Revue musicale - 30 juin 1913

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Revue musicale - 30 juin 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 217-228).
REVUE MUSICALE


Théâtre des Champs-Élysées : Pénélope, poème lyrique en trois actes ; paroles de M. René Fauchois, musique de M. Gabriel Fauré. — Théâtre de l’Opéra-Comique : Julien, poème musical, paroles et musique de M. Gustave Charpentier.


Un jour, au théâtre de l’Odéon, l’auteur du livret de Pénélope, M. René Fauchois, a mal parlé de Racine. M. René Fauchois, sur la même scène, un autre jour, dans un drame qui portait le nom de Beethoven, a fait parler Beethoven ainsi qu’il suit.

D’abord, à propos de la symphonie Héroïque, dédiée, on le sait, au Premier Consul, puis reprise à l’Empereur :


Et certe, à ce moment, de cette jeune épée,
Qui jetait sur le monde un reflet d’épopée,
Je bénissais l’audace et l’inspiration ;
Hélas !... et j’enviais sa noble nation !
Mais le jour où j’ai su la honte de son sacre,
J’ai vu ce qu’il était : un héros du massacre,
Un tyran tel que ceux qu’il écrasait jadis.
Sur ses lauriers souillés j’ai dit De profundis,
Et j’ai, de l’hymne écrit autrefois pour ce pitre,
Oté la dédicace et déchiré le titre.


Ailleurs, sur ses façons, bien connues, de composer au grand air, en se promenant à l’aventure, et quelque peu débraillé, Beethoven donnait certaines indications :


En sortant du théâtre un air me vient en tête.
Souvent, sur les remparts je marche et je m’arrête,
Et je m’assieds, en proie aux méditations.
Dans l’ombre qui serpente autour des bastions.

J’ai donc pris, par instinct, ma route favorite.
Toujours improvisant, j’ai dû m’asseoir ensuite,
Et, mon sang bouillonnant sans doute sous ma peau,
J’ai mis ma redingote à bas, et mon chapeau.


Au théâtre de l’Odéon,. entre ces tirades et d’autres similaires, ou pires, l’orchestre Colonne exécutait certaines pages de Beethoven : l’ouverture de Léonore, la Mort de Claire (d’Egmont), des fragmens de symphonies. Ainsi l’auditeur était à même de décider si l’immortel musicien s’exprimait avec plus d’éloquence par la poésie que lui prêtait M. Fauchois ou par sa propre musique.

Ce premier essai de collaboration poético-musicale ne laissait pas d’inspirer quelques doutes sur le succès d’une nouvelle rencontre. L’événement les a dissipés. M. René Fauchois s’est mieux trouvé, beaucoup mieux, de parler, ou d’écrire pour M. Gabriel Fauré, que de faire parler Beethoven. Le poète de Pénélope a parlé d’après Homère ; quelquefois seulement avec plus de recherche et de préciosité. Du récit homérique, il a supprimé deux personnages, sympathiques pourtant et dignes de regrets : Minerve et Télémaque. Les autres, il ne les a point travestis ou gâtés. Après tant de siècles, elle demeure encore exquise, l’antique et conjugale aventure, exquise de jeunesse, de tendresse et de pureté. Un sot nous écrivait cet hiver, — à propos de Gounod musicien de l’antiquité, — que les Grecs n’avaient jamais compris la femme, l’épouse. Il oubliait Pénélope, Alceste et quelques autres. Aussi bien, que n’ont-ils pas compris, ces Grecs, ou tout au moins deviné ! Plus pieux que nous ne le sommes souvent aujourd’hui, ns vénéraient le foyer, la « maison, » dont M. Henry Bordeaux vient d’écrire, ici même, — avec quelle religion et quelle ferveur ! — l’apologie, ou mieux, le poème. L’histoire de Pénélope, c’est l’histoire trois fois millénaire, peut-être la plus ancienne histoire de la « maison » chérie, défendue et sauvée.

