Revue musicale - 14 septembre 1882

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Revue des Deux Mondes tome 52, 1882
P. de Lagenevais

Revue musicale


REVUE MUSICALE

Ce théâtre de l’Opéra-Comique, vous savez à quel état d’abaissement nous le vîmes réduit il y a quelques années. Eh bien ! allez maintenant vous y promener par un beau soir des Noces de Figaro ou de Joseph et vous m’en direz des nouvelles. Ce que peuvent pourtant l’initiative et la volonté d’un chef habile ! Où les autres n’ont connu que la ruine il crée la vie et l’abondance, taille en plein dans le neuf et dans le vieux, évoque, suscite, se recueille et se disperse, en un mot, travaille si bien que la veine qu’on croyait perdue à jamais se retrouve. Les malveillans s’écrient : « C’est un faiseur ! » Oui, faiseur de troupes, aptitude singulière d’un homme que tous s’entêtent à n’envisager que par le côté de la chance et de la fortune quand c’est, au contraire, sur sa capacité qu’il faudrait insister. À cette heure que les directions de théâtre jusqu’alors les mieux pourvues voient leurs ensembles se désagréger, il réussit, lui, à se procurer une troupe excellente ; que dis-je ? une troupe, il en a deux : la troupe d’opéra comique proprement dit, M. Taskin, M. Fugère, M. Bertin, M. Nicod, Mlle Ducasse, pour jouer le répertoire courant, et la troupe lyrique pour chanter Mozart et Méhul : M. Talazac, Mme Carvalho, Mme Vauchelet, Mlle Van Zandt, Mlle Isaac, une âme et une voix, la première aujourd’hui parmi les jeunes et qui déjà serait à l’Opéra si M. Vaucorbeil, toujours hésitant, avait eu la main plus prompte à l’engager, et M. Carvalho la main moins adroite à la retenir.

La reprise des Noces de Figaro, la reprise de Joseph, dans ces conditions, sont deux coups de maître et bien frappés pour rabattre la fougue des prétendus docteurs en wagnérisme. A Dieu ne plaise que je veuille ici déprécier l’art moderne ! il est un fait pourtant contre lequel vous et moi ne pouvons rien ; les productions du jour manquent absolument d’attrait sur le public ; il s’ennuie aux ouvrages nouveaux et court aux vieilleries. Galante Aventure s’est jouée environ trente fois devant une salle médiocrement garnie, tandis qu’on faisait le lendemain avec Haydée des recettes de 8,000 francs. Notez que ces profits du répertoire vont de plus en plus s’accentuer à l’Opéra-Comique, aujourd’hui que, faute d’une scène lyrique intermédiaire, notre Académie nationale devient forcément un théâtre d’essai. Si nous avons vu des temps où l’Opéra pouvait ne représenter que des chefs-d’œuvre, ces temps illustres ont vécu, les rôles sont intervertis, c’est maintenant l’Opéra-Comique qui passe à l’état de musée. Pendant que M. Carvalho remet en évidence Mozart et Méhul et qu’il s’apprête à reprendre Cherubini, M. Vaucorbeil, sans gloire ni profit et par une sorte de fatalité que l’existence d’un théâtre lyrique eût conjurée, M. Vaucorbeil essaie les jeunes. Vanité des programmes et des hommes, on devait restaurer Gluck sur son trône, introduire Beethoven à l’Opéra ; on devait être le grand salon carré du Louvre, et nous sommes les témoins du peu dont on se contente. Mais que voulez-vous ! « Le cahier des charges, la commission du budget, les ministres, L’Institut. Ah ! s’il y avait un théâtre lyrique pour aider à toutes les expériences qui sont et seront la ruine du répertoire de l’Opéra ! » Et le théâtre lyrique ne vient jamais !

La chambre, le gouvernement, le conseil municipal, l’industrie privée, tout le monde en caresse l’idée, personne ne l’exécute. Ou cherche le secret de cette émulation à la fois si générale et si stérile ; que les curieux regardent donc du côté de l’Opéra-Comique ; ils apprendront que, si la chose ne se fait point, c’est probablement qu’elle était déjà faite et que M. Carvalho s’ingénie en tapinois à réaliser le projet que les autres discutent. Qu’est-ce que cet Opéra-Comique qui joue alternativement Jean de Nivelle et la Flûte enchantée, sinon le théâtre lyrique du boulevard du Temple où figuraient également l’ancien et le moderne : L’Oberon de Weber à côté de la Reine Topaze de Victor Masse, les Pêcheurs de perles de George Biset près du Don Juan de Mozart ? Croyez-moi, les habiles sont les gens d’une idée, et lorsque l’idée est bonne, ils l’emmènent avec eux partout où ils vont, quittes à lui ménager les grands et petits bénéfices de la circonstance. Les ministres, les commissions et les cahiers des charges auront beau se montrer farouches, l’Opéra-Comique, sous M. Carvalho, ne sera jamais qu’un théâtre lyrique perfectionné, un théâtre lyrique ayant en plus le répertoire de Boieldieu, de Méhul, d’Herald et d’Auber. — On ne discute pas les Noces de Figaro, et s’il se rencontre des esprits assez abandonnés du ciel pour méconnaître les beautés de cet ordre, on les ignore. « Cela ne se discute pas, disait Beethoven, il faut le sentir. » Les figures de Mozart sont réelles, réelles pour fa première fois, car personne avant lui. ne s’était avisé de faire vrai, pas même Gluck, dont les personnages sont plus encore des types que des êtres humains.

