Revue musicale - 30 novembre 1909

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Revue musicale - 30 novembre 1909
Revue des Deux Mondes5e période, tome 54 (p. 688-700).
REVUE MUSICALE


THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : Chiquito, scènes de la vie basque en quatre tableaux ; paroles de M. Henri Cain, musique de M. Jean Nouguès. — THEATRE DE L’OPERA : l’Or du Rhin, de Richard Wagner. — Charles Bordes.


Rien n’est plus près d’un chef-d’œuvre que le livret de Chiquito. L’auteur aurait aussi bien fait, peut-être mieux, de l’appeler : En marge de Ramuntcho. Du commencement à la fin, le drame côtoie le roman célèbre, et voisine, ou communique, avec lui. L’action se passe aux mêmes lieux, elle a même sujet. Les personnages sont de condition pareille. Quelques variantes, pas plus que le grossissement du théâtre, ne suffisent à rompre une constante analogie. Ici, le nom de la jeune fille, Pantchika, diffère peu, si j’ai bonne mémoire, de celui que portait là-bas la mère du jeune homme. Sa mère, à elle, a conservé, dans le livret, le caractère détestable que, dans le livre, elle montrait déjà. Le frère, de favorable qu’il était aux amours de sa sœur, leur est devenu furieusement, et jusqu’au crime, contraire. Le dénouement enfin, mortel et non plus monastique seulement, ne s’en produit pas moins dans le couvent aux blanches murailles, parmi les religieuses aux voiles blancs. Ainsi les changemens, encore une fois, ne sont, ou peu s’en faut, que des échanges. Pourtant, nous ne voulons parler ni de pastiche, ni de contrefaçon, ni, bien que nous soyons en pays frontière, de contrebande. L’homme de théâtre, que Pierre Loti ne sait ou ne daigne pas être, et l’écrivain qu’est M. Cain se révèle ici ; bien plus, n’étant point un débutant, il s’y reconnaît tout de suite et toujours.

Premier tableau. Paysage basque, non loin de Saint-Jean-de-Luz : une lande inégale, semée d’arbres trapus, à la tête coupée, aux grands bras en désordre, étendus vers de montagneux horizons. Deux chèvres passent d’abord, que leur chevrier suit en chantant. Survient Chiquito, puis Pantchika, son amie, portant des fleurs qu’elle suspend aux pieds d’une Madone, fixée elle-même au tronc d’un chêne. Bientôt, l’un près de l’autre assis, les amoureux se rappellent et nous racontent leurs amours, leurs chagrins aussi, car la mère et le frère de Pantchika veulent pour elle un plus riche fiancé que Chiquito, le pauvre « pelotari. » Propos accoutumés, baisers et sermens d’être unis, fallût-il pour cela fuir ensemble, là-bas, « aux Amériques, » au pays du rêve éternel des fils aventureux de la vieille Euskarie.

Second acte. Au village, un dimanche. Dans le fond, le porche de l’église et la « place » du jeu de pelote à côté. Sortie des vêpres, aux accens inévitables de l’orgue ; seconde rencontre des fiancés et nouvel entretien d’amour, que vient rompre Eshkerra, le frère mauvais et brutal. Une querelle, puis une bataille s’ensuit entre les deux jeunes hommes. Un vieux du pays, l’oncle de Pantchika, je crois, les sépare. Plutôt que le couteau, pour une plus noble lutte, qu’ils prennent donc la balle et le gantelet d’osier. Mais, dans la main traîtresse d’Eshkerra, la balle même sera meurtrière. Il vise à la tempe son ennemi ; l’abat d’un coup terrible et s’enfuit ; non pas toutefois sans que Pantchika, folle de douleur, et qui le vit frapper, ose le dénoncer devant tons.

Fugitive à son tour, — c’est le troisième acte, — elle revient au maternel logis. Eshkerra n’y a point reparu. Mais le voici qui rentre, farouche, le cœur encore gros de sa haine plus forte que la mort. En famille, comme tout à l’heure en public, Pantchika de nouveau l’accuse et le maudit. Cynique, il finit par avouer son crime, par s’en vanter même, lorsque des pas, des cris se font entendre. La foule et les gens de justice (un maire et deux gendarmes) ont poursuivi le meurtrier. Il se cache, et sa mère, interrogée, refuse de répondre. Sa sœur, elle aussi, commence par se taire. Mais une ruse, infaillible et classique, renouvelée du Cid et de Francillon, va triompher de son silence : « Chiquito n’est plus, — Misérable ! » s’écrie l’amoureuse, et d’un geste involontaire autant qu’irrésistible, elle désigne la cachette d’Eshkerra. On le saisit, on l’emmène, et la mère, qui n’aimait que son fils, le venge, en mettant à la porte sa fille, par laquelle il fut livré.

