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Revue musicale - 14 mars 1889

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Revue musicale - 14 mars 1889
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 455-466).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra-Comique : la Cigale madrilène, opéra comique en 2 actes, paroles de M. Léon Bernoux, musique de M. Joanni Perronnet. — Les Concerts : Symphonie de M. César Franck ; le Wallenstein de M. d’Indy. — M. Bouhy ; Mme Materna ; M. Paderewski.

À propos de la Cigale madrilène, nous pourrions parler de Carmen ; mais nous avons déjà parlé du Pré aux clercs à propos de l’Escadron volant de la reine, et l’on ne peut toujours se dérober à son devoir. Au surplus, ce ne sera pas long. Pauvre Cigale ! Elle ne chantera pas tout l’été.

M. Perronnet, le compositeur de cette éphémère opérette, n’est pas plus un ancien ministre du roi Charles X, que le prince de Polignac, un autre musicien, à nom historique aussi. À peine M. Perronnet a-t-il dû voir les dernières années de l’empire. C’est un jeune, un tout jeune homme ; comme on dit dans Armide, « il est à l’âge heureux où sans effort on aime ; » où l’on aime les chansons espagnoles, boléros et séguedilles, où l’on croit à l’Espagne de M. Scribe, toute vibrante de castagnettes, de tambours de basque et de mandolines, toute peuplée de muletiers, de Bohémiens qui recueillent les enfans clandestins des grandes dames adultères, et de zingaras aussi jolies que Mlle Degrandi. La moindre mélodie à trois temps, un peu vive, quelques cris de Olle ! Olle ! des doigts mignons qui claquent en cadence, nous en fallait-il davantage à vingt ans pour imaginer l’Andalousie ? On dit que sous le pseudonyme de Léon Bernoux se cache la mère de M. Perronnet, Mme Amélie Perronnet, l’auteur de Ne m’chatouillez pas et autres lieder qui firent les premiers succès de Mme Judic. Pieuse et touchante collaboration : Mme Perronnet tramant pour son fils un canevas innocent, et le jeune homme embellissant de sa filiale musique la poésie maternelle. Je n’ai pas l’honneur de connaître autrement que de vue et le fils et la mère; mais sans rien savoir des circonstances dans lesquelles est né leur commun opuscule, voici comment, tout en l’écoutant, je m’en représentais la genèse. Cette œuvre de famille, avant d’être livrée au public indifférent ou cruel, aura peut-être été jouée le soir au coin du feu, dans un cercle d’amis intimes et bienveillans. Autour du piano, d’un piano droit et de famille aussi, sont assis les hôtes du foyer modeste. Les braves gens, sans être musiciens, ont le goût de la musique. Ils vont parfois à l’Opéra-Comique, surtout depuis qu’il est voisin du Marais; ils connaissent le Domino noir et les Diamans de la couronne, mais ignorent Carmen; les noms d’Inésille, de Pérez, de Catarina, les mots de Sainte-Hermandad et de corrégidor exercent sur leur imagination un prestige encore souverain. Et voici que dans l’œuvre de leurs amis ils retrouvent avec ravissement les mots exotiques et mystérieux : « Enfans de Bohême, muletiers de Murcie. » Alors les familiers de l’humble salon auront vu passer devant leurs yeux facilement éblouis l’Espagne de leurs rêves bourgeois et touchans; ils auront cru entendre sous le ciel andalous les guitares et les castagnettes, et dans les sentiers des sierras « les grelots des mules sonores. » Ils ne sont point blasés comme nous. Ils sont simples d’esprit, dans le véritable sens de la parole évangélique, et nous, les sceptiques, nous envions le contentement naïf de leurs instincts romanesques et doux.

