Revue musicale - 14 octobre 1880

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Revue musicale - 14 octobre 1880
Revue des Deux Mondes3e période, tome 41 (p. 919-933).
REVUE MUSICALE

A l’Opéra comme ailleurs, un peu de légende fait souvent grand bien ; il importe qu’un ouvrage, avant de se produire à la scène, ait déjà occupé le public de soi. Je ne prétends pas dire que cette procédure, de plus en plus usitée, réussisse invinciblement. Quelquefois il arrive, — comme nous l’avons vu pour le Polyeucte de M. Gounod et pour le Balsamo de Dumas fils, — que la valeur, soit musicale, soit littéraire de l’œuvre ne justifie pas tant de rumeur, et la chute n’en est alors que plus marquée ; mais en revanche, quand on a devant soi Guillaume Tell, Hernani ou l’Africaine, quel vigoureux agent de succès, quel moteur et quel véhicule que ce bruit qui, semblable à la calomnie de don Basile, commence « en rasant la terre, » et devient explosion à l’heure voulue ! Ce que seront les deux grands ouvrages nouveaux promis au répertoire de notre Académie nationale, la représentation nous l’apprendra, mais de quelque façon que les choses tournent, on en aura tant parlé dans l’avant-scène, de ces deux partitions du Tribut de Zamora et de Françoise de Rimini, qu’il leur sera nécessairement beaucoup demandé au jour du règlement des comptes. Longtemps on ignora laquelle passerait la première, puis toutes les deux se récusèrent à la fois, M. Thomas, ne voulait pas, et M. Gounod ne pouvait pas :

Me quitter, me reprendre et retourner encor
De la fille d’Hélène à la veuve d’Hector ! ..


Un interminable jeu de navette, divertissant peut-être pour la galerie, qui s’amuse de tout, mais non certes pour le directeur, dont ces temporisations malencontreuses dérangeaient les plans et qui, sans le secours d’Aîda, se fût trouvé très compromis. Curieuse histoire pourtant qu’un théâtre comme l’Opéra soit ainsi réduit à la merci de deux compositeurs chevronnés, dont l’un se récuse parce qu’on n’a point à lui donner Adelina Patti pour sa Francesca et le Mario des belles années pour son Paolo, et dont l’autre s’aperçoit seulement au moment d’aller en scène, que sa partition, qu’il prenait déjà pour un chef-d’œuvre, est pleine de trous nécessitant force reprises ! Voilà cependant où nous aura conduits le système exclusif pratiqué depuis des années, cette abusive exploitation d’un répertoire composé de six ou huit chefs-d’œuvre et qu’on ne renouvelle pas, du moins efficacement, car, lorsque le grand ouvrage réglementaire qu’on monte une fois l’an ne réussit pas, — ainsi que le cas s’est présenté pour Jeanne d’Arc et Polyeucte, — nulle mesure n’ayant jamais été prise en prévision de l’accident, force est d’en revenir aux vieux erremens de la veille et de rééditer l’ancienne affiche, jusqu’à ce que M. Gounod ait réparé ses défaillances ou qu’il plaise à M. Thomas de renoncer à ses prétentions lunatiques. Car nous en sommes à ce point de voir toutes nos destinées dépendre de Françoise de Rimini et du Tribut de Zamora, et cela dans une période aussi riche en jeunes talens que la nôtre : c’est à n’y pas croire 1 Cette situation, M. Vaucorbeil ne l’a point créée, elle remonte à l’administration de M. Perrin ; il semble au contraire que le directeur actuel ait à cœur de réagir au nom de la musique. Les vrais artistes ont cela de bon que le soin de leur fortune personnelle n’est pas ce qui les préoccupe avant toute chose ; à ce compte, M. Vaucorbeil mérite une absolue confiance ; nous avons pu craindre même de le voir déployer un zèle trop spécial lorsque, dès son entrée, il voulait inaugurer certains concerts panachés d’archaïque et de moderne, plus à leur place, comme exercices, dans la salle du Conservatoire que sur cette vaste scène de l’Opéra, où la musique ne va guère sans l’appareil du drame et du spectacle. Mais l’expérience a bien vite eu raison de cette émulation de la première heure, et nous pouvons saisir dès à présent un programme très arrêté de sages réformes : ainsi toute une aimable famille d’opéras en deux actes, systématiquement écartés sans qu’on ait su pourquoi, nous sera rendue ; le Comte Ory de Rossini, l’Anacréon de Grétry, le Philtre d’Auber, viendront aider à la variété des spectacles de manière qu’il y en ait pour tous les goûts et qu’on ait des auxiliaires de rechange pour accompagner les ballets et laisser un peu reposer la Favorite et le Freischütz horriblement fourbus à ce métier. Car il entre aussi, paraît-il, dans les projets de M. Vaucorbeil de s’occuper beaucoup de la danse, excellent moyen de maintenir en haleine tant de jeunes symphonistes de talent et de les empêcher d’attendre les bras croisés que leur tour vienne d’écrire un opéra.

