Revue musicale - 1er mars 1850

La bibliothèque libre.


REVUE MUSICALE.

HENRIETTE SONTAG. — LES THEÂTRES ET LES CONCERTS.


Une des rares consolations qui aient été données aux amis de l’art musical depuis la révolution de février 1848, c’est de voir reparaître sur la scène du monde une artiste célèbre qui en avait été l’ornement. Mlle Sontag, après avoir enchanté l’Europe par la beauté de sa voix, par une vocalisation merveilleuse et les charmes de sa personne, disparut tout à coup aux yeux de ses nombreux admirateurs, et alla enfouir l’éclat d’une gloire incontestée et péniblement acquise sous le voile de l’hyménée. Mlle Sontag devint Mme de Rossi ; elle échangea un diadème contre une couronne de comtesse, et la muse de la grace devint une humble ambassadrice. Il a fallu une révolution politique qui a bouleversé toutes les existences pour nous rendre la cantatrice éminente que nous avions tant admirée de 1826 à 1830. Mme de Rossi, qui, fort heureusement pour nos plaisirs, a perdu son ambassade et une partie de sa fortune, assure-t-on, est redevenue Mlle Sontag. Après avoir émerveillé la haute société de Londres, qui l’a accueillie l’hiver dernier avec une grande distinction, Mlle Sontag a voulu se représenter aussi, après vingt ans de silence, devant ce public parisien dont les acclamations intelligentes avaient été jadis son plus beau titre de gloire. Nous l’avons entendue dans deux concerts qu’elle a donnés dernièrement au Conservatoire ; mais, avant d’apprécier un talent encore si admirable, on nous saura gré peut-être de raconter brièvement la jeunesse de cette femme célèbre, tant éprouvée par la destinée.

Henriette Son tag est née à Coblentz, le 13 mai 1805 ; d’une de ces familles de comédiens nomades dont Goethe nous a donné, dans son Wilhelm Meister, la poétique histoire. Éclose, comme l’alcyon, sur la cime des flots orageux, elle connut de bonne heure les vicissitudes et les épreuves de la vie d’artiste des l’âge de six ans, elle débuta à Darmstadt dans un opéra très populaire en Allemagne, la Fille du Danube (Donau Weibchen), où, dans le rôle de Salomé, elle fit admirer les graces enfantines de sa personne et la justesse de sa voix. Trois ans plus tard, ayant perdu son père, Henriette Sontag se rendit avec sa mère à Prague, où elle joua des rôles d’enfant sous la direction de Weber, qui était alors chef d’orchestre du théâtre. Ses succès précoces lui firent obtenir, par une faveur toute particulière, la permission de suivre les cours du conservatoire de cette ville, bien qu’elle n’eût pas encore atteint l’âge fixé par les règlemens. C’est là que, pendant quatre ans, elle étudia la musique vocale, le piano et les élémens de la vocalisation. Une indisposition de la première cantatrice du théâtre lui permit d’aborder, pour la première fois, un rôle assez important : celui de la princesse de Navarre de Jean de Paris, de Boieldieu. Elle avait alors quinze ans. La facilité de sa voix, ses formes naissantes, qui,

Comme les nœuds formés sous l’écorce des saules,
Qui font renfler la tige aux sèves du printemps,


laissaient entrevoir la beauté future, le trouble qui soulevait son cœur et le remplissait de mystérieux pressentimens, lui valurent un succès qui était de bon augure pour l’avenir de son talent.

