Revue musicale - 14 mars 1918

La bibliothèque libre.
Revue musicale - 14 mars 1918
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 457-468).
REVUE MUSICALE


Théâtre de L’Opéra-Comique : Ping-Sin, drame lyrique en deux actes, paroles de Louis Gallet, musique de M. Henri Maréchal. — Au beau jardin de France, de MM. Guillot de Saix et Francis Casadesus. — Reprise des Concerts-Pasdeloup. — Piccolo mondo antico.


Ping-Sin est, sauf erreur, le troisième ouvrage sino-musical que le théâtre de l’Opéra-Comique ait représenté depuis les jours lointains du Cheval de Bronze. Le Voyage en Chine, d’ancienne et plaisante mémoire, n’avait de chinois que le titre. Beaucoup plus récent, le Voile du bonheur fut tissé par les mains, occupées depuis à de plus rudes besognes, de M. Georges Clemenceau. C’était un agréable conte philosophique, et la musique de M. Charles Pons, une musique facile, y ajoutait çà et là, si nos souvenirs sont fidèles, un certain charme, fait de rêve, de mystère et de mélancolie.

Le drame de Louis Gallet et de M. Henri Maréchal n’emprunte rien à la philosophie. Il met simplement en scène un jeune couple chinois : lui s’appelle Yao ; elle a nom Ping-Sin. Compromis dans une sédition, Yao se voit arrêté et condamné à mort, le jour même de ses noces. Ping-Sin, à laquelle U a pu d’abord cacher la vérité, l’apprend bientôt. A la faveur de la nuit et d’un double stratagème (narcotique et travestissement combinés), elle se substitue à Yao, qu’elle endort, et va, pour lui, se livrer aux mains, presque au glaive du bourreau. Mais juste à ce moment, les partisans de Yao reprennent l’avantage, et par eux la petite Alceste chinoise, héroïque elle aussi jusqu’au trépas, mais exclusivement, est rendue, comme sa devancière grecque, à son époux réveillé.

Le jour de la répétition générale, devant que les chandelles fussent allumées, l’un de nos confrères les plus « avancés » nous disait avec indulgence : Vous aimerez ça ; ça va ressembler à du Gounod. » Et nous aurions pu moins bien tomber. Mais c’est le confrère qui tombait mal. Nous n’avons trouvé là rien, absolument rien, de Gounod, hormis peut-être un souvenir et comme une continuelle confirmation de la fameuse phrase de Valentin : « Ce qui doit arriver arrive à l’heure dite. » C’est ainsi que tout arrive dans la musique de M. Maréchal, et cela nous procure, à défaut du plaisir de la surprise, la sécurité d’une attente et d’un espoir que jamais rien ne vient tromper. Tout rentre ici dans l’ordre accoutumé des formes, sinon des formules classiques : airs, couplets même, romances quelquefois agréables, duos, « ensembles » bien composés et soutenus longtemps. Un peu trop longtemps peut-être, témoin certain épithalame, qui d’ailleurs se développe suivant un plan harmonieux. Aussi bien, il ne saurait nous déplaire que dans une « action musicale » l’action s’arrête ou se ralentisse par momens pour laisser quelque loisir à la musique. Et cette musique est partout correcte et raisonnable ; s’il lui manque l’originalité vraie, elle n’est pas dépourvue d’une certaine distinction. Ni les idées n’en sont triviales, ni l’expression n’en est fausse. L’orchestre enfin, sans prendre trop de peine, ne demeure guère inoccupé. Sagement, honnêtement, il concourt à l’effet général. Jamais lourd et jamais vide, à tel ou tel chant il ajoute un contre-chant ; à telle mélodie, la parure d’harmonies ou de timbres qui n’ont rien de vulgaire. Ici, par un coup de gong, là par une petite sonnerie de clochettes, ou peut-être de « célesta, » il contribue à ce qu’on est bien obligé, lors même qu’il s’agit de sonorités, d’appeler la « couleur » locale. Cette dernière, non plus cette fois pour les oreilles, mais pour les yeux, consiste d’abord dans les décors et les costumes, lesquels forment un délicieux spectacle, et puis dans le menu trottinement des personnages, dans le jeu des éventails frémissans et des saints ou des révérences courtoisement échangées.