Composée ainsi ou autrement, cette opérette en vaut bien d’autres; elle n’est ni meilleure, ni pire que les productions courantes d’un genre heureusement en décadence. Dans ces deux petits actes, on citerait à la rigueur deux ou trois morceaux agréables : au premier acte, un quintette de Bohémiens qui n’exprime pas mal le charme de la vie errante, fait d’insouciance et de mélancolie; au second, une chanson du tenorino, reprise par le sopranino, nous a rappelé les premières romances d’Hérold, la « robe légère » de Marie. M. Fugère chante aussi des couplets pénétrés d’une sensibilité qui doit faire venir les larmes traditionnelles aux yeux des personnes vraiment bien nées. Et puis, en dépit de l’éducation, des habitudes et des convictions artistiques, en dépit de l’amour du beau, peut-être en raison même de cet amour parfois rassasié, n’arrive-t-il pas de sentir tout au fond de soi-même comme un obscur besoin de l’ordinaire et du médiocre, d’éprouver une sorte de plaisir, ne fût-ce que le plaisir du repos, en face d’œuvres insignifiantes, qui ne méritent ni l’attention d’aujourd’hui, ni le souvenir de demain? Nul ne les ignore, ces heures de lassitude esthétique, de lâcheté intellectuelle, où le café-concert ennuierait moins que l’Opéra, où, honteux et découragé de lui-même, l’esprit, se sentant vulgaire et plat, n’a plus le goût et presque le besoin que de la platitude et de la vulgarité.

Les théâtres d’ailleurs nous permettraient en ce moment un de ces accès de paresse : l’Opéra-Comique nous donne des Cigales madrilènes ; il est vrai qu’il nous promet l’Esclarmonde de M. Massenet. L’Opéra ne nous donne rien, et il est vrai aussi qu’il ne nous promet pas davantage. Ah! si, un ballet. Mais un ballet, fût-il de M. Ambroise Thomas, ce n’est guère.

A défaut des théâtres, nous avons les concerts. Sans parler des pianistes, dont le règne arrive tous les ans à pareille époque, que de séances musicales, depuis celles de la Société des instrumens à vent, qui sont toujours délicieuses, jusqu’à celles de la Société nationale, qui sont souvent intéressantes, mais qui peuvent être le contraire aussi!

Le grand public connaît à peine la Société nationale, que nous-même avant cette année connaissions de nom seulement. Elle a été fondée, en 1871, par M. Saint-Saëns et M. Romain Bussine pour favoriser le développement de la musique française et permettre aux jeunes compositeurs d’entendre et de faire entendre leurs œuvres, surtout les œuvres instrumentales. Autour de MM. Saint-Saëns et Bussine se groupèrent des musiciens comme MM. César Franck, E. Lalo, G. Bizet, A. de Castillon, G. Fauré, H. Duparc, V. d’Indy et bien d’autres. « En dix-sept années d’existence, dit un petit programme que nous avons sous les yeux, la Société nationale a donné plus de six cents premières auditions françaises et elle pourrait citer avec orgueil nombre d’œuvres, qui, bien avant de triompher devant le public des grands concerts, avaient été exécutées pour la première fois dans ses séances intimes.

« De plus, afin que ses sociétaires puissent se rendre compte du mouvement général de l’art, elle leur a présenté des productions étrangères modernes d’un intérêt réel, pour la plupart encore inconnues en France, ainsi que d’importans fragmens des chefs-d’œuvre de Bach, de Rameau, de Gluck, rétablis selon les textes originaux, et que l’on n’a presque jamais l’occasion d’entendre à Paris. »

Tout cela est très vrai et tout cela est très bien. La Société nationale a mis en lumière des compositeurs qui sans elle risquaient de rester dans l’ombre; elle en aidera d’autres encore, je le gage, et les fera réussir. Elle s’intéresse aussi et nous intéresse à de vieilles et magnifiques œuvres dont elle conserve et tâche d’entretenir le culte: par exemple, elle a fait exécuter récemment une cantate de Bach et tout le troisième acte d’Armide. Rien de mieux! Gardienne du passé et messagère de l’avenir, la Société nationale mérite deux fois notre sympathie, notre respect et notre reconnaissance.