Premier acte : retour d’Ulysse, sous les traits et les haillons d’un vieux mendiant. Rudoyé par les prétendans, Pénélope l’accueille. Sa nourrice Euryclée, en lavant les pieds du vagabond, y retrouve la cicatrice connue. Elle se tait, sur l’ordre du maître, et celui-ci demande à Pénélope l’unique faveur de l’accompagner au sommet de la colline où chaque soir, assise contre une colonne de marbre par elle fleurie de roses, la reine cherche en vain sur les flots une voile.

Second acte : nocturne et mélancolique entretien de Pénélope et de son hôte ; lui, craignant de se trahir, elle, curieuse et vaguement attirée. Ulysse ensuite, resté seul avec le vieil Eumée et les pâtres, se fait reconnaître par eux, n’exigeant d’eux, pour aujourd’hui, que leur silence, et, pour demain, que leur secours.

Troisième et dernier acte : sur le conseil de l’ingénieux étranger, Pénélope impose aux prétendans l’épreuve de l’arc. Vous en savez l’issue, et la victoire de l’époux. A peine achevé, dans la coulisse, le massacre de ses compétiteurs, Ulysse reparaît, non seulement rajeuni, mais revêtu d’un militaire et somptueux uniforme. L’âge, l’aspect, la toilette, en un instant Minerve protectrice a tout renouvelé. Sur ce dernier point on a seulement trouvé qu’elle avait trop bien fait les choses et costumé son héros en sujet de pendule, en guerrier d’opérette plutôt que d’opéra.

A propos de Pénélope, — il s’agit maintenant de la musique, — on pourrait citer une fois de plus, avec une variante, un contresens au besoin, le fameux vers : Humanum paucis vivit genus. Il suffirait de le traduire ainsi : « Le genre humain vit de peu de chose. » Autrement dit, peu de chose est nécessaire pour qu’il y ait, en musique du moins, de l’humanité et de la vie. Et sans doute la vie dont une Pénélope est vivante ne surabonde et ne déborde pas. Elle ne se manifeste ni par de vastes développemens, ni par des effusions prolongées, ni par des éclats retentissans. Discrète, cachée, mystérieuse même, elle ne se révèle à l’auditeur, et plus encore au lecteur attentif, que par des mouvemens modérés, des traits choisis, des accens toujours justes, souvent profonds. Et cela est fort bien. Nous n’attendions pas de M. Fauré, se faisant le musicien d’Ulysse et de Pénélope, un « drame lyrique, » encore moins un « grand opéra, » mais plutôt un poème élégiaque, une série d’impressions ou d’esquisses sonores, un album de lieder, mélancoliques et nobles comme Pénélope, et, non moins qu’Ulysse, ingénieux. C’est presque cela que nous avons eu. Presque, non pas tout à fait, peu de pages de Pénélope étant aussi développées, et, comme on dit, « poussées, » que les Berceaux, par exemple, ou les Roses d’Ispahan, ou tel autre chef-d’œuvre d’un genre où M. Fauré depuis longtemps ne craint pas de rival. Moins que des lieder : des demi-lieder, ou des quarts de lieder, c’est ainsi qu’on pourrait définir la nouvelle œuvre de M. Fauré. Au surplus, aucun sujet n’offrait une affinité plus étroite avec la nature du musicien. L’action, — l’action intérieure, la seule qui compte, — se passe ici, jusqu’à la scène finale, entre l’époux qui craint d’être reconnu et l’épouse qui ne le reconnaît pas. Les péripéties, légères, ne consistent chez l’un, qu’en réserves, réticences, furtifs mouvemens aussitôt réprimés ; chez l’autre, en vagues soupçons, en pressentimens secrets, non moins vite évanouis. Tout baigne ainsi : les pensées, les passions, et les discours mêmes, dans la demi-teinte et le clair-obscur. Or c’est là justement l’atmosphère, un peu voilée où M. Fauré se complaît ; c’est là, de son art et de son âme rêveuse, le domaine choisi, mystérieux.

