions. La mort l’a pris en plein progrès, nous pouvons ajouter en plein triomphe ; mais, avant de s’en aller, au moins eut-il le temps d’écrire Carmen, œuvre caractéristique où l’homme de théâtre se manifeste à côté de l’écrivain et qui semblait promettre à court délai la résurrection d’un Herald. Cette place, restée vacante de primus inter pares, M. Massenet l’occupe à cette heure et ne la doit qu’à son talent : ses suites d’orchestre, ses œuvres de piano, marquées à l’effigie de Chopin et de Stephen Heller, — de Chopin surtout, dont le style le préoccupe jusque dans le Roi de Lahore, — ses oratorios de Marie-Magdeleine et d’Ève, au sujet desquels nous nous sommes expliqué mainte fois, un peu vertement peut-être, mais toujours en reconnaissant le vrai mérite du compositeur, tout cela suffisait pour recommander un artiste à l’attention de la critique et du public. Au théâtre, M. Massenet fut moins heureux; sans parler d’un opéra en un acte, la Grand’tante, représenté en 1868 à l’Opéra-Comique, on peut dire que son Don César de Bazan passa inaperçu ; de cette œuvre, conçue en des proportions largement dramatiques, chose singulière, rien n’est resté qu’une pièce d’orchestre, un entr’acte; je crois pourtant me souvenir qu’il y avait aussi un duo pour baryton et soprano dont le charmant cantabile : En vous j’avais placé, Madame, me revenait à la mémoire l’autre soir en écoutant l’adagio de Scindia dans le Roi de Lahore. Aujourd’hui les portes de l’Opéra s’ouvrent devant M. Massenet, et pareil honneur n’a rien qui doive étonner; il y entre tout naturellement parce que c’est son droit et son tour d’y entrer, et que cette salle, toute vaste et splendide qu’elle soit, il a dans son art assez de sonorités pour la remplir : tâche moins simple qu’on ne croit et à laquelle, — à l’exception de Rossini, de Meyerbeer et d’Halévy, — personne ne suffit, pas même M. Gounod. Il n’est que juste d’ajouter que la partition de Faust fut composée en vue du Théâtre-Lyrique. En attendant que Polyeucte nous montre jusqu’où peut aller le vieux maître en fait de résonnance, saluons l’autorité primesautière du jeune musicien s’emparant de l’immense vaisseau et l’emplissant d’un grand souffle harmonique. L’effort a réussi, et nous y applaudirons, tout en reportant à Verdi la fière part qui lui revient dans ce succès. Affirmer que sans Aïda la partition du Roi de Lahore n’existerait pas serait aventureux, et pourtant comment nier l’influence du maître italien partout répandue sur l’œuvre de M. Massenet? Tout d’abord l’analogie des deux poèmes vous saute aux yeux : même caractère hiératique, même orientalisme; des prêtres qui pontifient, des armées qui s’entrechoquent, des princes et des princesses déplorables qui chantent après s’être poignardés, des adagios spasmodiques, — vous ne voyez que cela des deux côtés. Mais laissons hors de jeu les libretti; interrogeons la musique seule. Que nous chantent ces chœurs et ces finales, toute cette polyphonie instrumentale et vocale, sinon l’étude sévère, approfondie et, disons-le à l’honneur de M. Massenet, la vibrante admiration du chef-d’œuvre de Verdi ? Seulement dans Aïda l’école tient moins de place; à mesure que le drame se développe, vous sentez s’affirmer l’individualité du maître. Verdi traite épisodiquement ce qui n’a qu’une importance secondaire, et jamais ne subordonné le beau musical à des agrémens symphoniques; les facultés d’assimilation qui distinguent M. Massenet tiennent parfois du prestige ; son orchestre, roulant et débordant, réfléchit dans ses nappes toutes les constellations du firmament musical : des aptitudes, du talent, il y en a des trésors, trop peut-être, car le génie en sa jeunesse est d’ordinaire moins habile et moins malin. Reste à se demander si l’inspiration viendra. Henri Heine, parlant d’Alfred de Musset, disait jadis : « C’est un jeune homme d’un très beau passé ! « L’auteur du Roi de Lahore est un homme jeune d’un beau présent. La grande ligne de vie se dérobe encore sans doute, mais les arabesques sont splendides.

