Revue musicale - 30 novembre 1896

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Revue musicale - 30 novembre 1896
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 699-706).
REVUE MUICALE

Reprises de Don Juan.

Voilà Don Juan remis non pas en question, mais au concours. Cette année comme il y a trente ans, « l’opéra des opéras » a été repris sur trois théâtres : le Residenz-Theater de Munich, l’Opéra et l’Opéra-Comique de Paris. Nulle part on n’a rien épargné. Don Juan est partout à l’honneur. Ce n’est pas faute d’avoir été, partout aussi, à la peine et même à la torture.

Les mésaventures de l’œuvre égalent peut-être en nombre les bonnes fortunes du héros. Du dramma giocoso de Mozart, on a fait tour à tour un opera seria, un opéra romantique, un grand opéra avec chœurs. Certaines versions méritent de demeurer légendaires : celle de l’Opéra de Paris en 1805, où le drame s’ouvrait par un récitatif de la composition de Kalkbrenner, précédant l’air de Leporello, lequel était suivi d’une romance de Don Juan à la Nuit, sous le balcon de Dona Anna. Le trio des masques était alors confié à des gendarmes, et, la scène se passant à Naples, une éruption du Vésuve détruisait le palais. Un autre Don Juan, représenté en 1815, à Laibach, comportait quelques rôles supplémentaires : quatre paysannes, un ermite, un négociant et un huissier. Le Commandeur répondait au nom de Pietro. Plus libre encore et plus hardi, Neefe, un Kapellmeister viennois, donna pour sous-titre à sa traduction : Tant va la cruche à l’eau, qu’à la fin elle se casse. Don Juan reçut alors le nom de Dans von Schwänkereich (en français, quelque chose comme Roger-Bontemps) ; Dona Anna devint Mlle Marianne ; Leporello, Fick-Fack, et le nom de M. de Fischblut (sang de poisson) fut attribué, peut-être avec plus de raison, au glacial Don Ottavio.

Des arrangeurs qui suivirent, Don Juan a souffert de moindres injures. Castil-Blaze même, en 1834, osa moins sur Don Juan que sur le Freischütz. Il osa pourtant. C’est lui qui délaya les deux actes en cinq ; il déplaça, remplaça, corrigea. Pour ajouter à Mozart, il emprunta souvent à Mozart ; il lui prêta quelquefois aussi. L’autre soir à l’Opéra (c’était la seconde représentation), Dona Anna, fatiguée sans doute, ne chanta pas son dernier air. Elle se contenta de quelques phrases de récitatif et d’une filiale et douloureuse révérence au portrait voilé de crêpe de son père. Tandis qu’elle s’inclinait, l’orchestre, à ma grande surprise, rappela discrètement le motif de la mort du Commandeur. Et m’étant informé, j’appris que cette variante était un hommage exclusivement personnel rendu par Castil-Blaze à la mémoire de l’illustre défunt.

A cela près, et quelques bagatelles encore, il ne faut pas trop se plaindre. Don Juan en somme est aujourd’hui moins défiguré qu’autrefois, et son récent et triple succès permet de croire qu’il est mieux compris et plus aimé.

Je n’étais pas à Munich, et de ces représentations « de style » je ne sais que ce qu’en a rapporté l’organisateur lui-même, M. Possart, surintendant du Théâtre-Royal. Mais cela seul est déjà fort intéressant[1]. Dans une salle exquise et contemporaine du chef-d’œuvre, celle où Mozart, un soir, dirigea son Idoménée, M. Possart parait avoir réalisé la plus exacte restitution littéraire, musicale et scénique du Don Juan original. La coupe en deux actes a été rétablie, avec changemens à vue obtenus par un nouveau système de machinerie et de décors tournans. L’exiguïté du théâtre a permis de réduire l’orchestre aux mêmes proportions numériques que l’orchestre de Prague, et par conséquent aux mêmes proportions de sonorités et de timbres. Les chanteurs furent d’élite ; ce qui ne veut pas dire supérieurs aux nôtres, car je ne vois ou je n’entends pas très bien des chanteurs allemands dans Don Juan, et je sais un directeur, allemand aussi, qui dernièrement à l’Opéra ne se cachait pas d’admirer et de nous envier un artiste tel que M. Renaud.