Cette année c’est M. Widor qui débute par la Korigane, et l’année prochaine, nous aurons M. Lalo, l’auteur de ce bouquet de sonorités qui s’appelle : l’ouverture du Roi d’Ys, un des succès du concert Pasdeloup. Quel meilleur exercice qu’un ballet pour se préparer à faire du théâtre ? Le symphoniste a le champ libre devant lui : point de cantatrice dont le gosier l’inquiète, aucun ténor à satisfaire ; tous les timbres d’un splendide orchestre obéissant à son évocation : il raconte, s’émeut, traduit le geste et le sourire, décrit, analyse, commente ; il est jusque dans les battemens de cœur de sa danseuse, jusque dans ses larmes, rythme ses pas, se mêle aux brises qu’elle respire, au murmure du ruisseau, au roulement du tonnerre pendant l’orage ; le sentiment, le pittoresque, la fantaisie, que n’a-t-il pas ? c’est le Prospero de cette île enchantée. Et pourtant, consultez là-dessus les musiciens, vous n’en trouverez pas un qui ne vous réponde que le moindre opéra en deux actes ferait bien mieux son affaire. Patience ! on y arrivera. Une fois entrés dans la voie où M. Vaucorbeil s’engage ; la force des choses nous y conduit, le ballet ayant pour habitude de s’associer les petits opéras. Il s’agit donc là d’une intéressante rénovation dans l’ordre des spectacles et dont tout le monde profitera, les jeunes talens sans emploi et le public un peu fatigué, disons-le, par le régime décidément trop riche auquel on le soumet en ne lui donnant à consommer que des grands ouvrages en cinq actes. Je souhaite vivement pour ma part que l’épreuve qu’on va tenter avec le Comte Ory réussisse, parce que nous y gagnerons d’entendre à nouveau un des plus charmans chefs-d’œuvre du passé et que ce succès aura son influence sur la réalisation du programme de l’administration. Déjà, en prévision de certaines objections faciles à concevoir, on s’industrie à rétrécir l’immense scène pour la circonstance, à la mettre plus en rapport avec les conditions d’une musique d’opéra de genre. Ainsi l’aménagement sera réglé, charpenté de manière à rapprocher le son. Rappelons-nous ce joli tableau d’un si délicat maniérisme, représentant un Guignol allégorique opérant sous le ciel ouvert de l’Hellade : ce sera, si vous voulez, quelque chose d’approchant, un Guignol où l’on jouera du Rossini, de l’Auber, du Grétry avec accompagnement des petits violons et pour servir de préface au ballet.

Parlons maintenant de la troupe : rien encore de précisément constitué, mais des efforts persévérant de bonne volonté. Tout ce qui s’offre est essayé, il en vient du nord et du raidi, de l’Opéra-Comique, de l’ancien Théâtre-Lyrique, du Conservatoire, et ce défilé nombreux et varié a toujours eu cet avantage de faciliter au répertoire les combinaisons d’affiche pendant la saison d’été, non que l’été soit aujourd’hui pour l’Académie nationale l’ingrate saison qu’il fut jadis : les chemins de fer ont changé cela, et, grâce aux visiteurs dont Paris est encombré à cette époque, les mois de, juillet et, d’août, désastreux autrefois, sont devenus des plus fructueux. Croirait-on que, par ces accablantes chaleurs qui régnaient, les recettes, loin de fléchir, montaient toujours comme le.thermomètre et qu’on faisait 18 et 19,000 francs avec la Juive ou les Huguenots ? Quelle occasion plus propice aux débuts ? Le public de passage n’est point de ceux qui boudent à leurs plaisirs ; tout ce qu’on lui représente, il le prend sans sourciller. C’est ainsi qu’on a pu voir se succéder Mme Montalba dans Valentine, Mlle Defrane dans Rachel, Mlle Ploux et M. Melchissédec dans Guillaume Tell, Mlle de Vère dans la reine Marguerite, M. Dereims dans Faust, M. Lorrain, M. Dubulle, Mlle Janvier ; qui encore ? Impossible de les nommer tous, car la procession continue. Évidemment tout n’est pas de premier ordre, il y a là pourtant des élémens à ne point dédaigner pour l’avenir et qui même dès aujourd’hui peuvent servir au second rang. Mme Montalba n’a rien qui l’empêche de figurer convenablement en l’absence de Mlle Krauss. Jeune encore, elle a ses antécédens dramatiques, l’Italie la connaît : voix chaude, bien timbrée dans ses notes graves et tempérament d’artiste. Si le talent de Mme Montalba touche à la saison des fruits, celui de Mlle Ève Defrane est dans sa fleur ; c’est du Conservatoire de Bruxelles que nous arrive la nouvelle Rachel douée d’un chaleureux instinct et d’un organe étendu, dont, sans un incident très opportun, le public du premier soir n’aurait probablement pas eu la confidence. La jeune débutante n’ayant encore paru sur aucune scène, la peur lui serrait la gorge à ce point que, pendant toute la moitié du premier acte, il n’en sortait que des sons étranglés, précurseurs certains de la déroute. Les choses menaçaient donc de mal tourner, lorsque M. Villaret intervint vigoureusement en bon camarade. Dès les premières mesures du finale, à la faveur des tintamarres du défilé, il lui souffle à l’oreille : « Du courage, ma pauvre enfant, ou vous êtes perdue ! Écoutez, tenez, imitez-moi, » et, là-dessus, il entonne à pleins poumons la magnifique phrase d’Éléazar : « O ma fille chérie ! » Les applaudissemens éclatent à deux reprises ; l’impulsion était donnée ; Rachel s’élance sur la trace. La voix étouffée, comprimée secoue l’obstacle et monte aux étoiles d’un essor superbe et lumineux dont la salle entière s’émerveille ; la partie était gagnée. Voix également bien timbrée que Mlle de Vère, appelée à jouer les princesses, voix de chanteuse légère, brillante, assouplie au trille, aux vocalises dont Meyerbeer a surchargé cette partie de Marguerite, fouillée, fleurie, agrémentée comme un chapiteau de la renaissance. Mlle de Vère chante le rôle ou plutôt elle s’en tire musicalement, car l’expérience du théâtre lui fait défaut ; elle ignore les planches et ne joue pas un seul instant le personnage. Mais qui donc l’a joué jamais ce personnage de la reine de Navarre ? Est-ce Mme Carvalho, qui, passé la célèbre cavatine et ses trois salves de bravos dûment encaissées, se désintéressait de l’action et daignait à peine répondre aux répliques ?