Quand je dis respect, je vais y manquer pourtant, à ce respect dont je proteste, et j’y ai manqué déjà du fond du cœur, il y a quelques semaines, à l’une des séances de la Société. Quelle soirée, mon Dieu ! On a commencé par un quatuor pour piano et cordes de M. Fauré, violent et monotone, mais non sans intérêt. Le second morceau ne manque pas d’originalité : un trait de piano, qui en fait le principal motif, y est ramené deux fois par des rythmes et des harmonies ingénieuses. Ensuite sont venues deux « ariettes (!!), « paroles de M. Verlaine, musique de M. Debussy, et toute la décadence, toute la déliquescence de la musique et de la poésie nous a paru concentrée dans ces petits chefs-d’œuvre. Ils ont été soupires avec moins de voix que d’intelligence par un des sociétaires nationaux, un jeune homme qui chantait doucement, tristement et donnait à ces complaintes le sentiment navrant qui leur convenait. En revanche, il a interprété un lied réellement très beau de M. Fauré : Au Cimetière, sur des vers de M. Richepin, très beaux également malgré certain : Sommeil vermeil assez risqué. On a bissé cette émouvante mélodie, et c’était justice.

Mais, comme dit la servante de Molière, tout cela n’est rien ; si vous aviez été là pour la musique adaptée à la Tempête de Shakspeare, par M. Chausson ! Cette petite partition a été exécutée pendant les représentations de la fantaisie shakspearienne au théâtre des Marionnettes-Vivienne. Là elle faisait peut-être beaucoup d’effet; salle Pleyel, elle nous a, comment dire... mystifié. Elle est écrite pour un orchestre ainsi composé : un violon, un alto, un violoncelle, une flûte, une harpe (oh! oui, une harpe obstinée) ; plus quelque chose dont jouait M. d’Indy, et qu’on ne voyait pas, enfin un ou une celesta. Le ou la celesta n’est, paraît-il, que le glockenspiel employé par Mozart dans la Flûte enchantée et perfectionné de nos jours. C’est une sorte d’harmonica plus séraphique que la harpe, laquelle apparemment ne suffit plus aux mélodies immatérielles de l’école supra-moderne. Il y a dans cette musique de la Tempête des passages ineffables : notamment un duo de Junon et de Cérès, une danse rustique, des aboiemens de chien, mille détails enfin qui nous ont fait croire d’abord à ce que M. Sarcey appelle une « fumisterie. » Mais comme les exécutans restaient graves, que le public lui-même, au moins la majorité du public ne sourcillait pas et que, depuis lors, des juges compétens nous ont affirmé que l’œuvre était sérieuse et de bonne foi, avouons humblement notre indignité et que l’auteur nous la pardonne.

Hélas! nous craignons de rester longtemps au-dessous d’une telle musique. Elle est très en faveur à la Société nationale, dont le seul travers est un dévouement, presque une dévotion aveugle à certaine école, ou plutôt à certain groupe qui ne semble pas suivre la bonne route. En tout cas, il ne suit pas la grande route, ce petit bataillon d’artistes et d’amateurs excentriques. Ils n’y mettraient pas le bout du pied, sur cette route des maîtres véritables, où marche par exemple, de son pas franc et libre, un Camille Saint-Saëns! Saint-Saëns, direz-vous! Il a créé la Société nationale. — Oui. mais peut-être pour une mission plus digne, pour en faire une église éclairée et non pas une chapelle obscure, pour qu’elle devînt la patronne de tous les fidèles et non la complice de quelques doctrinaires mystérieux et mystificateurs. Le voit-on encore dans le cénacle, l’auteur de la Symphonie en ut mineur, et les jeunes francs-maçons de la rue Rochechouart ne le traitent-ils pas de faux frère et de renégat? Rien n’égale leur mépris pour le talent de M. Saint-Saëns et de bien d’autres, rien, sinon leur estime pour leur propre talent. C’est de ce groupe, de son esprit et de ses œuvres que la Société nationale devrait se défier davantage. Il ne faudrait pas qu’elle devînt une société de décadens, une sorte de Chat noir musical, mais de Chat noir à rebours, où l’on ne s’amuserait pas, je vous le jure.

Les deux chefs actuels de la Société nationale sont MM. César Franck et Vincent d’Indy, le maître et l’élève, et c’est de leurs œuvres, exécutées au Conservatoire et au Concert Lamoureux, que nous devons parler maintenant.

