Revue musicale - 14 mai 1902

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Revue musicale - 14 mai 1902
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 450-456).

REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra-Comique : Pelléas et Mélisande, drame lyrique en cinq actes et douze tableaux ; poème de M. Maurice Maeterlinck, musique de M. Claude Debussy. — M. Édouard Risler.


Pelléas et Mélisande nous parut une œuvre constamment insupportable pendant les quatre premiers actes ; fort touchante, par momens, au dernier. Et celui-ci ne comportant qu’un seul tableau sur douze, il est vrai que c’est un mélange ou plutôt une proportion assez faible, qu’un douzième seulement de beauté.

Le drame, ou le poème, ou le rêve mis en musique par M. Claude Debussy, passe pour l’un des chefs-d’œuvre du « Shakspeare belge, » ainsi qu’on appelle souvent, avec ou sans ironie, M. Maurice Maeterlinck. Il a pour sujet les tristes et mortelles amours, — mortelles à l’amant comme à l’amante, — de Mélisande, épouse de Golaud, et de Pelléas, le demi-frère de son époux.

Quand le rideau se lève, ou plutôt quand les rideaux s’écartent, comme ils font maintenant, « on découvre Mélisande au bord d’une fontaine. » Mélisande est une sorte de « princesse lointaine » qui s’est égarée dans la forêt et qui pleure. D’un bout à l’autre de la pièce, elle ne fera d’ailleurs guère autre chose. Survient Golaud, petit-fils du roi d’Allemonde. Il chassait dans les bois et s’est perdu, lui aussi. Mélisande commence par avoir peur de lui, puis se décide à le suivre. Au second tableau, « on découvre » Arkel, le vieux roi, l’aïeul des deux princes, Geneviève, leur mère, et Pelléas. Pelléas a reçu tout à l’heure une lettre de Golaud, annonçant qu’il revient avec l’inconnue, dont il a fait sa femme. Et pendant les tableaux qui suivent, nombreux et courts, tantôt sur un balcon fleuri, tantôt près d’une fontaine, toujours en des paysages de songe où triomphe le génie pittoresque de M. Albert Carré, « on découvre » l’amour de Pelléas et de Mélisande. Golaud, qui le découvre le dernier, s’en afflige d’abord seulement, puis s’en irrite jusqu’à la fureur, jusqu’au meurtre même. Ayant surpris les amans, il tue Pelléas et blesse Mélisande. Et celle-ci meurt de sa blessure, de son amour, et aussi d’un petit enfant auquel elle a donné le jour.

Ces choses uniformément lamentables se passent en des temps incertains, en des lieux indéterminés. Elles nous sont contées sur un ton dolent, en des phrases courtes, mais volontiers répétées deux fois ; souvent insignifiantes, mais qui nous inquiètent pourtant par ce qu’elles semblent du moins enfermer de sens profond, symbolique, et que nous ne comprenons pas. L’ensemble produit une impression de vague, monotone et morne poésie, où le charme du mystère est dominé par le soupçon et le dépit de la mystification.

Il y a dans la pièce de M. Maeterlinck des choses shakspeariennes : je veux dire empruntées à Shakspeare. Les fureurs jalouses de Golaud imitent littéralement celles du Maure et, par la douceur passive, Mélisande égale au moins Desdemona. Quelques répliques ont semblé justement ridicules ; une scène au moins a déplu. Que Golaud, ne pouvant atteindre à la fenêtre de la chambre où se trouvent Mélisande et Pelléas, prenne sur ses épaules un enfant, le sien, et le fasse témoin et rapporteur de ce qui se passe derrière les vitres éclairées, cela peut se lire ; mais cela ne saurait se voir, et cela ne s’est pas vu sans quelque répugnance.


Parmi les divers élémens dont se compose toute musique, il en est deux, qu’au dire même de ses admirateurs, le musicien de Pelléas et Mélisande a délibérément supprimés : l’un est le rythme et l’autre la mélodie.

Je crois bien, et ce n’est pas la moindre originalité de M. Debussy, que, le premier entre tous les compositeurs, il a tenu cette gageure et l’a gagnée, d’écrire une partition entière sans une phrase, que dis-je, sans une mesure de mélodie. Une seule fois, peignant au clair de l’une sa longue chevelure, Mélisande s’oublie et chante. Et sa chanson, ou plutôt sa mélopée incertaine, mais pénétrante et douce, est la seule ligne sonore qu’en cette œuvre, où rien ne se dessine, la voix humaine daigne ou sache tracer.

