Revue musicale - 14 mars 1837

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REVUE MUSICALE.

L’épreuve de l’Opéra est décisive, on ne la tente guère deux fois. S’il y a dans la vie d’un musicien une heure grave et solennelle, c’est bien celle où son œuvre se produit dans cette vaste enceinte. Ce soir-là il s’agit de son avenir et de sa vie : on l’adopte avec acclamation, on le proclame maître, ou l’on sort sans même s’enquérir de son nom. Malheur au nom qui reste obscur après cette épreuve de lumière. Une soirée à l’Opéra change la destinée d’un musicien ; c’en est fait de lui, et pour toujours, s’il ne sort pas vainqueur de l’arène. C’est là qu’un homme commence ou qu’il finit. L’Opéra est comme un sommet où viennent échouer et mourir les talens médiocres et débiles qui vivotaient dans des régions plus basses, et d’où les autres, plus forts et plus hardis, prennent leur essor vers le ciel. On vous donne un orchestre magnifique, des chœurs nombreux, des chanteurs plus ou moins habiles, plus ou moins inspirés, mais, après tout, les meilleurs qui soient en France ; on taille en plein pour vous dans le satin et le drap d’or ; on vous bâtit Rome ou Venise, le Capitole ou le palais ducal, selon qu’il convient à votre fantaisie. Oui, mais aussi quelle responsabilité immense pèse sur vous, quel travail il vous faut accomplir ! Vous êtes la voix de ces instrumens, le corps de ces habits, le soleil qui éclaire ces palais, la seule ame de tout ce monde. Il faut que vous gouverniez durant quatre heures cet orchestre ; et prenez garde, vous ne le tromperez pas : il connaît la mesure de ses forces, il sait à quels effets sublimes il peut s’élever ; Rossini et Meyerbeer lui ont appris ses plus mystérieuses ressources. Il faut que vous écriviez pour ces chanteurs des rôles dans lesquels ils puissent se produire dignement et se faire bien venir du public, leur idole ; et ces décors même, qui semblent peints à votre gloire, si votre musique ne les domine complètement du premier coup, attirent sur eux toute l’attention de la multitude et vous écrasent sous leur poids et leur magnificence. ? À mon sens, les musiciens ne se préoccupent point assez d’une pareille épreuve ; tout ce qui leur vient à l’esprit leur semble bon ; on dirait qu’ils composent pour le théâtre de la Bourse, où l’importance d’une défaite est d’autant moindre que les occasions de tenter la fortune, c’est-à-dire le public, peuvent être plus rapprochées. Aussi qu’arrive-t-il ? S’il s’agit d’un talent déjà consacré maintes fois par le succès, le public l’accueille avec froideur ; et ne manque pas de lui tenir compte de sa négligence ; et si c’est l’œuvre d’un homme qui n’a rien produit encore d’important, d’un musicien inconnu jusque-là, à peine si l’on s’informe de son nom, et le triste maestro s’en va comme il était venu, ignoré de tous. Ce ne sont point là des échecs qui se réparent. À l’Opéra, le tour ne revient qu’à des intervalles éloignés, et pour ceux qui n’ont pas su le saisir une première fois, il ne revient jamais. Pour le musicien qui écrit une partition destinée à l’Opéra, tous les jours doivent être des jours de soleil, toutes les heures de travail des heures d’inspiration.

De notre temps, un seul homme paraît avoir compris la gravité de cette affaire. Celui-là ne s’épargne ni travail, ni souci ; rien n’échappe à son enthousiasme ; il élabore son œuvre avec une sublime patience ; quelle inquiétude ! mais aussi, le jour de la représentation, quel triomphe ! Demandez-lui un peu s’il se souvient de ce qu’il a souffert, à cette heure où le public le proclame vainqueur, et s’il regrette ses angoisses passées dans ce tumulte enivrant, au milieu duquel il oublie s’il y a des gloires plus splendides que la sienne. Le succès l’invite à la peine ; le lendemain il laisse là la gloire et l’encens du travail accompli pour reprendre les fatigues d’un travail nouveau, tant sa nature insatiable l’entraîne loin de la quiétude. Il ne se repose pas dans le succès, il le traverse en y puisant de nouvelles forces pour l’avenir. À l’Opéra, les choses ne se combinent jamais de telle sorte que le succès résulte d’un ensemble harmonieux. Ou c’est la musique qui réussit, ou c’est la mise en scène. Voyez les Huguenots. On n’a rien épargné, on ne s’est pas fait faute du vieux Paris, si fort en honneur. Eh bien ! qui a pris garde à tout cela ? Dira-t-on que cet appareil de mise en scène ait contribué le moins du monde à ce succès immense qui dure encore ? Non pas certes. Grâce à Dieu, il ne s’est agi cette fois ni de bonnes dagues ni de vieilles casaques de velours, mais tout simplement d’une musique large et fortement tissue, d’une grande et noble partition.