Aux moindres détails de la mise en scène, des costumes, des décors, de la représentation matérielle enfin, le directeur de Munich a donné des soins ingénieux, parfois même raffinés. L’action, d’après Da Ponte, se passe « dans une ville d’Espagne. » M. Possart a choisi la plus espagnole, Séville. Mais Dona Elvire, — d’après le livret toujours, — étant « une dame de Burgos », il a voulu qu’elle arrivât à Séville comme une voyageuse, en litière, avec un train conforme à son rang. Près d’elle et montée sur une mule, à l’espagnole, chemine sa camériste. Il sied, il faut même qu’elle soit jolie et tout de suite paraisse digne de la fameuse sérénade. Quant à la traduction du livret, si fidèle qu’elle ait pu être, elle était allemande, et pour une traduction de Don Giovanni le défaut est capital. Mais il est un mot, un nom du moins, que M. Possart n’a pas laissé traduire : c’est le nom du héros. « Don Juan », avec la prononciation espagnole, n’est pas chantable. Il ne pouvait être question, n’est-ce pas, de « Herr Johann ». On a donc gardé « Don Giovanni », les quatre syllabes nécessaires dans la scène finale aux quatre notes de la formidable apostrophe. En France malheureusement nous avons moins de scrupule. Don Juanan ! anonne le Commandeur de l’Opéra, et plutôt que de se chanter, cela devrait se braire. Plus soucieux de l’euphonie et moins de la nature, du naturel au moins, qui recommande d’appeler d’abord les gens par leur nom, le Commandeur de l’Opéra-Comique chante : Voici l’heure ! et cela sonne aussi faux, aussi maigre, que retentit avec puissance, avec logique, ce Don Giovanni ! que jamais rien ne remplacera. Si on objecte qu’il est bizarre de nommer en italien un personnage espagnol sur un théâtre français, à la bonne heure. Mais alors que pour tous il n’y ait qu’une loi : qu’on appelle également Leporello Petit-Lièvre et qu’on donne du « Monsieur Octave » au seigneur Don Ottavio.

De nos deux Don Juan, ceux de l’Opéra et de l’Opéra-Comique, le meilleur, le plus approchant du véritable, est celui qui est au coin du quai. Il a sur l’autre des avantages positifs ; il en a de négatifs aussi.

La convenance du local d’abord. Il y a décidément incompatibilité entre l’opéra de Mozart et l’Opéra de M. Garnier. Si « les chefs-d’œuvre, comme les loups, ne se mangent pas entre eux », une œuvre peut manger un chef-d’œuvre ; c’est le cas toutes les fois qu’on reprend Don Juan à l’Académie de musique. On répondra que Don Juan est si grand, qu’il n’y a rien de trop grand pour lui. J’accorde même que Don Juan soit ce qu’il y a de plus grand. Mais il est surtout ce qu’il y a de plus dense, celui de tous les opéras où le plus de génie se trouve concentré, sublimé dans le moindre volume. Toute la beauté de la musique de théâtre est en lui, mais comme toute l’odeur de rose en une seule rose : elle peut fleurir dans une salle immense, elle ne l’embaumera pas.