Il n’est pas vrai cependant qu’on ne puisse trouver dans Pénélope une seule touche énergique. Nous y signalerions jusqu’à deux raccourcis qui ne manquent pas de vigueur. L’un est la brève acclamation des bergers reconnaissant leur maître. Le geste sonore, car il n’y a là rien de plus, est soudain, juste, et, par sa brièveté même, efficace. L’autre moment n’est pas moins beau et dure davantage ; Gœthe aurait dit : il s’arrête. C’est, au début du dernier acte, une phrase, mieux qu’une phrase d’Ulysse, méditant sa vengeance prochaine. La période, par extraordinaire, a de l’ampleur, avec une force contenue, mais sensible ; le rythme en est solide, la déduction mélodique originale, et terminée, ou plutôt couronnée au sommet, par un vigoureux accent. Et tout cela donne bien l’impression du retour, de la rentrée, secrète encore, mais bientôt manifeste, d’un personnage héroïque et longtemps caché, dans ses droits, son rôle et son caractère ou sa nature de héros. L’épilogue enfin permet, pendant quelques instans, à la musique de se donner carrière. Le dernier chœur, dont Ulysse et Pénélope sont les coryphées, achève l’ouvrage par un lumineux cantique d’allégresse et d’amour. Il y a là, — toutes proportions gardées, — quelque chose qui rappelle un peu l’action de grâces finale d’un Fidelio, d’un Freischütz, de ces opéras qu’on a quelquefois nommés, à cause de leur conclusion généreuse, vraiment libératrice, les « opéras de la délivrance. »

Le premier acte de Pénélope est de beaucoup le plus complet. Il est aussi le plus caractéristique. Il n’existe que par les détails, mais tous les détails en sont précieux. Le caractère de l’héroïne est posé dès les premières notes, peu nombreuses, mais qui suffisent, tant elles sont riches de pensée et de sentiment, lourdes de souvenir et de tristesse. D’un bout à l’autre de l’acte, les personnages, principaux ou secondaires, et les choses mêmes, l’atmosphère, ou, comme on dit, improprement d’ailleurs et contrairement à ce qu’on veut dire, le « milieu, » en un mot le tableau tout entier, est fait de touches un peu minces, un peu courtes aussi : taches, si l’on veut, et hachures. Il y en a de mélodiques, d’harmoniques, d’orchestrales, mais chacune a son effet. Il n’en est pas une seule qui ne concoure au dessin, au modelé et à la couleur de l’ensemble. Eurymaque, un des prétendans, reproche à la reine les délais qu’impose à leurs prétentions l’interminable broderie :


Depuis qu’en ce travail ta piété s’absorbe,
Bien des fois le soleil a parcouru son orbe,
Et les doigts de l’aurore ont éveillé souvent
La forêt endormie auprès du mont rêvant.


Le paysage poétique n’est rien auprès du paysage musical, où, défaillant de note en note, par tierces successives, la voix et l’accompagnement, le chant et les accords, — ceux-ci délicieusement dégradés et fondus, — ont l’air eux-mêmes de dormir et de rêver. Pénélope alors de répondre seulement : « J’ai tissé de mes mains pour le père d’Ulysse ce linceul... » Et l’intonation de sa réponse, et même, avant qu’elle réponde, quelques notes d’orchestre, lentement étagées les unes au-dessus des autres, suffisent pour déployer, avec le suaire étendu, l’immense, la mystérieuse mélancolie dont il est le symbole. « Ne forçons point notre talent... » Parce qu’il n’a pas forcé le sien, le musicien du premier acte de Pénélope a tout fait avec grâce. Et cette grâce est noble, elle est triste, — le sujet la voulait telle — et, même ingénieuse, toujours elle attendrit. Si Pénélope, se croyant seule un moment, détisse, furtive, le funeste tissu, quelques notes échappées (sont-elles de flûte ou de harpe ?) semblent se défaire comme les points. Mais elles signifient autre chose encore. Par leur ton ou leur mode, par l’harmonie qui les enveloppe, enfin par les soupirs, que çà et là elles interrompent, de l’ouvrière ennemie de son fatal ouvrage, elles ajoutent, ces notes, perlées comme des larmes, au trait pittoresque et spirituel, un autre trait, qui va plus loin, de sentiment et d’émotion.