L’orchestre ne chante pas plus que la voix. À peine si de temps en temps revient un semblant, une ébauche de thème, et si petit ! si mince ! Une sorte de gruppetto, ou plutôt de brisé, quelque chose qu’on ne saurait mieux comparer qu’à un accent circonflexe sonore. Dans Pelléas et Mélisande, il ne saurait y avoir de leitmotive, par la bonne raison qu’il n’y a pas de motifs du tout, et l’auteur estime évidemment que la succession des notes ne saurait être un élément d’expression et de beauté.

Le rythme ne lui paraît pas moins haïssable. Le rythme, à son avis, est, comme la mélodie, une formule usée, l’une des vieilles entraves dont la musique est appelée à s’affranchir. Il me souvient que naguère, alors que nous étions condisciples au Conservatoire. M. Debussy, quand il jouait du piano, marquait en soufflant avec violence les temps forts de chaque mesure. On le raillait un peu de cette habitude ou de cette manie. Il s’en est bien corrigé. De sa mesure aujourd’hui tous les temps sont faibles, si même elle se divise encore par temps. En son art deux fois amorphe, l’abolition du rythme répond à la suppression de la mélodie. Aussi bien il ne manquera pas de bons musiciens pour s’en réjouir. Un de nos confrères, et non des moindres, a écrit naguère que « l’émiettement des figures rythmiques semble avoir pour cause le progrès même de l’expression musicale. » Et il ajoutait ceci : « Faut-il le regretter ? Je ne le pense pas. Je considère le rythme, dont toutes les parties sont fortement marquées (mesures, membres de phrase, périodes, strophes, etc.) comme l’œuvre d’une intelligence artistique encore rudimentaire, qui, trop faible pour saisir les choses dans leur continuité et leur plénitude, les réduit à des proportions moyennes, les morcelle pour les mieux comprendre, en répète certaines parties pour que la mémoire ait plus de prise sur elles, en un mot, introduit, dans le langage qui les exprime, des rapports artificiels… L’Intelligence suprême ne pense pas le monde sous forme rythmique, puisque le temps n’existe pas pour elle et que le rythme est la division du temps[1]. »

Cela est fort bien, mais nous ne sommes pas l’Intelligence suprême, et la musique n’existant pour ainsi dire pas, — à notre égard du moins, — dans l’espace, mais dans le temps seul ou presque seul, le jour où nous l’aurons affranchie du rythme, elle cessera de nous être perceptible, autrement dit d’exister. Si, par impossible, ce jour devait arriver jamais, des musiciens tels que M. Debussy n’y auraient pas médiocrement contribué.

Pas plus que par la mélodie et par le rythme, la musique de Pelléas et Mélisande ne vaut ou n’existe par la symphonie ; car la symphonie, étant développement, n’est possible que là où se trouve quelque chose à développer. Et l’orchestre, qui ne sert ni à l’exposition ni à l’élaboration de thèmes formels, ne s’emploie guère davantage à l’alliance de timbres agréables. Sans intérêt pour l’esprit, il est presque toujours sans charme pour l’oreille. Je citerais peu de passages où des sonorités instrumentales m’aient séduit. Au dernier tableau cependant l’orchestre arrive à quelques effets heureux de discrétion, de finesse et de ténuité. Comme la frêle héroïne, il respire à peine, il agonise, il meurt. Une autre fois, une seule, il vit au contraire, et d’une vie éclatante. C’est après une promenade faite par Golaud et Pelléas, avec des intentions vaguement criminelles, dans les souterrains du château. Le retour des deux hommes à la lumière est salué par une belle effusion de fraîcheur, de rayons et de parfums. Partout ailleurs l’orchestre de M. Debussy paraît grêle et pointu. S’il prétend caresser, il égratigne et blesse. Il fait peu de bruit, je l’accorde, mais un vilain petit bruit. Et tenez, voilà justement le mot qui définirait le mieux cette musique. Elle semble n’être qu’un bruit, ou plutôt un mélange de bruits divers et vagues : une porte qui grince, un enfant qui vagit au loin, des meubles qu’on déplace, le soupir du vent dans le feuillage ou sur les eaux. On se prend à douter parfois que tout cela soit noté, que ces rumeurs ou ces murmures aient passé de l’état sonore inorganique à l’état de sons organisés, et du domaine de la nature et de la matière dans celui de l’esprit et de l’art.