La musique elle-même n’a rien de chinois. Et pourtant, si nous ouvrons, ou rouvrons, comme il sied en pareille occurrence, le précieux petit livre de M. Laloy sur la musique des Célestes, nous y verrons que les principaux caractères de cette musique sont la sobriété, la sagesse, l’horreur de l’abus et de l’excès. Le Li-Ki, ou Mémorial des Rites, qui expose la doctrine officielle de la Chine sur la musique, abonde en préceptes de tempérance et de discrétion : « Les anciens rois ont disposé los sons par principe. Ils ont fait en sorte qu’ils fassent suffisans pour donner la joie, mais sans licence... » Et ceci encore : « La plus grande musique est toujours simple ; les plus grands rites sont toujours modérés. » C’est pourquoi « la perfection de la musique n’est pas de pousser les notes à bout [1]. » Après et comme le musicien du Voile du bonheur, celui de Ping-Sin a fait preuve de réserve et de retenue. Il n’a point poussé les notes à bout. Il n’a pris, nulle part, aucune licence. Par là sa musique, elle aussi, étrangère, ainsi que l’autre, à la pratique et à la lettre de l’art chinois, en a, probablement sans le savoir, observé l’esprit, ou le tempérament. Il faut lui tenir compte de cette observance.

Ce n’est pas tout à fait par la tenue, ou la retenue, que se recommande l’allégorie patriotique, ballet ou pantomime nationale, avec orchestre et chœurs, de MM. Guillot de Saix et Francis Casadesus. En trois tableaux, le premier aimable, le second terrible, et le dernier triomphal, nous voyons se succéder l’avant-guerre, la guerre et l’après-guerre « au beau jardin de France. » Les Françaises qui le peuplent et l’animent se divisent en deux catégories. Les unes sont vêtues, ou ceintes seulement, de feuillage : voilà pour la flore. D’autres (c’est la faune) portent des peaux, ou demi-peaux, de panthère et de léopard. Celles-là font des groupes, et celles-ci des cabrioles. Soudain, sur le jardin botanique et zoologique, des Plantes et d’Acclimatation tout ensemble, se déchaîne la guerre et toutes ses horreurs. Scènes de massacre, de mort et de deuil. Le sol est couvert de cadavres, l’air retentit de gémissemens. Tout semble perdu, mais voici que tout est sauvé. Le fond de la scène s’éclaire. Paraît une belle dame (la Victoire, ou la Paix, ou toutes les deux à la fois), à la robe d’or, aux cheveux d’or et portant des rameaux d’or. Sur son passage, tout le monde ressuscite, se relève et se. remet en branle. Galop final, illumination des bosquets, apothéose.

Il y eut aussi de la musique en cette affaire : musique instrumentale, exécutée, suivant l’usage, à l’orchestre, et musique vocale, chantée non pas sur la scène, mais dans la salle, contre l’ordinaire. C’est ainsi qu’on put voir, entendre de jeunes personnes en « costume de ville, » accompagner de la voix les poses et les ébats d’autres jeunes personnes à peu près sans costume. Et le déplacement du personnel chantant parut à quelques-uns le premier signe d’un art vraiment libre, audacieux et nouveau. Dans l’ordre de la pure musique et de l’harmonie en particulier, d’autres symptômes se manifestèrent : le plus frappant nous parut la prédilection du musicien pour des suites de quartes ou de quintes, séries peu recommandées, où sans doute M. Casadesus prend un plaisir que nous voudrions partager. L’orchestre nous frappa, s’il est possible, encore plus fort, à coups redoublés, assommans. Enfin l’idée ne sembla pas très heureuse d’avoir choisi, pour la mêler à tout ce tintamarre, la petits chanson : « Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés, » alors que justement, « au beau jardin de France, » les lauriers sont en train de refleurir. En somme, œuvre vulgaire, voyante et criarde ; style, sonore et plastique, de music-hall. Et puis, entre nous, la patrie, ce n’est déjà pas facile à chanter ; mais, à danser, je crains fort que ce soit impossible.