Quelques périodes lyriques, d’un lyrisme volontairement retenu, forment dans le courant de l’acte comme des îlots délicieux. Un intermède chorégraphique, de peu de durée, se partage pour ainsi dire en deux couplets. Le premier est seulement dansé ; dans le second, la voix de Pénélope entrelace avec les motifs sinueux de l’orchestre, une adorable plainte, avivée à la fin par un beau cri de fidèle, d’amoureux espoir. En l’une et l’autre strophe, on doute si la mélodie ou l’harmonie est plus subtile. Et l’union, l’unité des deux élémens est si étroite qu’on ne saurait les séparer, qu’on ne les perçoit, qu’on ne les conçoit même qu’ensemble. Tout cela est fin, jamais on ne saurait trop le redire, et tout cela sait être profond : témoin certain lied encore (il n’y a décidément pas d’autre mot), où, religieusement pensive, Pénélope se souvient et reproche aux prétendans d’oublier que sous les haillons d’un mendiant, un héros peut se cacher, même un dieu. Oui, la musique de cette page est profonde. Elle « va loin, » dirait Carlyle, allant jusqu’à nous découvrir dans un cœur de femme, et dans un cœur antique, le trésor non seulement de la pitié, mais de la piété.

Les dernières pages de ce premier acte en sont peut-être les plus exquises. Elles forment comme une équation parfaite entre les deux élémens ou les deux termes, désormais classiques : le paysage et l’état d’âme. Quelle marine et quel nocturne que l’invitation de Pénélope ! Invitation, non pas au voyage, mais au pèlerinage prochain que renouvelle tous les jours son invincible espérance. « Viens, Euryclée, murmure la reine,


Ainsi que chaque soir montons sur la colline
D’où l’on peut voir briller toute la mer divine...


Et la mer, en effet divine, brille, soupire aussi dans le rythme ondoyant et complexe de l’orchestre. Et pour associer à la nature l’âme triste et noble comme elle, il suffit que s’élève par instans au-dessus de la surface sonore, une note ou deux, pas davantage, mais si vives, mais si prenantes ! de regret et de désir.

Dans son Motu proprio, célèbre autant que mal obéi, du 22 novembre 1903, sur la musique d’église, le Souverain Pontife, ayant à définir la mélodie, ou plus exactement le solo mélodique admissible en cette espèce de musique, le qualifiait d’ « accenno, o spunto melodico. » Cela signifie « un soupçon, une pointe. » La musique de Pénélope, et cette musique entière, autrement dit chacun des élémens dont elle se compose, offre ce caractère de réserve et comme de modicité. Plutôt que d’insister, elle indique ; suggérer lui plaît et lui suffit. « Opéras libérateurs, » disions-nous de certains opéras. Nous avons cru reconnaître dans l’opéra de M. Fauré quelques signes d’une autre délivrance, toute musicale celle-là, qui viendra sans doute, mais qui tarde. Pénélope elle-même aura moins longtemps attendu. Cette musique encore une fois (la musique de M. Fauré) ne surabonde pas. Elle semble craindre de s’étendre et de se déployer. Mais autant que de s’en plaindre, n’y aurait-il pas lieu peut-être de s’en applaudir ! Tant d’autre musique aujourd’hui nous accable et nous étouffe, accumulant à l’infini les causes sans effet et les moyens sans but, ajoutant, ajoutant toujours aux forces vaines les formes vides ! Polyphonie surtout, que de crimes on commet en ton nom ! Serions-nous menacés, en art aussi, de périr par le nombre ! Le musicien de Pénélope est de ceux qui pourraient détourner de nous ce péril. Il ne s’est défié de rien plus que du nombre. Les pages exquises de son œuvre sont faites de peu de notes, mais élues. Tout est sobre ici, tout est léger et l’air circule. Le lecteur aime à trouver des « blancs » dans la partition, et l’auditeur, des silences. Ils bénissent l’un et l’autre cette épargne et ces ménagemens. Le temps semble arrivé, pour les musiciens, de suivre le précepte antique et de ne pas semer à plein sac, mais d’une main légère. Il est vrai que de ce mode de semailles, peu de mains savent le secret et le geste harmonieux.