M. Renan, je crois, a dit ; « On ne devrait jamais écrire que de ce qu’on aime.» — Hélas! que n’est-ce possible! Nous ne reviendrions pas à la musique de M. Franck, car nous ne pouvons décidément l’aimer! Heureusement, si l’amour ne va pas sans l’estime, selon la morale de M. Prudhomme, l’estime va très bien sans l’amour, et nul ne peut refuser aux œuvres de M. Franck l’assurance de sa considération la plus distinguée. Nul ne lui marchandera non plus le respect auquel a droit une vie déjà longue de travail, de bonne foi, de science et de conscience. M. Franck se partage entre la composition, renseignement et l’orgue. Il suffit de l’avoir entendu improviser dans l’église Sainte-Clotilde pour ne pas douter de son mérite, et pour avoir scrupule, peut-être un peu de honte à ne pas admirer le compositeur autant que l’organiste. Et puis nous avons déjà médit de M. Franck; nous l’avons étonné sans doute, contristé peut-être, et nous en gardons un regret, presque un remords. Que ne pouvons-nous le louer cette fois, le remercier de nous avoir charmé, ému, lui dire : « Maître, si nous n’avions pas compris jadis, nos yeux se sont ouverts, ou plutôt nos oreilles: parlez à présent, votre serviteur écoute. »

Mais nous ne pouvons pas. Le premier dimanche, la symphonie en ré mineur de M. Franck nous donna de l’espoir. Il semblait y avoir quelque chose là : de très sérieuses et très scientifiques qualités: des nuages encore, mais qui s’entr’ouvraient et finiraient par s’évanouir. La seconde fois, ils ont disparu ; mais rien ne se cachait derrière eux ; leur voile était mensonger, leur mystère trompeur, et la deuxième audition, loin de confirmer notre impression primitive, l’a presque effacée. Non pas que cette symphonie ne témoigne d’une science consommée, d’un travail opiniâtre et des plus rudes efforts. M. Franck sait tout ce qu’on peut savoir, et c’est beaucoup, surtout dans l’état actuel de la musique ; mais cela ne suffit pas, et quand la technique de l’art se sera compliquée encore, dans cinquante ans, dans mille ans, cela ne suffira jamais ! j’entendais l’autre jour les trop fervens disciples de M. Franck comparer, ou plutôt immoler hardiment à la symphonie de leur maître la dernière symphonie de M. Saint-Saëns, et devant de pareils dissentimens, parmi ces hérétiques, hérétique moi-même à leurs yeux, j’en venais à douter que le goût eût ses préceptes et la beauté ses lois. De ces deux symphonies, l’une est la nuit et l’autre le jour ; là on respire à pleins poumons ; ici on étouffe et on meurt. Dans l’œuvre de M. Saint-Saëns, le plan se présente et s’impose tout de suite ; dans celle de M. Franck, il se dissimule et se dérobe. On suit toujours l’idée de M. Saint-Saëns ; elle circule, se divise en mille petits courans clairs et féconds, puis se reconstitue et se rassemble ; mais les mélodies de M. Franck naissent pour se perdre aussitôt, sans qu’une fleur germe sur leur passage. Oh ! L’aride et grise musique, dépourvue de grâce, de charme et de sourire ! Les motifs eux-mêmes manquent le plus souvent d’intérêt : le premier, sorte de point d’interrogation musical, n’est guère au-dessus de ces thèmes qu’on fait développer par les élèves du Conservatoire. Un autre a plus d’allure et de crânerie, mais le compositeur n’en a pas tiré parti.

Le début du second morceau est l’oasis de ce désert. On se sent un instant rafraîchi par un beau chant de cor anglais porté sur les accords pinces des harpes et du quatuor. Un soir peut-être à son orgue, M. Franck aura trouvé cette inspiration presque religieuse, et religieuse sans fadeur ni mystique sensualité. Pourquoi ne l’a-t-il pas suivie ? Pourquoi n’a-t-il pas fait de ce thème heureux tout un morceau, comme a fait d’une mélodie, religieuse aussi, l’auteur de la symphonie italienne ? Parce que M. Franck n’est pas Mendelssohn, et nous ne nous permettrions pas de le regretter si, l’autre jour, un de ses adeptes ne s’était permis de s’en réjouir.