Du côté des hommes, il nous faut constater d’importantes acquisitions, d’abord et avant tout M. Maurel, ensuite M. Melchissédec, de l’Opéra-Comique, et comme on avait déjà M. Lassalle, cela s’appelle tenir en main un assez joli brelan de barytons. Après avoir paru dans Hamlet, M. Maurel a chanté don Juan. Paris n’en a pas demandé davantage pour l’adopter : voix exquise, plus séduisante que vigoureusement caractérisée, et qui vous charme par son magnétisme, talent de race, en même temps très intellectuel et répondant à cet idéal compliqué du dilettantisme contemporain qui, depuis Nourrit et Lablache, eut trouver dans son chanteur un mélange de virtuose, d’homme du monde et de lettré. Nous n’avons plus affaire, comme avec M. Faure, à ce solfégiste irréprochable, à ce fort en thème du Conservatoire habitué à jurare in verba magistri et qui, l’auteur n’étant point là pour le styler, ne saurait aborder une création de Shakspeare ou de Mozart sans recourir à la leçon du professeur. C’est aux seuls conseils de son expérience, de son observation et de ses études personnelles que M. Maurel obéit. En cela son cosmopolitisme l’aura beaucoup aidé. Le prince de Danemark était déjà pour lui une vieille connaissance, lorsqu’il l’a rencontré en mettant le pied sur la scène de l’Opéra. Hamlet ne lui était pas seulement apparu dans ses lectures, il l’avait surtout fréquenté à Londres aux jours où le héros de Shakspeare s’y montra sous les traits du tragédien Irving. Quant à don Juan, s’il chante le rôle en musicien consommé, sa figuration du caractère est d’un homme qui a lu Molière, Hoffmann, Byron, et qui comprend, et ce n’est pas lui qui jamais imiterait cette cantatrice qui nous disait un soir, au moment d’entrer en scène : « Expliquez-moi donc ce que c’est que ce personnage de donna Anna. » — Chanteur correct et d’un bon style, émouvant et vibrant, trop vibrant même quelquefois et forçant la note, M. Melchisséiec fait un Guillaume Tell très recommandable et qui serait sans reproche s’il savait mieux gouverner sa voix. Quiconque a vu la dernière reprise de l’Étoile du Nord à l’Opéra-Comique se souviendra de M. Giraudet et de sa belle voix de basse. Cette voix résonne aujourd’hui dans les Huguenots sous la vaste nef de l’Opéra et ne s’y trouve pas dépaysée le moins du monde, loin de là. Seulement c’est l’effort contraire qu’on lui demande, et tandis qu’à l’Opéra-Comique il s’étudiait à modérer le son, il lui faudra désormais ôter les sourdines et pousser en dehors. Excepté dans les passages où les notes graves se présentent, l’accent fait défaut et manque de cette rudesse qui sied au caractère de Marcel, tel que M. Giraudet l’a d’ailleurs compris et le rend par l’attitude.