Sobre d’abord est l’orchestre de M. Fauré. Comme celui des classiques, il a pour base et pour fond le quatuor à cordes, et sur ce fond, les autres sonorités, distribuées et choisies, se posent ou se détachent, pour le rehausser quelquefois, sans jamais l’encombrer ni le recouvrir. Quant aux leitmotive, le musicien les emploie à peine ; il les emmêle, ou les combine, moins encore. Il les aime très courts, mais leur brièveté ne fait point obstacle à leur caractère. Un thème d’Ulysse n’est que de deux notes, dont l’une, pointée, porte et frappe, en montant, sur l’autre. Ce n’est rien de plus qu’un appel (de trompette souvent) mais il est clair, il est brillant, il suffit. La mélodie même dans Pénélope, quand véritablement il y a mélodie, nous est donnée et nous devons la prendre, en quelque sorte, à dose homéopathique. Elle n’en agit pas moins par la molécule ou l’atome sonore, par une note, une seule quelquefois, altérée à l’improviste, mais à propos. Un dièse, un bémol, c’est, comme vous savez, ce qu’on appelle en musique un accident. Avec M. Fauré, c’est le plus souvent un accident heureux.

Si maintenant on étudiait les péripéties, ou les « situations, » et la façon dont le musicien les a traitées, on trouverait dans la manière de M. Fauré, dans sa manière dramatique, le même parti pris de retenue et presque de pudeur. La première entrée d’Ulysse coïncide exactement avec la péroraison, ou, comme dirait l’écrivain, souvent musical, de la Colline inspirée, avec « le haut moment sonore » d’un chant de l’épouse invoquant, évoquant l’époux. Devant le mendiant subitement apparu, Pénélope, retombée du sommet de son rêve et de son espérance, ne trouve que ces mots, balbutiés tout bas : « Ah ! j’ai cru que c’était celui que j’attendais. » Ulysse, inconnu, se tait un instant ; Pénélope, ignorante, ne lui parle pas encore. Aucun bruit, nul éclat ; tout l’effet, — et l’on voudrait une autre expression, plus discrète elle aussi et moins vulgaire, — ne consiste que dans cette réserve mystérieuse et silencieuse à demi. Même procédé… que dis-je, même absence de procédé et de recherche dans la scène d’Euryclée reconnaissant Ulysse. Peu de moyens, élémentaires, mais efficaces : un trémolo, voilà tout, pour soutenir la parole furtive, et pour l’aviver.

La parole surtout, M. Fauré l’a bien servie. Musicien français, il lui rend les honneurs auxquels, en toute musique purement française, elle a droit. Il la traite à l’antique, avec simplicité, mais avec noblesse. Il la place, au besoin il l’isole, libre et nue, tantôt en pleine lumière, tantôt dans la pénombre. Loin de l’envelopper de l’orchestre, de l’étouffer sous la polyphonie, il tire d’elle-même la valeur, la beauté, verbale et chantante, qu’elle contient et que les maîtres seuls en savent exprimer. Le musicien de Pénélope a su donner au discours, au dialogue, à la moindre phrase, au plus petit mot, l’intonation, l’inflexion qui convient et qui suffit. Ainsi noté, un mot, un seul encore une fois, peut être, par le sens et par le son, une chose exquise, une chose profonde. Le premier acte de Pénélope apparaît tout parsemé de ces mots-là, d’autant plus précieux que, dans notre langue musicale, ils abondent moins aujourd’hui. Orchestre tempéré, mélodie flottante et un peu voilée, harmonie subtile, déclamation juste et touchante, il est une scène choisie, où la rencontre de ces divers élémens forme un tout vraiment délicieux : c’est la dernière scène du premier acte. Lisons, relisons-la, puisque jusqu’à l’automne on ne pourra plus l’entendre. Elle offre im exemplaire achevé du meilleur style de M. Fauré ; non seulement une indication, mais un gage de ce qu’il a voulu, de ce qu’il a su faire, et cela se pourrait définir en trois mots, qui sont : dégager, alléger, éclaircir. Par là surtout cette scène est antique et vraiment grecque. Elle rappelle certaine phrase de Taine disant, — à peu près, — des Anciens, que par une sage économie ils pourvoyaient à nos plaisirs avec une perfection où nos modernes prodigalités n’atteignent pas. Le musicien de Pénélope, — et l’on ne saurait trop l’en féliciter, — a su plus d’une fois être un Ancien de cette manière.