Mozart, avec les Noces de Figaro, avec Don Juan, passe de la vie mythologique à la vie dramatique, au théâtre, contemporain. Les Noces de Figaro datent de 1786, Don Juan de 1787. Que deux pareils chefs-d’œuvre aient pu naître ainsi coup sur coup, on ose à peine y croire ! Don Juan l’emporte en grandeur, mais les Noces, quel régal exquis ! C’est de la musique d’archiduchesse ; vous y respirez cette aimable ironie des sphères élevées où l’auteur vécut, un je sais quoi de fin, de poudré, d’esthétique propre à la société du temps et dont l’impressive et nerveuse organisation de Mozart a plus encore peut-être recherché que subi l’influence. Bien des tendances politiques du drame de Beaumarchais ; la comédie de cour et d’après le naturel. Souvenez-vous du monde des Sonates, c’est le même qui défile devant vos yeux pendant la représentation ; de beaux messieurs en bas de soie, le geste haut et familier, sourians, jeunes malgré la poudre et le fard qui leur donnent un petit air vieillot, de nobles dames qui se déguisent en bergères, des pages roucoulant la romance aux pieds de leur châtelaine, tandis que le seigneur est à la chasse et braconne au pays de Tendre ; un monde cérémonieux, galonné, fleuri de distinction suprême et pourtant capable d’amour, de jalousie, capable même de naïveté dans son imprescriptible attachement à l’étiquette. Point de pamphlet ni de satire ; le sol que vous foulez n’est qu’un parterre de roses, vous y marchez, librement et sans crainte d’alerte entre des corbeilles et des plates-bandes dont la variété vous émerveille. Les personnages ont tous le ton et les passions de leur état ; le comte, très grand seigneur, n’aimant pas qu’on le plaisante et poussant tout de suite les choses au tragique. Voir l’air du second acte, si résolu, si fier, dépassant de si haut Beaumarchais : la comtesse rêveuse, amoureuse, langoureuse, en proie à ses vapeurs, une archiduchesse qui s’ennuie et songe aux aventures dans son gynécée, Suzanne, une accorte, élégante et sensuelle Viennoise, Figaro, bonhomme et jovial, ouvert à toutes les gaîtés, à toutes les roueries de l’antichambre sans regarder guère au-delà, plus baryton que philosophe, Chérubin, la quinzième année qui s’éveille, le désir en pleine poésie, un Faublas qui se souvient d’Ariel. Puis, alentour, Bartholo, Basile, Marceline, Antonio, toutes les figures secondaires, soulignées d’un trait, qui se meuvent et se croisent dans le finale, un des plus savans et des plus surprenans tableaux où se soit exercée la main d’un maître du théâtre.

L’exécution de pareils ouvrages laisse toujours à désirer, et ce n’est pas avec des points d’exclamation qu’on la juge, non que je veuille jeter un froid sur le succès de l’Opéra-Comique ; l’effort est excellent, mais ce qui manque, c’est la tradition. Mozart ne se joue pas ainsi au pied levé ; il exige, comme Molière, certaines conditions d’atmosphère, et sans parler de notre ancien Théâtre-Italien si regrettable à tant de titres, je citerais en Allemagne telle scène secondaire où le sens de ce style a survécu bien autrement. Quand l’auteur n’est plus là pour vous indiquer ses mouvemens et ses nuances, c’est la tradition qui le remplace ; des virtuoses multipliés ne font point un ensemble. Que sait, par exemple, Mlle Van Zandt de cette musique ? Qui lui en a dit les intentions et le secret ? Son chant, son jeu, sa mimique, tout se passe en enfantillages. Elle y est jolie, mignonne, irrésistible, tout ce qu’on voudra, mais exécrable. Lâchez une gazelle dans un musée et vous verrez les beaux ravages ! Aucun soin de la mesure, aucune conception du rôle ; tantôt elle ralentit, comme dans le premier air qui veut être enlevé de fougue, tantôt elle précipite, indécise, entrecoupée et vacillante, un tempo rubato perpétuel ; avec cela beaucoup de gentillesse, une vocalisation délicieusement minaudière et dans la scène du fauteuil, une espièglerie adorable, une souplesse de chatte à se pelotonner. Jusqu’à présent, Mlle Van Zandt a réussi par des qualités d’enfant prodige. Virtuose avant d’être artiste, elle semble avoir dès le début rempli tout son mérite. Sa grâce personnelle, son fin gosier, son assurance, lui ont valu dès l’arrivée un de ces succès de fantaisie qui ne se discutent pas ; elle est pour le moment l’oiseau rare, le joujou qui vaut quinze cents francs. Nilsson en herbe, Patti mouche, le public en raffole ainsi, et dès lors pourquoi travailler ? Reste à se demander combien de temps cet engoûment pourra Dürer. Avec Mlle Isaac, le décor change ; ici, nous sommes en présence d’un talent sérieux et qui ne nous marchande pas ses progrès. Entre ce qu’elle était il y a trois ou quatre ans dans le Domino noir et ce qu’elle est aujourd’hui dans les Noces, que de chemin parcouru ! C’est Mme Carvalho qui chante la comtesse, nous l’entendîmes autrefois dans Chérubin, et ni plus ni moins elle chanterait demain Suzanne ; les artistes de sa race n’ont point à se gêner avec Mozart ; ils ont des droits sur tous ses rôles et peuvent même les chanter sans voix.