Il n’y a pas à dire, cette partition des Huguenots reste ce que l’art dramatique du siècle aura produit de plus achevé. Laissons de côté, pour un moment, le génie musical du maître. Comme entente du théâtre, c’est merveilleux. Quoi de plus galant, de mieux inventé que ce deuxième acte en pleine renaissance, gazouillant et roucoulant avec ses eaux vives et ses voix de soprano, jaillissantes et jetant épisodiquement sa note italienne au seuil de la sombre action qui s’engage ! Cela, tout le monde l’a remarqué ; mais ce qu’on ne louera jamais trop, c’est l’ordre qui préside à la division des parties du magnifique ensemble. Prenez le rôle de Valentine et voyez dans quelles conditions avantageuses pour la cantatrice il se présente. L’héroïne du terrible drame qui va pendant les trois actes suivans avoir à tenir tête aux plus écrasantes situations, ne nous apparaît qu’au second plan dans l’épisode de Chenonceaux ; quelques lignes de récitatif, une phrase que la tempête du finale couvre de son roulement ; voilà toute l’entrée en matière de ce grand premier rôle, et pendant ce temps la cantatrice étudie l’atmosphère de la salle, observe et tâte son public. S’agit-il d’une débutante, elle s’aguerrit ; d’une Cruvelli ou d’une Krauss, elle se fait la voix, regarde venir le flot qui monte et se trouve lancée in medias res avant que sa responsabilité soit en jeu. J’ai souvent ouï les cantatrices vanter ce trait comme un modèle d’habileté. En fait d’habiletés, Meyerbeer les possédait toutes, les grandes aussi bien que les petites ; il surveillait les coins et les recoins, s’entendait à mettre en valeur les accessoires ; il avait à la fois et le génie et l’œil du maître. Mlle Krauss, absente depuis deux mois, reparaissait ce soir-là dans Valentine. Avec elle, on peut toujours compter sur un progrès. Le public l’a reçue en l’acclamant. Inutile de citer les morceaux : le superbe duo avec Marcel, le quatrième acte tout entier, le trio de la fin, autant d’étapes triomphales. Quel dommage que Meyerbeer n’ait pas connu cette guerrière ! lui qui rêvait des interprétations idéales, il sera mort sans avoir goûté la plénitude du contentement ; encore pourrait-on dire, en ce qui concerne Valentine, que ce rôle avait eu la bonne chance de rencontrer sous les yeux du maître mainte figuration restée illustre : la Falcon, la Devrient, la Grisi, la Cruvelli n’étaient pas les premières venues. Mais ce type de l’Africaine, quelle cantatrice, avant la Krauss, l’avait entrevu ? Pour la plupart, c’était assez de se cuivrer la face et de se couronner de plumes. Elle seule a compris le caractère et l’a rendu dans sa naïveté, dans sa fierté sauvage, appuyant sur la note exotique qui personnifie cette sœur tatouée de Valentine. Meyerbeer, malheureusement, n’est plus là pour écrire quelque nouveau chef-d’œuvre à l’intention de celle qui rend de tels services à son répertoire, et la Krauss aura traversé l’Opéra sans rencontrer un musicien qui lui fasse un rôle digne d’elle. Il faut à la grande artiste une compensation ; qu’on lui donne donc à créer sur notre première scène le Fidelio de Beethoven. Je ne sais, mais cette idée-là ne me semble point de nature à devoir effaroucher M. Vaucorbeil. M. Sellier, dans Florestan, M. Lassai le, dans Pizarre, M. Gailhard dans Rocco, la distribution serait admirable, et pour un intermède chorégraphique, on ferait ce qu’on a fait avec Don Juan. On puiserait à pleines mains dans le trésor des symphonies et des sonates. Voyez-vous d’ici quel effet : ce prodigieux tutti du finale éclatant en toute résonance et lumière au sortir de la tragique scène du souterrain ! S’il est vrai, comme on ne cesse de nous le répéter, que l’Opéra, soit un musée, quelle plus belle occasion de l’enrichir d’un Michel-Ange ? Notre public ne connaît pas Fidelio, on le connaît mal ; bien des gens, en dépit du mouvement qui nous entraîne et de ce qu’on applaudit aux concerts populaires, persistent à déclarer obscure cette musique qu’ils n’ont jamais entendue que médiocrement exécutée et dont un poème ennuyeux gêne l’essor. « Élargissez Dieu, » voulait Diderot ; aérez, éclairez le chef-d’œuvre, transformez la pièce en vous contentant d’y introduire du pittoresque et sans toucher au sentiment, âme de cette sublime partition, puis donnez à Beethoven vos chanteurs, vos chœurs, votre mise en scène et laissez Gabrielle Krauss faire le reste.

« L’examen semestriel des classes de danse a eu lieu mercredi à l’Opéra ; les élèves de M. et de Mlle Théodore (fillettes, premier et second quadrille) et de Mme Zina Mérante (coryphées et petits sujets) ont battu leurs plus beaux entrechats et dessiné leurs plus gracieux ronds de jambes. Les juges se sont montrés fort satisfaits des résultats obtenus, etc. » Au moment où les journaux publiaient cette note, paraissait, il y a deux mois environ, un livre de M. Ludovic Halévy, intitulé : les Petites Cardinal, et qui n’est autre que le roman comique de tout ce gentil monde de la danse auquel cent fois il vous est arrivé de rendre visite pendant l’entr’acte, avec ou sans gardénia à la boutonnière, selon que vous étiez jeune ou que vous ne l’étiez plus. L’Europe entière a passé par là dans la personne de ses princes, de ses hommes d’état et de ses artistes, et Paris donc ! quelle célébrité de la politique ou du high life, quel peintre et quel poète se déroba jamais aux séductions de ce coin du paradis de Mahomet ! J’y ai vu M. Mole causant avec Taglioni, Musset récitant des vers de Casimir Delavigne à Fanny Essler, Saint-Marc Girardin lui-même ! préludant « au milieu des Grâces » à son cours de Sorbonne du lendemain, et plus tard Prévost-Paradol traversant les groupes folâtres avec la gravité souriante du plus correct man of fashion. Il fallait à cette vie élégante son historien, son moraliste, et M. Ludovic Halévy aurait en ce sens le droit de s’écrier comme Rousseau : « J’ai vu les mœurs de mon temps et j’ai écrit ce livre. » Tout au rebours des rédacteurs ordinaires de ces Chansons de gestes, l’homme à qui nous avons affaire cette fois se trouve être un écrivain des plus aimables et riche de nombreux trésors d’observations et de documens amassés depuis des années sur le sujet.