C’est un idéal supérieur que celui de Don Juan ; mais c’est un idéal prochain. Or à l’Opéra tout l’éloigne. Il s’évanouit et se perd dans une salle, sur une scène entre lesquelles je ne sais quel abîme coupe toute communication. Qui donc entendit jamais, pendant le bal, les deux petits orchestres sur le théâtre ? L’autre même, le grand, sonne mal. Sans compter qu’il ne joue guère mieux qu’il ne sonne. Il semble avoir désappris le style de Mozart. Plus de rythme, de mesure, d’accent ni de nuances. Impossible d’accompagner avec plus de mollesse, pour ne pas dire de veulerie, avec moins de modelé dans les sons, les récitatifs de Dona Anna. Trop serrées et sans mordant les gammes du duel ; savonneuses, les attaques de basses dans l’air vengeur de Dona Anna. A l’Opéra-Comique au contraire rien ne se dissout ni ne s’évapore, tout se place et s’encadre, les plans et les valeurs se rétablissent. Si pendant le bal on ne distingue pas très bien encore ce que jouent les trois orchestres, au moins s’aperçoit-on qu’ils sont trois à jouer. En somme plus de relief qu’à l’Opéra, plus de mouvement et de vie, avec une exécution instrumentale supérieure. Et puis le clavecin rétabli n’a pas déplu. Sans rompre l’unité symphonique, il y introduit une distinction qui n’a rien que de logique, entre ce que le Président de Brosses appelait « les endroits forts », et les autres. Ainsi les deux modes d’accompagnement servent en quelque sorte à distribuer dans le tableau les lumières et les ombres.

Quelques bonnes notes encore à M. Carvalho. Il fait chanter en septuor, — tel que l’a voulu Mozart, — l’admirable finale qu’on a coutume de fortifier soi-disant par l’adjonction des chœurs. Or, — voyez que Mozart sans doute avait ses raisons, — du septuor de l’Opéra-Comique et du tutti de l’Opéra, c’est le septuor qui paraît, et de beaucoup, le plus sonore et le plus puissant.

Enfin le Don Juan de l’Opéra-Comique, comme celui de Mozart toujours, est un Don Juan sans ballet. On l’a débarrassé de ce postiche, de cette bosse qui, pour être aussi brillante que celle des polichinelles que le ballet met en branle, n’en demeure pas moins une bosse, c’est-à-dire une disparate et une difformité. Il a tous les défauts, ce ballet, et toutes les impertinences. Il désorganise et déséquilibre le finale ; il en dénature les proportions et le caractère. C’est pour assortir ici la musique à la danse, pour tout grossir et tout entier, que l’Opéra fait du fameux Viva la libertà ! cette simple formule de courtoisie hospitalière, un formidable appel à la liberté, quelque chose comme le serment du Rutli ou la Bénédiction des poignards[2]. Que de bruit, disait l’autre, pour une omelette au lard ! Et ma foi pourquoi ne le dirait-on pas ici, puisque aussi bien il ne s’agit de guère plus, d’un simple goûter sur l’herbe offert par un gentilhomme à une noce de paysans.

De l’exécution générale des deux Don Juan faut-il passer à l’interprétation individuelle ? Belle occasion de parallèles, d’oppositions et de symétrie. Nous dirons donc, — à la manière classique, — que des deux filles des deux Commandeurs, l’une a plus de voix et de très louables intentions ; l’autre, plus d’allure et de race. Celle-ci malheureusement, pour grande artiste qu’elle soit, — gageons qu’à ces mois toutes les deux croiront se reconnaître, — celle-ci donc, habituellement plus déesse que femme, a paru manquer de passion et d’humanité, comme si la nature de son talent, de toute sa personne même, l’élevait au-dessus des assassinats, viols et autres menus incidens de la vie courante. L’une et l’autre El vires sont médiocres et n’en font guère plus d’une passable à elles deux. Les deux Leporellos au contraire en font bien deux, et de premier ordre, avec des mérites égaux mais divers. Divers aussi leurs deux maîtres : l’un chante d’une voix plus belle, plus vraiment chantante, qu’on souhaiterait seulement plus légère et comme ailée ; de l’autre, toujours adroit et intelligent, la voix a paru fatiguée et creuse. L’un pourrait avoir plus de grandeur et d’élégance ; l’élégance de l’autre a quelque chose d’équivoque, de louche, et de moins passionné que vicieux. Enfin je ne me souviens que d’une Zerline, qui fut exquise, et je veux oublier les deux Commandeurs, l’un fantassin, l’autre cavalier, et leurs voix de coton sortant de leurs bouches de pierre.