Le rôle de Pénélope a été chanté et joué par Mme Bréval avec la plus noble lassitude ; celui d’Ulysse, avec autant de retenue que d’élan, suivant les circonstances, par M. Muratore. Et la représentation visible de l’ouvrage (décors et costumes, paysage du second acte et danseuses d’un vert billard) nous a laissé de pénibles souvenirs.


On ne devrait, a dit Renan, écrire que de ce qu’on aime. Nous écrirons peu de Julien.

Dans une certaine et très modique mesure, Julien pourrait passer pour une suite de Louise, le nouvel ouvrage de M. Charpentier ayant le même héros, du commencement à la fin, et, par momens, la même héroïne que l’œuvre ancienne. Mais Julien est bien davantage une amplification, ou, si l’on veut, une hypertrophie, dramatique et musicale, de la Vie du poète, symphonie lyrique antérieure à Louise et vieille aujourd’hui de vingt-deux ans. Hélas ! il faut l’avouer, cette nouvelle édition n’est pas heureuse. Revue et considérablement augmentée, elle a été corrigée aussi, mais dans le mauvais sens et comme à rebours. L’auteur « en a remis. » Autrement dit, M. Charpentier, poète et musicien, a fini par tomber, — un peu bas, — du côté, des deux côtés même, où dès le début il pencha : l’un est le romantisme, l’autre est le réalisme, l’un et l’autre poussés à toute outrance. De ces deux excès, Julien nous paraît former le plus déplorable amalgame. Le poème, où le merveilleux alterne avec la trivialité, pour ne pas dire plus, ou moins, consiste en une série de tableaux, série descendante et véritablement dégradée. Première scène : la chambre de Julien à la Villa Médicis ; la chambre de Julien, et de Louise, par Julien séduite à Paris et emmenée à Rome. Pensionnaire de l’Académie, Julien n’est cependant pas un artiste, mais un poète. Cette infraction aux règlemens n’a d’ailleurs aucune importance. Le soir tombe, et sur les destinées de la poésie en général et de sa poésie en particulier, voici que Julien se répand en grandiloquentes vaticinations. Louise lui donne la réplique, plus modestement. Elle a pourtant une ambition, un rêve, la petite ouvrière : elle aspire à refléter l’âme et le génie d’un grand homme, à devenir, à « passer » Muse. Aux tableaux suivans elle aura cet honneur. Alors commence la partie symbolique de l’histoire. En trois scènes successives, nous voyons Julien entreprendre, puis achever, en compagnie de Louise, une sorte de pèlerinage vers l’Idéal. Cela débute par l’ascension d’une montagne sainte, pour continuer par la traversée d’un abîme ou fosse dantesque, où sont entassés les poètes déchus ; et cela se termine dans un temple, au milieu d’un personnel sacerdotal ou maçonnique, par une espèce d’initiation aux mystères, au culte, à la religion enfin de la Beauté : celle-ci, comme bien l’on pense, ayant pris les apparences, transfigurées et radieuses, de la petite midinette.

Puis nous revenons au réel et sur terre, sur la terre slovaque, laquelle est située, vous n’êtes pas sans l’ignorer, quelque part au Nord de la Hongrie. Là, parmi les paysans, le Julien de M. Charpentier, j’allais dire le Faust de Berlioz, promène son éternelle inquiétude, sans cause et sans remède, que ne parviennent même point à calmer les aimables empressemens d’une jeune Slovaque.