Sur ce chapitre de l’exécution, le Joseph de Méhul nous met plus à l’aise ; nous avons le Conservatoire pour marquer le pas ; d’Elleviou à Ponchard, de Ponchard à M. Talazac, la transmission est presque immédiate. Nous sommes chez nous, dans le milieu même où naquit cette musique, et chaque année, quand revient l’époque des concours, nos jeunes gens nous en récitent des morceaux qu’ils ont appris de leurs professeurs formés eux-mêmes par les successeurs des Gavaudan et des Martin. Je sais pour ma part quelqu’un dont le père avait personnellement beaucoup connu Méhul, et qui trouverait au besoin dans ses papiers de famille matière à discourir sur le sujet. Ce n’était pas simplement une grande vocation musicale que l’auteur de Joseph, c’était aussi un caractère, Gluck l’avait formé à ses leçons. Venu à Paris à l’âge de seize ans avec un très mince bagage de savoir amassé chez l’organiste de Givet, sa ville natale, il eut la bonne chance d’assister à la première représentation d’Iphigénie, d’y voir Gluck et d’en obtenir des conseils. « Je dois à ce grand maître, disait-il, tout ce que je possède dans mon art en fait de notions poétiques et philosophiques. » Plus tard Cherubini lui fut également une source d’inspiration, mais alors, comme on était en 1805 et qu’il avait déjà fait sa trouée avec Euphrosine et Coradin, la leçon parut moins agréable ; elle n’en porta que mieux ses fruits. En présence d’un pareil rival et du succès de Faniska dont le bruit emplissait l’Europe, le musicien piqué d’émulation se mit à feuilleter des traités de fugue et de contrepoint, à écrire des marches d’harmonie, c’est de ce système qu’est sorti Joseph, son chef-d’œuvre.

J’ai cité Euphrosine et Coradin représenté en 1790, Joseph est de 1807. Entre ces deux dates se déploie un vaste répertoire où figurent à tour de rôle Stratonice, la Caverne, Ariodant, l’Irato, Uthal, Gabrielle d’Estrées, quatre ou cinq opéras en un acte, trois ballets, le Jugement de Paris, 1793, la Dansomanie, 1800, Persée et Andromède, 1816. « On devient plus exigeant à mesure que l’art fait des progrès ; en 1790, les amateurs crièrent au miracle après avoir assisté à la représentation d’Euphrosine, on regarda cet opéra comme un chef-d’œuvre de science musicale ; les adversaires de Méhul opposèrent tous leurs souvenirs du passé à cette musique, qu’ils trouvaient barbare tant elle était chargée d’effets d’orchestre. Aujourd’hui les deux partis ont tort. En admirant les beautés que cet ouvrage enferme, je dois dire que la facture en est négligée et que le chant instrumental paraît insuffisant pour notre oreille accoutumée à des combinaisons d’un coloris plus vigoureux. » Ce jugement qu’un célèbre critique portait jadis sur Euphrosine pourrait aujourd’hui s’appliquer non pas à telle partition de Méhul, mais à son œuvre entier. Le siècle a si terriblement cheminé depuis lors, qu’on se prend à sourire des audaces dont nos pères s’effarouchaient. D’autre part, nous verrons plus loin, par Joseph, le peu que pèsent ces acquisitions modernes dans la confection d’un chef-d’œuvre et quelles sublimités peuvent naître sans l’intervention de l’enharmonique. Méhul est un musicien de théâtre, il étudie les caractères, peint les passions, il a le sentiment, l’émotion, la grandeur ; Méhul sait faire vivre, et certaines de ses ouvertures nous montrent combien il possède aussi la note pittoresque.

Je ne prétends pas que l’ouverture du Jeune Henri soit une symphonie dans l’ordre de la pastorale ; mais, s’il n’a point cet art de tourner et retourner un motif, de tirer d’un sujet tout ce qu’il contient de lumière, s’il ignore cette science infinie du développement qui sied à la conception abstraite des Beethoven, quelle suite d’images variées dans son style, comme il s’entend à vous intéresser aux moindres incidens de son poème ! Cette ouverture du Jeune Henri par exemple, — toute française, — n’est point une méditation instrumentale sur la chasse telle que Beethoven l’eût composée, c’est le tableau même d’une chasse à courre depuis la quête jusqu’à la curée. L’aube s’éveille humide et calme, le musicien réunit ses cavaliers, leur fait trouver le pied du cerf ; ils le lancent, galopent avec lui, le perdent, le cherchent, le retrouvent, le poursuivent plus vivement. La bête forcée se rend enfin. Un coup de timbales imitant le coup de feu annonce qu’elle est frappée à mort, un gémissement douloureux s’exhale aussitôt couvert par un cri de victoire que tous les instrumens à vent entonnent à pleine embouchure ; on sait que les airs sonnés par la trompe doivent changer selon que la situation de la chasse l’exige, Méhul ne pouvait sans un contresens se borner à un ou deux motifs principaux ; il a donc réglé l’ordonnance de ses mélodies sur celle du tableau qu’il avait à peindre, s’attachant à reproduire avec fidélité les divers appels consacrés, et mis en toute valeur un effet employé déjà par Philidor dans Tom Jones et par Haydn dans les Saisons. Cette succession de fanfares traitée, enlevée haut la main, donne à la symphonie on caractère original qui, même aujourd’hui, n’a rien perdu de sa fraîcheur, de sa jeunesse ; cet hallali de la strette présenté si carrément et d’une si verte allure, ces accords sabrés par l’archet sur les. derniers traits des instrumens à vent, tout cela devance son temps et conserve encore bien de l’intérêt. C’est un chef-d’œuvre de naturel que cette ouverture, un morceau écrit de verve, assez savant pour contenter les difficiles et que plus de science gâterait ; ce qui d’ailleurs n’empêche nullement l’ouverture du Freischütz d’avoir son mérite. Volontiers, on les opposerait l’une à l’autre comme deux modèles faits pour représenter deux écoles, j’allais presque dire, deux civilisations, celle-ci âpre et mystique, répercutant l’écho sinistre des profondeurs, celle-là d’un réalisme tout galant, bien lancée, bien troussée en son habit à la française : — deux sujets déboute vénerie, l’un qui pourrait être d’un Albert Dürer coloriste, l’autre que Watteau ou Fragonard signerait.