Neveu de l’auteur de la Juive, M. Ludovic Halévy se fit de très bonne heure un devoir d’accompagner son oncle dans les coulisses de l’Opéra, et comme il a toujours professé l’axiome cicéronien du Nulla dies sine linea, qu’il tient note de tout ce qu’il observe, je laisse à deviner combien de curiosités anecdotiques et autres ont eu le temps de s’emmagasiner. Le style est aisé, amusant, parisien dans la bonne acception du mot. Je soupçonne M. Ludovic Halévy d’avoir beaucoup lu Mérimée, ce qui le sauvegarde contre les idîotismes d’un certain public qu’on appelle « le monde des premières ; » son esprit, très incisif d’ailleurs et très sceptique, n’a rien conservé de l’opérette, d’où il ne faudrait pourtant pas conclure que l’homme de théâtre soit absent. On n’écrit pas impunément les Curieuses, les Sonnettes, Froufrou, et tout ce charmant répertoire dont M. Meilhac a bien aussi sa bonne part à réclamer ; mais j’entends ne m’occuper ici que de l’auteur des Petites Cardinal et des nouvelles contenues dans ce volume. Quoi qu’il écrive en dehors de son style particulier, l’homme de théâtre se trahit toujours. Qu’il publie un roman, un traité de morale ou même un article de journal, vous le reconnaissez à des signes caractéristiques : les discours académiques de M. Sardou sur les prix de vertu sont des scénarios qui se miment, chaque brochure de Dumas fils est un acte de comédie pour le mouvement et l’effet : voyez sa préface de Manon Lescaut. Dirai-je que les prédispositions professionnelles font le charme du livre de M. Ludovic Halévy ? Lui-même obéit à l’instinct, à ce naturel qui toujours revient au galop, quoiqu’on ne songe pas le moins du monde à les chasser. Quand un autre perdrait son temps à discourir, voilà tout de suite qu’il dramatise et d’un tour de main enlève son tableau.

Je recommande aux amateurs un chapitre intitulé : « A l’Opéra, » qui nous montre, vivant, remuant et grouillant ce personnel des « petites de la classe de danse » auquel faisait allusion la note citée plus haut. Impossible de mieux prendre le ton du sujet ; pochade si l’on veut, mais pleine de verve, où le grain de philosophie même ne manque pas. Sait-on de combien de travail et de misères est faite une pirouette de danseuse ? « Une grande salle carrée, le plancher légèrement incliné ; un poêle de faïence, des banquettes pour les mères, une chaise de paille pour le professeur, voilà le décor. Des barres d’appui courent le long des murs, le jour tombe d’en haut brutal et cru. La leçon n’est pas commencée : tapage infernal. Quinze petites gamines, riant, criant, gambadant, piaillant, hurlant, absolument déchaînées ; galopades, glissades, bourrades et bousculades, le tout entremêlé gaîment d’entrechats et de pirouettes. Calmes et sereines au milieu du brouhaha, les mères, Elles sont là une dizaine, installées sur leurs banquettes, sommeillant, tricotant, tapissant, lisant le Petit Journal. Les gamines sont en costume de danse,.. décolletées, bras nus, robes de mousseline blanche, chaussons de coutil gris vingt fois piqués et repiqués… Presque toutes maigres, grêles, efflanquées, mal peignées, mal débarbouillées, mais un air de hardiesse, de courage et de bonne humeur. Elles aiment leur état, elles aiment l’Opéra, elles aiment la danse ; leur métier est rude, mais elles l’adorent. C’est la grande vertu de ce petit monde. Il faut se lever avant le jour en hiver pour venir à huit heures à la leçon, et le soir, après le spectacle, regagner à pied, sous la pluie, dans la neige, Montmartre ou les Batignolles. L’omnibus coûte 6 sous et les appointemens sont minces… Pour les petites, 20 sous quand elles figurent le soir à l’Opéra… Puis, devenues grandes, elles entrent dans le second quadrille et gagnent de 7 à 900 francs par an. Après quoi, elles avancent lentement, méthodiquement, car la hiérarchie de la danse est aussi rigoureuse que la hiérarchie de l’armée, aussi hérissée d’examens, de concours et d’inspections. Du second quadrille on passe dans le premier, de 1,000 à 1,100 francs ; du premier quadrille dans les secondes coryphées, de 1,300 à 1,400 francs ; des secondes coryphées dans les premières, 1,500 francs. Enfin, après des.années et des années, petit sujet ! ., on devient petit sujet ! .. de 1,600 francs à 2,000 francs ; c’est la fortune ! c’est la gloire ! Voilà le rêve de ces bambines ! voilà ce qui leur aura coûté tant de larmes et tant de calottes ! »

Le professeur arrive, il met le violon à l’épaule ; il lève son archet. « Les gamines, gentiment, en deux coups de mains, font bouffer leurs jupes de mousseline, rajustent leurs ceintures, relèvent les boucles folles qui leur tombent sur les yeux. Elles se remettent, respirent, soufflent un peu ! .. Le violon a son langage pour les danseuses tout comme le clairon pour les hussards. Les quinze petites mains droites des quinze petites danseuses empoignent la barre d’en bas pendant que les quinze petites jambes vont se camper carrément d’un seul jet sur la barre d’en haut… Trémolo prolongé du violon, et sur ce trémolo elles restent accrochées à la barre, les têtes renversées, les poitrines bombées, les veines tendues… fin du trémolo. Les petits pieds retombent par terre, les petites mains lâchent la barre. Repos. » Le violon reprend sa chanson ; cette fois c’est la position contraire : la main gauche à la barre d’en bas, le pied droit à la barre d’en haut. Le professeur parle : « Allons… les genoux en dehors, les talons en avant, forcez sur le plié, forcez, forcez encore… » Les pauvres petites s’étirent, s’allongent, forcent sur le plié. Les positions changent chaque fois que change la mélopée jouée par le violon. Les voilà toutes tenant la barre de la main gauche et comme fichées en terre sur la pointe du pied gauche ; les jambes droites se mettent à battre les jambes gauches. Le violon va plus vite, et les petites jambes, elles aussi, vont plus vite, plus vite, marquant la mesure. Les corps sont légèrement renversés en arrière, et toutes les chevelures, brunes et blondes, pendent au hasard à tort et à travers. Que deviendront-elles, ces quinze gamines qui piochent en ce moment le sourire de la danseuse ? quel sera le résultat de toutes ces pirouettes et de tous ces ronds de jambe ? » « Un soir, c’était dans le cabinet de Nestor Roqueplan, alors directeur de l’Opéra ; deux ou trois vieux habitués de l’Opéra étaient là, fumant et bavardant au coin de la cheminée, il y a bien de cela une vingtaine d’années. Roqueplan furetait dans de vieux papiers. « Tiens ! nous dit-il tout d’un coup, une feuille d’émargement des coryphées de 1838 ! » Les coryphées de 1838 ! un tas de souvenirs se réveillèrent dans le cœur des vieux habitués, et ils se mirent à chercher ce qu’elles avaient bien pu devenir, les coryphées de 1838. Ils retrouvèrent, celle-ci dans les chœurs de l’Opéra-Comique, celle-là gérante d’un hôtel meublé à Montmartre, telle autre avait épousé un agent de change et telle autre un comique du boulevard. Et des deux dernières coryphées qui avaient signé en 1838 sur le papier jauni, l’une était pairesse d’Angleterre et l’autre mercière à Dijon. »