En Bretagne maintenant. « Levez-vous, orages désirés ! » Orages du cœur, orages du ciel et de la terre, ils se lèvent tous. Pas plus que la jeune Slovaque par la tendresse, une aïeule bretonne, par la prière et par la foi, ne réussit à les conjurer. Un calvaire est proche : belle occasion pour le désespéré, le maudit, le romantique enfin, — qui ne la manque pas, — de blasphème, de sacrilège et de poing tendu vers le Crucifié.

M. Charpentier a donné pour épigraphe à son œuvre cette phrase empruntée à la Confession d’un enfant du siècle, du siècle dernier, déjà si loin de nous : « Vous cherchez autour de vous comme une espérance... et la destinée qui vous raille vous répondra par une bouteille de vin du peuple et une courtisane. » Les scènes finales de Julien ne sont que la mise au théâtre de cette double réponse. La courtisane, ou plutôt la fille, c’est Louise, retrouvée par Julien à la fête de Montmartre. Quant à la bouteille, elle n’est pas même de via, mais d’absinthe. Alcool et prostitution, voilà la conclusion de ce drame lyrique. Ce n’est pas un dénouement, c’est une déchéance.

Encore une fois, tout cela, rêve et réalité, ou plutôt réalisme, tout cela se trouvait en germe dans la Vie du poète. Sans doute, mais en germe seulement. Et puis, au concert, dans une symphonie lyrique, dans une œuvre, ne disons pas de musique pure, oh ! non, mais seulement de musique, tout cela ne se voyait pas. Or, vous le savez, les yeux, plus que les oreilles, ont leur délicatesse. Un poète l’a dit, un poète latin, et qui pourtant n’était pas prude :


Segnius irritant animas demissa per aurem
Quam quæ sunt oculis subjecta...


Enfin la Vie du poète, c’était, nous l’avons dit, il y a vingt ans et plus. Alors la Fête à Montmartre pouvait passer pour une boutade, une folie de jeunesse, pour une pochade aussi, et, comme on dit à l’atelier, pour une « charge. » Autant que la peinture, la musique a les siennes. Aujourd’hui, cela vient ou revient un peu tard, et de ce spectacle d’abord, et de cette musique même, on n’a plus senti, — nous du moins, — au lieu de la couleur et du mouvement, que la grossièreté, la bassesse et, si l’on osait, on dirait l’ignominie.

A demi naturaliste et romantique à demi, écrivions-nous déjà de la Vie du poète. Cela est bien plus vrai de Julien, et si la première moitié, nous venons de le voir, inspire quelque répugnance, il est difficile de prendre la seconde au sérieux. Le poète, l’artiste qu’est Julien se fait de lui-même d’abord, de sa personne et de son œuvre future, de son génie, de sa mission et de sa vocation, une idée véritablement exorbitante. Avec cela, son orgueil ou sa vanité se complique d’un état habituel et, proprement romantique, de mélancolie, que dis-je, de désespoir et de fureur. L’impiété, naturellement, y a sa place et son rôle. De ces excès d’ailleurs, aucune raison et pas la moindre excuse. Si Julien est l’autobiographie de l’auteur, — et nous devons croire, l’auteur l’ayant publiquement déclaré, qu’elle l’est en effet, — le héros ne nous paraît pas bien à plaindre. Le musicien de la Vie du poète, des Impressions d’Italie et de Louise n’a-t-il pas rencontré, sans trop longtemps l’attendre, la fortune, les honneurs et la gloire même ? A lui, comme à tel autre pensionnaire de la Villa Médicis, qu’il voyait dessiner un jour dans la campagne, certain prélat romain aurait pu dire : « Mon enfant, remerciez Dieu, si vous n’êtes pas ingrat. «  Ce serait plus simple, oh ! combien plus simple ! que d’accumuler en des scènes prétendues idéales et mystiques, pseudo-religieuses et laïquement sacrées, les divagations ampoulées et vides d’une esthétique de brasserie et d’une métaphysique d’estaminet, phraséologie à la fois prétentieuse et puérile, galimatias double, où les pensées d’un Homais semblent s’exprimer dans le langage d’un Zola.