Sous la direction de M. Henri Rabaud, d’abord, puis de MM. Guy Ropartz et quelques autres, les Concerts Populaires, ou Concerts-Pasdeloup, ont repris le mois dernier dans la vieille salle, dans leur vieille salle du Cirque d’Hiver. Depuis un demi-siècle environ, nous n’y étions pas rentré. Ce dimanche-là, si lointain, l’on nous y avait conduit pour entendre Mme Viardot. Très souffrante, et d’une fluxion sur la joue, l’illustre et vaillante artiste avait fait réclamer l’indulgence du public. Lorsqu’elle parut, portant un mouchoir en mentonnière, noué sur le sommet de la tête, l’indulgence et même les égards du public furent près de lui manquer. On sourit, on murmura tout bas. Mais, dès ses premières notes, en elle, et, par elle en tout son auditoire, quel changement soudain ! A sa voix, quelle exaltation de son visage et de leurs âmes ! Elle chanta du Gluck, peut-être bien le Roi des Aulnes ensuite, et sûrement, pour finir, quelques chansons d’Espagne, en espagnol, et s’accompagnant au piano. Étrange et sublime figure, qui hanta longtemps notre mémoire d’enfant ! Elle nous demeure encore présente, nous entendons encore sa voix. Et, l’autre jour, parmi tant d’ombres mélodieuses, jadis hôtesses de ces lieux, c’est celle-là que nous évoquâmes d’abord, en repassant, après cinquante années, le seuil de la salle où elle nous apparut pour la première fois.

La direction des nouveaux Concerts-Pasdeloup avait réservé d’abord aux représentans de la critique musicale une tribune placée exactement derrière l’orchestre. Comme acoustique, la place n’est pas des plus favorables. Mais elle offre d’autres avantages. Elle permet de contempler, non pas de dos, comme à l’ordinaire, mais de face, ce deus ex machina d’un orchestre, qu’est le chef qui le conduit. Et M. Henri Rabaud compte, on le sait, parmi ceux qui méritent un prix de conduite. Par ce mot, n’allez pas, s’il vous plaît, entendre seulement une honnête application, mais les dons naturels, une élégante sobriété, l’intelligence et le sentiment, le style enfin, et même car il en faut aux interprètes comme aux créateurs, et même l’imagination. Celle-ci, pour les spectateurs, se manifeste réellement par des images, par les gestes et la physionomie d’un chef d’orchestre, s’il est digne de ce nom. Alors, en écoutant la musique, on croit la voir aussi. On en suit les impressions, ou les reflets, non seulement sur un visage, mais sur un être tout entier qu’elle éclaire et qu’elle anime. Pendant le premier concert, nous observions, entre M. Rabaud et la symphonie en ut mineur, une action réciproque et constante, et des échanges mystérieux : tantôt la rencontre et l’accord, tantôt l’apparence d’un combat. Ici, le chef d’orchestre avait l’air de se jeter au-devant du flot sonore ; ailleurs, il semblait, avec une sorte d’effroi sacré, reculer devant lui. La symphonie en ut mineur ! Jamais elle ne nous parut plus belle, jamais elle ne nous retentit plus avant dans le cœur. C’était le jour qui suivit le nocturne attentat contre Paris. Et le peuple de Paris, oublieux du péril d’hier, insouciant du danger de demain, remplissait le vaste amphithéâtre, l’ébranlait de ses bravos et de ses cris. Il applaudissait avec enthousiasme une musique allemande, mais dont l’Allemagne a démérité pour toujours, et sentant cette musique digne de lui, et se sentant digne d’elle, il la faisait sienne et demandait un surcroît d’héroïsme à l’un des chefs-d’œuvre les plus héroïques du plus héroïque des musiciens.