L’Opéra-Comique, à défaut d’autres nouveautés, offre en ce moment au public le spectacle de ses petites querelles domestiques. Comme dans tous les mauvais ménages, on se chamaille. Le directeur se brouille avec son chef d’orchestre, qui, séance tenante, quitte son pupitre et remet ses pouvoirs à son second. Jusque-là, rien de fort extraordinaire; uno avulso non déficit alter. Ce que disait Virgile des rameaux de l’arbuste sacré peut aussi bien se répéter à propos d’un bâton de mesure; mais l’occasion se présentait sous des auspices trop favorables pour ne pas être exploitée aussitôt à l’avantage des recettes de Cinq-Mars, et dès le surlendemain l’auteur en personne s’asseyait au fauteuil de M. Lamoureux, ex-titulaire de l’emploi. Ce coup de théâtre eût été organisé d’avance qu’il n’aurait pas mieux réussi; l’annonce sur l’affiche de M. Gounod comme chef d’orchestre était un stimulant des plus ingénieux pour le succès d’une œuvre « sur laquelle repose en ce moment l’existence du théâtre. » Nous empruntons ces mots au texte même d’une lettre du directeur de l’Opéra-Comique, et nous les soulignons à dessein. Ainsi voilà une de nos premières scènes nationales, un théâtre coûtant à l’état 180,000 francs de subvention, et que la mauvaise fortune d’un ouvrage, d’un seul ouvrage, peut, de l’aveu de son directeur, réduire à fermer ses portes du jour au lendemain. Mais le répertoire alors, qu’en faites-vous?

Est-il vrai, oui ou non, que l’Opéra-Comique possède tout une suite de chefs-d’œuvre, qu’il tient du passé comme la Comédie-Française, un précieux héritage de traditions qu’il importe d’avoir en honneur et de perpétuer? Oui, certes, cela est vrai, et nul n’oserait y contredire; seulement on vous objecte que ce répertoire n’attire aujourd’hui plus personne. Il s’agirait alors de s’expliquer d’où provient cette désuétude et pourquoi tels chefs-d’œuvre, qui naguère sous les administrations précédentes emplissaient la salle jusqu’aux combles, se chantent maintenant dans le désert. Hélas! l’explication n’est que trop aisée. Si les chefs-d’œuvre dont je parle ne font plus d’argent, le mal résulte de la manière dont ils sont exécutés. Je voudrais voir ce que deviendrait le répertoire de Molière et de Racine, de Marivaux et de Beaumarchais, le jour où l’administrateur de la Comédie-Française, ayant peu à peu laissé se disperser son personnel, n’engagerait plus d’artistes qu’en vue de la pièce qu’il a reçue hier, qu’il donnera demain, et sur laquelle après-demain reposera l’existence du théâtre. C’est cependant ce qui se passe à l’Opéra-Comique : jouer chaque année le tout pour le tout, risquer sur le nom d’un auteur le succès, l’existence de son entreprise, réussir vaille que vaille et gagner ainsi la clôture d’été, de tels calculs sont admissibles quand c’est l’impresario d’une scène secondaire qui les fait. Qu’un directeur du Vaudeville, après avoir représenté deux cents fois la pièce de M. Sardou, ferme son théâtre pour le rouvrir six semaines plus tard par une autre pièce du même M. Sardou qu’il jouera également deux cents fois, ce ne sont point là les affaires de l’état ni les nôtres, qui ne nous occupons que de la question d’art; mais dès qu’il s’agit des théâtres subventionnés, le point de vue change : l’Opéra-Comique, pas plus que le Théâtre-Lyrique et l’Odéon, n’a le droit au libre exercice. En retour des subsides qu’il accorde, l’état impose des cahiers des charges. Or comment voyons-nous que ces conditions soient remplies? qui s’occupe de veiller au maintien du genre? qui songe à ces traditions d’école que Bizet, dans Carmen, cherchait à restaurer selon l’esprit des temps? Roméo et Juliette, Cinq-Mars, sont des grands opéras dont la place est ailleurs et qui ne font ici qu’encombrer la voie et rendre impossible la bonne exécution du répertoire en intronisant un système de déclamation lyrique sans rapport avec le théâtre d’Auber, d’Hérold et de Boïeldieu. Et ce fameux avenir des jeunes compositeurs, qui figure sur tous les rapports du budget comme jadis l’indépendance de la Pologne, parlons-en donc un peu. Quel sera le sort des nouveaux dans une entreprise vouée au culte d’une idole unique et qui