Le finale surtout de la symphonie en ré mineur nous a paru pénible. Il ramène avec rage les motifs des morceaux précédens. De ce système, très en faveur aujourd’hui, peut-être ne faudrait-il pas abuser. Haydn en a usé (adagio et presto du 58e quatuor), et Beethoven après lui ; mais tous deux avec réserve. M. Saint-Saëns a fait de même, avec beaucoup plus d’insistance et dans de bien plus vastes proportions ; mais, dans le finale de la symphonie en ut mineur, les motifs déjà connus (beaucoup plus intéressans par eux-mêmes que ceux de M. Franck) passent par des métamorphoses de rythme, d’harmonie et d’instrumentation si variées, si inattendues, qu’on en demeure presque émerveillé. M. Franck est loin de cette abondance et de cet éclat, et ce qu’il prend pour l’unité et la cohésion pourrait bien n’être (pic sécheresse et pauvreté.

Que M. Franck soit aimé, flatté même par des élèves respectueux et reconnaissans, rien de plus naturel; que l’intégrité artistique de sa vie. la sincérité de ses convictions, la science et l’expérience sans lesquelles ne s’élaborent pas des œuvres sérieuses et malaisées comme les siennes, que ces titres nombreux et d’autres encore lui méritent quelque déférence et certains ménagemens, cela ne fait doute pour personne. Mais on ne saurait rien accorder de plus. Aujourd’hui du moins, car les avancés de la musique espèrent en l’avenir et nous attendent. On finira, disent-ils, par les rejoindre là-bas, là-bas. Qui sait? L’étape est lointaine, mais on ne va pas à Damas en un jour, et la prudence nous défend peut-être de dire : Je ne boirai pas de ton eau, fût-ce à la plus trouble des fontaines.

Après le maître, le disciple; après M. César Franck. M. Vincent d’Indy. Ainsi le veut l’ordre des âges, qui n’est pas ici celui des talens. Commençons par reconnaître, et non pour la première fois, le très grand mérite de M. d’Indy ; nous serons plus à notre aise pour discuter ses tendances. M. d’Indy a composé une trilogie pour orchestre, servant de préface et de commentaire musical aux trois poèmes dramatiques de Schiller sur Wallenstein : le Camp, les Piccolomini et la Mort de Wallenstein. Rarement, je crois, un musicien a dépensé plus de talent, plus d’habileté, d’ingéniosité harmonique et orchestrale, consacré plus de volonté, de logique et d’énergie, à une charade symphonique aussi compliquée.

On pourrait la proposer ainsi : mon premier est le motif de la Guerre; mon second est le motif de Wallenstein, lequel se subdivise en deux figures rythmiques, attribuées, l’une à l’idée dominatrice du caractère de Wallenstein, l’autre à l’idée fatale qui plane sur l’œuvre entière. Mon troisième est le motif de Max; mon quatrième, le motif de Thécla; mon cinquième, le motif de l’influence mystérieuse des astres sur la destinée humaine ! Mon tout est le Wallenstein de M. d’Indy.

Ah ! le leitmotiv ! le leitmotiv ! Voilà donc où il nous a conduits ! On pouvait se flatter que Wagner eût poussé à ses dernières limites cette idée pleine à la fois de promesses et de menaces, de bienfaits et de périls; mais les wagnériens sont venus et les élèves ont dépassé le maître, non par le progrès du génie, mais par l’exagération et l’outrance du procédé. La vérité avant tout et malgré tout, la haine du convenu et de la formule voilà, n’est-ce pas. les dogmes du wagnérisme. Voyez pourtant comme la pratique dément la théorie, comme dans l’œuvre de M. d’Indy la convention règne en souveraine. Imagine-t-on convention plus étroite, plus tyrannique, plus odieuse aux imaginations tant soit peu jalouses de leur liberté, que cette minutieuse figuration des sentimens par des leitmotive arbitraires ? Trois notes (nous n’exagérons pas) sont censées représenter l’idée dominatrice du caractère de Wallenstein : trois autres symbolisent l’idée fatale; une fugue de bassons imite le sermon d’un moine dans un camp, et une série d’accords exprime l’influence mystérieuse des astres, d’où ces accords (voici le comble) reçoivent le nom d’accords sidéraux!

Tels sont les élémens de l’œuvre ; il ne reste plus qu’à les combiner, à les séparer, à les réunir, à les démembrer chacun isolément ou tous ensemble, à les altérer dans leur rythme et leurs harmonies, à greffer les petites passions sur les grandes, à subdiviser les sentimens principaux en sous-sentimens, à retourner enfin cette salade monstre, et cela, M. d’Indy le fait à merveille. Belle vos mourir yeux font me marquise d’amour ! Ce sont là jeux de princes, oui, des princes de notre école, à nous Français qui jadis aimions le bon sens et la clarté !