Allez donc entendre Don Juan à l’Opéra-Comique ; allez aussi l’entendre à l’Opéra. On le jouerait ailleurs demain qu’il y faudrait courir encore. Mais le mieux, le rêve serait peut-être de l’entendre au Conservatoire, sans décors ni costumes, uniquement beau de sa musicale beauté. Le régisseur de la scène de Prague, au temps de Don Juan, s’appelait Guardasoni, et ce nom a l’air d’un avertissement ou d’un programme. C’est bien aux sons, rien qu’aux sons, qu’il faut prendre garde ici. Nul chef-d’œuvre de musique n’emprunte moins que Don Juan à l’extérieur, à l’accessoire, atout ce qui n’est pas la musique. En l’écoutant j’admirais une fois de plus combien la matière ou le matériel de cet art est peu de chose et je souscrivais en moi-même à certaines observations formulées par un homme d’État qui est en même temps un philosophe. — Vous devinez tout de suite que je ne vais pas parler d’un Français.

Dans un chapitre de son livre récemment traduit : les Bases de la Croyance, M. Balfour écrit : « même au cours des périodes où le mouvement artistique est le plus actif, il est dangereux de supposer que mouvement est synonyme de progrès, si par progrès on entend l’augmentation des moyens propres à provoquer l’émotion esthétique. Il serait téméraire de le supposer, même en ce qui concerne la musique, où le mouvement a été plus remarquable, plus continu et en apparence plus progressif, pendant une longue période de temps, que dans n’importe quel autre art[3]. » Résumant alors ce mouvement et les découvertes successives qui constamment ont renouvelé la musique, l’auteur se demande quel en a été le profit net. « Au cours de cette vaste évolution, dit-il, la position et l’importance de cet art (la musique), en parallèle avec les autres, semblent être restées sensiblement les mêmes. Son importance était aussi grande quatre cents ans avant notre ère qu’elle l’est aujourd’hui. Sa position était aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ce qu’elle est au XIXe. Comment donc n’en pas conclure que cet effrayant développement musical, représentant un effort prodigieux de génie, a ajouté peu de chose au bonheur du genre humain. A moins toutefois que dans cet art spécial, un niveau constant de sensation esthétique puisse être maintenu uniquement au moyen de doses croissantes de stimulant esthétique. » — Rien ne confirme ces vues profondes et peut-être nouvelles, comme une reprise, entre deux chefs-d’œuvre contemporains et complexes, d’Orphée, de Don Juan, ou de tout autre chef-d’œuvre simple et ancien. Alors il faut bien s’avouer que les moyens constamment accrus de la musique, surtout de la musique de théâtre, n’en ont point accru la beauté. Il n’y a pas dans Don Juan une situation, une figure, un caractère, à l’expression duquel un siècle de musique ait rien repris ou seulement rien ajouté. Mozart ressemble aux Grecs, dont Taine a si bien dit qu’ils « arrivent à la magnificence par l’économie, et pourvoient à leurs plaisirs avec une perfection que nos profusions n’atteignent pas. »