De Prague, Henriette Sontag se rendit à Vienne, où elle rencontra Mme Mainvielle-Fodor, dont l’exemple et les bons conseils développèrent les heureuses dispositions qu’elle avait reçues de la nature. Chantant alternativement l’opéra allemand et l’opéra italien, elle put s’essayer ainsi dans ces deux langues si différentes, et se donner le temps de choisir entre les radieux caprices de la musique italienne et les accens sobres et profonds de la nouvelle école allemande. Un engagement lui ayant été proposé, en 1824, pour aller chanter l’opéra allemand au théâtre de Leipzig, elle se rendit dans cette ville, foyer de discussions philosophiques et littéraires, et s’y acquit une grande renommée par la manière dont elle sut interpréter le Freyschütz et l’Eurianthe de Weber.Les admirateurs du génie de ce grand musicien se composaient de la jeunesse des universités et de tous les esprits ardens et généreux qui voulaient soustraire l’Allemagne à la domination étrangère aussi bien dans l’empire de la fantaisie que dans celui de la poétique ; ils acclamèrent avec enthousiasme le nom de Mlle Sontag, qui se répandit dans toute l’Allemagne, comme celui d’une virtuose de premier ordre, appelée à renouveler les merveilles de la Mara. C’était à Leipzig que la Mata, cette fameuse cantatrice allemande de la fin du XVIIIe siècle, avait été élevée par les soins du vieux professeur Hiller. On savait gré à Mlle Sontag de consacrer un organe magnifique et une vocalisation peu commune au-delà du Rhin à rendre la musique forte et profonde de Weber, de Beethoven, de Spohr et de tous les nouveaux compositeurs allemands qui avaient rompu tout pacte avec l’impiété étrangère, et donné l’essor au génie de la patrie. Entourée d’hommages, célébrée par tous les beaux-esprits, chantée par les étudians et escortée par les hourras de la presse allemande, Mlle Sontag fut appelée à Berlin, où elle débuta avec un immense succès au théâtre de Koenigstadt. C’est à Berlin, on le sait, que fut représenté, pour la première fois, le Freyschütz, en 1821. C’est à Berlin, ville protestante et rationaliste, le centre d’un mouvement intellectuel et politique qui cherchait à absorber l’activité de l’Allemagne aux dépens de Vienne, ville catholique où régnaient l’esprit de la tradition, la sensualité, la brise et les mélodies faciles de l’Italie ; c’est à Berlin, disons-nous, que la nouvelle école de musique dramatique fondée par Weber, avait trouvé son point d’appui. Mlle Sontag y fut accueillie avec enthousiasme comme une interprète inspirée de la musique nationale. Les philosophes hégéliens la prirent pour sujet de leurs doctes commentaires, et ils saluèrent, dans sa voix limpide et sonore, le subjectif confondu avec l’objectif dans une unité absolue ! Le vieux roi de Prusse la reçut à sa cour avec une bonté paternelle. C’est là que la diplomatie eut occasion d’approcher de Mlle Sontag et de faire brèche au cœur de la muse.

Profitant d’un congé qu’on lui avait accordé, Mlle Sontag vint enfin à Paris, et débuta au Théâtre-Italien, le 15 juin 1826, par le rôle de Rosine du Barbier de Séville. Son succès fut éclatant, surtout dans les variations de Rode, qu’elle introduisit au second acte pendant la leçon de chant. Ce succès se confirma et s’accrut même dans la Donna del Lago et l’Italiana in Algeri ; dont elle fut obligée de transposer plusieurs morceaux écrits pour la voit de contralto. De retour à Berlin, elle y fut reçue avec un redoublement d’intérêt. Elle resta dans cette ville jusqu’à la fin de l’année 1826 ; puis, abandonnant l’Allemagne et l’école qui l’avait élevée au fond de son sanctuaire, elle vint se fixer à Paris. Mlle Sontag débuta par le rôle de Desdemona de l’opéra d’Otello, le 2 janvier 1828. Elle fit partie de cette constellation de virtuoses admirables qui charmèrent à cette époque Paris et Londres, et parmi lesquels brillèrent, au premier rang Mme Pasta, Mme Pisaroni, Mme Malibran et Mlle Sontag. Entre ces deux dernières cantatrices d’un mérite si différent, il se déclara une de ces rivalités fécondes dont Hoffmann nous a donné une peinture si dramatique. Cette rivalité fut poussée si loin entre l’impérieuse Junon et la blonde Vénus, qu’elles ne pouvaient se rencontrer ensemble dans le même salon. Sur la scène, lorsqu’elles chantaient dans le même opéra, que ce fût Don Juan ou bien Semiramide, leur jalousie héroïque se révélait par des points d’orgue assassins et des fusées à la congrève qui incendiaient l’auditoire. Tantôt c’étaient les Troyens qui l’emportaient, et tantôt les Grecs. Le parterre se soulevait et se calmait comme les vagues de la mer sous la pression des divinités de l’Olympe. Un jour enfin, Mme Malibran et Mlle Sontag ayant dû chanter ensemble un duo dans une maison princière, la fusion de ces deux voix si différentes pour le timbre et le caractère de l’expression produisit un si grand effet, que le succès des deux grandes cantatrices opéra leur réconciliation. Depuis ce moment, le calme a régné sul mare infido.