En musique, l’exclusivisme joue un rôle énorme, et c’est presque toujours par l’abus des contraires que l’on périt ; tantôt on sacrifie le vrai à ce qui plaît, tantôt le vrai l’emporte et veut régner au préjudice de l’aimable. Et remarquez que ces deux tendances ne se manifesteront pas seulement au cours d’une période, vous les trouverez luttant et se combattant dans la personne du même artiste. Qu’arrive-t-il alors ? Ou l’une des deux écarte l’autre, ou la lutte reste indécise en ce sens que les tendances ; vont en alternant, ou finalement chacune rabattant de ses prétentions exagérées, vous voyez un régime de paix s’établir dans la fusion et l’harmonie des deux tendances. Constatons que l’heure de cette transaction est aussi d’ordinaire celle qui pour un artiste marque le point culminant. Chez Méhul, il semble que la partition de Joseph ait dû être le résultat d’une pareille crise. Avant d’en arriver là, Méhul avait fort bataillé sur le terrain de l’expérimentation, sacrifiant, dans Euphrosine et Coradin, le plaisant au sévère, poussant dans Uthal le rigorisme ossianique jusqu’à remplacer les violons par des altos, ce qui faisait dire à Grétry son fameux mot du « louis d’or pour une chanterelle, » d’autres fois courtisant les grâces légères dans une Folie, ou, dans l’Irato, s’efforçant de rire malgré Minerve en s’affublant du masque des bouffons. Le premier consul lui avait reproché souvent de ne pas être un mélodiste à la manière des Italiens : « Trop de science, disait-il, vous autres Français. — Qu’était-il donc, lui ? — Vous autres Français, le chant et la gaîté vous manquent comme aux Allemands. » Méhul, ennuyé de la mercuriale, pria son ami Marsollier de lui faire un acte bien burlesque et pouvant, par l’extravagance du sujet, passer pour l’invention d’un librettiste italien. On convint en outre de ne rien ébruiter. La besogne terminée, on la présente au comité de l’Opéra-Comique qui la reçoit, pièce et musique, comme une traduction. Les sociétaires s’arrachent les rôles, Martin chante Scapin, Philis, Isabelle, et les journaux promettent au public parisien toute une révélation, si bien que le premier consul veut être de la fête et qu’il invite Méhul à venir y assister dans sa loge : « J’en suis fâché pour vous, mon cher Méhul, mais il paraît que nous allons entendre des choses qui ne ressemblent point à votre moderne école, laquelle décidément s’entête à ne nous donner que du baroque. » Bonaparte se montre enchanté dès l’ouverture ; quel entrain ! quel esprit ! que tout cela est aimable, frais et naturel ! vive la musique italienne ! il n’y a rien au-dessus ! Il applaudit chaque morceau ; le public, de son côté, crie au miracle, pendant tout le cours de la représentation, et, le rideau tombé, réclame le nom des auteurs ; c’est alors que Martin s’approche de Marsollier, très entouré sur le théâtre, et lui demande s’il veut être nommé comme traducteur. « Non pas, diantre ! répond celui-ci, dites auteur, et profitez, de cette occasion pour leur annoncer que la musique est de Méhul. » On devine l’étonnement et les acclamations, car, je le répète, personne, — ni la cour, ni la ville, ni les coulisses, — n’était cette fois dans le secret de la comédie. Est-il nécessaire de remarquer qu’un pareil phénomène serait impossible aujourd’hui, avec la fièvre de publicité qui nous galope et qui nous a valu cet affreux mot « de reportage ? Quoi qu’il en soit, le premier consul prit la chose en homme de goût, et lui frappant sur l’épaule : « Bravo, dit-il, mon cher Méhul, moquez-vous toujours ainsi de moi ; je le souhaite pour votre gloire et pour mes plaisirs. »