« Piccolo mondo antico. » Le titre du célèbre roman d’Italie ne définirait pas mal un certain genre lyrique, français entre tous, et que vous devinez. Ce genre, ou ce répertoire national, abandonné par le théâtre officiel qui continue d’en porter, mais n’en mérite plus le nom, un gentil théâtre « d’à côté, » le Trianon-Lyrique, a pris le soin, un soin délicat et pieux, de nous le rendre. Nous avons entendu là des œuvres menues et délicieuses : Maison à vendre, de Dalayrac, et les Voitures versées, de Boïeldieu ; Rose et Colas (une petite merveille), de Monsigny, et l’Épreuve villageoise, de Grétry ; Joconde, de Nicolo, et enfin le chef-d’œuvre populaire et royal, sublime et familier, qui s’appelle Richard Cœur de Lion.

De tout temps, et dès l’origine, on a discuté sur la nature du genre et sur sa légitimité, sur ses droits à la dignité, voire à l’existence esthétique. Le mélange, ou plutôt l’alternative de la parole et de la musique a fait le succès de l’opéra-comique. Au gré de juges sévères, la même cause en ferait surtout l’équivoque, ou la faiblesse, ou le néant. « Assez beau type du genre faux, » a dit l’un. « Joli monstre, » a renchéri tel autre. On comprend encore qu’un métaphysicien allemand ait traité « l’opérette, » ou le « petit opéra, » de « genre mixte ou inférieur, où se mêlent, sans se combiner intimement, les paroles et le chant, ce qui est musical et ce qui ne l’est pas [2]. » Mais il paraît plus singulier que notre XVIIIe siècle ait parfois méconnu, — du moins en théorie,— un art qui, plus que tout autre et de plus d’une manière, était sien. Grétry pourtant, Grétry lui-même avoue dans ses Essais, qu’il lui « fallut quelque temps pour s’habituer à entendre parler et chanter dans une même pièce. » « On sent assez, déclare à son tour le président de Brosses, que cette bigarrure de chant et de déclamation ne serait pas supportable. » Elle a su néanmoins, avouez-le, se faire non seulement supporter, mais chérir. Aussi bien, il est arrivé que ceux-là mêmes qui réprouvaient ce partage, l’ont plus tard, quitte à se contredire, admis et consacré : les uns, comme Hegel ou de Brosses, en paroles ; un autre, Grétry, en paroles également (voir encore les Essais), mais surtout en musique, et par les chefs-d’œuvre de sa propre musique.

Sur les rapports ou le régime commun de la parole et de la musique, soit qu’elles se suivent, soit qu’elles se mêlent, on peut faire, en écoutant nos vieux opéras-comiques, plus d’une réflexion. Chacun sait que, de tous les musiciens dramatiques, Grétry fut l’un des plus étroitement attaches aux règles, non seulement de la déclamation, mais de la prosodie. Il n’en est pas moins vrai que la célèbre romance de Richard : « Une fièvre brûlante, » le chef-d’œuvre du chef-d’œuvre, est d’abord notée, pour ainsi dire, en porte-à-faux : entendez par là que l’accent musical tombe, à la fin de chacun de ces trois premiers mots, sur une syllabe muette. Mais telle est ici la force de la musique, qu’elle emporte, qu’elle sauve tout, et que son mépris même pour la parole n’enlève rien à sa toute-puissante, à sa victorieuse beauté.

Autre chose : il se rencontre maintes fois, au cours d’une action théâtrale, des propos sans importance, comme l’événement ou l’incident qui les amène. Tel est le cas, dans Richard Cœur de Lion encore, de deux petites scènes épisodiques : dans la première, il est question d’un billet amoureux, apporté, devant Blondel, à « la belle Laurette, » (C’est de la part du gouverneur » ; ) dans l’autre scène, en termes également dépourvus de lyrisme, Blondel demande à deux pages de la comtesse Marguerite, de l’introduire auprès de leur maîtresse : « Il faut, il faut que je lui parle, Mon cher Urbain, mon ami Charle. » Assurément, ni la situation, ni les paroles, n’offrent ici rien de très musical, ou « musicable. » Grétry néanmoins a su les mettre en musique. Il y a trouvé la matière, — et l’on voudrait un mot plus léger, ressemblant davantage à cette musique même, — de deux trios délicieux.