Toutefois, au milieu de ces succès et de ces fêtes de l’art, un point noir s’élevait à l’horizon. La diplomatie travaillait sourdement à brouiller les cartes. Ses protocoles devenaient menaçans, et on apprit tout à coup que Mlle Sontag allait quitter le théâtre pour se vouer à des devoirs plus austères. Un lien secret l’unissait depuis un an au comte de Rossi, qui n’entendait point partager son bonheur. Mlle Sontag fit ses adieux au public parisien dans une représentation au bénéfice des pauvres, qui eut lieu à l’Opéra en janvier 1830. De retour à Berlin, les instances de ses amis et de ses nombreux admirateurs lui firent consentir à donner encore quelques représentations, et elle quitta définitivement le théâtre deux mois avant la révolution de juillet ; mais, avant d’accepter le nouveau rôle qu’elle s’était choisi dans la vie, avant de se dépouiller de la brillante renommée qu’elle s’était si justement acquise, Mlle Sontag fit un voyage en Russie, donnant à Varsovie, à Moscou, à Saint-Pétersbourg, et puis à Hambourg et dans d’autres villes importantes de l’Allemagne, des concerts aussi brillans que fructueux. C’est après ce voyage que, sous le nom de Mme la comtesse de Rossi, suivant la fortune de son mari, elle passa successivement plusieurs années à Bruxelles, à La Haye, à Francfort et à Berlin, ne se faisant plus entendre que dans les réunions de cette haute société européenne que la révolution de février est venue ébranler jusque dans ses fondemens.

Mlle Sontag possédait une voix de soprano très étendue, d’une grande égalité de timbre et d’une merveilleuse flexibilité. Dans l’octaves supérieure ; depuis l’ut du médium jusqu’à celui au-dessus de la portée, cette voix tintait délicieusement comme une clochette d’argent, sans que jamais on eût à craindre ni une intonation douteuse, ni un défaut d’équilibre dans ses exercices prodigieux. Cette rare flexibilité d’organe était le résultat des munificentes de la nature fécondées par des travaux incessans et bien dirigés. Jusqu’à son arrivée à Vienne, où elle eut occasion d’entendre les grands virtuoses de l’Italie, Mlle Sontag n’avait été guidée que par son heureux instinct et le goût plus ou moins éclairé du public à qui elle s’était fait entendre. C’est aux conseils de Mme Mainvielle-Fodor, et plus encore à l’exemple que lui offrait chaque jour le talent exquis de cette admirable cantatrice, que Mlle Sontag a dû l’épanouissement de ses qualités natives qui jusqu’alors étaient restées comme renfermées dans leur calice. La lutte avec des rivales comme Mme Pisaroni et Mme Malibran, ces combats héroïques qu’elle eut à soutenir sur les théâtres de Vienne, de Paris et de Londres achevèrent de donner à son talent ce degré de maturité savoureuse qui avait fait de Mlle Sontag une des cantatrices les plus brillantes de l’Europe.

Dans le magnifique écrin de vocalises de toute nature que Mlle Sontag déroulait chaque soir devant ses admirateurs, on remarquait surtout la limpidité de ses gammes chromatiques et l’éclat de ses fripes qui scintillaient comme des rubis sur un fond de velours. Chaque note de ces longues spirales descendantes ressortait comme si elle eût été frappée isolément et se rattachait à la note suivante par une soudure imperceptible et délicate. Et toutes ces merveilles s’accomplissaient avec une grace parfaite, sans que le regard fût jamais attristé par le moindre effort. La figure charmante de Mlle Sontag, ses beaux yeux bleus, limpides et doux, ses formes élégantes et sa taille élancée et souple comme la tige d’un jeune peuplier achevaient le tableau et complétaient l’enchantement.

Mlle Sontag s’est essayée dans tous les genres. Née en Allemagne au commencement de ce siècle tumultueux, elle a été nourrie de la musique vigoureuse et puissante de la nouvelle école allemande, et a obtenu ses premiers succès dans les chefs-d’œuvre de Weber. À Paris, elle a abordé successivement les rôles de Desdemona, de Semiramide et celui de dona Anna dans le chef-d’œuvre de Mozart. Malgré l’enthousiasme qu’elle paraît avoir excité parmi ses compatriotes par la manière dont elle a su rendre l’inspiration dramatique de Weber, enthousiasme dont on peut trouver l’écho dans les œuvres de Louis Boerne ; malgré les qualités brillantes qu’elle a déployées dans le rôle de Desdemona et surtout dans celui de dona Anna, qui lui fut imposé presque par la jalousie de Mme Malibran, c’est dans la musique légère et dans le style tempéré que Mlle Sontag trouvait sa véritable supériorité. Le rôle de Rosine du Barbier de Séville, celui de Ninette de la Gazza Ladra, d’Aménaide de Tancredi et d’Elena de la Donna del Lago, ont été ses plus belles conquêtes. Le cri pathétique ne pouvait pas s’échapper de ces lèvres fines où brillaient la morbidesse et le demi-sourire de la grace ; l’explosion du sentiment ne venait jamais altérer les lignes pures de son visage ni colorer de pourpre cette peau blanche et lisse comme du satin. Non, dans ce corps élégant qui fuyait devant le regard avide comme une vapeur légère, la nature n’avait point déposé de germes créateurs. L’étincelle électrique, en traversant ce cœur placide, n’y allumait jamais le foyer divin et n’y faisait point éclater les magnifiques tempêtes de la passion. Voilà pourquoi aussi Mlle Sontag a consenti à courber sa tête charmante sous le joug de l’hyménée et à descendre d’un trône où elle s’était élevée par la toute-puissance du talent pour devenir la comtesse de Rossi. Qui sait pourtant si des regrets amers ne sont pas venus depuis troubler le repos qu’elle s’était promis ? qui sait si Mme l’ambassadrice, au milieu des tristesses de la grandeur, n’a pas jeté un regard mélancolique sur les belles années de sa jeunesse, alors que tout, un peuple d’admirateurs la couronnait de roses et d’immortelles ? M. Auber et M. Scribe, dans leur joli opéra de l’Ambassadrice, ne nous auraient-ils pas raconté L’histoire de Mlle Sontag devenue la comtesse de Rossi ?