Un jour viendra, je veux l’espérer, où le leitmotiv de plusieurs notes aura fait son temps. Ce sera trop alors d’une phrase ou d’un lambeau de phrase : une seule note, plus facile à caser dans les moindres coins et recoins de la mosaïque sonore, traduira un état d’âme. Alors un élève d’un élève des plus jeunes élèves de M. César Franck composera une symphonie intitulée : Œdipe roi. L’ut sera le leitmotiv du parricide: le mi, celui de l’inceste; les deux notes réunies en tierce exprimeront naturellement le caractère complet et doublement criminel du héros; dans cette œuvre éminemment suggestive, et à peu de frais, les instrumens comme les notes auront leur mission symbolique et le royal aveugle sera représenté par la clarinette, devenue le leitinstrument de la cécité.

Ne riez pas, nous touchons à cet âge d’or. Déjà l’on ne saurait entendre, ou du moins comprendre la trilogie de M. d’Indy sans avoir sous les yeux la brochure, la terrible brochure, complément de plus en plus nécessaire de toute audition musicale, la brochure, que les ouvreuses stylées des concerts Lamoureux appellent avec componction : notice analytique et thématique. Thématique, elle l’est furieusement, comme vous avez pu en juger. C’est là que nous avons trouvé les leitmotive énumérés plus haut, et les accords sidéraux et toutes ces jolies choses. Grâce à ce guide-ânes on peut suivre les motifs, les attendre, les pressentir, les reconnaître et çà et là les saluer au passage avec cette joie profondément esthétique que procure, dans le jeu des patiences, le retour périodique des dames de pique et des rois de carreau. Mais si l’on n’avait pas la brochure, on serait perdu ! L’autre jour au concert, de chaque côté de l’orchestre, deux groupes se faisaient pendant : l’un de jeunes garçons, l’autre de fillettes. Les pauvres enfans étaient aveugles. Ils ne devaient pas comprendre grand’chose à ce qu’ils entendaient, ne pouvant le lire, et nous songions que le plus grand des musiciens, quand il a écrit la symphonie Héroïque, ne l’a point expliquée, mais nommée seulement; qu’il l’a composée avec la souveraine liberté du génie et que nous-mêmes, lorsque nous l’écoutons, il nous laisse libres aussi. Pourtant, au milieu du finale de l’œuvre sublime, après les fantaisies et les sourires du début, quand tout à coup certaine gamme de violens s’élance, quand éclate le thème guerrier, rythmé comme le pas des bataillons allant à la victoire, vous tous que cette explosion foudroyante fait tressaillir, est-il besoin alors de gloses et de commentaires pour que vous sentiez l’héroïsme vous battre dans le cœur ?

Que M. d’Indy, malgré tout, n’aille pas nous croire aveugle ou sourd aux très grands mérites de son talent: nous apprécions ses rares facultés, tout en regrettant la direction qu’il leur donne. De son Wallenstein, le premier morceau nous a plus qu’intéressé; c’est un tableau rempli de vie, de mouvement, d’entrain et de gaîté guerrière, sans tapage ni trivialité. La fugue même des bassons, abstraction faite de ses prétentions descriptives, est un assez plaisant exercice pour ces quatre instrumens tortueux et grondeurs. S’il se rencontre çà et là des motifs trop inspirés de Wagner, notamment de la marche funèbre de Götterdämmerung, d’autres, par exemple un mouvement de valse lente, sont fort heureusement trouvés. Et puis les motifs en question plaisent, dans le premier morceau, par une fleur de nouveauté que leur enlèvent, dans les morceaux suivans, les retours et les redites innombrables. Car voilà un autre inconvénient de la composition wagnérienne : sous prétexte d’unité, elle arrive à l’uniformité, et le dernier opéra d’une tétralogie ou le dernier morceau d’une symphonie ressemble à la table des matières d’un livre.

