Revue musicale - 14 mars 1910

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Revue musicale


THEATRE DE L’OPERA : La Forêt, légende musicale en deux actes ; paroles de M. Laurent Tailhade, musique de M. A. Savard. — La Fête chez Thérèse, ballet en deux actes ; scénario de Catulle Mendès, musique de M. Reynaldo Hahn. — À propos de l’Op. 111 de Beethoven. — La Société Haendel.

Mi ritrovai per una selva oscura,
Che la diritta via era smarrita.
Ahi ! quanto, a dir qual era, è cosa dura,
Quesia selva selvaggia ed aspra e forte


Jamais nous n’avons mieux compris ces fameux vers de Dante au début de l’Enfer. Nous aussi, nous nous sommes trouvé dans une forêt obscure, où la voie droite était perdue, et c’est une dure chose d’avoir à dire combien est sauvage, âpre et rude, la forêt où MM. Tailhade et Savard nous ont conduit.

Dans le fourré des paroles et dans celui de la musique nous nous sommes tout de suite égaré. Sous les hêtres et les chênes, voici le bûcheron et, dès ses premiers mots, on commence à ne pas l’entendre. On croit seulement deviner à ses gestes, à sa physionomie, qu’il aime ses arbres d’un mystérieux et fatal amour. Chargé de les abattre, le cœur lui manque à cette seule pensée, objet aussitôt d’un interminable autant qu’inintelligible soliloque. Alors survient la bûcheronne, et ce qu’elle dit, ce qu’elle est, nous échappe également. Il semble du moins qu’elle redoute et qu’elle signale à son époux (ou à son fiancé, nous ne savons pas au juste) le charme jeté sur lui par la forêt.

La bûcheronne avait raison et bientôt le charme opère. Le bûcheron, se faisant violence, a porté les premiers coups. Les troncs gémissent sous la hache. De verts fantômes de dryades se montrent et se plaignent derrière les écorces blessées. Enfin une femme apparaît, Nemorosa, déesse des bois, d’après le nom que le programme lui donne, à moins qu’elle ne le soit de la source, que nous voyons couler à ses pieds. Elle attire le bûcheron par ses chants, par ses regards, et le livre à ses compagnes, qui, doucement enlacent, puis entraînent sous les flots de quelque « mare aux fées » le martyr des eaux et forêts.

Pour défendre la musique en cette affaire, on n’a pas manqué de crier haro sur le poème. On a eu tort. Premièrement, il n’y a si pauvre livret qui ne puisse prêter à la musique, ou plutôt que la musique ne soit capable d’enrichir, à condition qu’elle ne soit pas elle-même encore plus indigente. Les exemples abondent, parmi les chefs-d’œuvre, d’oripeaux, de haillons littéraires, que la musique a fait resplendir. Au fond, en tout opéra, la chose principale, sinon la seule, c’est, et sous des formes changeantes ce sera toujours, la musique. Aussi bien ce poème sylvestre, à défaut de « situations » ou de drame, n’était pas si dépourvu de poésie, d’une musicale, ou « musicable » poésie. La musique a seule ici tous les torts. Le premier est qu’elle empêche constamment la parole d’être entendue. Pour l’auditeur il n’y a pas de pire supplice. Il n’y en a pas non plus que nous épargnent moins les musiciens d’aujourd’hui. Au commencement du drame lyrique était le verbe. Nous voilà terriblement loin de ce commencement et le verbe n’habite plus parmi nous. On ne saurait trop citer la fameuse distinction de Grétry : « Il y a chanter pour chanter et chanter pour parler. » On ne chante plus ni de l’une ni de l’autre manière. Après le chant, l’art lyrique a désappris même la parole. Autant que notre ordre politique souffre du « tout à l’État, » notre ordre musical souffre du « tout à l’orchestre. » Dans l’un comme dans l’autre, le nombre commande et la foule est maîtresse, trop souvent maîtresse d’erreur. Sans compter que la parole a vu s’élever contre elle encore d’autres ennemis : après les instrumens qui l’étouffent ou l’écrasent, les intervalles qui la disloquent et la torturent, les intonations qui la forcent et qui la faussent. Je m’étonnais, en écoutant, — quand j’arrivais par hasard à l’entendre, — la déclamation de M. Savard, qu’on réussisse à noter des mots avec des sons qui leur ressemblent aussi peu, qui même leur répugnent davantage, qui, loin d’en exprimer le sens et le sentiment naturel, n’arrivent, au prix de quelle recherche et de quel effort ! au moins en apparence, qu’à les dénaturer et à les démentir.