De cette histoire plusieurs fois racontée avec toute sorte de variantes, mais que nous transcrivons ici d’après le témoignage même de Méhul et ses propres paroles, de cette histoire, deux leçons se peuvent tirer : l’une nous montre quelle est en musique la force du préjugé. Ce qui se voit journellement à ce propos est de telle nature que nous ne répondrions pas de l’accueil que les amateurs du Conservatoire feraient à l’un des derniers quatuors de Beethoven s’il pouvait leur être offert comme l’œuvre première d’usa débutant. L’autre considération a phis d’importance ; jamais, quoi que la légende en dise ou puisse dire, la musique de l’Irato ne fut de la musique italienne, et, sur ce point, un connaisseur ne saurait se méprendre. Affirmons cependant que Méhul s’était amendé pour l’écrire, dégageant son style de ses lourdeurs, de sa monotonie, inclinant davantage vers la forme mélodique et, par là, se rapprochant de l’idéal transalpin. En ce sens, le mot de Bonaparte touchait juste ; Méhul, continuant de la sorte, devait, en effet, travailler et pour sa propre gloire et pour les plaisirs du public. Cette partition de l’Irato marque donc une date dans sa carrière. Le maître, sans renier aucun de ses principes et sans outrepasser la mesure des concessions, y reconnaît qu’au théâtre il ne faut point vouloir serrer de trop près la vérité et qu’une musique qui manque de charme risque aussi de manquer d’effet. Si l’on considère l’Irato comme une œuvre italienne ou du moins composée dans le sentiment italien, il est évident que Méhul a fait buisson creux ; mais si nous plaçons cette partition parmi les opéras français de l’époque, le thème change. Ce n’est pas dans Cimarosa ni même dans Guglielmi qu’il faut chercher les termes de comparaison ; c’est bien plutôt dans Grétry, dans Dalayrac, et, la question ainsi posée, le fameux quatuor de l’Irato prend tout de suite une valeur quasi-monumentale.

Abordons maintenant Joseph. Là souffle l’esprit d’en haut, l’esprit de simplicité biblique, de grandeur ; nul clinquant sonore, une instrumentation toujours sobre et raisonnée, des effets sublimes obtenus par des moyens restreints et qui, tout bornés qu’ils soient, n’en dénoncent pas moins la science du maître et son expertise. « Devant une pareille musique, je n’admets point d’hésitation, » écrivait l’auteur du Freischütz et d’Euryanthe. Quelle leçon pour la musique de l’avenir et du présent que cette musique du passé ! et comme cette reprise et le succès qui la couronne viennent à souhait ! Le wagnérisme n’enferme rien que la partition de Joseph ne nous démontre ; c’est l’opéra moderne tel qu’on nous le prêche et se manifestant dans son expression la plus rigoureuse. On nous parle de la caractéristique nouvelle, mais regardez à ces personnages du drame de Méhul et dites-nous ce que vous avez inventé depuis. Joseph, Siméon, Benjamin, le vieux Jacob, sont des figures marquées du trait individuel ; l’air de Joseph, sa romance, le désespoir et le repentir de Siméon dans l’ensemble qui suit, le finale, le chœur des Hébreux, la romance de Benjamin, son inquiétude pendant le sommeil de son père, la prière de Jacob, le trouble de Joseph dans le trio, son émotion à la vue de ses frères, la plainte de Jacob regrettant la perte de son fils, la pompe du second finale, le duo de Jacob et de Benjamin, la colère du vieillard dans la scène de l’aveu, l’intervention de Joseph amenant le pardon et l’apaisement final ; j’ai nommé là douze morceaux, — douze, entendez-vous bien, alors que la moindre opérette en contient aujourd’hui plus de vingt, — et dans ce rapide espace, que de sentimens rendus à fond, de types reproduits, de vraie humanité prise sur le vif, de passions remuées, d’images entrevues, jusqu’au paysage, dont le chœur du second acte, — antique et solennel comme le péristyle d’Athalie, — semble ouvrir à vos yeux l’horizon et vous fait vous écrier avec les voix : « Dieu d’Israël ! » Notez que, sur ces douze morceaux composant le chef-d’œuvre, il y en a sept où vous ne rencontrerez pas un seul accord de septième diminuée. Méhul n’emploie les dissonances que dans les cas de force majeure, et lorsqu’il s’agit d’accuser les troubles de l’âme, son style a même des abstentions parfois excessives qui vous rappellent la sainte horreur d’un Stendhal ou d’un Mérimée pour les adjectifs. Ainsi, la romance de Joseph, en sa grâce naïve et candide, ne va point sans un peu d’ennui. Ces couplets répétés trois fois sont d’une monotonie qu’il aurait fallu éviter en variant les jeux d’orchestre, comme l’a fait Herold dans la ballade de Zampa. L’instrumentation ne commence à s’émouvoir qu’à l’arrivée de Siméon, dont Méhul exprime les remords par un trait de basse qui revient sans cesse. Parlerai-je de la proportion des morceaux, de cette phrase musicale toujours en situation, de cet accompagnement qui ménage la voix du chanteur et vous permet de saisir chaque mot ?