Pour Stradella, c’était tout le contraire. Bien avant la représentation, on ne parlait que du faste inouI déployé dans la mise en scène et de la variété des costumes. Si vous cherchiez à savoir dans quel système la musique de M. Niedermeyer était écrite, on vous disait qu’il y avait au quatrième acte un triomphe au Capitole dont on attendait merveille ; et si, peu satisfait, vous risquiez une nouvelle question, demandant si le maître avait dérogé à la coutume usitée aujourd’hui à l’Opéra, et si l’on entendrait cette fois une ouverture, on vous répondait qu’à la vérité il n’y avait pas d’ouverture à la partition de M. Niedermeyer, mais qu’on voyait au cinquième acte le doge se marier avec l’Adriatique. Cette admiration du spectacle matériel qui préoccupait tant les gens de l’endroit s’est emparée du public le jour de la représentation, si bien qu’il ne s’est pas douté une minute que sous cet océan de soie et d’or soupirait une musique agréable et digne en tout point d’un meilleur destin. Le moyen en effet, lorsque l’on n’est qu’un musicien ingénieux et facile, d’attirer sur soi l’attention que tant d’objets de toutes les couleurs vous disputent et finissent toujours par vous ravir. Pour une pareille tâche il faudrait Mozart. Au point où l’on en est venu avec cet insatiable plaisir des yeux, c’est désormais entre la musique et la mise en scène une lutte à mort. Dernièrement la musique en est sortie victorieuse, grâce à Meyerbeer, mais aussi cette fois, il faut le dire, elle a échoué.

Dans le principe, l’opéra de Stradella avait été conçu en deux actes. L’ancien directeurs comprit très bien qu’avec un sujet pareil, qui ne comportait guère qu’une scène, il n’y avait pas de salut au-delà de cette limite. Nous ignorons tout-à-fait par quel enchaînement de circonstances malheureuses et d’imprudentes réflexions on en est arrivé à vouloir développer ainsi cette pièce hors de toute mesure raisonnable, et convertir une idée qui, traitée par des hommes d’esprit et de goût, pouvait devenir, après tout, un fort honnête prétexte à de la musique, en je ne sais quelle parade d’arlequins et de clowns qui recommence à chaque scène, et pourrait à merveille ne finir jamais. Encore si tout cela avait été accompli dans l’intérêt de la musique, nul n’aurait osé se plaindre. Mais non, la musique de M. Niedermeyer ne demandait pas qu’on lui fît tant honneur. Telle en est la nature délicate et fragile que le moindre espace lui suffit ; le grand air l’étouffe et la disperse. Cette musique doit être fort à son aise dans le cercle étroit de deux actes, et se complaire surtout dans un petit salon, chantée au piano modestement. J’imagine que ces développemens ridicules ont leur principe dans quelque raison bien autrement grave que le lecteur appréciera. Si donc l’on s’est permis d’élargir cette pièce de Stradella hors de toute proportion, c’était pour obéir à certaines exigences qui dominent singulièrement aujourd’hui toute question de poésie et de musique. Il ne s’agissait de rien moins que d’y faire entrer les gardes dalmates, le Capitole, et surtout le Bucentaure ; et, je vous le demande, qu’est-ce que la musique peut répliquer à de pareils argumens ? La musique de M. Niedermeyer est une sorte de mer Adriatique, sur laquelle M. Duponchel a bâti sa Venise. Quoi qu’il en soit, on ne peut douter que toutes ces transformations de la pièce n’aient porté au musicien un rude coup, dont il aura peine à se relever dans la suite. Avant de s’aventurer dans une pareille entreprise, on devrait calculer si l’on aura en soi les forces de la mener à bonne fin. C’est une imprudence grave de se livrer tout entier, et de tenter une épreuve sur laquelle on ne revient presque jamais. Certes, il en eût été bien autrement, si M. Niedermeyer se fût contenté d’écrire deux actes. Alors la sympathie de tous lui serait venue en aide ; il aurait trouvé des amis là où il n’a guère rencontré que des critiques, et tous auraient vu dans les moindres motifs de sa partition d’heureux présages pour son avenir. Le public est ainsi fait, il aime qu’on le consulte avant de se produire en dernier ressort. Il vous attendra dix ans, s’il le faut, et le jour que vous aurez marqué pour votre épreuve définitive, si vous ne donnez pas tout ce qu’il espérait, il ne vous en tiendra pas moins compte de tous vos travaux accomplis. Mais si dès le premier pas vous tranchez du maître avec lui, si vous commencez tout simplement par une épreuve définitive, tâchez de réussir, car si vous échouez, tant pis pour vous ; alors, comme vous n’aurez point parcouru les degrés ordinaires, comme vous n’aurez, après tout, rien fait pour lui, il vous délaissera, soyez-en sûr. Vous commencez par votre chef-d’œuvre, à merveille ; mais si votre chef-d’œuvre n’en est pas un, à quoi donc voulez-vous qu’il rattache sa sympathie. Autant le public est indulgent et facile pour les hommes qui mettent leur avenir dans ses mains, autant il est sévère et dur pour ceux qui viennent à lui tout formés ; il les traite du haut de son impassible raison. Pour forcer ainsi les portes et s’imposer au public tout d’une pièce, il faut au moins s’appeler Rossini. D’ailleurs, il y avait amplement, dans cette musique, de quoi faire deux actes fort convenables. Je ne dis pas que cela eût jamais valu le Comte Ory, par exemple ; mais n’importe, la pièce ainsi coupée, eût probablement pris sa place dans le répertoire de l’Opéra entre le Philtre et la Bayadère. Bien plus : avec les qualités mélodieuses qui se trouvent en elle, et que les folles dimensions de l’ouvrage, tel qu’on le représente, empêchera d’apprécier, cette musique eût peut-être fait fortune. Le succès appelle le succès, comme chacun sait. Dès-lors on n’eût pas manqué de confier une œuvre plus importante à M. Niedermeyer, qui l’aurait composée à loisir. Pendant ce temps, le public se serait familiarisé avec son nom, et tôt ou tard, grâce à son incontestable mérite, grâce un peu aussi à l’absence complète d’hommes supérieurs, M. Niedermeyer se serait trouvé naturellement porté au premier rang des musiciens qui alimentent la scène du produit de leur génie. Si je ne me trompe, M. Halevy a procédé de la sorte, et cela lui a réussi. Tout au contraire, on n’a pas voulu suivre la marche accoutumée ; des flatteurs mal avisés ont forcé la modestie de M. Niedermeyer ; des amis maladroits ont eu de la présomption pour lui ; on s’est étourdiment aventuré dans une entreprise des plus vastes ; on est tombé pour n’avoir pas essayé ses ailes avant de voler.