Quatrième tableau. Pantchika, de désespoir, a voulu « se périr. » Sauvée des eaux, portée au couvent voisin et croyant son Chiquito mort, elle va mourir elle-même. Ce ne sera pas, vous le devinez, sans l’entrevue et le duo suprême, après les ménagemens d’usage, avec les réminiscences obligées, les rêves d’avenir, et ce « mieux, » traditionnel aussi, qui toujours précède la crise finale. Chiquito s’est éloigné. Les religieuses qui veillent l’agonisante, la veillent fort mal : ce sont des religieuses de théâtre. Tandis qu’en lui tournant le dos, elles s’absorbent dans leurs oraisons, la moribonde a rendu le dernier soupir. Une de leurs compagnes, revenant du jardin, la voit sans mouvement et les appelle : « Mes sœurs, il faut prier pour la pauvre Pantchika, » et les fleurs destinées à l’autel tombent, doucement, sur la funèbre couche.

Je ne saurais trouver grand’chose à dire ni pour ni contre la musique de M. Jean Nouguès. Ennuyeuse, elle ne l’est pas ; laide, ou mal faite, pas même. Elle aurait plutôt le caractère, moyen, de l’insignifiance et de l’inutilité. Généralement banale et tout extérieure, elle effleure le sujet, la situation, le personnage, et ne fait jamais que les effleurer. L’apparence lui suffit, la première venue, et la plus légère. Violente, ne fut-ce qu’énergique, est-elle capable de l’être ? En tout cas, elle n’en trouve pas ici l’occasion, des scènes comme l’arrestation, au troisième acte, étant de celles qui non seulement prêtent le moins à la musique, mais lui répugnent le plus. Ailleurs, dans les passages de lyrisme pur, ceux qu’elle a, pour le coup, pouvoir et mission de faire siens, je reconnais volontiers que la musique de Chiquito ne contredit nulle part au sentiment et à la vérité. Je regrette aussi que nulle part elle n’y pénètre et n’y ajoute.

Encore une fois, elle s’arrête, cette musique, à la surface de la vie et des choses. Au lieu du sens intime, elle se contente d’exprimer les dehors et les alentours, par des moyens trop faciles, par des signes sans importance comme sans originalité. Mme Carré (Pantchika) n’a qu’à paraître au premier acte, sous le soleil de mai, les bras chargés de fleurs, pour que la plus sentimentale, la plus faussement « poétique » effusion de violoncelles et de violons ensuite, lui fasse un déplorable cortège. Les duos d’amour mêmes ne s’élèvent guère au-dessus du style de la romance dialoguée ou du couplet à deux voix. Un entr’acte (simple mélodie ou mélopée de violoncelle encore) a paru d’un sentiment plus sincère et plus profond. Certain morceau d’opérette, et, comme tel, assez réussi, détonne au milieu du sombre troisième acte, dont on avait espéré sans doute qu’il éclaircirait la noirceur. Dans la blancheur, au contraire, des scènes finales, un thème basque, d’une suavité triste, et dont M. Pierné, musicien de Ramuntcho, tira si bon parti l’an passé, ne s’accorde pas mal avec l’atmosphère où il flotte et se répand.

