Revue musicale - 28 février 1900

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Revue musicale - 28 février 1900
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 219-228).

REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra : Lancelot, drame lyrique en quatre actes ; paroles de Louis Gallet et M. E. Blau, musique de M. Victorin Joncières. — Théâtre de l’Opéra-Comique : Louise, roman musical en quatre actes ; paroles et musique de M. Gustave Charpentier.


Rien ne manque au Lancelot de M. Joncières, de ce qui constituait jadis un opéra, et même un fort bel opéra. Ce très convenable ouvrage est conforme à la lettre, sinon tout à fait à l’esprit, ou au génie, de nombreux chefs-d’œuvre, déjà anciens, et impérissables. Ce n’est pas les chefs-d’œuvre wagnériens que je veux dire : après avoir été l’un des premiers à comprendre Wagner et à l’admirer, M. Joncières est demeuré l’un des derniers, et des plus obstinément résolus, à ne l’imiter point. En quoi d’ailleurs il a eu raison deux fois, et cela, — dans cette affaire surtout, — ne fut pas donné à tout le monde.

L’élément wagnérien à part, tout est réuni dans Lancelot. La mélodie y abonde et le cantabile, sans fausse honte, s’y épanouit. Ténor, mezzo soprano et baryton, « ils chantent encore » et quelques-uns de leurs chants ne sont pas à mépriser. La tonalité générale, comme la mélodie, n’a rien non plus qui déplaise. M. Joncières a du goût pour les tons « riches. » Il se complaît dans l’opulence, — un peu banale, — du sol ou du ré bémol et du sol dièse mineur.

« Il y a chanter pour chanter, disait Grétry, et chanter pour parler. » D’aucune de ces deux manières, on ne saurait dire que la musique de M. Joncières chante mal. Respectueuse de la voix, elle ne l’est pas moins de la parole. Partout dans Lancelot l’accent tombe où il faut et comme il faut. Et l’orchestre non plus ne sonne pas autrement qu’il ne doit et, selon l’ordre accoutumé, le hautbois et la clarinette se répondent. Les rythmes alternent aussi régulièrement que les timbres, et tantôt le staccato et le legato se succèdent, tantôt, un solo de violoncelle est suivi par une pédale de cor.

Encore une fois, rien ne fait ici défaut. Pompes chevaleresques et royales, cortèges et chœurs sans accompagnement, fanfares sur la scène et carillons à l’orchestre, De profundis dans la coulisse et ballet de féerie avec la valse de rigueur, rien n’a été négligé par le très soigneux ouvrier de cette œuvre complète. Ainsi Lancelot reproduit avec fidélité l’appareil ou l’extérieur et jusqu’à la formule de ce qui fut naguère et de ce qu’on appelle encore un « grand opéra. » Et tout cela, semble-t-il, devrait être excellent, et tout cela pourtant n’est que passable. Pourquoi ? sinon parce que la raison ou le secret du génie n’est pas dans la formule, que dis-je ! dans la forme elle-même. Il n’est pas dans la forme, puisque des formes différentes, pour ne pas dire contradictoires, celles d’un Orphée et d’un Lohengrin, peuvent être belles également ; puisque des œuvres analogues par le dehors sont très souvent, au fond, prodigieusement inégales, et qu’un idéal unique, celui par exemple de l’opéra français ou celui du drame lyrique wagnérien, inspire à Meyerbeer les Huguenots ou le Prophète, et Lancelot à M. Joncières ; la Tétralogie ou Tristan à Wagner, et Fervaal à M. d’Indy. « La cause ! la cause ! » C’est en musique surtout qu’elle est mystérieuse et sans doute inaccessible. Sous les effets et les apparences, elle se dérobe sans cesse ; elle fuit devant les pauvres chercheurs que nous sommes, et sa fuite éternelle, qui fait le charme de notre recherche, en fait aussi l’incertitude et peut-être le néant.