Si du moins une musique de ce genre, n’étant pas le chant, ni le discours, était la symphonie ! Un tel sujet l’y invitait entre tous. Mais elle n’en approche en rien, ou par rien : ni par le développement des idées, ni par l’intérêt, l’expression, ou l’agrément des timbres. Ainsi, pas de couleurs et pas de lignes. Nul contentement pour l’esprit, et, pour l’oreille, aucune volupté. La symphonie, en admettant même, — cela s’est rencontré, — qu’elle ne soit pas une combinaison de sonorités agréables, doit être, sous peine de n’être rien, un ordre, un organisme, une hiérarchie de formes et de forces qui soutiennent ensemble des rapports logiques, harmonieux. Elle comporte encore une fois, elle exige même l’esprit de suite, le progrès, l’évolution d’une pensée unique, voire la rencontre et la combinaison de diverses pensées. De tout cela, je n’oserais décider ce qui manque le plus à la musique de la Forêt

On nous trouvera sévère et peut-être en avons-nous trop dit. Mais aussi c’est qu’ils nous en font trop, les musiciens de l’heure présente, au moins la plupart d’entre eux. Ils nous font une musique et finiront par nous faire toute musique fastidieuse, pénible, haïssable. « Mon enfant, » gémissait déjà Gounod, il n’y a pas loin d’un quart de siècle, « la musique devient irrespirable. » De plus en plus elle nous asphyxie. Le même Gounod, dans sa dédicace au pape Léon XIII de sa partition de Mors et Vita, souhaitait que son œuvre augmentât la vie en ses frères : « ad incrementum vitse in fratribus meis. » Des œuvres comme la Forêt, qui sont nombreuses, amoindrissent au contraire et paralysent la vie en nous. Les entendre, c’est mourir un peu.

Par bonheur, en poésie comme en musique, parfois dans l’une et dans l’autre ensemble, il y a d’autres forêts. Faut-il rappeler tant d’harmonieuses retraites ? Et d’abord cette forêt de Gastine, victime aussi de la hache, plainte aussi par la poésie, et que la musique épargna :


 
Écoute, bûcheron, arrête un peu le bras.
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas :
Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte à force,
Des nymphes qui vivaient dessous la rude écorce ?
Sacrilège meurtrier, si on pend un voleur
Pour piller un butin de bien peu de valeur,
Combien de feux, de fers, de morts et de détresses
Mérites-tu, méchant, pour tuer nos déesses !


Ce début, et tout ce qui suit, n’est-ce pas l’idée première peut-être, l’esquisse et le crayon léger des deux tableaux que nous a montrés l’Opéra ? Entrez à présent dans le Bois épais de Lully : vous y trouverez une ombre en quelque sorte farouche et comme tout imprégnée d’amour et de douleur. Souhaitez-vous de plus tranquilles ombrages ? Un arbre, un seul, suffira pour vous les donner, celui dont le dôme de verdure semble couvrir l’air fameux et magnifique de Haendel :

 
Ombra mai fù
Di vegetabile
Cara ed annihile
E soave più ?


Plus près de nous, voici les bois que parcourent les chasseurs de Weber, et la petite maison forestière, cachée sous le feuillage, où la blonde Agathe attend, le soir, à genoux et priant pour lui, Max le franc tireur. Sombres forêts ! Ne suffit-il pas de ces deux mots pour évoquer, avec l’admirable et déjà romantique rêverie d’une jeune femme, la succession de paysages grandioses dont le second acte de Guillaume Tell est composé ?

Quittez le théâtre et suivant le conseil sacré, bon pour l’esprit comme pour l’âme, pour l’artiste autant que pour le religieux, « fermez sur vous la porte de votre chambre. » Les feuillets, entr’ouverts au hasard, d’un cahier de Schubert ou de Schumann laisseront venir à vous l’odeur des sapins et des tilleuls allemands. Wagner lui-même, le Wagner du second acte de Siegfried, peut se passer de la mise en scène et du décor, et seul avec le jeune héros, au pied de l’arbre mélodieux, vous comprendrez avec lui la leçon mystérieuse et mélancolique des « murmures de la forêt. »