Tant de préceptes dont on nous assomme nous sont démontrés là par l’exemple. On nous prêche l’indissoluble union, la totalisation de la musique et du poème ; on nous crie : « Plus de spécialisme, ni de subjectivité, nous voulons l’opéra objectif ! » Eh bien ! mais il me semble que le voilà venu le phénix de vos rêves, ô musiciens sublimes de l’avenir, et c’est le passé qui nous en étrenne et c’est d’un compositeur français qu’il s’agit. Pends-toi, Wagner ! que ceux qui doutent aillent à l’Opéra-Comique, ils en reviendront convaincus. Jamais occasion plus belle ne s’offrit, et pendant qu’ils y seront, je leur conseille de retourner le lendemain pour entendre cette fois les Noces de Figaro. Ces deux soirées suffiront à les édifier et sur les grandeurs d’autrefois et sur le néant d’aujourd’hui. — Sans avoir rien de merveilleux, l’exécution est intéressante. J’avouerai cependant que, pour un des bons élèves que le Conservatoire ait produits, M. Talazac me paraît singulièrement prendre des aises ; il chante son premier air et le récitatif d’introduction comme si c’était une cavatine italienne quelconque, abusant des nuances et des oppositions, distribuant à volonté les antithèses alors qu’on ne lui demanderait que d’être simple, partout inégal, prétentieux, distrait au point d’en oublier son personnage et d’avoir l’air dans la scène du festin de se moquer de ce qu’il joue. En revanche, Mme Bilbaut-Vauchelet est un Benjamin idéal. Vous diriez d’un rôle expressément écrit pour elle. On n’a pas une diction plus naïve à la fois et plus savante. Dans la romance, dans le duo avec Jacob, dans le grand trio, vous ne savez qui admirer davantage de l’actrice ou de la cantatrice ; la voix, l’accent, le geste, le regard, c’est la perfection et l’expression même qui convient à Méhul. Il faut louer aussi les deux autres interprètes du trio, M. Talazac qui tient la partie de Joseph, et cette fois sans défaillance, et M. Cobalet, très remarquable d’élan pathétique dans l’invocation de Jacob : « Dieu d’Abraham ! » Voilà, par exemple, un sublime sorti des entrailles humaines et qui ne s’obtient point avec des paquets de modulations : « Combinaison n’est pas émotion. Si tu veux que je sois ému, commence toi-même par t l’émouvoir. » Ceux qui n’ont jamais réfléchi sur ce précepte n’auront, pour en pénétrer le vrai sens, qu’à opposer au néant de notre maniérisme contemporain l’immense effet de la musique de Joseph.

A propos de ce rôle de Jacob, d’un caractère superbe, si court qu’il soit, on ne sait comment le classer ; est-ce une basse, est-ce un baryton ? Nos maîtres d’autrefois avaient une façon tout arbitraire de manier les voix. : c’était le règne du bon plaisir. Nous voyons, dans la Fausse Magie et dans le Tableau parlant, Grêtry faire ténoriser des vieillards, et voici que, dans Joseph, on nous donne pour une basse ce rôle de Jacob qui monte jusqu’au fa dièse et jusqu’au sol. — La partie de Siméon est médiocrement tenue, ce qui n’arrive que trop souvent, le rôle exigeant à la fois des qualités de chanteur et de comédien. Gavaudan, qui le créa jadis, y laissa de grands souvenirs, et Couderc, que nous avons pu voir, y fut plus que remarquable. Ainsi lorsque, dans le premier ensemble, il s’écriait : « Je suis maudit par le Seigneur ! c’était à frissonner d’horreur tragique. Mais Couderc était un de ces artistes à double vocation comme l’ancien Opéra-Comique en produisait et comme il ne s’en fait plus aujourd’hui que nos jeunes ténors peuvent stipuler dans leur engagement qu’ils seront « dispensés de dire le dialogue. » Elleviou, Martin, Gavaudan, Mme Scio, tout ce monde qui servit d’interprète à Méhul, à Cherubini, chantait et jouait au même titre, un talent n’excluait pas l’autre, et c’est à cette tradition, continuée par les Ponchard. les Chollet, les Roger et les Faure, que nous devons les répertoires de Nicole, de Boieldieu, d’Herold et d’Auber. Elle eut pour derniers représentans, du côté des hommes, Couderc et Mocker ; du côté des femmes, Mlle Lefebwe (le Benjamin d’une des plus célèbres reprises de Joseph), Mme Ugalde, la Galli-Marié, et jeta son éclat suprême avec Capoul dans le Premier Jour de bonheur. Ce qui se passe désormais sous nos yeux n’est qu’un entr’acte en attendant que le rideau se lève sur le grand Opéra. Le drame lyrique, moitié chanté, moitié parlé, comme l’entendaient nos pères, n’existe plus. Ce qui se disait s’en est allé à l’opérette, ce qui se chante est resté seul, et la symphonie, le costume, le décor y tiennent tant de place que le malheureux chanteur a déjà trop de suffire au texte musical. Si nos maîtres du passé pouvaient revivre, toute une part de leur répertoire d’Opéra-Comique échoirait aujourd’hui à l’Opéra. Stratonice et Joseph, la Médée de Cherubini, représentés à l’ancien Feydeau, rentreraient désormais dans le cadre de l’Académie nationale, Autant nous en dirions de Zampa, d’Huydée, dont on pourrait tout aussi bien changer le dialogue en récitatifs, maintenant qu’il n’y a plus ni des Chollet ni des Roger capables de plaire au public sous le double masque du chanteur et du comédien, maintenant qu’il faut être tout l’un ou tout l’autre.