Œuvre d’école, a-t-on dit de Lancelot, et cela n’est pas mal dit, à la condition que cela signifie une œuvre non pas d’inexpérience, encore moins d’ignorance, mais de tradition et de respect, une œuvre non pas contraire, mais conforme au passé, et qui se rapproche avec sagesse des grands modèles, plutôt que de s’en écarter avec fracas. Lancelot sans doute ne fera pas glorieux le nom de son auteur ; il le laissera justement honoré. Je crains même, en parlant d’une partition plus que beaucoup d’autres sincère et « de bonne foy, » je crains d’avoir manqué sinon de respect, au moins de cette sympathie dont on a dit, je crois, qu’en critique, elle est la grande méthode. Hoffmann a dit plus encore, ou mieux ; Hoffmann, le conteur fantastique, qui ne fut pas seulement un grand poète, mais un excellent musicien et un critique musical de premier ordre. S’il eut des jours d’enthousiasme et des jours de colère ou d’ironie, il en avait aussi d’indulgence et de bonté. Alors il se reprochait ses railleries et ses exigences. Alors il se souvenait que pour être véritable et digne de ce nom, l’amour de la musique — comme tout autre amour — doit consister et se plaire beaucoup moins à punir qu’à pardonner. Alors la musique en soi lui paraissait si belle, qu’il ne trouvait plus de musique entièrement dépourvue de beauté. « Vois-tu, Johannès, — c’est ainsi qu’il se gourmandait lui-même, — tu me semblés quelquefois très dur dans ton emportement contre toute musique sans génie. Est-il donc une musique absolument sans génie ? Et, en retournant la question, est-il donc une musique absolument accomplie, sinon chez les anges ?… Et puis, cher Johannès, le simple désir de faire de la musique n’est-il pas déjà quelque chose de vraiment touchant et qui réjouit »[1] ? Ainsi la bienveillance d’Hoffmann s’étendait sur toute musique, fût-ce la plus insignifiante ou la plus désagréable. Il excusait les amateurs et ne haïssait plus les virtuoses. Il écoutait avec patience, avec plaisir peut-être, les romances de salon, les chansons de la rue ou du grand chemin. « Les musiciens, disait-il, les musiciens ont raison, » et il leur pardonnait, il les aimait tous pour l’amour de la musique elle-même. Imitons cet amour et, si humbles, si modestes, si pauvres même que soient les dons que nous fait quelquefois la musique, élevons-nous au-dessus de tous les biens, jusqu’à celle qui donne.


Louise, qu’on attendait avec impatience et qui n’a pas trompé cette attente, témoigne d’un très grand talent et d’une erreur grave. On savait, d’ailleurs, à quel point était doué de l’un et capable de l’autre le musicien des Impressions d’Italie et de la Vie du Poète. Je ne connais des Impressions d’Italie qu’une variante ou une transcription. C’est une chanson de muletier, qui se chante en cheminant au soleil, sur quelque sentier des montagnes d’Albano ou de la Sabine. Chanson d’amour, de colère et de désespoir, les « grelots des mules sonores » l’accompagnent : un chœur lointain et délicieux de jeunes filles à la fontaine lui répond. Cela est éclatant et sauvage, dramatique et pittoresque. Au temps où le « jeune maître, » comme on appela très vite M. Charpentier, aimait d’assortir la couleur typographique à la couleur musicale de ses œuvres, il fit graver en bleu cette mélodie, et fit bien : elle est vraiment d’azur.

Dans la « nature » ou le « tempérament » de l’artiste, voilà la part de Rome. Paris, et plus spécialement Montmartre, en eut une autre et c’est la Vie du Poète. Trois grands morceaux forment cette symphonie avec chant, à demi romantique et naturaliste à demi. Le second épisode à lui seul (Le poète appelé par les voix de la Nuit) parut naguère et demeure encore aujourd’hui une grande et belle chose : belle de sentiment et d’exécution, d’abondance et pourtant de sagesse, de rêverie, de mystère et de tristesse pure. Le dernier tableau (Une fête à Montmartre) fit un peu de scandale et beaucoup de plaisir. Plaisir vulgaire, pour ne pas dire davantage ; tableau de genre et de mœurs (du plus mauvais genre et des mœurs les moins relevées), brossé par une main qu’on eut raison d’appeler une patte, car elle poussait la vigueur de la touche au-delà de la brutalité. Mais le mouvement, la couleur, la vie surtout emporta toutes les résistances. On s’indigna un peu, mais on admira davantage. Montmartre entra dans la symphonie lyrique ; la Butte avait trouvé son musicien.