Le meilleur tableau des quatre pourrait bien être le second. De menus détails n’y sont point insipides : ne fût-ce que le bref dialogue, de quelques mesures à peine, entre deux jeunes spectatrices de la partie de pelote. On y croit presque ressentir l’impression d’un autre, celui des deux bohémiennes, au dernier acte de Carmen, devant l’entrée de la plaza. Les danses surtout ne manquent pas d’agrément et de vivacité. Que dis-je, elles sont presque trop vives, et je crains que les danseurs, indigènes pourtant, n’en aient dû forcer, pour l’effet théâtral, et le caractère et le mouvement. Ceci nous amène à la question de la couleur et de la vérité locales, de l’idée ou de l’image sonore que ce drame et cette musique devraient donner et ne donnent pas, ou donnent mal, de ce pays. Nous le connaissons bien, car il est à demi nôtre, et presque nulle part, hormis dans le décor, nous ne l’avons ici reconnu. Ce ne fut point d’abord à l’accent. Les noms de là-bas se prononcent d’autre sorte. Et puis quelques traits, quelques touches, soi-disant caractéristiques, n’ont paru que posées ou plaquées au hasard. Ainsi, vers la fin du premier acte, les amoureux murmurent l’un après l’autre, en se signant, la formule traditionnelle qu’ils espèrent graver un jour au seuil ou plutôt au front de leur demeure : « Cette maison a été bâtie par Chiquito, pour y vivre avec Pantchika son épouse. Ave Maria. » Cela se lit, en effet, là-bas, au-dessus des portes anciennes. Pourquoi donc a-t-il semblé qu’ici, passant des vieux Linteaux de pierre sur les lèvres pourtant souriantes et mélodieuses de Mme Carré, ces mots dégénéraient de leur grandeur et de leur gravité ? Pourquoi n’a-t-on plus trouvé qu’un effet de théâtre, et d’opéra-comique, une formule affectée et mièvre, dans cette dédicace ou cette consécration, religieuse et domestique à la fois, des antiques foyers ?

Le musicien, ’pourtant, n’a pas négligé le soin de l’exactitude. A travers son ouvrage, on entend plus d’une fois un thème « authentique » passer. Mais cela ne suffit pas et ne saurait suffire. Ce qu’il faut et faudra toujours, je ne sais plus quel artiste russe autrefois l’a compris et l’expliquait en ces termes, à propos de la musique de sa patrie : « Il ne s’agit pas de transporter dans une œuvre un chant populaire, mais de quelque chose de bien plus difficile : en le copiant, ou sans le copier, il faut refaire en soi le procédé suivant lequel, durant le cours des siècles, toute la musique populaire a été créée par ses auteurs inconnus. »

Que ce soit par la musique indigène ou par une autre, « refaite » en quelque sorte, à l’image de la première et devenue sa sœur, le musicien de Chiquito n’a pas su rendre l’aspect, ou le visage, et moins encore l’âme du pays basque. Il en a manqué, trahi le caractère dominant, fait de gravité, de froideur austère et souvent de taciturne tristesse. Pour être vraiment basque, pour l’être à fond, ou au fond, cette musique est trop dépourvue de calme d’abord, et puis, excusez le paradoxe apparent, de silence. Elle se donne trop de mouvement, elle fait trop de bruit, et par là surtout, elle n’est pas ressemblante.

La patrie de Chiquito inspira déjà plus d’une œuvre musicale. On pourrait citer une Rapsodie basque, du pauvre Charles Bordes, et le drame lyrique, les Trois bagues, qu’il laisse inédit et même inachevé ; plusieurs pièces curieuses de Mme Ducourau-Petit, une rapsodie encore, jouée dernièrement aux Concerts-Chevillard, de M. Philip, enfin et surtout la délicate et poétique partition de M. Gabriel Pierné pour le Ramuntcho de Pierre Loti. Mais l’impression la plus vraie et la plus vive de là-bas que les sons m’aient donnée, je la dois peut-être à certaine page de la Habanera, le drame lyrique de M. Laparra que l’Opéra-Comique a représenté pendant l’avant-dernière saison. Dans cet ouvrage, espagnol d’ailleurs, espagnol du Nord, il y avait, au début du troisième acte, une brève échappée, où le pays basque, familier et cher à l’auteur, se faisait reconnaître sûrement de ceux qui le comprennent et qui l’aiment. Peut-être avez-vous oublié la sinistre aventure. Ramon a tué Pedro, son frère, à cause de Pilar, que l’un et l’autre ils aimaient. Après quelques mois, Pilar, ne soupçonnant pas en Ramon le meurtrier, est devenue sa femme, et le funèbre anniversaire les trouve tous deux, elle mélancolique, lui farouche, dans le cimetière et sur la pierre même du tombeau. Pour guérir le chagrin qui la dévore, elle parle à Ramon, l’innocente Pilar, de quitter leur patrie et d’aller vivre ensemble « chez les Basques heureux, » sous des cieux étrangers et plus doux.