La voix de Mme Sontag est assez bien conservée. Si les cordes inférieures ont perdu de leur plénitude et se sont alourdies un peu sous la main du temps, comme cela arrive toujours aux voix de soprano, les notes supérieures sont encore pleines de rondeur et de charme. Son talent est presque aussi exquis qu’il l’était il y a vingt ans, sa vocalisation n’a rien perdu de la merveilleuse flexibilité qui la caractérisait autrefois, et, sans beaucoup d’efforts d’imagination, on retrouve aujourd’hui dans Mlle Sontag le fini, le charme, l’expression tempérée et sereine qui la distinguaient parmi les cantatrices éminentes qui ont émerveillé l’Europe depuis un demi-siècle. Accueillie avec distinction par un public d’élite qui était accouru au bruit de sa gloire et de son infortune, Mme Sontag a chanté avec un grand succès plusieurs morceaux de son ancien répertoire. Parmi ces morceaux on a surtout remarqué les variations de Rode, sorte de canevas mélodique mis à la mode par Mme Catalani, et sur lequel Mme Sontag a brodé les arabesques les plus ingénieuses et les plus adorables. Une gamme ascendante lancée à fond de train et passant devant l’oreille éblouie comme un ruban de feu, a suscité les plus vifs transports. Au second concert qui a eu lieu mardi dernier, le succès de Mme Sontag a été plus décisif encore, surtout dans un air de la Semiramide de Rossini, qu’elle a chanté dans la perfection. Ajoutons aussi que le temps qui semble avoir glissé légèrement sur cette cantatrice charmante ne lui a pas apporté ce que Dieu seul peut donner à ses élus : l’accent du cœur.

L’Allemagne, qui a produit tant de glorieux génies dans la musique instrumentale et de si excellenas artistes pour tous les instrumens, a été beaucoup moins heureuse dans le drame lyrique et dans l’art de chanter, qui s’y rattache d’une manière si directe. Excepté Mozart, qui est un miracle de la Providence, excepté quelques compositeurs de second ordre tels que Winter, qui se sont inspirés de Mozart et de l’école italienne, les opéras allemands ont été conçus donc un système qui ne permet pas à la voix humaine d’y déployer toutes ses magnificences. Aussi les chanteurs nés au-delà du Rhin dont la réputation a pu franchir les limites de la nationalité sont-ils extrêmement rares. La Mara (Schmaeling), qui naquit à Cassel en 1747, et qui est morte en Livonie le 20 janvier 1833, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, a été, avant Mme Sontag, la seule cantatrice allemande qui ait joui d’une réputation européenne. Cette femme aussi extraordinaire par le talent, par les caprices de son caractère que par les vicissitudes de sa bizarre destinée, a fait pendant quarante ans les beaux jours de Berlin, de Vienne, de Venise, de Paris et de Londres, où elle a régné en prima donna assoluta pendant dix ans. Cette capricieuse divinité eut des démêlés avec le grand Frédéric, dont le despotisme éclairé s’appesantissait aussi bien sur les cantatrices que sur les philosophes et les poètes. La Mara fut obligée de se sauver de Berlin comme Voltaire, et faillit être aussi appréhendée au lit par un soldat aux gardes. Les temps sont bien changés. Le petit-fils du grand Frédéric a bien autre chose à faire aujourd’hui qu’à jouer de la flûte et à surveiller les points d’orgue des cantatrices. Si les rois règnent encore dans quelque coin de l’Europe, ce sont bien évidemment les cantatrices qui gouvernent, et la réapparition de Mme Sontag, les beaux succès qu’elle vient d’obtenir tant à Londres qu’à Paris, sont un double témoignage de l’instabilité de la fortune et de la toute-puissance du talent.