Aujourd’hui encore il lui demeure fidèle. C’est à Montmartre qu’il a demandé l’inspiration ou l’esprit, les personnages, le décor et souvent le langage de son « roman musical. » Il est très simple, ce « roman » et ne consiste que dans les amours contrariées et victorieuses tour à tour de Louise, une ouvrière, et de Julien, poète de brasserie et bohème. Premier acte : les parens de Louise refusent leur consentement au mariage. Acte second : Louise quitte son atelier de couture et sa famille pour suivre Julien. Acte trois : Louise goûte les douceurs de l’union libre ; elle est proclamée et couronnée Muse. Mais sa mère, au nom de son père malade, vient l’arracher aux délices réunies de la passion et du couronnement. Dernier acte : les parens, ayant repris leur fille, entendent la garder. Louise, résignée d’abord, ne tarde pas à se révolter ; suppliée en vain, puis maudite, puis chassée par son père, elle retourne à ses amours.

Avant de contester la « musicalité » du sujet, louons bien vite et bien haut le talent du musicien. La musique de M. Charpentier est ingénieuse et elle est claire ; elle a le charme souvent, quelquefois la puissance, et surtout et toujours elle a la vie. Elle nous gagne tout d’abord par l’agrément des sonorités. Je veux bien que l’instrumentation ne soit que le dehors et comme le vêtement ou la parure de la musique, mais ici, le dehors est délicieux et nous engage. L’abus des violoncelles et des harpes fait quelquefois le vêtement un peu lâche, un peu clinquante la parure. Il n’en est pas moins vrai que par la tenue générale, par le concours ou la division des élémens, par la valeur expressive et psychologique des timbres, l’orchestre de M. Charpentier est décidément d’un « jeune maître ». Il atténue et fond certaines harmonies ; il rend leur passage plus facile et moins rude leur rencontre. Partout enfin, ou presque partout, il donne l’impression de la plénitude sans encombrement et de la transparence unie à la profondeur.

Rien n’est moins au goût et peut-être à la portée de l’école contemporaine que l’invention mélodique. Dans une œuvre même comme celle-ci, la matière première, la substance musicale pourrait avoir plus d’abondance et d’originalité. Quelques thèmes néanmoins ont leur prix. Le motif d’amour, arpège éclatant qui monte et s’élance, est un beau mouvement de passion, de jeunesse et de joie. Avec le cri populaire : Voilà l’ Plaisir, Mesdames ! il domine toute la partition. Je trouve beaucoup de convenance et de vérité dramatique, un peu moins de nouveauté musicale dans l’épisode symphonique qui accompagne, au premier acte, la rentrée du père et le repas commun. Au dernier acte enfin, quand le père a pris sur ses genoux l’enfant égarée et farouche, lorsque soupire tout bas, mêlée à des harmonies câlines, enveloppée de sonorités qui fondent le cœur, la vieille chanson des berceaux, qui de nous a pu l’entendre sans un vague désir de larmes ! Ailleurs, la mélodie ou l’idée semble un peu brève ; elle brille un instant et disparaît. Mais c’est le style du jour. Nous préférons maintenant aux grandes lignes et aux larges touches les hachures, presque les points. Le détail significatif, intéressant, un peu mince, remplace le parti pris et la généralisation d’autrefois. La musique suit l’action, le discours, et dans Louise, le discours n’est pas seulement difficile à suivre : il est parfois désagréable. Si le récitatif est la moins bonne partie de l’ouvrage, il en faut accuser la parole, dont la musique ne peut trop souvent que souligner la platitude et la vulgarité.