Prenez encore, après tant de partitions, un livre, un simple roman, les Maîtres sonneurs de George Sand : vous y trouverez plus d’une impression forestière et musicale à la fois. Non seulement des impressions, mais l’idée même ou le sentiment de la musique sous les images de la poésie. Que valent toutes les définitions de l’école auprès de celle-ci, que donne « le Grand Bûcheux, » de nos deux modes musicaux : « Ceux que les savans appellent, comme j’ai ouï dire naguère, majeur et mineur, et que j’appelle, moi, mode clair et mode trouble, ou, si tu veux, mode du ciel bleu et mode du ciel gris, ou encore mode de la force ou de la joie et mode de la tristesse ou de la songerie. » Enfin je ne sais pas de plus sentimentale, ou de plus lyrique, mais de plus juste, plus forte, et plus vaste définition de la musique, que ce couplet d’un petit flûtiot, encore tout enivré de sa flûterie : « Ça parle, ce méchant bout de roseau ! Ça dit ce qu’on pense ! Ça montre comme avec les yeux ! Ça raconte comme avec les mots ! Ça aime comme avec le cœur ! Ça vit ! Ça existe ! Et il y a une vérité dans ce qu’on entend comme dans ce qu’on voit ! »

Dans ce qu’on entendit un soir du mois dernier à l’Opéra, je crains qu’il y ait peu de vérité, voilà tout.

Mlle  Grandjean et trois ou quatre de ses compagnes ont représenté, l’une, sous les traits de Nemorosa, les arbres en général et chacune des autres un arbre en particulier. Le bûcheron, c’était M. Delmas. Il a fait de son mieux, comme s’il ne regrettait pas trop la forêt du Freischütz, celle où nous l’entendîmes naguère pour la première fois, celle où chante, comme dit le poète allemand, l’oiseau de ses jeunes années.


La Fête chez Thérèse. On s’est demandé chez laquelle. Serait-ce chez celle-là dont les fêtes en effet laisseront un souvenir dans l’histoire mondaine, politique aussi, de ces derniers temps ? Eh bien ! non. La Thérèse de l’Opéra n’est que celle de la poésie, de la poésie de Victor Hugo. En celle-ci jadis on avait cru reconnaître Laure Junot, duchesse d’Abrantès, dont une variante de la pièce des Contemplations porta le prénom. Mais déjà cette fois il paraît qu’on s’était trompé.

M. Jules Lemaître un jour, après avoir déploré la pauvreté du genre chorégraphique et des sujets qu’en général il comporte, souhaitait de voir confier la composition d’un ballet à quelque poète lyrique épris des formes et des couleurs et qui ait aussi le don de la fantaisie et du rêve… « On a sous la main les contes de fées, des milliers de légendes de tous les pays, le répertoire de la Comédie italienne, les féeries de Shakspeare et toutes les gracieuses inventions des grands poètes, depuis Homère jusqu’à Victor Hugo. » Parmi les « inventions » de ce dernier, celle que feu Catulle Mendès a choisie était favorable à la danse, à toute sorte de danses, mais prêtait moins, beaucoup moins au ballet, faute d’action ou de sujet seulement. Victor Hugo s’est contenté de nous décrire une fête, comédie et mascarade, donnée par Thérèse, la blonde duchesse, en ses jardins : fête de printemps et fête de jour, mais qui dure jusqu’à la nuit. Cela ne pouvait faire et n’a fait aussi qu’un tableau, le second du ballet Mendès-Hahn. Il a fallu le préparer, l’animer, le dramatiser un peu, oh ! si peu que rien ! par un autre et par un semblant (que voici) d’intrigue et d’amourette.

Chez Palmyre, la couturière à la mode, danseuses et grandes dames, Carlotta Grisi parmi les unes, la duchesse elle-même entre autres, viennent essayer leurs costumes pour la fête prochaine. Mimi Pinson, la gentille « première, » préside à ces essais. Pour son malheur, son amoureux Théodore, caché derrière un paravent, y assiste aussi. Voir la duchesse, en perdre la tête, et, pour la suivre, abandonner Mimi, c’est pour Théodore l’affaire d’un instant et la conclusion du premier acte. Au second, pendant la fête et sous divers déguisemens, Théodore se fait le « cavalier » ou « le danseur inconnu » de la duchesse Thérèse. Mais à la fin, rejoint, reconnu et réclamé par la brave petite grisette, dans la splendeur des feux d’artifice et de l’apothéose, il lui sera rendu.