Les théâtres lyriques de Paris se traînent bien languissamment depuis quelque temps. L’Opéra n’a rien donné depuis le Prophète qui soit digne de fixer l’attention du public. Le nouveau ballet qui a été représenté ces jours derniers, Stella, est un trop long canevas, sans plan, sans idées et sans le moindre intérêt. M. Saint-Léon, qui en est l’auteur, devrait bien se contenter d’être un danseur remarquable, et laisser à d’autres la conception de ces poèmes chorégraphiques, qui exigent une imagination délicate et des inspirations poétiques dont il ne semble pas richement pourvu. La scène, qui se passe dans le royaume de Naples, a permis à l’administration d’étaler une riche livrée de beaux costumes et quelques décors pittoresques. Un pas de deux au second acte, intitulé la Sicilienne, que M. Saint-Léon et Mme Cerrito dansent avec une puissance et un entrain admirables, forme tout l’intérêt de cet interminable ballet, qui est bien loin de la charmante création de la Filleule des Fées, où la Carlotta était si ravissante et ne sera pas remplacée. La musique, qui est toujours de la composition de M. Pugni, est agréable, dansante et parfois vigoureuse. M. Pugni a mis à profit un grand nombre d’airs napolitains, qu’on reconnaît facilement au rhythme bondissant, et jovial qui les caractérise. On prépare la reprise des Huguenots avec une nouvelle mise en scène, et puis viendra l’opéra de M. Auber.

Le théâtre de l’Opéra-Comique est plus heureux que sage. Tout lui réussit, et la moindre bagatelle lui suffit pour remplir sa caisse de beaux écus d’or. Il se plaint pourtant de sa misère, et voudrait bien qu’on s’apitoyât sur son malheureux sort ; mais d’autres, M. Perrin ! Vous ne nous ferez jamais croire que vous ayez besoin que le gouvernement augmente encore la trop large rétribution qu’il vous accorde. Le succès de l’opéra des Porcherons se confirme et s’agrandit. On retrouve dans la charmante musique de M. Grisar quelque chose de la veine piquante de Grétry et du charme de Cimarosa. Le troisième acte des Porcherons est un morceau vigoureusement conçu, qui présage l’avènement d’un nouveau compositeur.

Que dirons-nous du Théâtre-Italien ? Hélas ! rien qui puisse intéresser l’esprit et le cœur des vrais dilettante. M. Ronconi, qui s’obstine à vouloir être un médiocre directeur, au lieu de rester un virtuose de grand mérite, aura contribué à éloigner la société élégante du théâtre qu’elle avait choisi pour lieu de rendez-vous et d’agréable passe-temps. Il est impossible de se faire une idée de la manière dont on a assassiné, selon l’heureuse expression d’une femme d’esprit, le chef-d’œuvre de Cimarosa et celui de Mozart. Excepté M. Lablache, qui est partout en toujours un virtuose de premier ordre et le seul représentant, qui nous nous reste de la vieille et bonne école italienne, les autres chanteurs ont paru aussi étrangers au style de l’auteur de Don Giovanni que le public a été étonné de les entendre.

Les concerts, et surtout les bons concerts, sont très nombreux cet hiver à Paris. Ceux du Conservatoire jouissent toujours de leur antique renommée, si noblement acquise. Vient ensuite la société de l’Union musicale, sous la direction, de M. Seghers, artiste sérieux et d’un vrai mérite, qui a eu l’heureuse idée de mettre à la portée des bourses les plus modestes le plaisir exquis d’entendre exécuter les chefs-d’œuvre de la musique, instrumentale de tous les genres et de toutes les écoles. Son entreprise a parfaitement réussi, et la société de l’Union musicale a désormais sa place à côté de la Société des Concerts, dont elle est la fille humble et reconnaissante. MM. Berlioz et Dietsch ont pensé, de leur côté que le besoin d’une troisième société musicale se faisait généralement sentir : ils ont fondé la grande Société philharmonique de Paris, qui doit donner un concert tous les mois. Si cette société se propose un but sérieux et veut contribuer, avec ses deux aînées, à vulgariser les grandes conceptions de l’art musical elle aura notre concours et celui de tous les juges compétens ; mais, si la grande Société philharmonique de Paris ne devait servir de théâtre qu’aux tours plus ou moins fantastiques de M. Berlioz, elle ne tarderait pas à succomber sous l’indifférence publique.


P. SCUDO.