L’Opéra-Comique tient un succès avec Jean de Nivelle. L’auteur, M. Léo Delibes, avant de frapper son coup d’éclat, comptait déjà parmi les meilleurs d’entre les jeunes. Vous sentiez en lui un de ces talens mesurés, délicats, dont le développement s’accomplit sûrement : ni systématiques, ni primesautiers, mais tendant à pas discrets vers le but qu’ils finissent toujours par atteindre. Ses pièces d’orchestre le signalèrent, puis ses ballets ; Coppelia, Sylvia, deux partitions d’un goût exquis, deux arabesques galamment enlevées de main de d’artiste. 'Le Roi l’a dit, son début à l’Opéra-Comique, fut un échec ; Jean de Nivelle est la revanche, et fort brillante, bien que son talent, plutôt sentimental de sa nature, y force un peu la note. Mais que voulez-vous ? l’orchestre attire, et quand on en possède toute la science, quand on en a, comme M. Léo Delibes, toutes les curiosités, il est assez difficile de résister. Quel musicien ne cède à l’attrait du chevaleresque ? Déchaîner les masses harmoniques, faire grand, il semble que plus la nature vous a doué de qualités aimables, plus vous avez en vous l’émotion douce, la grâce, la distinction, plus ce furieux désir vous enfièvre : tant de cris de guerre à la Roland ! de vacarme héroïque ! Les étendards de France et de Bourgogne inhumainement déployés à cette place où n’avait encore flotté que la bannière des chevaliers d’Avenel, vous en êtes parfois ahuri, et volontiers s’écrierait-on : Ramenez-moi aux carrières du Domino noir et du Postillon de Lonjumeau ; à quoi le directeur serait en passe de répondre : « Qu’à cela ne tienne, revenez demain. » Car, en effet, c’est Auber et Adam qui se chargent de faire les honneurs du spectacle les soirs où Jean de Nivelle se repose : excellente combinaison, grâce à laquelle ce théâtre, si déchu naguère, se relève insensiblement.

Un jour, de l’hiver passé, comme nous causions avec Verdi de la situation musicale en Italie : « Faites attention à Boïto, nous dit le maître, celui-là n’est pas seulement un musicien, c’est aussi un poète dramatique et des plus remarquables. » Quiconque serait curieux de vérifier tout de suite cette assertion et d’y aller voir par lui-même n’aura qu’à se procurer la partition de Mefistofele. Le poème étant imprimé à part en tête du volume, rien de plus facile que de se rendre compte du double mérite par lequel l’œuvre se recommande. Du reste, le public de Paris sera probablement appelé à se prononcer bientôt, car on peut supposer que la Patti, lors de sa prochaine visite, voudra se montrer à nous dans ce double personnage de Marguerite et d’Hélène, qui pendant cette saison de Londres, donnait à Christine Nilsson, — la Marguerite des Marguerites, — l’occasion d’un si fier triomphe. Autant dire que Mefistofele est en train de faire son tour d’Europe. Après avoir parcouru toutes les principales scènes d’Italie, ému et passionné la société britannique, l’opéra de M. Boïto s’apprête en ce moment à gagner Vienne par Hambourg : sans rien préjuger de l’accueil que l’Allemagne réserve à Mefistofele, constatons l’originalité de l’initiative prise par un Italien ; n’est-ce pas une chose curieuse de voir cette conception lyrique embrassant les deux Faust se produire au pays du vieux libretto légendaire ? Il y a là un fait à signaler et qui porte plus haut que la question d’art. Aussi longtemps qu’elle vécut sous le joug de l’Autriche, l’Italie se montra invinciblement réfractaire à l’exportation allemande : musique, poésie, philosophie, elle repoussa tout jusqu’au jour ou la nationalité fut reconquise ; mais alors aussitôt les communications intellectuelles se rétablirent, et ce fut un brillant renouveau dans le monde des idées comme dans la politique. On négligea nos écrivains pour ceux du Nord, on traduisit Heine de préférence à Musset, et le vent qui souffle à travers monts apporta lus opéras de Wagner et le wagnérisme. Goethe naturellement eut les honneurs de la fête, son Faust prit place à côté de la Divine Comédie ; les commentateurs arrivèrent en foule suivis d’une jeunesse enthousiaste où figurait Arrigo Boïto, sortant à peine du Conservatoire. Tu sei il mio signore, il mio maestro. Le musicien s’attacha dès cette première heure à son poète, et bientôt, les traductions ne suffisant plus, il apprit l’allemand, but à même la coupe d’ivresse et fit son opéra.