La musique de M. Niedermeyer ne peut guère se définir ; on aurait peine à dire à laquelle des deux écoles elle appartient. Ce n’est pas qu’elle ait le moins du monde l’air d’en vouloir fonder une. En général, l’instrumentation est traitée avec plus de soin que les Italiens n’en apportent aujourd’hui dans leurs compositions ; et, quant à la mélodie, M. Niedermeyer paraît l’affectionner plus que n’ont coutume de le faire les partisans de la nouvelle école allemande. Voilà, certes, des qualités généreuses et bien dignes de succès. Malheureusement le souffle poétique manque à tout cela. Cet orchestre semble vide et décoloré ; on dirait que la plupart des instrumens demeurent inactifs, et cependant tous chantent et sonnent à la fois. C’est que pour évoquer les puissances instrumentales, il ne suffit pas d’être un homme de goût ; c’est que, dans l’orchestre même, le siége de son empire, la science ne règne pas seule ; c’est que les grands effets d’harmonie relèvent de l’inspiration bien autrement que de l’art stérile des combinaisons. La mélodie ne manque pas ; mais telle est sa nature indécise, sa complexion délicate et faible, qu’elle vous échappe presque toujours, et qu’il faut s’y prendre à trois fois pour la saisir. Or, je doute que le public ait cette patience. Il vaudrait mieux pour cette musique d’être tout-à-fait italienne. Sans doute qu’elle aurait puisé dans le rhythme une force vitale qu’on regrette de ne pas trouver en elle. À vrai dire, quand on n’est pas un homme de génie, appelé à tout régénérer dans l’art, ce qu’on a de mieux à faire, c’est d’entrer franchement dans une école. Voyez Donizetti, il est arrivé au milieu du plus beau triomphe de Rossini, et s’est mis tout simplement à composer dans le cercle tracé par le plus grand musicien de ce temps ; il s’est jeté comme un ruisseau dans ce fleuve sonore, dont il a suivi la pente. Et certes, jusqu’à ce jour, il n’a pas eu de quoi se plaindre. Je sais qu’il est fort glorieux d’être un homme de génie, et surtout fort agréable de se l’entendre dire tous les matins ; mais entre tous ceux qui se croient appelés combien d’élus ? D’ailleurs ce sacerdoce de l’art que chacun veut accomplir, cette mission que tout échappé du Conservatoire croit avoir, tout cela ce sont paroles vides et creuses, autant en emporte le vent. De toute façon vous courez la même chance. Cependant, dans le premier cas, si vous échouez, reste la forme que le public aime, et qui le dédommage un peu de la faiblesse de votre pensée. Dans l’autre, la pensée et la forme tout vous appartient, tout vient de vous : comme on voit, la situation de celui qui écoute se complique d’autant plus ; en effet si votre pensée lui fait défaut, à quoi se rattachera-t-il ? or, votre pensée, c’est quelquefois un chef-d’œuvre, quelquefois aussi peu de chose, souvent rien. La musique de M. Niedermeyer abonde en traits ingénieux et charmans ; et c’est justement cette veine de motifs agréables, de phrases heureusement trouvées, qui fait que l’on regrette davantage chez le compositeur l’absence d’un sentiment poétique qui eût empêché tout cela d’avorter. Cette musique est toujours claire, toujours limpide ; on ne cesse pas un moment d’en voir le fond. Cela s’entend d’un bout à l’autre sans travail, mais aussi presque sans intérêt ; le plaisir ne s’élève jamais jusqu’à l’émotion.