S’agit-il d’amour, ou de séduction ? Au compositeur de Faust, — un maître pourtant en pareille matière, — il a fallu un acte entier. Et cet acte sans doute est délicieux. Mais que Gounod, même ici, paraît encore diffus et lent à côté de Mozart ! Quelle analyse au lieu de quelle synthèse ! Au lieu de quelle essence, quelle dilution ! Le duo de Là ci darem est une merveille de plénitude en même temps que de sobriété. Rappelez-vous comme aux deux personnages d’abord la mélodie, à peine accompagnée, se prête tour à tour. Par Zerline seulement la cadence en est retardée, en deux mesures évitant la symétrie trop rigoureuse, et déjà expressives de malice et de soupçon. Appuyée sur une note tenue, la reprise insiste un peu davantage et Zerline alors d’interrompre. Déjà le dialogue n’est plus entre les deux périodes totales, mais entre des fragmens de période. Mais voici que de note en note et par trois fois glisse, la phrase : Presto non so piu forte, dont la Zerline de l’Opéra-Comique a si finement gradué ou plutôt dégradé la répétition. Puis c’est la rentrée et la dernière reprise du thème, auquel s’unit une flûte persuasive et mystérieuse. C’est la coda très vive, un peu syncopée à l’orchestre ; c’est encore une fois, et sur les mêmes paroles, la même spirale mélodique descendant de plus haut et plus bas. Et c’est enfin la conclusion insouciante et folle, la chute la plus légère, la plus facile dont soit jamais tombée une enfant de quinze ans.

Quelque note que donne Mozart en cette œuvre où n’en manque pas une, il la donne ainsi brève et profonde. Toujours l’économie et la perfection. Rien de trop nulle part, là même où dans l’art contemporain l’excès, l’effort du moins et l’effet peuvent nous paraître admirables. Mozart reste simple jusque devant la mort. Le trépas épique de Siegfried et ses funérailles de géant ne feront point oublier l’agonie obscure et prompte d’un vieillard assassiné au seuil de sa maison. L’épée de Don Juan et l’épieu de Hagen ont tranché sans doute d’inégales destinées. Qu’importe, si pour nous abattre tous il ne faut jamais qu’une seule mort. Et c’est de la mort même, sans regarder qui elle frappe, que Mozart s’est ému ; c’est de la commune mort qu’en vingt mesures à peine, — avec quel respect, quelle pitié, quelle épouvante, — il a su rendre l’horreur ; c’est sur tout cadavre humain qu’il a laissé tomber et mourir elles-mêmes les notes d’un hautbois inconsolé.

Quoi de plus simple encore, et d’obtenu à moins de frais, que la couleur fantastique ou surnaturelle ? « Viendras-tu souper ? — Oui. » De quels éclats d’orchestre, de quelles harmonies extravagantes un musicien moderne aurait-il souligné l’acceptation d’outre-tombe ! Mozart la glisse en passant dans la trame souple et courante du duo, et pour l’en détacher, froide et sentant le sépulcre, il suffit d’une note de cor et d’une modulation que nos écoliers mépriseraient. Et l’entrevue suprême, avec ces gammes tranquilles, ce rythme impassible comme une loi qui s’accomplit, cette marche harmonique sans relâche et sans colère, sans bruit, sans hâte surtout, où paraît quelque chose de l’éternité, quelque chose d’invariable et de calme comme elle ! Mais que sert-il ici de discourir, et, comme disait Lacordaire parlant des récits divins, qu’écrirais-je de telles pages, puisque de telles pages sont écrites !

Dans le chapitre cité plus haut, l’auteur des Bases de la Croyance examine la situation qui nous est faite aujourd’hui en face de toute œuvre séculaire et consacrée. L’appréciation, dit-il, n’en saurait plus être « une constatation pure et simple du « frémissement esthétique » que ladite œuvre a provoqué à un moment donné chez le critique. » De nouveaux élémens sont intervenus, qui presque fatalement prédominent. Considérations d’époque, de milieu, de perspective historique, influence de l’opinion générale et de la tradition, tout cela n’a pu manquer de modifier l’admiration primitive, de la fortifier peut-être, mais aussi de la refroidir, et de la faire passer en quelque sorte de l’ordre ou du mode du sentiment dans celui de la connaissance. C’est ainsi qu’un Orphée, un Don Juan, et tant d’œuvres immortelles, finissent par ne l’être plus que d’une « immortalité de bibliothèque et de musée », par fournir « des matériaux aux critiques et aux historiens plutôt que de la jouissance à l’humanité. » — Oui, mais heureusement il suffit de reprendre Don Juan, Orphée, pour que leur immortalité rajeunisse, pour que nous ressentions à nouveau « le frémissement », pour que notre admiration retourne ou remonte de l’ordre de la connaissance à celui du sentiment.