L’auteur d’Euphrosine, de Stratonice, d’Ariodant, de l’Irato, d’Uthal, d’une Folie et de Joseph n’a point seulement marqué sa place au premier rang des musiciens de théâtre, il a écrit aussi des symphonies, des hymnes patriotiques, et nous lui devons le Chant du départ, ce frère immortel de la Marseillaise, mais d’un patriotisme en quelque sorte amendé, plus national que révolutionnaire et que ne repousse aucun parti. Longtemps, sous le consulat, les orchestres le jouèrent chaque jour avant les spectacles, prévenant ainsi toute autre demande que le gouvernement de cette époque n’eût point tolérée. La Marseillaise est faite pour être chantée en plein vent et sans le secours de la symphonie ; le Chant du départ, morceau d’inspiration calme et splendide, donne davantage à l’intérêt musical proprement dit. Supprimez les entrées d’orchestre, les imitations jetées largement dans la partis basse, et les voix se trouvent isolées, les vides se montrent. Peut-être même est-ce son caractère d’œuvre d’art qui vaut au Chant du départ cette adhésion unanime dont nous parlons. Méhul a célébré la république à chacune de ses phases, il a chanté tour à tour le 8 juillet (O glorieuse destinée ! à deux orchestres, exécuté aux Invalides en 1797) ; l’Hymne à la raison (O raison, puissance immortelle ! ) ; le 9 thermidor (Salut ! neuf thermidor ! ) ; le Chant du départ (La Victoire en chantant) ; le Chant du retour, l’Hymne à la paix et la Cantate de Roland (Où vont tous ces preux chevaliers ? ) écrite à l’époque du camp de Boulogne. Il aurait donc ainsi chanté, sinon l’empire, du moins pour l’empire, ce qui s’explique par ses relations avec le premier consul, relations un moment très familières, ayant commencé chez Mme de Beauharnais et s’étant continuées ensuite à la Malmaison, où Méhul dînait une fois par semaine. Ces rapports intimes ne cessèrent que lors du couronnement, mais sans qu’il y eût brouille ni rupture, et tout simplement à cause de ces pratiques et rituels de cour dont Napoléon usait avec un pédantisme dont il aurait assurément ri le premier si le hasard l’avait fait naître Bourbon ou Habsbourg.

L’empereur visitait les places-fortes du Nord ; il vint à Givet. Le père de Méhul se présente à l’hôtel de ville et demande à parler à sa majesté. Au nom de Méhul, le chambellan de service court prendre les ordres de l’impératrice et revient quérir le vieillard tremblant. Joséphine le fait asseoir et d’un air de bonté parfaite : « Mon mari, dit-elle, visite les fortifications de Charlemont ; mais ne vous impatientez pas, monsieur Méhul, il rentrera bientôt et sera charmé de vous voir. » Puis, courant à la rencontre de l’empereur, elle l’amène près du brave homme, à qui Napoléon répond : « Méhul est un grand musicien et un honnête homme. Je suis charmé de voir son vieux père ; à mon retour à Paris, je m’empresserai de lui en donner des nouvelles ». » En effet, l’empereur vint à Feydeau sans être annoncé. On y jouait Héléna pour la première fois. Il demanda Méhul après le premier acte et lui dit : « J’arrive de Givet ; j’y ai vu votre père en bonne santé et j’avais hâte de m’acquitter de la promesse que je lui ai faite de vous donner de ses nouvelles. » Quelques jours plus tard, le père de Méhul recevait le brevet d’adjudant du génie chargé de veiller à l’entretien des fortifications de Charlemont. Membre de l’institut, de la Légion d’honneur et l’un des trois inspecteurs du Conservatoire, Méhul avait aussi à faire valoir ses titres de lettré. On a de lui deux rapports célèbres qu’il lut à l’Académie des beaux-arts, l’un sur l’état futur de la musique en France ; l’autre sur les travaux des élèves du gouvernement à Rome. Il y eut même telle occasion où ce talent de plume qu’on lui connaissait tint en arrêt les malveillans. Grétry, dans ses Essais sur la musique, encore inédits, attaquait violemment le nouveau style introduit aux théâtres Favart et Feydeau par Méhul et Cherubini. Le duo d’Euphrosine était surtout pris à partie. Méhul en fut informé. Peu de jours après, il demande à son confrère des nouvelles des Essais. « L’ouvrage est sous presse, dit Grétry. — Tant mieux ! répond Méhul, car moi aussi j’ai mon mot à dire sur les musiciens de notre temps, et votre succès va m’encourager. » Il n’en fallut pas davantage pour changer en or pur le plomb vil qu’on se préparait à décocher ; Grétry, redoutant la riposte, sacrifia sa diatribe contre le duo d’Euphrosine et lui substitua l’éloge du même morceau que nous lisons à la page 60 du tome II des Essais sur la musique : « L’orchestre immense de l’Opéra avait déjà étonné les spectateurs par ses déploie mens magnifiques ; mais on était loin de s’attendre à des effets terribles sortant de l’orchestre de l’Opéra-Comique : Méhul l’a tout à coup triplé par son harmonie vigoureuse et surtout propre à la situation. Il a dû voir qu’il est inutile d’exiger des musiciens de l’orchestre des effets extraordinaires ; soyons forts de vérité, l’orchestre fournira toujours au gré de nos désirs. Je ne balance point à le dire, le duo d’Euphrosine est peut-être le plus beau morceau d’effet qui existe. Je n’excepte pas même les beaux morceaux de Gluck. Le duo est dramatique. C’est ainsi que Coradin furieux doit chanter, c’est ainsi qu’une femme dédaignée et d’un grand caractère doit s’exprimer ; la mélodie en premier ressort n’était point ici de saison. Ce duo vous agite pendant toute sa durée ; l’explosion qui est à la fin semble ouvrir le crâne des spectateurs avec la voûte du théâtre. Dans ce chef-d’œuvre, Méhul est Gluck à trente ans ; je ne dis pas Gluck lorsqu’il avait cet âge, mais Gluck expérimenté et lorsqu’il avait soixante ans, avec la fraîcheur vigoureuse du bel âge. Après avoir entendu ce morceau dont le premier mérite, à mon gré, est d’être vigoureux sans prétention et sans efforts pour l’être, je destine de bon cœur à mon ami Méhul l’épigraphe que Diderot avait jadis placée sous mon portrait :

: Irritat, mulcet, falsis terroribus implet,
: Ut magus…..