Cette fois, il ne s’agit plus simplement d’un épisode, nous sommes en présence du grand ensemble harmonique. Le prologue dans le ciel se relie aux chœurs mystiques du dénoûment, et nous voyons entre cette exposition et cette fin se dérouler la pensée de Goethe dans son infinie variété : Hélène succédant à Marguerite, l’idéal au réel et l’âme du héros poursuivant son évolution à travers une existence qui se renouvelle. Évidemment, tout ne pouvait être conservé, et l’habileté consistait à négliger les détails trop connus pour s’en tenir aux scènes capitales des deux parties, aux effets drastiques, comme disent les Allemands. Maintenant, qu’une pareille tentative soit le fait d’un Italien, le cas vaut qu’on le remarque, mais ce dont on ne saurait trop s’émerveiller, c’est du succès qui partout l’accueille. Les choses, à la vérité, ne se passèrent point toujours ainsi, : l’ouvrage qui triomphe aujourd’hui fut conspué, il y a dix ans, lors de sa première apparition. Il en coûte sauvent de vouloir devancer l’heure : demandez plutôt au Barbier de Séville de Rossini, sifflé à Rome, au Freischütz de Weber, hué à l’Odéon. Bien en prit donc à M. Boïto d’en appeler du public de cette première soirée au public d’aujourd’hui, formé au style et mûr pour les œuvres de ce genre. Et d’abord, qu’on se rassure, l’excentrique ni le transcendantal n’entrent ici pour rien. Dans cette partition absolument romantique et toute pleine de surprises, c’est encore le caractère italien qui prédomine.

Tandis que Richard Wagner, d’ailleurs plus Scandinave qu’Allemand, conserve partout l’empreinte du génie germanique, l’école qui, en Italie, procède de Wagner, est plutôt une école cosmopolite. Pour M. Boïto comme pour Bellini, la musique reste la langue naturelle ; seulement l’âme du musicien, parcourant d’autres sphères, exprime d’autres pensées, entend d’autres harmonies, son Faust a cessé d’être un héros d’anecdote, c’est l’humanité même, l’âme humaine se prolongeant par delà une mort apparente et sauvée par l’idéal. Marguerite, — disons Gretchen, le diminutif sied ici mieux, — Gretchen joue son rôle dans ces petites tentations terrestres du démon, mais, par Hélène, Faust échappe à Méphisto, qui, battu de la pluie de roses, retourne à son néant, à ses ténèbres. Il a nié tout, il est vaincu. par « Ce qui est, » l’Éternel a gagné son pari. M. Boïto ne copie point et surtout il n’enlumine pas ; il regarde, mesure le chef-d’œuvre et le rend avec autorité après se l’être assimilé sans trouble : celui-là connaît Goethe.

Le prologue a donc son écho dans l’épilogue, et c’est entre l’appel des trompettes précédant le lever du rideau et l’Ave final des phalanges célestes affirmant l’Être que se déroule le spectacle de toutes les croyances, traversé seulement par la note stridente de celui. qui nie et qui raille,

L’Inno ideale !
La nota umana faticosa e grave
Qui non si pave,
Ave !


Ainsi chante le second chœur célébrant l’unité du drame. Si Faust avait trouvé sa fin après la mort de Marguerite, si pour cet amour terre à terre (si pathétique et si trafique qu’il soit) l’âme humaine pouvait s’être perdue, que resterait-il de ses grandeurs, de sa soif de l’infini ? Non ! l’humanité, déchue par ses instincts bornés, ses vues étroites, se rachètera dans l’idéal ; aimer Hélène, c’est revenir à la hauteur de ses origines primitives, c’est faire remonter son âme, et dans les flots de lumière en laver les souillures.

Je me contente de donner ici l’interprétation de M. Boïto en admirant une fois de plus qu’on ait pu traduire en musique tant de philosophie et la rendre intéressante au théâtre. Le prologue expose les conditions du drame. Méphistophélès engage le pari avec l’Éternel. « Mais s’écrie-t-on, quelle mise en scène donnerez-vous à tout cela ? » Rien de plus simple : l’espace et l’azur. Les nuages s’entr’ouvrent, les voix séraphiques se répandent, l’esprit du mal parle, invisible et l’incréé lui répond ; les nuages se referment, et nous voici sur la terre où commence l’épisode de Marguerite, nous devrions dire : l’incident, — traité par le compositeur dans le sens le plus moderne et tout réaliste. Il paraît même qu’à Londres, pendant la saison dernière, la Nilsson obtenait un effet très neuf en appuyant sur cette note et par son jeu et par son costume, représentant en artisane, en vraie Gretchen, ce personnage dont M. Gounod nous avait fait une Iphigénie en Aulide. Aussi peut-on aisément se figurer l’éclatant contraste, lorsque la belle Suédoise, dépouillant la cornette et la jupe d’étoffe grossière, se montrait sous les traits d’Hélène. La rentrée de Faust chez lui, après la promenade avec Wagner, est marquée par un morceau superbe :

Dai campi, dai prati…


Vous croiriez entendre une de ces inspirations comme en avaient les Giotto de la musique italienne ; et quelle sérénité lumineuse dans la phrase qui suit :

Son pieno d’un sacro mister.