Restent encore deux modes ou deux catégories de l’art musical : c’est la déclamation et c’est l’harmonie. Dans l’ordre qu’on peut appeler verbal, il se pourrait que l’œuvre de M. Debussy ne fût pas tout à fait indifférente. Le rapport entre la parole et la note y est plus d’une fois heureux. Maintes pages : au second acte une lettre de Golaud, lue par la reine Geneviève ; de nombreuses répliques au dernier tableau, sont à cet égard véritablement belles, d’une beauté simple, émouvante, étrange même par la justesse, par l’intensité d’une intonation ou d’un accent posé doucement sur un orchestre qui murmure à peine, ou dans le silence et comme dans le vide d’un orchestre qui se tait. Voilà l’unique promesse d’une œuvre qui, par trop de côtés, apparaît menaçante, le seul indice un peu favorable parmi tant de symptômes alarmans.

Enfin et surtout, c’est dans l’ordre de l’harmonie que réside la nouveauté — prétendue — de l’art de M. Debussy, Cet art, tout le monde en convient, est exclusivement harmonique. Dégagé du rythme, dédaigneux de la symphonie et du chant, il n’a pour élément que la formation, la déformation et la transformation des accords. Cela ne laisse pas d’être considérable et peut-être encore plus périlleux.

On ne manquera pas de répondre aussitôt que toute une école, tout un siècle, — et lequel ! — n’a pas connu d’autre idéal, d’autre pratique, et qu’au fond, ils ne furent guère que des harmonistes sublimes, les vieux maîtres de la polyphonie vocale, les de Lassus et les Palestrina. Sans doute ; mais leurs harmonies d’abord, auprès de celles qu’on nous propose aujourd’hui, leurs harmonies étaient en quelque façon thématiques et chantantes. Une idée y était impliquée et suivie. Et puis leurs accords étaient beaux, et purs, et doux ; leur génie harmonique était harmonieux. L’harmonie alors était ordonnance et hiérarchie ; elle n’est ici qu’anarchie et désordre, dissonance, discordance et désarroi. Les notes, qui s’aimaient et s’attiraient naguère, ne font plus, et de plus en plus, que se repousser et se haïr. Dans l’orchestre de Pelléas et Mélisande, suivez, entre les parties extrêmes, les voix intermédiaires : elles cheminent à l’aventure, sans qu’on sache d’où elles viennent, où elles vont, et sans paraître elles-mêmes le savoir. Le hasard, non la volonté, semble présidera leurs évolutions. De là tant de rencontres hasardeuses, tant de froissemens et de conflits. Désormais rien ne se prépare et rien ne se résout. Comme le voilà déchu de son vieil et presque divin privilège, cet accord de septième, que Bettina, dans une lettre à Gœthe, appelait si bien l’accord libérateur ! Il y a longtemps que la musique ne délivre, n’allège plus notre esprit et notre âme, qu’elle les accable au contraire et les asservit. Et n’en déplaise à nos. modernes harmonistes, tant de beautés hardies, comme ils appellent leurs trouvailles, ne sont que de faciles horreurs. Oui, trop faciles, car la musique est de tous les arts le plus tolérant, le seul contre lequel nul attentat n’est impossible. Les autres ont moins de patience. La matière pesante sait se défendre ou se venger de l’architecte et du statuaire qui méconnaît sa nature et prétend la contraindre. Des blocs de pierre ou de marbre, s’ils portent à faux, tomberont. Mais les lois de la beauté sonore n’ont pas de pareille sanction. Les notes souffrent la violence. Elles gémissent, elles crient, — on le sait quand on vient d’entendre Pelléas et Mélisande, — mais elles ne tombent pas.

Allons plus loin encore. Il se pourrait que l’harmonie fût, entre les divers élémens de la musique, le moins favorable au drame lyrique, à la représentation de la passion et de la vie. Rappelons-nous que les maîtres de la polyphonie vocale ne furent pas des musiciens de théâtre et qu’ils excellèrent surtout à rendre les états de l’esprit ou de l’âme les moins dramatiques : la prière ou la méditation. Ce n’est point un hasard si l’apparition de l’opéra dans les premières années du XVIIe siècle coïncide avec la décadence des formes polyphoniques et la création d’un style nouveau. Ce style, en trois cents ans, s’est renouvelé plus d’une fois. Chacun des élémens de la musique l’a formé tour à tour. Verbal d’abord et récitatif, l’opéra ne tarda pas à devenir mélodique. Il le demeura longtemps. Mais par degrés, dans sa constitution et pour ainsi dire dans sa trame, on vit la symphonie s’introduire et l’occuper tout entier. En sera-t-elle éliminée à son tour et l’harmonie va-t-elle devenir le principe d’un régime nouveau ? Cela n’est pas impossible, et cela surtout — l’harmonie étant, nous l’avons vu, ce qu’il y a dans la musique de moins formel — cela ne s’accorderait pas mal avec le dédain croissant de la forme que professent et pratiquent certains compositeurs aujourd’hui.