Certes, la place était belle à prendre après ces effets gigantesques obtenus par l’art des combinaisons. Il y avait, à l’Opéra, un succès de contraste à tenter. La mélodie avait beau jeu à se produire en ce moment sur la scène. Il fallait se livrer à la mélodie corps et âme, sans arrière-pensée, comme a fait Bellini dans Norma. Tous ceux qui connaissaient quelque peu la nature du talent de M. Niedermeyer, croyaient sincèrement qu’il allait procéder de la sorte, quitte à ne pas réussir si les forces venaient à lui manquer. Pas du tout, il n’a pas même tenté l’entreprise. Impuissance ou parti pris, voilà qu’il embrasse on ne sait quel système de conciliation. Une mélodie débile, presque insaisissable sur un orchestre régulier, précis et ponctuel, mais parfaitement froid et borné. Ce qui semble avant tout le préoccuper, c’est l’idée de répartir toutes choses également : excellente idée, si la mesure dont il se sert n’était si petite et si mesquine. Sa musique se contente de raser le sol avec un bourdonnement plus ou moins agréable, sans jamais faire mine de vouloir s’élever. Ces accidens où l’inspiration dramatique d’un homme se révèle, ces situations sur lesquelles un maître concentre toutes ses forces pour frapper un grand coup, il y renonce d’avance, il est plus faible là que partout ailleurs. Sa petite verve s’évanouit, les phrases heureuses, qui ne manquent pas de lui venir çà et là dans les occasions indifférentes, l’abandonnent alors, et son orchestre même s’éteint sourdement. La musique de M. Niedermeyer est comme un lac uni et limpide, à la vérité, mais dont jamais le souffle de l’inspiration ne soulève en flots tumultueux la transparence monotone.