Enfin, toujours à propos de la dualité musico-verbale qui caractérise l’opéra-comique, il se pourrait que le jugement le plus équitable eût été porté par un grand musicien que sa grandeur ne rend pas injuste pour les petits maîtres de notre art. M. Saint Saëns, il est vrai, commence par reconnaître « le petit choc désagréable qu’on éprouve au moment où la musique cesse pour faire place au dialogue. » Mais, ajoute-t-il aussitôt, c’est peu de chose auprès de « la sensation contraire » et de « l’effet délicieux qui se produit souvent dans le cas où le chant succède à la parole [3]. » Rien de plus exact. En ce dernier cas, il semble que la parole ait appelé, attiré la musique et qu’elle s’épanouisse en elle. Le style se hausse, mais ne se brise point. « L’effet délicieux, » qui rachète l’autre et l’efface, n’est pas de contraste ou de disparate, mais de progrès et d’élévation : différence non de nature, mais de degré seulement.

« Piccolo mondo antico. » La plupart des personnages qui le composent ne sont pas de grands personnages, hormis un Richard, un Blondel, deux héros d’exception. Mais comme ils sont bien pris en leur petite taille ! Pas très réels ? Peut-être. Mais qu’ils sont vrais, et vivants ! De quelle vie légère, de quelle naïve, ou maligne, ou touchante vérité ! Des figurines, soit ; mais des marionnettes jamais. Sur ce théâtre, les villageois occupent la première place. Jean-Jacques, avec son Devin, la leur a donnée. Notre comédie musicale, ainsi que l’autre, se plaît même, — voir l’Épreuve villageoise et Joconde,— à ménager aux petits contre les grands, aux paysans contre les seigneurs d’innocentes et spirituelles revanches. Les paysans dans la musique : il y aurait là, soit dit en passant, le sujet d’une intéressante étude. Elle déborderait le genre, l’époque de l’opéra-comique et s’étendrait non seulement à l’opéra, à l’oratorio, mais Jusqu’à la symphonie.

« Piccolo mondo... » A la représentation de ce petit monde, une forme de la musique, forme simple et populaire, se prête en quelque sorte d’elle-même : la chanson. Comment Beaumarchais pouvait-il écrire, en 1775 : « Notre musique dramatique ressemble encore trop à notre musique chansonnière, pour en attendre un véritable intérêt ou de la gaieté franche. » Cette ressemblance, au contraire, faisait alors et devait faire encore longtemps, tantôt la gaité franche et tantôt le véritable intérêt de l’opéra-comique. S’il n’est pas vrai non plus, quoi qu’en dise le même Beaumarchais, qu’en France, tout finisse par des chansons, la scène française du moins résonne à tout moment de refrains, de couplets délicieux. La chanson de Rose et Colas : « Il était un oiseau gris, » est une chose adorable. Autant qu’un chef-d’œuvre de musique dramatique, Richard en est un de « musique chansonnière ». « Quand les bœufs vont deux à deux, » chanson de labour et de plein vent ; chanson, le duo syllabique, mot à mot et note à note, de Blondel et de Laurette : « Un bandeau couvre les yeux Du dieu qui rend amoureux. » Chanson toujours, les couplets de Blondel : « Que le Sultan Saladin... » Mais cette fois, — est-ce le nom seul de ce prince d’Orient, est-ce le mode mineur, est-ce telle ou telle cadence ? — cette fois, à la rondeur du thème populaire vient se mêler, vague et pourtant sensible, un charme de poésie, de mystère, que dissipe à peine la rude gaîté du refrain. Elle va loin, cette petite chanson, et jusque sur l’épilogue instrumental qui la reprend, la développe, et termine l’acte, elle étend comme une ombre de rêve et de mélancolie. Enfin, de même qu’on s’accorde, — avec raison, — à tenir pour un des chefs-d’œuvre de la musique de théâtre, pour l’un des plus émouvans et des plus humains, la fameuse mélodie : « Une fièvre brûlante, » il est également certain que par sa simplicité, par sa naïveté même, l’immortelle « romance » n’est guère autre chose qu’une sublime chanson.