Ceux-là, M. Debussy mérite de les conduire. Aucun n’est mieux qualifié que l’auteur de Pelléas et Mélisande pour présider à la décomposition de notre art. « Rien ne se crée dans la nature, » disent les savans, « et rien ne se perd. » Tout se perd et rien ne se crée dans la musique de M. Debussy. Après l’avoir entendue, on éprouve le malaise, l’angoisse, que ressent à certain moment le héros. On soupire avec Pelléas : « Il ne me reste rien, si je m’en vais ainsi. Et tous ces souvenirs, c’est comme si j’emportais un peu d’eau dans un sac de mousseline. »

Pourtant c’est quelque chose de plus, et de pire. Un tel art est malsain et malfaisant. Je sais des hommes distingués, même supérieurs, qui médisent de la musique et qui, non seulement ne l’aiment pas, mais la redoutent, l’accusant de porter atteinte à leur personnalité, d’affaiblir en eux la conscience et de la dissoudre. Ils ont raison contre cette musique-là. Elle nous dissout parce qu’elle est elle-même dissolution. Existant aussi peu que possible, elle tend à la diminution et à la ruine de notre être. Elle contient des germes non pas de vie et de progrès, mais de décadence et de mort.


Pour sentir et pour goûter la vie dans sa plénitude, il faut entendre Beethoven interprété par M. Édouard Risler. Ce jeune homme est aujourd’hui le « maître puissant et doux du piano, » comme Goethe appela Mendelssohn un jour. Maître d’un instrument et de tant de chefs-d’œuvre écrits pour cet instrument, une partie du royaume des sons est à lui. Je ne vois que Rubinstein à qui l’on puisse comparer, si ce n’est égaler M. Risler. Avec moins de fougue, de « beau désordre » et, si l’on veut, de génie, il a plus de style et de pureté.

Ne parlons pas de son « mécanisme ». La chose est nécessaire et M. Risler plus que tout autre la possède ; mais le mot est horrible et presque injurieux pour un talent comme le sien, qui n’est qu’esprit et âme. M. Risler joue Beethoven — et je nomme le seul Beethoven parce que c’est le plus grand — avec toute la passion, mais aussi avec toute la raison qu’il faut. Son interprétation est un admirable mélange d’intelligence et d’amour ; d’un amour tempéré par « cette crainte de respect qui ne le détruit pas, mais qui le rend plus retenu et plus circonspect. » Je ne sais pas de jeu plus classique ; je n’en connais pas de plus libre, mais de cette liberté qui s’exerce sous la loi. On en vante la justesse ; il en faudrait louer aussi la justice, car à chaque élément de la beauté musicale : à la sonorité, au rythme, au mouvement, une telle interprétation rend ce qui lui est dû.

M. Risler n’a pas craint, l’autre dimanche, de jouer de suite quatre sonates de Beethoven. Et sur les quatre, trois sont parmi les dernières, interdites au commun des pianistes et des auditeurs. On ne les désigne pas, celles-là, par des noms, authentiques ou de fantaisie : la Pathétique, l’Appassionata, la Juliette ou le Clair de lune. Elles ne s’appellent point, elles se chiffrent. On dit : l’op. 106, l’op. 109, l’op. 111. Et la gravité des nombres ne sied pas mal à l’austère et parfois abstraite beauté de leur être. Prodigieuses par l’étendue et par la profondeur, elles sont en quelque manière à la limite et de l’exécution et de l’entendement. Elles rappellent et mériteraient d’avoir inspiré l’admirable page de Carlyle sur la musique. « La signification de Chant va profond. Qui est-ce qui, en mots logiques, peut exprimer l’effet que la musique fait sur nous ? Une sorte d’inarticulée et insondable parole qui nous amène au bord de l’Infini et nous y laisse quelques momens plonger le regard. »

Oui, les dernières sonates de Beethoven, comme ses derniers quatuors, ressemblent à de grands secrets vaguement terribles et presque jamais dévoilés. Entre eux et nous il faut un médiateur. Et c’est pour nous révéler quelque chose de « l’insondable parole », pour nous arrêter quelques momens au bord de l’Infini, que de temps en temps un Liszt, un Rubinstein, un Risler nous est donné.


Camille Bellaigue.
  1. M. J. Combarieu, Théorie du rythme (avant-propos). Paris. Alphonse Picard, 1897.