La seconde partie nous a paru trop touffue; il manque ici un beau chant d’amour. Mais de pareils chants ne se trouvent pas comme une combinaison de petits motifs. Et puis les d’Indy ne veulent pas de ces mélodies-là, ou bien elles ne veulent pas d’eux. Signalons cependant la fin du morceau; il y règne une profonde mélancolie, sobrement exprimée par quelques notes de hautbois et une solennelle tenue de cor.

Quant au finale, le système du compositeur y est porté à son comble, et aussi la fatigue de l’auditeur, du moins du pauvre auditeur que nous sommes.

Répéterons-nous une dernière fois que, malgré nos dissidences, nous tenons M. d’Indy pour un musicien de haute valeur? qu’il sait de choses, mon Dieu ! et comme il les sait ! Quelle connaissance de l’harmonie, de l’orchestration, quelle force de combinaison, quelle science, quel puits de science! Mais de ces puits, hélas! dont parle le poète, de ces puits « dont le ciel n’a jamais vu le fond. » Un jour, nous l’espérons, ces profondeurs finiront par s’éclairer. Un jour, malgré les doctrinaires qui l’entourent, malgré lui-même, M. d’Indy s’émancipera. Il reconnaîtra que d’aussi prodigieux efforts ne valent pas ce qu’ils coûtent. D’un coup d’épaule il abattra les cloisons entre lesquelles il se laisse encore enfermer. Aussi bien, son Wallenstein ne date pas d’aujourd’hui ; depuis lors M. d’Indy a fait un peu autrement, et beaucoup mieux. Qu’il nous permette de lui rappeler une de ses pages que nous aimons le plus. Dans le Chant de la cloche, il y avait un chœur ravissant d’esprits et de fées. Viens à nous, viens à nous, chantaient au fondeur Wilhelm les petits êtres mélodieux. Que le musicien aille donc à ceux qui l’appelaient alors, que dans la naïveté et la simplicité de son cœur il écoute ces conseillers aimables, et les génies donneront à son inspiration la grâce de leur sourire et la transparence de leurs ailes.

Après avoir dit beaucoup de mal de M. Franck, un peu de mal de M. d’Indy, si nous disions du bien de Haydn! Achevons de nous déshonorer, enfonçons jusqu’aux yeux notre perruque. On a joué dernièrement deux symphonies de Haydn : l’une en sol au concert du Châtelet, l’autre en ut au Conservatoire, et toutes les deux sont charmantes, et pour le finale de la première ou pour le début de la seconde, je donnerais les œuvres presque complètes de... ce n’est pas M. d’Indy que je veux dire. On a prétendu que la symphonie en ut exécutée au Conservatoire pourrait bien être apocryphe. Et qui l’a prétendu? L’oracle musical du Temps, M. Weber. Or M. Weber, un beau dimanche, à propos de certain quatuor d’Euryanthe, ayant déclaré qu’il savait par cœur ce quatuor comme le reste, après ce comme le reste, il serait impertinent de ne pas douter avec un homme aussi savant que Haydn soit l’auteur de la symphonie en question. Mais fût-elle de M. Weber lui-même, elle n’en serait pas moins agréable. Elle débute par un mystérieux prélude auquel de simples notes de hautbois donnent une couleur presque romantique. Quant au finale, il s’en dégage une gaîté communicative. Au dernier moment surtout, un triangle se met à tinter, une fois, deux fois, comme un petit rire involontaire. Et cette fusée sonore ayant sans doute réjoui le vieux maître, il en allume une autre, puis une autre encore; le triangle vibre de frissons continus, et le pimpant allegro s’achève en pluie d’étincelles.

L’orchestre de M. Lamoureux et celui de M. Garcin ont admirablement joué la symphonie de M. d’Indy et celle de M. Franck. Mais des deux orchestres et même de plus de deux, de tous les orchestres de Paris et peut-être d’ailleurs, le meilleur est sans contredit celui du Conservatoire. L’orchestre du Conservatoire reste l’interprète incomparable de Haydn, de Mozart et de Beethoven, les trois grands maîtres de la symphonie avant M. Franck. Il a la force et la finesse, la sagesse et la passion. Il sait envelopper comme d’un coup de fouet les terribles accords de l’ouverture de Coriolan ou fredonner du bout de ses archets les spirituels menuets de Haydn. Il possède des solistes de premier ordre, et quand on joue du hautbois comme M. Gillet, par exemple, il faut, pour ne pas même saluer le public qui bat des mains, la simplicité et la modestie qui caractérisent les instrumentistes et les distinguent des compositeurs, des chanteurs, et même, ainsi qu’on l’a vu tout à l’heure, des critiques musicaux.