va tantôt fermer ses portes pour trois mois, après en avoir employé neuf à solliciter, à monter, à jouer, à remanier, à reprendre tel chef-d’œuvre de l’auteur qu’on renomme. Encore une belle invention, ces clôtures annuelles qui ne servent qu’à distendre tous les ressorts d’une administration, qu’à désagréger l’ensemble d’une troupe, et donnent aux comédiens des habitudes de vie nomade! L’Odéon, si je ne me trompe, fut le premier à mettre en pratique cet abus, d’ailleurs complètement d’accord avec la bonne entente des intérêts de la maison, le directeur par excellence devant être celui qui s’arrangera de manière à tenir son théâtre fermé neuf mois pour ne jouer que des reprises pendant le reste de l’année. Il semble que nous plaisantions, et pourtant rien n’est plus sérieux; le mal que nous signalons empire chaque jour, et du train dont on laisse aller les choses il n’y aura plus avant peu, en dehors de l’Opéra, que des scènes d’opérettes et des cafés-chantans. N’avons-nous pas entendu dire, à propos de la reprise de Fra Diavolo, que cet ouvrage, un des chefs-d’œuvre du genre, trouverait une interprétation plus convenable soit aux Variétés, soit aux Folies-Dramatiques? Une situation à ce point compromise appelle l’attention de l’autorité supérieure. L’esprit de camaraderie, la condescendance des bureaux, ont tout gâté; il s’agit à présent que la question soit portée devant le ministre, qui jugera à quel point nous en sommes, et si c’est pour favoriser de pareils résultats que la chambre vote des millions.

Mlle  Louise Bertin, qui vient de mourir, n’était pas une de ces musiciennes mondaines et de foi douteuse comme en produisent nos salons d’aujourd’hui. Née d’une famille où l’intelligence ne cessa jamais d’être en honneur, élevée au plein de la plus brillante période d’un siècle que les musiciens, les poètes et les peintres de l’avenir nommeront le grand siècle, elle eut pour conseils et pour maîtres des hommes qui s’appelaient Rossini, Meyerbeer, Ingres, Eugène Delacroix et Victor Hugo. De ce que ses premières œuvres : le Loup-garou (1827), Faust (1831), la Esmeralda, représentées à l’Opéra-Comique, au Théâtre-Italien, à l’Opéra, de ce que ses premières œuvres, toutes de jeunesse, trahissaient de l’inexpérience, on en a conclu qu’elle ignora jusqu’à la fin la haute théorie de son art. C’est là un préjugé comme bien d’autres, mais beaucoup plus difficile à déraciner, vu que les argumens sur lesquels il s’appuie furent livrés au public, tandis que les pièces vigoureuses qui plaident contre n’eurent qu’un petit nombre d’amis pour confidens. Il est vrai que parmi ceux-là figuraient des maîtres dont le témoignage fait loi, et M. Reber nous dirait au besoin le mérite et l’élévation de toute cette musique de chambre que la studieuse artiste écrivait pendant ses longs loisirs de la campagne et qu’on exécutait l’hiver dans l’entresol du quai Conti par les soins délicats et sous l’habile direction de M. Sauzay. Mozart et Beethoven furent ses dieux, les nouveaux l’étonnaient plus qu’ils ne l’attiraient. Condamnée à la vie sédentaire et ne pouvant aller les entendre chez Pasdeloup et chez Colonne, il lui fallait se contenter de la lecture, ingrate épreuve d’où ces œuvres de coloration polyphonique sortaient presque toujours à leur désavantage, ce qui la faisait vous dire en souriant : « Tous ces gens-là sont des poètes, des philosophes, des littérateurs, mais, croyez-moi, ce ne sont plus des musiciens. » Des poètes et de la poésie, personne mieux que Mlle  « Bertin n’en pouvait parler, et notre prosodie la plus savante, pas plus que le contrepoint, n’avait de secrets pour elle. Les Glanes sont un livre plein de talent, où l’élégie se mêle à la haute raison, où vous respirez partout ce sentiment du beau, du bien, du vrai, qui fut le caractère de cette noble vie. Elle aimait à revenir à ces vers éclos aux jours heureux, et les lui rappeler en causant la consolait de bien des mélancolies. En faire une édition toute moderne, dans l’élégant format des poésies contemporaines, était son rêve ; ce vœu a été réalisé.

F. de Lagenevais.
  1. Voyez, dans la Revue du 15 août 1872, le Chevalier George à la Wartbourg.