Cette fois plus que jamais nous avons joui de Don Juan sans égard à tout ce qui n’est pas Don Juan. Il n’a besoin qu’on le rapporte à rien. Il se passe de documens, d’explications, d’excuses surtout, tirées de l’époque ou du milieu. Il est au-dessus de toute contingence et de toute relativité. Les œuvres au contraire, voire les chefs-d’œuvre contemporains, n’en sont pas affranchis. C’est en les écoutant, eux, et non les vieux chefs-d’œuvre, que nous avons à nous défier du milieu, du temps surtout, qu’ils n’ont pas vaincu encore et que peut-être ils ne vaincront pas tout entiers. Au contraire un Orphée, un Don Juan nous apparaissent sub specie æterni. Ils nous rassurent et nous réconfortent. Ils attestent que dans l’ordre même de la Beauté tout n’est pas un perpétuel devenir, mais que l’être, l’être immuable y a sa part, qui ne lui sera pas ôtée.

Ce n’est donc pas le fantôme, l’ombre d’un chef-d’œuvre que nous venons de revoir, mais un chef-d’œuvre vivant, et pour jamais. Oui, celui-là plus que tout autre peut-être a la vie, la vie totale, faite de joie et de deuil, secouée de sanglots et de rires. Vie plus humaine, plus active, plus vivante enfin que chez Gluck lui-même, fût-ce dans la douleur ou le désespoir : en écoutant Dona Anna, souvenez-vous d’Iphigénie, orpheline elle aussi et elle aussi plaintive. Partout elle déborde, cette vie joyeuse ; elle entreprend jusque sur la mort. Dans le duo du cimetière, elle glisse, elle court, elle se joue entre les tombeaux. « C’est qu’on pleure en riant », comme a dit Musset de la Sérénade, et ce qu’il en dit est vrai de l’œuvre entière. Enfin cette vivante beauté que tout Don Juan respire est une beauté intime et familière ; elle n’a rien qui étonne ou effarouche, rien qui tienne à distance et défende d’approcher. Aux choses les plus hautes, les plus graves, Mozart touche avec des mains aussi pures mais aussi libres que les mains d’un enfant. Au dernier moment, avant de faire parler le Commandeur, on sait comme il nous a parlé lui-même et de lui-même, avec quelle grâce et quel abandon. Est-il rien de plus cordial et de plus touchant que le rappel de l’air de Figaro ? — Non più andrai… C’est d’abord un souvenir, un remerciement au public de Prague, à ces amis qui, n’ayant pas été indignes du premier chef-d’œuvre, avaient mérité que Mozart écrivît pour eux le second. Non più andrai… N’est-ce point aussi comme un présage que jusqu’au bout de son destin et de son génie, il ne devait pas aller, le jeune homme divin ! Non più andrai… Enfin c’est la musique elle-même à qui la chanson semble dire : Un art plus sombre, de plus austères génies vont naître ; mais en ces régions tempérées et heureuses, à cet idéal sublime et souriant, tu ne reviendras plus jamais.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Ueber die Neueinstudierung und Neuszenierung des mozartschen Don Giovanni (Don Juan) auf dem Königlichen Rezidenz Theater von München. — Von Ernst Possart ; MUnchen, 1896.
  2. M. Possart, op. cit.
  3. Les Bases de la Croyance, par M. A. -J. Balfour. Traduit par M. G. Art, avec une préface de M. F. Brunetière ; à Paris, chez Montgredien et Cie, 1896.