Nous en sommes encore au culte de la nature. Plus tard, à l’apparition d’Hélène succéderont d’autres transformations ; en attendant, le diable est proche et Gretchen aussi. Point de ritournelle pour l’annoncer : un simple rappel de la phrase récitée par Méphisto dans le prologue ; quelque chose de gouailleur, de ricanant ; rien de Lucifer, le grand archange révolté, mais un simple démon, le démon d’un incident de la vie terrestre, un diable qui « voulant le mal produit le bien » et très peu sûr au demeurant de son affaire ; preuve qu’il sera berné. Le deuxième acte s’ouvre avec la scène du jardin ; un intérêt capital s’attache au quatuor qui débute par cette naïve question de Marguerite : « Quelle religion est la tienne, Henri ? crois-tu en Dieu ? » À cette phrase d’une anxiété et d’une tendresse adorables, Faust répond par les paroles du drame allemand :

Calma il tuo cor,


voix de la séduction, mais si profonde, si pénétrante que l’âme qui s’y laisse ravir sera pardonnée ! Vous souvient-il de certaines cantilènes ineffables de Bellini : « A te, o cara » des Puritains, par exemple ? c’est une inspiration de même source ; retenons ce motif que l’orchestre nous rappellera chaque fois que la mémoire de Marguerite sera évoquée dans la suite. Tandis que Faust enjôle doucement sa victime, la moquerie de Méphisio va son train sur ce mode strident dont Weber a le premier donné la note, et la situation se résout dans ce mot suprême : T amo, divinement exprimé par Faust et Marguerite et que Méphistophélès et Marthe soulignent d’un grotesque accent diabolique. L’intermède de la Nuit classique de Walpurgis est un morceau d’école, travaillé, fugué, contre-pointe, mais qui, venant après tant de belles pages écrites d’une main aguerrie aux habiletés de l’instrumentation moderne, n’a plus rien à nous apprendre sur la capacité scientifique du jeune maître. A cet art lumineux des timbres, à la souplesse harmonique de la trame, comme ù la manière dont les voix sont traitées, vous reconnaissez partout l’Italien, que n’a point dénationalisé son excursion esthéthique au pays du wagnérisme. Chaque voix a toutes les sonorités qu’elle comporte, et jamais n’est réclamé d’elle aucun effet en dehors de sa puissance naturelle. Le troisième acte se passe dans la prison. Inutile d’en relever le programme : un solo de Marguerite en style de mélopée, le duo avec Faust, sillonné, strié, lacéré des ressouvenirs les plus navrans de la scène du jardin, et finalement le trio avec Méphistophélès.

Marguerite a succombé, le démon a mis la main sur sa proie ; l’enfer a gagné la première manche au sein du naturalisme, l’idéal va lui faire perdre la seconde. Nous touchons à l’acte d’Hélène. Il semblerait que là devait être au théâtre le grand péril ; bien au contraire, c’est là surtout qu’est le succès. A Londres, l’effet a surpassé ce qu’on pouvait rêver et comme bravos et comme recettes, tellement que la clôture de la saison a dû être retardée. Faust, dont l’âme a voyagé depuis sa mort terrestre, se réveille au bord du Penéios ; la lune, immobile au zénith des nuits d’incantation, éclaire la scène, où circulent vaguement comme des ombres les sirènes et les nymphes de l’antiquité mythologique ; lorsque soudain, au milieu d’un chœur de jeunes Troyennes, Hélène apparaît.

Forma ideal purissima !
Della Bellezza eterna,
Un uom ti si prosterna
Innamorato al suol !

Ainsi s’exprime Faust dans une sorte d’éblouissement religieux, que traduit une musique pleine de calme et d’élévation. L’atmosphère a changé, l’ère des sombres déchiremens est passée, celle des glorifications commence, et la transformation s’accomplit par l’idéal ; salut abstrait sans doute et dont les conceptions du panthéisme auraient eu quelque peine à nous représenter le spectacle, que Goethe ira tout simplement emprunter à la légende chrétienne au risque de se faire taxer d’inconséquence. Heureusement la musique n’entre point dans ces discussions-là, et les magnificences d’un paradis plus ou moins dantesque n’étaient guère pour effrayer un Italien germanisant. De vibrations en vibrations, de monde en monde, l’âme s’est élancée vers les harmonies éternelles ; le ciel s’entr’ouvre de nouveau, et l’épilogue vient accomplir la loi et les prophètes du prologue : plénitude de l’extase, bonheur, cœur, amour, Dieu ! thème sublime pour les voix et pour l’orchestre, auquel on peut dire aujourd’hui que le jeune maître n’a point failli.

L’œuvre de M. Boïto nous était déjà connue de longue date, mais nous avons voulu attendre pour en parler tout à notre aise qu’une importante épreuve fût tentée en dehors de l’Italie. On a toujours si mauvaise grâce à venir préconiser ce que personne autour de vous ne connaît, et puis ces beautés seraient-elles ce que vous dites, resterait encore à savoir comment le théâtre pourrait s’en accommoder. « Il faut voir cela aux chandelles, » opinaient jadis nos pères. Eh bien ! c’est fait : on l’a vu à Londres à la clarté du lustre, ce Mefistofele, et désormais tout un grand public : artistes, critiques, gens du monde, existe auprès duquel on n’a qu’à aller se renseigner. Consultez-les sur la valeur de l’œuvre, et tous vous répondront par la sentence que portent « les voix d’en haut » sur Marguerite au dénouaient du poème de Goethe : « Elle est jugée. »


F. DE LAGENEVAIS.