« Piccolo mondo... » Peu de musique, et par les moindres moyens, suffit pour le représenter, a Soyons forts de vérité, disait Grétry , l’orchestre fournira toujours au gré de nos désirs. » C’est ce qu’a très bien compris M. le directeur du Trianon-Lyrique. Nous le remercions de nous avoir donné, ou rendu, l’orchestre original de Richard Cœur de Lion, et non point revu, corrigé et augmenté par Adolphe Adam. « Je voudrais, lisons-nous encore dans les Essais de Grétry, je voudrais que la salle fût petite. » Félicitons-nous également que, par ses dimensions, la salle du Trianon-Lyrique réponde aux vœux et convienne aux modestes chefs-d’œuvre du grand musicien.

Modestes et discrets, voilà bien les chefs-d’œuvre, tous les chefs-d’œuvre de notre ancien opéra-comique. L’art dont ils sont les types accomplis, cherche sa perfection dans le tempérament, dans la mesure, et l’y trouve. L’esprit d’abord abonde en notre vieille musique : esprit de finesse, qui ne ressemble pas plus à la verve emportée et parfois grandiose de l’opéra-bouffe italien, qu’à la « blague, » — excusez le mot, — de notre moderne opérette. Dans Rose et Colas, les deux airs de la vieille, le quintette final, sont délicieux de malice. Joconde pétille de traits spirituels, et qui le sont musicalement, je veux dire par la grâce ou la vivacité d’un tour mélodique, d’une intonation, d’une cadence, en un mot, par la musique même. C’est une phrase du comte Robert, acceptant bravement la gageure libertine et réciproque qui fait toute la pièce : « Ma maîtresse sera fidèle, et la sienne va m’écouter. » Petite, oh ! toute petite phrase, de peu de mesures, mais si bien partagée, et suspendue un moment entre le ton d’une tendresse confiante et celui d’une aimable fatuité. Plus loin, dans Joconde encore, c’est le quatuor, à rentrées symétriques, pudiquement et plaisamment imité de la scène, à quatre personnages aussi : trois amoureux pour une seule amoureuse, du conte de la Fontaine. Enfin c’est l’intonation de Jeannette, la rosière probable de demain, sur les derniers mots, insinuans, de certains couplets : « Ma mère et le bailli sont bien, Et je crois que j’aurai la rose. » Dans un genre plus récent, moins relevé, rappelons-nous une autre candidate au même honneur, la sympathique Boulotte, de Barbe-Bleue. Là, pour le choix d’une rosière, le roi Bobèche et le comte Oscar ont décidé qu’on tirerait au sort. Et cela permet à l’aimable fille de déclarer à ses concurrentes avec un robuste bon sens :


Mes titres valent bien les vôtres ;
C’ t’ honneur qu’vous désirez si fort,
Pourquoi q’ j’ l’ aurais pas comm’ les autres,
Puisque ça doit s’ tirer au sort !


Même cordialité, même franchise ici dans la musique et dans les paroles. Et même situation, — à peu près, — que celle de Joconde ; à ceci près cependant, que, pour ou contre Boulotte, le hasard seul décidera, tandis que Jeannette a d’autres garanties, d’autres « raisons de croire. » Elle le sait bien, la petite rusée, et la musique, encore mieux que les paroles, nous le fait savoir. Ainsi, qui l’aurait cru ! c’est l’opérette qui montre le plus vif souci de la morale, et c’est dans une phrase de l’opéra-comique que la musique a mis le plus de spirituelle et grivoise ironie.