Inutile d’ajouter que pour le musicien de Louise, le travail du leitmotiv est un jeu ; rarement un jeu de patience, car il ne trahit presque jamais l’effort ou seulement la recherche ; plus souvent un jeu d’esprit, quelquefois même un jeu de mots : soit que la voix alanguie des ouvrières, soit que la voix étranglée du père chassant Louise, donne au thème ramené de Voilà l’ Plaisir, Mesdames ! l’expression du désir et du rêve, ou celle de l’ironie, de l’insulte et de la malédiction. Les cris de Paris ! Le musicien de Paris par excellence n’y pouvait être indifférent. Il a suivi le conseil de Hameau : il a écouté « les gens qui chantent ce qu’ils crient dans les rues. » Et ces cris ou ces chants ont fourni d’eux-mêmes à M. Charpentier çà et là un effet touchant ou pathétique, partout le décor ou le « milieu » de son drame. D’eux-mêmes ? non pas, et l’artiste, si j’ose ainsi parler, y a mis beaucoup du sien. Si dans l’introduction du second acte (Paris qui s’éveille) il les présente un peu trop comme sur une carte d’échantillons, ailleurs il les développe, les combine ou les isole, il les éloigne ou les rapproche avec le sentiment le plus juste et le plus délicat du paysage parisien. À cet égard, la fin du second tableau est une chose exquise. Nous disions que la qualité maîtresse de la musique de M. Charpentier, c’est la vie. Elle anime également les individus, la foule et jusqu’aux choses elles-mêmes. Elle emplit de son bourdonnement l’extraordinaire tableau de l’atelier de couture. Elle fait d’abord vulgaire, ou du moins trop facile à dessein, puis douloureuse et enfin déchirante, la sérénade chantée par Julien sous les fenêtres et qui décide Louise à partir. Elle éclate, elle déborde, cette vie, dans les chœurs débraillés et grouillans du couronnement de la muse. Vivans, le premier acte et le dernier : l’un, d’une vie tour à tour souriante et attristée ; l’autre, d’une vie d’abord irritée sourdement, puis exaspérée et tragique. Vivante, oh ! de quelle vie mélancolique et douce, matinale et printanière, cette fin du second tableau, dont le charme demeurera toujours en nous ! Louise a refusé de suivre Julien et, le laissant dehors, elle est entrée à l’atelier. Songeur, un peu chagrin, le jeune homme s’éloigne, et dans le silence, au tiède soleil d’avril, on n’entend plus, très loin, que les voix de Paris. Modestes et pauvres voix, mais familières, depuis notre enfance, à nos joies comme à nos peines Nessun maggior dolore, chantait naguère le gondolier sous les fenêtres de la pensive Desdemona. Elles chantent de même, ces voix qui sont aussi du peuple, elles chantent autour d’un héros moins noble, mais pensif aussi et malheureux, et telle est la magie de leur chant que nous doutons un moment si la ruelle de Montmartre ne vaut pas la lagune de Venise et si tous les êtres et toutes les choses n’ont pas les mêmes droits à la musique et des titres égaux devant la beauté.

Et pourtant ! pourtant !…

Dans son beau livre l’Art et la Nature, Victor Cherbuliez a raconté qu’un jour une dame qui adorait la musique lui demanda : « Avez-vous jamais rencontré un musicien réaliste ? Autant que je le puis savoir, ajouta-t-elle, un réaliste fait profession de croire que tous les hommes sont des coquins. C’est une chose qu’il peut dire en vers ou en prose, mais je le défie de la dire en majeur ou en mineur. » Puis la dame se répandit en propos étrangers, et même contraires à toute juste notion comme à toute définition exacte du réalisme musical. Enfin « elle fit une pause et je tâchai de lui prouver que le vrai réalisme n’était pas ce qu’elle pensait et qu’il a son mot à dire en musique comme dans tous les arts. Mais elle ne m’écouta pas. »

Elle eut tort. Elle aurait beaucoup appris. « La musique, lui aurait dit d’abord Cherbuliez, a trop souvent payé tribut aux beautés convenues et le réalisme lui a rendu d’inappréciables services en l’affranchissant de ses routines, en brisant les vieux moules, en faisant la guerre aux coupes et aux rythmes artificiels, aux banalités insipides, aux fioritures déplacées et aux fades vocalises. »

Certes, parmi les effets du réalisme sur la musique, on n’en trouverait ni de moins contestable, ni de plus heureux. Le maître critique en apercevait encore un autre : « Par l’importance toute nouvelle qu’il a donnée aux instrumens et par la prédominance alternée de l’orchestre et de la voix, le réalisme a rendu le drame lyrique plus vrai ; il l’a rapproché de la nature, qui nous montre toujours les choses dans leur milieu. » La passion, que la musique dramatique s’efforce de représenter, n’existe et n’agit pas seule. Elle a l’univers pour théâtre et pour témoin. Elle rencontre à côté d’elle, devant elle, des auxiliaires et des ennemis. Elle trouve des obstacles qui l’arrêtent, s’ils ne l’excitent davantage, et des juges qui la condamnent, à moins qu’elle ne les corrompe. Elle livre des combats, dont elle sort triomphante ou vaincue. Transportant dans l’ordre du drame lyrique ces deux élémens de la vie, Cherbuliez remercie le réalisme d’en avoir déterminé plus nettement, d’en marquer avec plus de force le concours ou le conflit, et cette seconde interprétation du réalisme en musique, moins générale et plus détournée que la première, ne laisse pourtant pas d’être originale et de contenir une part et comme un nouvel éclat de vérité.