Le premier acte peut, à bon droit, passer pour le plus mélodieux de la partition. Dans cette atmosphère de sérénades et de barcaroles, le musicien se trouvait à son aise, et du commencement à la fin, elles se croisent, il faut le dire, avec tant de grâce, qu’on n’a guère l’envie de le blâmer de les avoir si fort multipliées. Le chœur des élèves de Stradella abonde en intentions charmantes, et la cantilène de Léonor, qui chante la nuit à sa fenêtre comme Elvire, est pleine de mélancolie et de fraîcheur. Le second acte s’ouvre par un air de soprano, ou, pour mieux dire, par l’agitato d’un air qui se dérobe avec tant de rapidité, qu’on a peine à le suivre. La cantatrice arrive au bout tout essoufflée, et le public demeure parfaitement immobile ; il semble que M. Niedermeyer aurait dû saisir cette occasion décomposer un morceau complet et sérieux. Sans doute qu’il aura craint de déroger aux nouvelles coutumes importées à l’Académie royale de Musique. En effet, à l’Opéra, il en est aujourd’hui des airs comme des ouvertures (j’oubliais de dire qu’il n’y a pas d’ouverture à Stradella) ; depuis que Rossini s’est retiré, on trouve beaucoup plus ingénieux de n’en plus faire : voilà certes un étrange progrès. Avec ce pitoyable système de couper court à tout développement nécessaire et de rogner sans cesse les ailes à la musique, on en viendra, tôt ou tard, à ne plus rassembler, dans une partition, que des motifs incohérens, tumultueux, et dénués de tout enchaînement logique. L’effet est aujourd’hui ce qui préoccupe avant tout le musicien, et, dans son ardeur d’y arriver, il saute à pieds joints sur toutes ces nuances divines à travers lesquelles passaient pour y parvenir les grands maîtres de tous les temps. On commence un air par l’agitato, un finale par la strette. De gradation habile, il n’en faut plus parler. Et qu’on ne s’y trompe pas, toutes ces belles découvertes sont autant de concessions faites au mauvais goût envahissant. Plus de salut hors les timballes et les instrumens de cuivre ; toute affaire de sentiment et de passion est retranchée comme chose inutile et parasite : heureusement que ces inventions sublimes portent en elles le germe de leur propre ruine. Le plus souvent l’effet échoue, les applaudissemens auxquels on a tout sacrifié n’arrivent pas, et cela s’explique. La strette par elle-même n’est rien ; elle n’a guère d’action qu’autant qu’elle résume l’air tout entier. La strette, c’est le plus haut degré d’enthousiasme où se puisse élever une passion qu’on a suivie à travers toutes ses périodes de trouble, de mélancolie et de douleur. Que dirait-on d’un homme qui, tout à coup, sans excuse, entrerait en fureur, sinon qu’il est fou à lier ? Ainsi de la musique : lui ôter ses gradations et ses nuances, c’est la rendre folle. D’ailleurs, quel effet peut-on attendre d’un fragment qui ne se rattache à rien, d’une sorte de tronçon dont la tête n’existe pas ? Le public ne sait ce qu’on lui chante ; il voit un comédien qui se démène comme un furieux, et pour s’occuper de l’action qui se joue, il attend que ce gaillard-là se soit calmé. — Le duo entre Léonor et Stradella contient un motif d’une élégance rare, et qui passe de la voix de ténor à la voix de soprano avec une expression toujours mélodieuse et suave. Le trio qui suit commence par une belle et noble phrase qui se développe avec aisance et largeur ; malheureusement vers la fin, lorsque le drame devient impérieux, M. Niedermeyer l’abandonne complètement et le laisse seul se tirer d’affaire. La musique de M. Niedermeyer est d’une timidité désespérante ; le moindre choc lui fait ombrage et l’épouvante ; dès que la situation élève la voix et se met à gronder un peu plus fort que de coutume, elle hésite, elle recule, elle devient pâle et décolorée ; ainsi ce trio, qui débute à merveille, se termine par une strette écourtée et sans haleine.

Je passe sur un petit quatuor assez insignifiant qui ouvre le troisième acte, ainsi que sur un duo très long et très médiocre que dans l’intérêt de l’ouvrage et du compositeur on fera bien de retrancher au plus vite. — C’est le jeudi saint, la population de Rome se rend aux églises ; bourgeois, moines et manans traversent la scène. — Je ne sais si M. Niedermeyer a cherché à varier les tons de sa musique selon le caractère des gens qui passent ; en tout cas il aurait pu mieux réussir. Le motif qui accompagne la procession des moines manque de gravité, et ne se distingue du reste que par le mouvement qui se ralentit un peu. Rossini s’était imposé une tâche pareille au second acte de Guillaume Tell et dans une situation bien autrement difficile. Il s’agissait de faire entrer sur des phrases différentes trois légions d’hommes de la même classe et tous préoccupés de la même pensée. On sait de quelle façon victorieuse le grand maître s’est tiré de ce pas. C’est ainsi que le génie procède, il cherche ses contrastes dans le fond des consciences, et crée au besoin trois formes sublimes pour le même sentiment.