« Piccolo mondo... » Les sentimens, plutôt que les passions, l’animent. Il peut bien arriver que la musique d’un Grétry, d’un Nicolo, ressemble à celle d’un Mozart, mais en réduction, en miniature. Entre l’air fameux de Joconde : « J’ai longtemps parcouru le monde » et celui de Leporello : « Madamina, il catalogo è questo, » l’inégalité de la pensée et du style frappe, tout de suite, l’oreille autant que l’esprit. La plainte de Blondel appréhendé par les soldats (second acte de Richard Cœur de Lion), sans être indigne des lamentations de Leporello toujours, menacé de la bastonnade, n’atteint pas à la même éloquence. Elle dépasse de moins haut le personnage. En deux mots, elle exprime plus qu’elle ne suggéra. Mais, dans cette mesure et sous cette réserve, quelle part fait encore cette musique, toute cette musique, à la sensibilité, quelquefois à la poésie ! Comme elle sait, d’une touche légère, nous émouvoir et nous attendrir ! Sous les arbres où chante et rit le quatuor de Joconde, où s’achève dans la nuit la plaisante supercherie d’amour, on croit par momens respirer les souffles et les parfums épars sous les marronniers des Noces de Figaro. Sur la romance de Joconde (« Dans un délire extrême »), que dis-je, sur la plus naïve chanson (l’oiseau gris, de Rose et Colas), il ne faut qu’une modulation, mineure et furtive, pour que passe une ombre de rêve, un nuage de mélancolie. Mais le plus pur chef-d’œuvre du genre, de ce genre sentimental et poétique, c’est assurément, dans Richard Cœur de Lion, l’air de « la belle Laurette. » « Le gouverneur viendra cette nuit, » dit Blondel à la petite. « Cette nuit... » reprend-elle, et sur ce mot commence un délicieux et double poème en musique, poème de la nuit et de l’amour. J’allais en tenter l’analyse, mais, ayant ouvert par hasard un volume de Jules Lemaître, j’y trouve, à propos des jeunes filles au théâtre, les traits mêmes de la figure musicale que je voulais retracer : « Oh ! le charme mystérieux des petites vierges ! Oh ! leurs rougeurs, leur ignorance parfois troublée de pressentimens incomplets qu’elles n’osent s’avouer à elles-mêmes ! Ce don merveilleux qu’elles ont de ne pas comprendre et pourtant de frissonner à ce qu’elles ne comprennent point, et de fuir et de désirer ce qu’elles ignorent. » Tout cela, c’est ce que chante, ce que soupire et murmure une musique elle aussi virginale et mystérieuse, et frissonnante, et troublée. Tout cela, c’est le portrait de « la belle Laurette ; » c’est, pour ainsi dire, la balance exacte et comme le compte en partie double de cet air délicieux où les deux modes, mineur et majeur, se mêlent ou plutôt se répondent : « Je crains de lui poirier la nuit. »

« Piccolo mondo... » Monde des petits et des humbles, d’où l’élévation et la grandeur n’est pas toujours bannie. Rose et Colas n’est qu’un menu chef-d’œuvre mais l’air d’entrée de Colas : « C’est ici que Rose respire » l’inonde et le recouvre un moment d’un flot de jeunesse et d’amour. Ailleurs, de l’agrément et de la grâce, à quelle noblesse, à quelle dignité l’opéra-comique ne monte-t-il pas : « O Richard, ô mon roi ! » — « Si l’univers entier m’oublie... » Je doute lequel de ces deux chants a le plus de puissance dramatique : celui du sujet fidèle, ou celui du roi prisonnier. « O Richard, ô mon roi ! » Rappelez-vous seulement ce début, et cette double invocation, deux fois auguste, par le nom et par le titre donnés tour à tour avec même respect et même tendresse. Ici, pour le coup, nous reconnais- sons presque le style ou le ton de Mozart, et le « Don Giovanni ! » du convive de pierre. Les deux apostrophes se ressemblent un peu : l’une menaçante et terrible, l’autre à peine moins solennelle, mais avec sérénité. Dans l’air du héros captif, avec autant de force, je sens encore plus de majesté. Vers la fin, à ces mots : « O souvenir de ma puissance ! » le personnage se hausse à la taille des plus grands. Il égale un instant l’Othello de Shakspeare et Verdi. Une trompette sonne, et c’est assez de son lointain appel pour évoquer des visions de bataille, les bannières déployées, toute cette gloire enfin que pleure désespérément le More, et qu’un autre grand capitaine salue ici de moins éclatans, mais aussi magnifiques adieux.