Le réalisme est autre chose encore et, sous une dernière forme, il est, pour la musique et pour l’art en général, une des conditions, une des lois de sa nature et de son être. Imitation de la vie, j’entends de la vie intérieure et morale, la musique en doit être une imitation fidèle, et les mélodies et les accords, les rythmes et les timbres, encore plus que les couleurs et les lignes, ont pour modèle unique le sentiment ou l’âme, autrement dit la plus réelle de toutes les réalités. Comme au poète, au peintre, au sculpteur, l’humanité dit au musicien : « Regarde, ou plutôt écoute s’il est une douleur égale à ma douleur, une joie semblable à ma joie ! » et de Palestrina jusqu’à Wagner, il n’y a de musique impérissable que la musique « ressemblante, » celle où l’humanité, joyeuse ou triste, se reconnaît.

Réaliste ! Un musicien de la valeur de M. Charpentier l’est assurément de ces trois manières, légitimes et même nobles toutes trois. Pourquoi faut-il qu’il le soit aussi d’une façon moins haute, et qu’il associe trop volontiers la musique à ce qu’il y a tantôt de plus insignifiant et tantôt de plus vulgaire dans la réalité ! Nihil humani a me alienum n’est pas la devise de la musique. Indifférentes, à moins qu’elles ne soient indignes, il y a des choses et surtout des paroles humaines, qui ne méritent pas d’être chantées. Loin de nous la pensée d’exclure de la musique les humbles et les petits ! Deux fois sacré, le droit des pauvres ne s’exerce pas seulement sur l’argent, mais sur la beauté. Ce droit à la vie esthétique, à l’être supérieur, idéal, la musique l’a reconnu de tout temps aux plus modestes d’entre nous. Le jour où par la voix de Heinrich Schütz, le grand primitif allemand, la musique a chanté, pour la première fois peut-être, le : Venite ad me de Jésus, elle a souscrit à l’appel et à la promesse divine. Elle ne l’a jamais trahie. Beethoven a fait danser des paysans. Il a plaint, — et de quelle sublime plainte ! — la mort obscure de Clärchen, « la petite Claire, » une pauvre fille. Schubert a voué le meilleur de son génie aux gens sans gloire, et même sans nom : au joueur de vielle, au pêcheur de truites, au postillon, et à ce cavalier inconnu qui serre dans ses bras son enfant. La musique, avec le temps, ne s’est pas endurcie : ce sont d’humbles héroïnes que Marguerite et Mireille, et le triste amoureux de Carmen est un brigadier, à peine un peu plus qu’un soldat.

Que la musique aille donc au peuple ; qu’elle soit faite à la fois pour lui et par lui, ou de lui. Mais qu’elle le soit au moins de ce qu’il a de meilleur : de son humilité, de sa misère même, plutôt que de sa trivialité et de sa bassesse. Si plus d’une page de Louise est hautement populaire, d’autres sont loin de l’être ainsi. Dans la scène muette du repas de famille (d’une famille d’ouvriers), au premier acte ; au quatrième acte, dans la berceuse exquise du père essayant de retenir son enfant, un Fromentin aurait aimé ce qu’il nomma si bien, à propos de l’art hollandais — qu’on peut rappeler ici — « la cordialité pour le réel. » En de tels passages, la musique a su, comme dit encore Fromentin « devenir humble pour les choses humbles ; entrer familièrement dans leur intimité, affectueusement dans leurs manières d’être. » À force de bienveillance et de sympathie, elle est montée de l’ordre de l’esprit à celui de la charité. Mais ailleurs, comme elle est descendue et tombée ! La parole, encore plus que le sujet ou l’action, est coupable de sa chute. On aura beau combattre, j’espère qu’on ne vaincra jamais la répulsion de la musique pour ce réalisme qui ne consiste que dans la représentation de la vie la plus ordinaire et surtout dans l’alliance avec le langage le plus commun. Il y a dans cette incompatibilité quelque chose d’instinctif et d’essentiel, ou de spécifique à la musique même. Elle répugne par nature, non seulement à la grossièreté de l’argot, mais à la vulgarité de la prose, j’entends d’une prose vulgaire. Si jadis, en dépit de la condition modeste et moderne des personnages (sauf Pierrot), la pantomime de l’Enfant prodigue parut en son genre un petit chef-d’œuvre, c’est justement parce qu’elle était une pantomime. Le silence y fut en quelque sorte le gardien et le garant de la beauté. Mais dans Louise, on chante trop souvent ce qui ne mériterait pas même d’être parlé. Je ne sais rien d’aussi peu lyrique, rien qui comporte aussi peu, qui supporte aussi mal la musique, que la causerie familiale et plus que familière des parens de Louise, ou les plaintes, reproches et réclamations de la mère venant reprendre Louise à Julien ; rien, si ce n’est les propos échangés vers quatre heures du matin, au pied de la butte Montmartre, par un chiffonnier, une laitière, une plieuse de journaux et deux sergens de ville, réunis autour d’une « poubelle renversée. » Dans une lettre de Dumas fils à Gounod, j’ai lu cette parole profonde : « Vous avez de la chance, vous autres musiciens, vous n’êtes pas forcés d’appeler les choses par leur nom. » Pourquoi renoncer, au lieu d’en profiter, à cette heureuse dispense ! Que la musique en soit jalouse, plutôt que d’en paraître, comme elle fait ici, dédaigneuse et presque humiliée. Aussitôt qu’elle l’abdique, elle se dégrade ; au contact de la parole indigne, ou seulement insignifiante, elle s’abaisse elle-même, au lieu de l’élever. Entre ces deux modes inégaux, que dis-je, inconciliables, de l’expression, un contraste et même une contradiction se produit. Elle peut devenir, Auber et surtout Offenbach en ont donné des exemples, un élément d’esprit, d’ironie légère ou d’énorme caricature ; j’ai peur qu’elle ne soit jamais que nuisible, et peut-être mortelle à la véritable, à la sérieuse beauté.