On a beaucoup parlé du trio pendant lequel le confident du patricien fait pacte avec deux bandits. C’est en effet un morceau fort louable et qui tient bien sa place ; cependant l’idée première, habilement mise en œuvre du reste, me paraît manquer de verve et d’originalité. J’arrive à la scène fondamentale de l’ouvrage. — Stradella monte à son pupitre et chante, le peuple l’entoure et lui répond. Quelle scène imposante et magnifique ! Sainte-Marie-Majeure, l’office du jeudi saint, les cardinaux et la foule qui s’interrogent et se répondent ; les lumières, l’orgue, l’encens, et, dans sa tribune, planant au-dessus de tous, le plus grand chanteur de l’Italie, un homme dont la voix fait tomber le poignard du bras des assassins ! En vérité, on a peine à concevoir qu’un musicien accepte une responsabilité pareille. En effet, il ne s’agit plus ici de composer selon la mesure de votre talent, de livrer à la foule votre inspiration de tous les jours, il faut que vous soyez sublime, et, quoi que vous fassiez, vous resterez toujours au-dessous du sujet. Or, pour surcroît de peine et de difficulté, voilà qu’il se trouve que l’un des plus mâles génies des temps modernes, Gluck, a traité cette scène. Stradella, c’est Orphée avec les conditions de l’art catholique ; Orphée, quel poème ! quel chef-d’œuvre ! une mélodie incomparable, timide d’abord, mais qui monte et s’élève à travers la voix rauque des enfers, et finit par la dominer : deux motifs sublimes en présence ; à mesure que l’un grandit et prend force, l’autre diminue et s’éteint. Par quelles gradations insaisissables, par quelles mystérieuses nuances le grand poète a dû passer pour amener ainsi ces natures farouches et brutales jusqu’à la sensibilité humaine ! Avec de pareils obstacles il était presque impossible à M. Niedermeyer de réussir ; aussi sa musique, excellente d’ailleurs, et qui dans toute autre occasion eût été fort goûtée, échoue ici complètement. M. Niedermeyer s’est porté lui-même le plus rude coup qui se puisse recevoir ; le souvenir d’Orphée, qui plane incessamment sur cette scène, lui ravit l’attention de tous ; on s’élance vers le champ de Gluck comme par instinct, et dans cette préoccupation où le plonge le souvenir du chef-d’œuvre, l’esprit finit par oublier tout-à-fait le chanteur qui psalmodie au pupitre et l’orchestre qui s’épuise (ô misère !) à traduire les paroles du chanteur en imitations laborieuses. M. Niedermeyer et M. Halevy peuvent désormais se donner la main ; ils ont, tous les deux, entrepris avec le même succès une chose impraticable, l’un en voulant refaire, dans Stradella, la scène d’Orphée, l’autre celle des imprécations du grand-prêtre dans la Vestale.

Le quatrième acte, tout entier au triomphe de Stradella, ne se compose guère que d’un ballet assez mesquin et d’un finale dramatique et bien conduit. En général, les airs de danse manquent de verve et de caractère ; il semble que le musicien aurait dû se souvenir là, plus que partout ailleurs, que son action se passait en Italie. Après les saltarelles si vives et si charmantes de la Muette, on n’était guère disposé à se laisser ravir par ces petits motifs, qui n’ont d’original que la mesure. Vraiment, M. Niedermeyer a du malheur : tantôt c’est la grande figure de Gluck qu’il heurte de front ; tantôt c’est M. Auber qu’il coudoie. À Dieu ne plaise qu’il entre le moins du monde dans mon intention de comparer Gluck à M. Auber, l’auteur d’Iphigénie à l’auteur de Gustave ! Cependant il est bon de s’entendre, M. Auber a dans certaines parties de son art une supériorité incontestable, et l’on aurait grand tort de le traiter sans façon.

Je ne dis rien du cinquième acte, évidemment écrit avec des préoccupations de mise en scène où la critique n’a rien à voir. Je pense qu’il faudrait consulter là-dessus le machiniste ; s’il est content, tout va bien ; c’est d’ailleurs, d’un bout à l’autre, une musique plus que suffisante pour accompagner, au bruit des cloches, du canon et des tambours, le mariage d’un doge avec la mer.

Maintenant, malgré certaines qualités mélodieuses, malgré le style correct et pur qui ne s’y dément pas un seul instant, nous doutons que la partition de Stradella serve beaucoup à la renommée de M. Niedermeyer ; à vrai dire on attendait mieux de l’auteur mélancolique du Lac, et de tant d’autres pièces charmantes. Il en est presque toujours ainsi des talens gracieux et fragiles qui sortent du cercle intime pour lequel ils sont nés, et viennent s’aventurer imprudemment sur la scène. Combien il leur vaut mieux de rester toute leur vie dans ce demi-jour mystérieux, qui permet à ceux qui les affectionnent de mettre sur leurs têtes toutes les espérances de l’art ! Heureux celui qui recule de jour en jour jusqu’à sa mort cette épreuve fatale et ne vient pas compromettre, en essayant de les réaliser aux yeux de tous, ces espérances que le public n’aurait jamais cessé d’accepter comme légitimes.