Voilà pour la poésie, ou la littérature, et la pire. Mais la musique ? Elle n’est guère autre chose non plus que la musique de la Vie du poète, étendue, délayée, où flottent çà et là quelques rappels thématiques de Louise. Rien de nouveau, rien non plus de meilleur. L’épisode slovaque seul est poétique, émouvant par endroits, surtout à la fin, lorsque revient, — de la Vie du poète toujours, — un chœur, un appel attirant des voix de la nuit, qui nous parut autrefois et demeure encore une chose belle, de noble et pure beauté.

Louise, qu’il ne faut pourtant pas oublier, et dont M. Charpentier lui-même se ressouviendra peut-être un jour, cette Louise tour à tour charmante et triviale, avait témoigné, depuis la Vie du poète, d’un grand talent et d’une grosse erreur. Julien, hélas ! a réalisé non pas les promesses, mais les menaces de Louise. On nota, même dans Louise, des symptômes inquiétans. Rappelez-vous, au sommet de la butte, un soir de « quatorze juillet, » l’hymne à Paris illuminé, la déclaration, en duo, des droits de l’homme, et de la femme, à l’union libre, enfin tout le bruyant étalage d’un bric-à-brac pseudo-philosophique et social. Mais, dans Louise toujours, il y avait autre chose. Et c’était, pour la première fois peut-être, la promotion à la beauté véritable. des élémens les plus simples, les plus familiers de la vie. C’était une sympathie cordiale, profonde pour la réalité populaire, quotidienne, parisienne aussi, pour les êtres et les choses les plus chétifs, les plus terre à terre, mais que la pitié, la tendresse relevait, et quelquefois très haut, vers le ciel. En deux mots, c’était du réalisme sans doute, mais du meilleur, de celui qu’il ne faut ni mépriser, ni proscrire, du réalisme à base d’amour. Dans l’ordre de la musique, dans « le royaume où résident les enchantemens célestes des sons, » le musicien de Louise avait donné véritablement droit de cité à Paris, à notre Paris. Avec les plus petites voix de la grande ville, avec les plus dédaignées, il avait su former les plus harmonieux, les plus attendrissans concerts. « Marchand d’habits !... Du mouron pour les p’tits oiseaux !... A la tendresse ! La verduresse !... Voilà le plaisir, Mesdames ! » Autant d’appels, ou de cris, dont on ne savait pas jusque-là tout ce que les pauvres notes pouvaient exprimer de lassitude et de peine, de charme souffrant et de triste sourire. « La rue me saoule, » avait dit alors, brutalement déjà, M. Gustave Charpentier. Mais alors il se calomniait lui-même. Alors, la rue ne l’enivrait encore, plus purement, que de « cette douce ivresse, où la bouche sourit, où les yeux vont pleurer. » Et atelier, comme la rue, — souvenez-vous du tableau des couturières, — lui révélait et par lui nous révélait sa poésie et son âme : son âme féminine, son âme de langueur et de rêve, de désir et d’amour. Toutes ces choses sont passées. Décidément, nous avions tort au début de ces pages : Julien n’est pas Louise continuée, c’est Louise avilie.

L’âme féminine de Julien ne se répartit pas en moins de cinq personnages. Louise, la Beauté, l’Aïeule, la Jeune Fille, la Fille, telles sont les diverses représentations où la voix et le talent de Mme Marguerite Carré s’élève et s’abaisse tour à tour. Le rôle écrasant de Julien est tenu, soutenu par M. Rousselière avec une vigueur sans faiblesse, mais sans nuances. Il y a quelques erreurs, une au moins, dans la mise en scène, ou dans la décoration : des fenêtres de la Villa Médicis, on ne voit pas la coupole de Saint-Pierre à cette place, et surtout, on ne lui voit cette forme, ni des dites fenêtres, ni d’ailleurs.


CAMILLE BELLAIGUE.