Sans compter qu’il n’y a pas, après Orphée, d’opéra plus honorable que Richard Cœur de Lion, pour l’éminente dignité de la musique elle-même. La délivrance de Richard est due, comme celle d’Eurydice, à la vertu souveraine d’un chant. Ce chant de Blondel, « Une fièvre brûlante, » un enfant le jouerait au piano, rien qu’avec un doigt. On s’étonne qu’en si peu de mesures, en si peu de notes, tant de génie et de beauté puisse tenir. Depuis près de cent cinquante ans, que d’édifices sonores ont croulé, que de bruit s’est éteint ! Et les quatre ou cinq pauvres petites notes ont gardé toute leur éloquence. Elles n’ont qu’à résonner de nouveau, pour que tous, ignorans et savans, disciples des écoles les plus opposées et des maîtres les plus divers, nous sentions au fond du cœur ce que Lacordaire appelait un jour le glaive froid du sublime. Nous sommes ici sur l’un des sommets de notre art, et c’est une « romance » d’opéra-comique qui nous y a portés.

« Piccolo mondo antico. » L’âge aussi de ce petit monde en fait l’attrait. Nous l’avons dit naguère, et l’on nous permettra peut-être de le répéter, Richard a pour nous la poésie, un peu la sainteté d’une relique. Ce chef-d’œuvre d’un genre aimable parut à la veille de terribles jours. Nous y croyons surprendre aujourd’hui le dernier hommage et comme l’adieu de la musique à la royauté. Les contemporains, naturellement, ne pouvaient ainsi l’entendre. Louis XVI, quand ses gardes du. corps entonnaient en son honneur : «  O Richard, ô mon roi ! » ne prévoyait pas qu’il languirait, lui aussi ; « dans une tour obscure, » qu’on ne forcerait pas le Temple comme la forteresse allemande et que nul n’aimerait le roi de France « comme le vieux Blondel aimait son pauvre roi. » Mais il nous est permis à nous, et même commandé par nos souvenirs, de rattacher l’œuvre à son époque. Elle enferme en quelques strophes pures, en quelques notes frêles, des siècles de France, tout un idéal de gloire et de beauté dont elle salua la mort. Elle en reçoit un charme de plus, fait de pieuse mélancolie, et qui lui garde une place à part dans l’histoire, non seulement de notre art, mais de notre patrie.

« Mondo antico, » mais demeuré si jeune, que le monde d’aujourd’hui, — je parle d’un certain monde musical, — nous semble vieux à côté. Musiciens du passé, peut-être ignorans quelquefois, toujours ingénus, hommes de peu de science ou de métier, mais de beaucoup d’amour, vous possédiez la fraîcheur, la grâce et le sourire, la simplicité de l’esprit, et l’innocence, la divine innocence du cœur. Vous avez conservé tout cela. C’est un article sur Favart, l’un des créateurs de votre « petit monde d’autrefois, » que Lemaître encore terminait ainsi : « Nous sommes de grands niais d’écrire encore. Toutes les choses, jolies ou belles, ont été écrites depuis longtemps. » Il se pourrait bien que cela fût vrai même des choses écrites en musique. En tout cas, il y a des jours où l’on est tenté de le croire.


CAMILLE BELLAIGUE.


P. -S. — Une erreur matérielle s’est glissée dans notre dernière Revue musicale, au sujet du centenaire de Gounod. Ce n’est pas le 19, mais le 17 juin 1818, que naquit le grand musicien français.


C. B.

  1. La musique chinoise, par M. Louis Laloy. Collection des Musiciens célèbres, Henri Laurens, éditeur.
  2. Hegel.
  3. M. Saint-Saëns, Portraits et Souvenirs.