Signalons avant de finir le retour parmi noue d’un artiste très distingué dont nous avait trop longtemps privés l’Amérique. Après une absence de plusieurs années, M. Bouhy, qui joua jadis avec le plus grand talent le répertoire de l’Opéra-Comique, qui créa quelques rôles nouveaux, entre autres l’Escamillo de Carmen, M. Bouhy s’est fait entendre deux fois au concert du Châtelet. Il a toujours son beau style, la même élégance mâle et la même distinction sans afféterie. Il appartient à l’école des Faure et des Carvalho, à l’école admirablement correcte du chant français. Ce n’est peut-être pas l’école de l’émotion dramatique, celle des Krauss ou des Reszké, mais celle de la perfection musicale et vocale. On disait que M. Faure chantait en lettres majuscules; M. Bouhy a donné le même, ou les mêmes caractères à l’air d’Agamemnon dans Iphigénie en Aulide, et à l’air d’Élie, tiré de l’oratorio de Mendelssohn. Je ne crois pas que ces deux nobles pages puissent être plus noblement chantées.

Un dernier mot enfin. La foule a pris d’assaut, dimanche dernier, le Cirque d’été, pour entendre la célèbre cantatrice viennoise, Mme Materna. Nous l’avions nous-même entendue autrefois à Bayreuth, à Vienne, et nous conservions de Brunehild, de Kundry, d’Iseult et d’Alceste un souvenir pour ainsi dire grandiose. L’artiste avait une voix proportionnée à sa taille, et sa taille est colossale. Mme Materna semble à la fois bâtie et baptisée par les Romains. Elle nous avait ravi par l’éclat et la sûreté de cette voix, par la noblesse de son style, la puissance et même la violence dramatique de son jeu. D’où vient que dimanche nous avons espéré vainement le plaisir goûté jadis? Sans parler d’un air de Tannhaüser, vague et bref au point de paraître insaisissable, la mort d’Iseult même nous a laissé indifférent, pour ne pas dire plus. A Bayreuth pourtant, de quelle émotion nous saisit cette apothéose, cette assomption d’une mourante d’amour! Je vois encore Iseult agenouillée sur le cadavre de Tristan, et se relevant par degrés; j’entends planer au-dessus des harpes, au-dessus de tout l’orchestre invisible, un chant qui là-bas m’avait transporté. L’autre jour, je n’ai plus rien VII, rien entendu. Décidément M. Taine a raison, la loi des milieux est une grande loi de l’art. Hors de leur cadre mystérieux, presque féerique, l’œuvre et l’interprète de Wagner ont pâli. Et puis les drames wagnériens sont les derniers qu’on puisse morceler et servir par tranches à des auditeurs non préparés. Surtout dans Tristan tout se tient, et les belles pages de la partition, pour paraître telles, ont peut-être besoin des autres, qui ne manquent pas. Enfin, les dimensions du cirque sont fatales à la musique, et surtout aux chanteurs. Il faut s’en prendre sans doute à cette salle immense si la voix de Mme Materna nous a semblé moins belle, moins juste et moins bien posée, trop souvent écrasée par le fracas d’un orchestre que M. Lamoureux n’a pas su toujours apaiser ni retenir. Il doit être cruel de chanter dans cet établissement équestre; cruel aussi d’y jouer du piano. M. Paderewski nous a pourtant fait le plus grand plaisir, précisément parce qu’il ne cherche pas à remplir un local que rien ne remplirait. À cette salle monstre il ne sacrifie pas une nuance, pas un effet de délicate ou moelleuse sonorité. Il a joué l’admirable concerto en mi bémol de Beethoven avec une fantaisie et une poésie toutes slaves, avec des qualités de charme et de tendresse qui trop souvent ont manqué à ses accompagnateurs, et qui, si M. Lamoureux n’y prend garde, leur manqueront de plus en plus.


CAMILLE BELLAIGUE.