Il semble effectivement que c’était pour l’auteur du duo d’Euphrosine qu’Horace fit des vers. » Admirons cet art de parler de soi à propos de tout et de tous ; Grétry nous dira bien qu’Horace semble avoir fait ces vers pour Méhul, mais c’est après avoir eu soin de nous apprendre que Diderot les avait inscrits sous son portrait à lui Grétry. Il s’emprunte à lui-même l’hommage qu’il décerne aux autres, cueille sur sa propre poitrine la croix dont il vous décore ; il est bon prince. Ce diable d’homme avait des raffinemens de personnalité à confondre les plus gros seigneurs de notre époque. Un matin quelqu’un, dont chez moi j’ai le portrait dessiné par Greuze, aborde Grétry en fredonnant.

— Que chantez-vous là ? demande l’auteur de Richard Cœur de lion.

— Vous le savez comme moi.

— Pas le moins du monde ; quel est cet air ?

— La romance d’Une Folie, du Méhul !

— Je ne connais pas…

— Mais puisque nous l’avons entendue ensemble ?

— Quand donc cela ?

— A Feydeau, le mois passé.

— Attendez, oui, je m’en souviens… Une Folie ! En effet, cette petite pièce qui se joue en lever de rideau et dont nous avons entendu la fin un soir que nous arrivâmes trop tôt à Richard.

Méhul avait une organisation sensible à l’excès ; il aima passionnément les femmes et les fleurs, deux choses très charmantes et faites pour s’associer avec la musique ! Quant aux femmes, il en distingua beaucoup, sans compter la sienne, qu’il avait épousée d’inclination et délaissa pour d’autres qui ne la valaient point et le trompèrent. Ses affections n’allaient point sans quelque mysticisme. Il croyait au surnaturel, aux fantômes. Une personne qu’il avait eue pour maîtresse était morte à soixante lieues de Paris pendant la nuit ; au matin, il s’habille à la hâte, court s’informer chez des amis communs, qui, de leur côté, n’ont aucune nouvelle. Mais, lui, de plus en plus effaré : « Elle est morte ! je vous répète qu’elle est morte ; je l’ai vue cette nuit comme je vous vois ; elle est entrée pâle et dans son linceul en me disant : « Je te recommande mon fils. » Curieux phénomène et très fréquent aux premiers temps de la révolution que ce mélange de libre pensée et de superstition ! Comme si l’austère raison devait toujours à la longue et par force de contradiction surexciter la vie imaginative, « le côté nocturne de l’être humain ! » dirait Leibniz. Méhul est dans son art la raison même ; oncques ne se vit cerveau de musicien mieux équilibré, et c’est peut-être justement ce qui donnait naissance au visionnaire. Car notre misère terrestre veut que notre raison ne nous suffise pas et que nous finissions par la prendre en lassitude, en dégoût ; de là le monde des spectres et du merveilleux que nous inventons pour y échapper, de là aussi certaines distractions choisies qui nous consolent. Méhul, je l’ai dit, adorait les fleurs. Né d’une famille pauvre, : il avait eu jadis pour instituteur à la Val-Dieu, — abbaye de prémontrès, située sur les bords de la Meuse, entre Givet et Charleville, — le maître de chapelle du couvent, un Souabe, nommé Guillaume Hauser, qui joignait à ses talens d’organiste et de contrepointiste une rare prédilection pour la culture des roses. Hauser enseigna d’abord à son élève les premières règles du contrepoint rigoureux et le mit bientôt en état d’occuper l’orgue au moins pendant les offices du matin. Méhul s’acquitta donc envers l’abbaye en remplissant les fonctions de maître de chapelle adjoint. L’amitié des religieux, l’attachement qu’il avait pour son professeur, une place de maître de chapelle en perspective et le désir de ses parens, qui bornaient leur ambition à faire de lui un moine de la plus éminente abbaye de la contrée, tout conspirait pour le retenir, tout, jusqu’à l’amour de ce petit coin de terre qu’il jardinait à ses heures de récréation. Goût aimable, toujours conservé depuis et qui devait, par la suite, faire de l’auteur de Stratonice et de Joseph un amateur de tulipes renforcé. Méhul s’était lié, sur le tard, avec M. Pirolle, spécialiste alors renommé parmi les adeptes de l’école de Harlem ; ils cultivaient ensemble des tulipes dans un jardin sis à Pantin, près de l’église ; les deux amis semaient beaucoup, car ce n’est qu’au moyen de semis qu’on obtient des variétés nouvelles. Mais une tulipe semée ne fleurit qu’au bout de trois ans. Avant la floraison tant espérée, Méhul meurt et voilà, presque aussitôt après, l’épanouissement des tulipes qui commence. Dans le nombre, il en est une, — la plus belle, — qui semble porter le deuil du musicien : noir sur blanc, on la nomma le a tombeau de Méhul » et c’est encore sous ce vocable que les amateurs d’aujourd’hui la recherchent. Je ne sais, mais en feuilletant tous ces souvenirs, le nom d’Hoffmann me revient à la pensée. Ce cloître et son jardin, cette culture des roses parmi les orgues et les cantiques, puis, chez le moinillon fait homme et grand homme, le goût des femmes se mêlant au goût des fleurs sans que le mysticisme y perde rien, et, finalement, l’âme de ce musicien de génie s’exhalant comme un parfum d’encensoir du frais calice de cette tulipe funéraire, que de poésie et d’intérêt pour un de ces contes fantastiques comme l’auteur du Pot d’or, du Chevalier Gluck et du Chat Murr excellait à les imaginer, sinon à les écrire !


P. DE LAGENEVAIS.