On s’est beaucoup étonné de l’enthousiasme que Nourrit avait toujours manifesté par le rôle de Stradella ; il me semble que cette prédilection s’explique assez naturellement : le chanteur se sera laissé tromper, comme le musicien, par l’apparence du sujet. D’ailleurs, qui vous dit qu’il n’a pas été entraîné par une secrète sympathie vers le personnage de Stradella, et n’a point cédé à quelque impérieux désir d’exprimer ses propres sensations sous l’habit d’un homme qui fut chanteur comme lui ? Si la tentative a mal réussi, ce n’est point à Nourrit qu’il faut s’en prendre, mais aux situations dans lesquelles on l’a constamment placé ; il était au-dessus des forces humaines d’émouvoir une assemblée avec la prédication monotone que M. Niedermeyer a mise dans sa bouche. Nourrit va se hâter de revenir à son grand répertoire, c’est avec don Juan, avec Guillaume Tell, avec les Huguenots qu’il fera ses derniers adieux au public. Adieux sublimes, mais qui n’en seront pas moins tristes. Rien ne ressemble moins à la troupe de l’Opéra que celle du Théâtre-Italien. C’est là une différence si évidente qu’il paraît inutile de la démontrer. D’un côté, ce sont des talens énergiques, mûrs, accomplis, parvenus, grâce à des études immenses, et grâce surtout à la générosité de leur nature, au plus haut degré de la perfection ; de l’autre, des sujets doués de voix plus ou moins belles, mais pour la plupart dépourvues de toute agilité ; des natures dramatiques, si l’on veut, mais jusque-là vouées à l’imitation. Bonne ou mauvaise, l’inspiration de Nourrit domine tout à l’Opéra ; et si l’on excepte Levasseur, qui a eu le bon esprit de conserver certaines traditions italiennes qui lui sont propres, chacun relève immédiatement de cette inspiration. Or, l’absence du maître jettera nécessairement le désordre et la confusion parmi tous ces petits talens qui ne vivaient que de son souffle. Dès-lors, s’il est vrai que tous ceux-ci n’ont jamais eu dans l’âme que le génie de l’imitation, ils tomberont sur l’heure, et tout sera dit ; si au contraire il en est autrement, leur nature inquiète et jalouse ne manquera pas de les solliciter ; ils voudront, quoi qu’il leur en coûte, prouver qu’ils peuvent se soutenir par leurs propres forces ; et qui sait ? cet état désespéré viendra peut-être éveiller en eux des qualités essentielles qui, dans la confiance oisive où les tenait l’initiative du maître, ne se seraient sans doute jamais révélées. Voilà de quelle façon la retraite de Nourrit pourra bien ne pas nuire à l’avenir de l’Opéra. D’ailleurs le plus grand chanteur de l’Italie, depuis que Rubini est en France, Dupré, arrive pour le remplacer ; on engagera tôt ou tard une nouvelle prima donna, madame Stoltz, si elle est capable de tenir cet emploi, ou toute autre, et ce que la troupe de l’Opéra aura perdu en harmonie et en ensemble, elle le regagnera en indépendance et en originalité.

Le Théâtre-Italien s’amuse de temps en temps à méditer revers et pièces tombées qui viendraient rompre pour quelques jours la monotonie de sa fortune ; or, comme il désespère de se donner ce plaisir en ne jouant que les chefs-d’œuvre de son répertoire, il appelle à lui par intervalles des musiciens nouveaux qui s’empressent de lui composer des partitions très propres à l’usage qu’il veut en faire. Voilà ce qui nous a valu sans doute la mise en scène de Malek-Adel et d’Ildegonda, deux partitions, l’une du maestro Costa, l’autre du maestro Marliani. Rien n’est plus inoffensif que cette musique dont il serait puéril de vouloir entreprendre l’analyse. Il y a là bon nombre de cabalettes de toute espèce et pour toutes les voix. Les cabalettes héroïques s’annoncent vaillamment par un solo de trompette à clé ; les cabalettes mélancoliques, moins ambitieuses, se contentent du hautbois pastoral ; c’est là du reste tout ce qui les distingue entre elles. La variété des instrumens tient lieu de toute expression musicale. M. Costa semble se rattacher à Donizetti ; M. Marliani inclinerait plutôt vers Bellini ; cependant nous pensons qu’il faut attendre ces deux maîtres à quelque nouvelle épreuve pour se prononcer dignement sur ce fait. Jusqu’à présent il serait difficile de découvrir dans leur musique des traces d’un système quelconque.

C’est un spectacle des plus curieux de voir avec quelles imprécations furibondes la critique humanitaire fond sur ces pauvres innocentes partitions, qui ne demandaient que deux choses, le silence et l’oubli. À l’entendre, il faut désespérer de l’art parce que M. Costa a fait une cavatine, et que Rubini l’a chantée. À la moindre roulade tous les missionnaires de l’art pur fulminent et rugissent. En voilà un qui embouche aujourd’hui la trompette comme s’il s’agissait de faire tomber les murailles de Jéricho, et cela au sujet de deux malheureuses partitions qui sont déjà par terre.