Pour l’oreille comme pour les yeux, le premier acte est agréable. La musique y a des façons vives et légères, spirituelles et toujours faciles, un peu trop faciles parfois. De la danse, ou de la pantomime, l’orchestre souligne avec justesse, avec finesse aussi, les menus incidens : l’entrée ou la sortie d’un personnage, et puis, d’une manière générale, la vie, au moins la vie extérieure, de l’atelier, le va-et-vient des ouvrières, leur gaieté, leur entrain, leur empressement à recevoir, à fêter une cliente de marque, ballerine ou duchesse. Et cet orchestre, toujours mélodique et chantant, et dansant, n’est pas incapable non plus, quand il le faut, de velléités symphoniques sans prétention, mais non sans goût, ni sans esprit. La leçon de chorégraphie que donne la danseuse à l’ouvrière, sur, la célèbre valse de Giselle, est une chose gentille. Elle est cela non seulement par le plaisir, historique ou rétrospectif, que nous cause la citation de la vieille ou vieillotte mélodie, mais par la façon dont le musicien moderne l’annonce et la prépare d’abord, et puis et surtout, à la fin, la développe, et sans trop la dénaturer, la ranime et la rajeunit. Nous parlions d’esprit et de gentillesse. Il y a là même de la poésie. Il pouvait y en avoir davantage. À la valse de la Grisi, valse apprise, convenue et d’Opéra, Mimi répond elle aussi par une valse. J’aurais voulu dans celle-ci plus de naturel encore, plus d’ardeur et de liberté. Ici devait passer à travers l’atelier un souffle, un frisson de l’âme féminine et populaire, celui qui fit un moment battre et défaillir le cœur à des ouvrières aussi, au second acte de la Louise de M. Gustave Charpentier.

Le tableau suivant (la fête) est plus ordinaire. Il ne se compose et ne pouvait se composer que d’ « entrées » successives, de groupes, d’épisodes élégans ou somptueux, mais sans intérêt et sans vie.


 
Les Amyntas rêvant auprès des Léonores,
Les marquises riant avec les monsignores

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Deux femmes soutenaient le manteau d’Arlequin,
Trivelin leur riait au nez comme un faquin

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 
Scaramouche, en un coin, harcelait de sa batte
Le tragique Alcantor suivi du triste Arbate.
Crispin, vêtu de noir, jouait de l’éventail ;
Perché, jambe pendante, au sommet du portail,
Carlino se penchait, écoutant les aubades,
Et son pied ébauchait de rêveuses gambades.


On vit tout cela, peut-être davantage, mais le spectacle en parut monotone et fade. La musique même, à part quelques passages heureux, n’y apporta ni variété ni saveur. Nous avons goûté seulement, pour son éclat, et pour sa noblesse même, un appel de trompettes (sauf erreur) annonçant derrière le rideau que la « redoute » allait commencer. Et quand la nuit fut venue et que se leva la lune, tandis que, sur un banc de marbre assise, Mimi Pinson pleurait tout bas, l’orchestre soupira comme une espèce de lied, à la fois descriptif et sentimental, où les harmonies avaient une bien jolie manière de se dégrader et de se fondre.

À la fin de l’article, rappelé tout à l’heure, sur le ballet idéal, M. Jules Lemaître concluait ainsi : « Qu’on me donne, en attendant, un petit nombre de danseuses, mais choisies, des costumes dont les couleurs auront été assorties par un grand peintre, une musique écrite par un grand musicien, une danse qui exprime toute la poésie du livret, et je m’en contenterai. » Nous souscrivons à ces vœux. Bien que modestes, ils n’ont pas, cette fois encore, été comblés. L’auteur des Études latines, qui ne se pique pas d’être un grand musicien, est du moins un musicien délicat, un artiste de goût, dont la nature et les dons sont peut-être supérieurs encore à ses œuvres. Quant aux danseuses, dont le nombre n’est pas petit, l’une d’elles est mieux que choisie : elle est unique. Mlle  Zambelli, dans ses petits pieds et dans ses jambes fines, a plus de poésie, de style et d’expression que pas une de ses camarades chantantes n’en a dans la voix. Sa danse est une merveille de précision autant que de charme, de rythme sans rigueur, d’esprit et de sentiment, de jeunesse, de joie et de légèreté. Elle aussi, quand elle vint au monde, « une étoile dansait au firmament. »