Il y a plus, et le style et peut-être l’action de Louise menace la musique non seulement dans sa dignité, mais en quelque sorte dans son étendue. En même temps que le langage le plus noble, la musique est le plus général et le plus mystérieux. À tous ces titres, elle ne doit exprimer ni rien de trop bas, ni rien de trop particulier ou de trop concret. Or, quand le chœur entonne devant Louise couronnée un refrain comme celui-ci : « C’est épastrouillant, abracadabrant ! C’est plus bath qu’à l’Opéra ! N’y a qu’à Montmartre qu’on voit ça ! » Il semble bien que le propre (si je puis dire) d’une telle allégresse et d’une telle acclamation soit à la fois d’être vulgaire et d’être spéciale. Voilà, pour la musique au moins, le second inconvénient des sujets modernes, de ceux qui, dans le temps ou dans l’espace, nous sont trop prochains ou trop présens. Je retrouvais dernièrement, dans les Essais de psychologie de M. Paul Bourget, une observation qu’on peut étendre à la musique : « Il est certain que l’époque contemporaine et que nos propres destinées nous fournissent la matière la moins susceptible d’être intellectualisée, si l’on peut dire. Nous ne saurions nous en former qu’une représentation partielle et partiale, incomplète et troublée, qui ne nous permet pas d’en dégager sûrement, nettement, les lignes durables et comme d’essence idéale et nécessaire. » Partielle et partiale, étroite en même temps qu’inférieure, telle est bien la représentation de la vie que M. Charpentier semble préférer encore. Il est heureusement très capable de l’élever et de l’agrandir. « La rue me saoule, » aurait-il déclaré, un peu brutalement. Il connaîtra d’autres ivresses, plus nobles et, pour ainsi parler, moins locales. Musique française, a-t-on dit de sa musique. Souhaitons que ce ne soit pas trop dire, et que cette musique souvent urbaine, faubourienne seulement, devienne nationale, et même universelle un jour. Paris n’est pas la France entière, et Montmartre n’est même pas tout Paris. Que M. Charpentier descende de ces hauteurs, qui ne sont que topographiques. On assure déjà qu’il pense à les abandonner, au moins en esprit. Nous nous réjouirons s’il gravit d’autres cimes, et s’il y demeure ; si, pour un idéalisme plus élevé et plus large, un musicien tel que celui-là renonce à certain réalisme qui risque de rétrécir la musique, en même temps que de l’abaisser.


Le début de Mlle Rioton dans le rôle de Louise est plus qu’une promesse. M. Fugère sait être un père noble en même temps qu’un père ouvrier. Il joue et chante admirablement son personnage. Quant à Mme Deschamps, elle vit le sien. Épouse ou mère, à table ou dans la cuisine, qu’elle écume son pot ou gifle sa fille, on ne saurait être peuple avec plus de naturel et de vérité. M. Messager dirige excellemment un excellent orchestre et la mise en scène est une merveille de réalisme, parfois même de poésie.

Camille Bellaigue.
  1. Hoffmann, Kreisleriana (Fantaisies à la manière de Callot, traduction et introduction par M. H. de Curzon. 1 vol. ; Paris, Hachette).