Le Théâtre-Italien a repris Mose, l’un des plus beaux rôles de Lablache, et prépare pour l’éclat de ses derniers jours la Semiramide, où Mlle Pixis chantera la partie d’Arsace. On peut dire que c’est bien mériter du public que de clore ainsi la saison par les deux plus imposans chefs-d’œuvre du grand maître. Voilà pourtant qui réhabiliterait, nous n’en doutons pas, le Théâtre-Italien aux yeux de la critique humanitaire, si Rossini lui-même n’était exclu pour jamais du cercle de ses admirations.


M. Liszt a donné quatre soirées en l’honneur des sonates et des concertos de Beethoven. Le public intelligent et capable de se recueillir était accouru là de toutes parts pour apprendre quelque chose encore sur ce génie immense qui a mis au monde les symphonies, et continuer cette initiation profonde, qui se poursuit chaque année au conservatoire avec tant de talent et de générosité d’un côté, de l’autre avec tant de zèle et de persévérance. En effet, faute d’interprètes, faute aussi de sanctuaire, on avait ignoré jusqu’à ce jour les compositions moindres de Beethoven, la plupart chefs-d’œuvre de pensée et de beau style, qui, pour être plus intimes, n’en méritent pas moins l’admiration de tous. On ne peut que louer M. Liszt d’avoir complété de la sorte la noble entreprise du Conservatoire. Du reste, le programme avait toujours de quoi vivement émouvoir l’intérêt. Tantôt c’était Nourrit qui chantait avec un enthousiasme sacré les Astres, cet hymne magnifique de Schubert, cette voix d’une ame enivrée des merveilles de la création, qui tout à coup sort de son extase, pousse un cri sublime, et presque aussitôt y retombe, comme ravie d’avoir jeté un son dans l’harmonie universelle ; tantôt c’était M. Liszt qui jouait avec sa fougue et son entraînement accoutumés quelque sonate de Beethoven. Certes M. Liszt est un musicien énergique et puissant, et personne plus que nous n’admire sa manière impétueuse et brillante, quand toutefois sa verve veut bien se donner champ dans les limites de l’art, et ne dégénère pas en un délire qui va jusqu’à la frénésie, oubliant le style et la mesure. Mais pourquoi toute cette pantomime bizarre, qui semble chercher à traduire l’expression de la musique ? Vous avez le son, qui parle aux ames, pourquoi ces gestes, qui ne s’adressent qu’aux yeux ? pourquoi cette chevelure flottante, qui revient à tout moment, comme pour donner à la tête l’occasion de se relever fièrement, à la manière d’un lion qui secoue sa crinière ? pourquoi tous ces souvenirs du Kreissler d’Hoffmann ? qu’est-il besoin de suivre ainsi toutes les ondulations de la musique ? Un homme n’est pas un épi de blé, pour se plier au moindre vent qui ride la surface du clavier.

Thalberg en agit autrement : il demeure immobile à son piano ; et tandis que le clavier rend sous sa main des sons dont il a seul le secret, des sons inouis jusqu’à présent, et tels qu’il semblait impossible que cet instrument en pût jamais exhaler de si beaux, il garde une attitude impassible. Rien de ce qu’il médite ne transpire au dehors. Ses sensations vont droit du cœur au clavier sans jamais se promener sur son visage. C’est un jeu clair, régulier, parfait : point de trouble ni de confusion ; toujours la mesure. Dans ses plus grands emportemens, vous entendez vibrer la moindre note, vous comptez chaque goutte de cristal dans le torrent mélodieux. L’effet que produit Thalberg est immense, et d’autant plus glorieux pour lui, qu’il ne le cherche jamais au-delà des plus sévères conditions de son art. Les partisans du geste et de la pantomime, ceux qui ne s’émeuvent que lorsqu’on les secoue rudement par les épaules, prétendent que la manière de Thalberg est dénuée de sentiment. C’est là une opinion au moins fausse, et dont le succès même de cette manière démontre le peu de valeur. En effet, un pianiste qui se contenterait de grouper des notes entre elles sans les animer du souffle de son inspiration, ferait à peu près le travail d’un homme qui enfile des perles, et je doute que le public se laissât divertir long-temps par cet exercice puéril.L’impassibilité, qui ne se dément pas un instant au milieu d’une exécution éclatante et sympathique, est un signe de puissance, voilà tout. Thalberg rappelle aujourd’hui les maîtres de la grande école du piano. C’est ainsi que devait en jouer Mozart, avec inspiration, mais aussi avec tact et réserve, dans une époque où le talent et la simplicité s’alliaient encore ensemble à merveille.


H… W…