Vous plaît-il, mon cher contradicteur du mois dernier, que nous reparlions un peu de l’Op. 111 de Beethoven ? Ce n’est point un sujet médiocre et le temps de disette musicale où nous sommes nous laisse quelque loisir. Pendant le concert, déjà lointain, consacré par M. Edouard Risler à quatre des trente-deux sonates pour piano, nous étions, vous et moi, voisins de fauteuil. Mais, par le sentiment et le goût, combien nous lûmes éloignés ! Tenterai-je un rapprochement que je souhaite ? Hélas ! après l’admirable interprète, écouterez-vous seulement un pauvre critique ? Où la beauté fut impuissante, que pourront quelques vagues paroles autour de la beauté ! Je demande pour elles votre indulgence, et rien de plus.

L’arietta, — c’est le modeste nom que donne Beethoven au colossal et dernier morceau de sa dernière sonate, — l’arietta de l’Op. 111 forme avec certaines pages, contemporaines et similaires, du maître (l’andante de l’Op. 109 et les trente-trois variations sur une valse de Diabelli), le sommet ou l’apothéose de ce « genre : » les variations.

Les variations, — les véritables, celles qui remplissent en quelque sorte leur condition supérieure et tout entière, — ne se contentent pas de revêtir un thème, ou de former, de changeantes mais extérieures parures. Elles y apportent des modifications plus profondes. Par exemple « elles le transposent de majeur en mineur, elles le font passer de la mesure à 2/4 ou à 4/4 en mesure à 3/4, pointent ou syncopent les rythmes, introduisent quelques motifs nouveaux étrangers au thème, voilent le thème sous un contre-chant plein de charme, élargissent ou rétrécissent l’Ambitus de la mélodie, dans laquelle elles intercalent de nouvelles gradations ou retranchent quelques-uns des sons extrêmes[1]. » Un seul principe domine tout ce travail, une condition unique en restreint la liberté : « c’est que, d’une manière ou de l’autre, l’idée principale, le thème, soit maintenu en conscience chez l’auditeur[2]. » En conscience, nous retrouverons et reprendrons ces deux mots-là tout à l’heure.

Le thème de l’a de l’Op. 111, exposé d’abord, est en soi d’une grande beauté. Très simple, très lent, il se compose de deux parties ou de deux reprises, l’une et l’autre dans le ton d’ut majeur, sauf, au début de la seconde, le passage et comme l’ombre furtive, sur quelques mesures, du ton de la mineur. Le caractère de ce chant est la contemplation et la paix. S’il n’est pas sans mélancolie, il est du moins sans trouble. Et puis, et surtout, il a cette ampleur, cette généralité que Wagner admirait si fort dans les plus grandes idées beethoveniennes, par exemple dans le motif du finale de la Symphonie avec chœurs, et qui leur donne en quelque sorte une puissance d’expression ou de représentation infinie. « Harmonies d’immensité, » a dit, je crois, Chateaubriand de certains accords. On peut le dire également de plus d’une mélodie de Beethoven en sa forme simple, primitive, avant même que par l’esprit symphonique elle ne commence à se développer et à s’accroître.

Les variations ne sont ici qu’au nombre de cinq, mais de plus en plus considérables par l’étendue autant que par la profondeur. La dimension comme la durée de chacune fait la difficulté, qu’on peut d’abord éprouver, de la suivre, de la saisir, de l’embrasser tout entière. Nulle part cependant l’idée, mère et maîtresse, ne manque ou seulement ne faiblit ; partout


invisible et présente,
Elle est de ce grand corps l’âme toute-puissante.


Âme contemplative au début, mais qui, par degrés, s’émeut et s’agite. Dès la première variation, la basse, se rompant en triolets syncopés, en notes disjointes, communique une vague inquiétude à la mélodie. Et celle-ci, perdant elle-même de son calme, tantôt s’appuie encore, franchement et d’aplomb, sur ses notes fondamentales, tantôt au contraire vacille et ne porte déjà plus, comme à faux, que sur d’autres, qui lui sont extérieures, si ce n’est étrangères.

Seconde variation : le sentiment s’anime et se passionne encore davantage. Le rythme, transformé, se brise en éclats aigus, et les notes, pointées plus sèchement s’entre-choquent avec plus de rudesse. En un mot, on voit, on entend s’accentuer ici la contradiction ou le conflit intérieur dont la musique de Beethoven est, plus que toute autre, l’éternelle et pathétique figure.

Elle le représente au paroxysme dans la variation qui suit (n° 3). Tumultueuse entre toutes, celle-ci n’est qu’une série d’assauts et d’écroulemens. Rien n’y tombe, et de si haut ! que pour remonter, puis retomber encore. Plus large de mesure, elle couvre des espaces plus vastes de noies plus nombreuses et précipitées avec une sorte de fureur. Aucun art ne possède et ne manifeste au même degré que la musique le pouvoir miraculeux des métamorphoses. Nul autre n’est plus un et plus divers. Le thème, à présent, est si loin et si près de nous à la fois ! Sous des apparences ou des espèces opposées, il persiste, il subsiste identique, ainsi qu’un visage serein et courroucé tour à tour.

La quatrième variation ramène le calme, sinon la joie encore. Elle le rétablit d’abord en bas, dans les profondeurs. Pacem summa tenent. Mais, autant que les sommets, la paix habite les abîmes. Lentement elle s’en exhale et monte. Un dernier épisode, je ne dirai pas la trouble, mais l’attriste et l’assombrit. Interrompues, éparses, les premières notes du thème reviennent flotter, comme mortes, à la surface de triolets tremblans. C’est un de ces momens de défaillance, de détresse, où, de même qu’à la fin de la marche funèbre de l’Héroïque, Beethoven, plus que jamais humain, nous semble près de s’abandonner.

Mais il se reprend aussitôt et, d’un sublime élan, se relève. « Plein ciel, » eût dit Victor Hugo, s’il avait compris quelque chose à la musique, de la cinquième et dernière variation. Dégagée à jamais de tout embarras et de toute entrave, délivrée de la passion et de la douleur, l’idée s’y transfigure, s’y revêt et rayonne d’une beauté véritablement céleste. Elle triomphe, mais ce n’est pas dans l’orgueil, encore moins par la violence, qu’elle triomphe : c’est dans l’extase et par l’amour. Des myriades de notes, et de notes hautes, les plus hautes du clavier, des trilles, des traits, environnent le thème, faisant et refaisant autour de lui sans cesse des nimbes et des auréoles. Ici la vision de Beethoven, — car on croirait qu’il voit et nous voyons avec lui, — ressemble à celle de Dante aux derniers chants du Paradis. En des ordres divers nos impressions finissent par se confondre et nous ne savons plus très bien si notre oreille jouit des sons, ou notre œil de la lumière.

Enfin la joie de notre âme et de notre esprit est complète. L’évolution logique et sentimentale du thème est maintenant achevée. L’être sonore qu’est une mélodie, — et une mélodie de Beethoven ! — se retrouve identique à lui-même, mais fortifié, enrichi de tout ce que tant de modes divers ont ajouté à sa substance et à sa vie. Alors, nous rappelant à la fois ce qu’il était et ce qu’il est devenu, son origine et sa perfection, la parabole évangélique nous revient en mémoire. « Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé… » N’a-t-il pas aussi quelque chose de céleste, ce royaume des sons, dont Beethoven a pu dire avec magnificence : « Mon royaume est dans l’air ? » Né comme l’autre du plus humble germe, il s’est ici, comme l’autre encore, miraculeusement étendu.

Je ne sais rien, non seulement d’égal, mais de supérieur peut-être aux variations de l’Op. 111, sinon les variations (Op. 120) sur une valse de Diabelli. Hans de Bülow, dans son incomparable, son indispensable édition de Beethoven, a bien raison de considérer « cette œuvre gigantesque comme une sorte de microcosme du génie de Beethoven ; » bien plus, ajoute-t-il, « comme une image quintessenciée de l’univers sonore. » Il y a trente-trois variations, pas davantage. Elles furent payées trente ducats en or, un peu moins d’un ducat chacune. Ignorées du public français, le seul M. Risler serait certainement capable de les lui faire connaître et peut-être comprendre. C’est l’affaire de trois petits quarts d’heure, avec les reprises. L’œuvre est plus étonnante encore que l’arietta de la dernière sonate. Elle est une preuve plus abondante et plus riche, un signe plus manifeste et plus éclatant, non pas de la contradiction, mais, tout à l’opposé, de la conciliation possible entre l’unité de la nature ou du fond et la variété des formes, j’allais écrire, pensant à la théologie, des personnes. Il arrive ainsi que la musique, une telle musique du moins, devient le symbole de vérités qui la dépassent, mais qu’elle annonce et dont, à sa manière, elle se fait témoin ou caution.

Dans l’ordre, dans aucun ordre sonore, on ne saurait trouver un élément qui manque ici. Tout y est présent et vivant : les mélodies, les rythmes et les accords en foule ; des fugues et des marches ; tous les mouvemens, lents ou rapides, et toutes les mesures ; le développement ou le travail de la sonate et de la symphonie ; tantôt un menuet et tantôt une aria, l’action et le rêve tour à tour, les modes et les degrés innombrables de l’être, depuis la force brutale jusqu’à la grâce exquise, du plus morne désespoir à la plus légère comme à la plus rude gaieté.

Avec tout cela, sous tout cela, parmi tant d’altérations et de métamorphoses, l’idée vit et revit. Elle triomphe même du silence. Une des variations les plus extraordinaires, et les plus passionnées, est hachée de soudaines et longues pauses. À travers ces espaces, mesurés (car ce ne sont pas des points d’orgue), mais vides et muets, Beethoven poursuit, en lui-même et tout bas, sa pensée purement intérieure. Nous la suivons avec lui, comme lui, n’en reconnaissant le cours impétueux et caché qu’à des accords frappés de place en place. Ainsi, même pour nous, la musique un moment dépouille le signe sensible et la matière sonore. Elle n’est plus qu’esprit, et c’est ici l’une de ces variations, tout à fait singulières et d’un idéalisme transcendant, où, suivant le mot cité plus haut de Riemann, le thème subsiste encore, mais seulement « dans la conscience de l’auditeur. »

Voilà, pour le coup, le chef-d’œuvre et le sommet du genre. Plus haut même que l’arietta de l’Op. 111, il est aussi plus difficilement accessible. Je ne sais qu’un interprète, mais j’en sais un, digne de nous y élever. Les admirateurs de Beethoven doivent beaucoup à M. Edouard Risler. Mais lui-même leur doit quelque chose encore : les trente-trois variations sur la valse de Diabelli. Ils les lui réclameront jusqu’à ce qu’il les leur ait données.

Paris possède maintenant, de plus en plus, des concerts, comme des théâtres, « à côté ; » petites sociétés musicales, en marge des grandes, qui font moins de bruit et quelquefois plus de bien. Je ne saurais trop vous en recommander deux, consacrées l’une à Jean-Sébastien Bach et l’autre à Georges-Frédéric Haendel. « Ce sont deux puissans dieux. » La première, si je ne me trompé, et certainement la seconde, honore et sert, au-dessous de son glorieux patron, des maîtres à peine moins grands, plus anciens parfois et presque toujours inconnus.

Que savez-vous de Masse ou de Schutz, de Rust ou de Buxtehude ? Un soir du mois dernier, dans une humble salle de la rue de Trévise, vous en auriez ouï des merveilles. Vous auriez, à travers les siècles, compté les jalons plantés par des mains robustes sur toutes les avenues de notre art. Oh ! que de simples, de brefs, de forts et de purs chefs-d’œuvre ! Comme ils accroissent, ceux-là, la vie en nous ! Quelle impression ils nous laissent du parfait et du définitif ! Ils nous assurent et nous rassurent, à l’heure trouble où nous sommes. Sur le buffet de l’orgue se voyait sculpté l’antique monogramme chrétien, entre l’alpha et l’oméga. Et tandis que nous écoutions certain chœur du Josué de Haendel, ou l’Histoire de Jésus au temple, de Schutz, oubliant les recherches et les erreurs présentes, il nous semblait que cette musique fût en effet le commencement et la fin. Vieux chefs-d’œuvre ; exécution juvénile, imparfaite quelquefois, selon la lettre, mais que toujours anime, enflamme l’esprit. Allez entendre les jeunes artistes de la société Haendel. Accordez-leur toute votre sympathie et même, un peu, d’autres et moins platoniques secours. Je dis : un peu, non pas trop, afin qu’ils vivent seulement, qu’ils aient le nécessaire, mais non pas les délices, et que la sainte pauvreté garde leur zèle et leur amour.


Camille Bellaigue.
  1. Riemann, Dictionnaire de musique (art. Variations).
  2. Id. ; ibid.