Et quand nous serons vieux, chère âme,
Toujours amans, toujours ainsi,
Là-bas, dans un pays très calme,
Nous irons nous reposer, dis.


Ouvrez la partition à cette page, à ces mots, et les notes évoqueront pour vous le pays. Comment ? Par des traits sobres, mais choisis : d’abord un prélude d’orchestre, en accords tranquilles et lents, diatoniques, vaguement religieux et coupés çà et là de silences. La voix féminine s’y unit bientôt ; sur les harmonies austères elle pose doucement ses notes graves, monotones, les mêmes souvent, souvent interrompues aussi. De tout cela, ou plutôt du peu qu’est cela, s’exhale un calme, une sérénité triste, une paix sérieuse et tendre, le sentiment enfin crue le pays basque exprime et communique entre tous, de la solitude et du lointain et, dans l’espace comme dans la durée, de je ne sais quel recul mystérieux.

Tenez, tandis que j’écris, je revois la colline où j’ai passé tout un jour de l’automne, un tiède après-midi de dimanche. Sous de grands arbres, qui s’effeuillaient, parmi les tombes abandonnées, une chapelle est dédiée à la Vierge secourable, à Notre-Dame de Socorri. De temps en temps un pèlerin franchissait le mur bas de l’enclos : un homme au dur visage, une femme, une petite fille, encore vêtue des couleurs de l’été. A travers les barreaux de bois qui ferment le sanctuaire, ils offraient à la Madone des vœux, des cierges et des fleurs. Dans le recueillement de la saison et de l’heure, afin de ne le point rompre, les voix, comme les pas, se faisaient légères et furtives. Des mains ouvertes de la vierge en argent debout sur l’humble porche, la bénédiction semblait descendre avec plus de mélancolie encore que de douceur. En face de nous, la montagne étalait au soleil couchant ses flancs robustes et sauvages. Tout était solitaire et pur, mais sérieux, presque sévère. En regardant, j’écoutais. Des chants, des accords me revenaient à la mémoire. C’étaient ceux-là, ceux-là seuls que je viens de vous dire, et le pays et le peuple basque, les êtres et les choses que je voyais dans les formes et les couleurs, je les entendais, je les reconnaissais dans les sons.


Vous savez que la Tétralogie, ainsi qu’on l’appelle communément, n’est en réalité qu’une trilogie, avec un prologue. Ce prologue, nous avons fini, tandis que peut-être nous aurions dû commencer, par l’entendre. Mais non, les choses, à les bien considérer, sont mieux de cette manière. Ce renversement a ses avantages, sa logique même, et Rheingold est venu prendre dans notre connaissance, — du moins dans notre connaissance officielle, à l’Opéra, — la place dernière, en clef de voûte, que, dans la construction de l’immense édifice, Richard Wagner lui donna.

L’Or du Rhin, tout entier, action et personnel, appartient à l’ordre mythologique : seuls y paraissent les dieux et les déesses, les ondines, les géans et les nains. Les simples mortels, fût-ce les héros, n’y figurent point. Quant au sujet, pris au sens concret et matériel il pourrait se définir à peu près ainsi : la mise en circulation ou dans le commerce, tantôt par le vol et le meurtre même, tantôt par des opérations plus régulières, de l’or, puis de l’anneau fait avec cet or, dont le cercle étroit enferme et rassemble en quelque sorte le vaste poème wagnérien.

Au sein du fleuve leur père, les trois filles du Rhin s’ébattent en chantant. Elles cachent parmi les ondes l’or pur, innocent tant qu’il restera sous leur garde ; or magique aussi, qui donnera le pouvoir à qui, l’ayant su ravir, en forgera l’anneau, pourvu seulement que le ravisseur abjure et maudisse l’amour. Alberich, nain hideux, que tourmente la convoitise de l’or, finit par le saisir et profère le serment impie. Le bruit de son larcin bientôt arrive jusqu’aux dieux. Ceux-ci, présentement, se voient réclamer par un couple fraternel de géans, Fafner et Fasolt, le prix du burg céleste, le Walhalla, que les deux énormes maçons viennent de construire pour eux. Et ce prix, convenu d’ailleurs, n’est autre que la belle et douce Freia, déesse de l’amour. « Plus d’amour, partant plus de joie. » Wotan, qui ne l’ignore pas, Wotan, le maître de l’Olympe Scandinave, retarde le plus possible la livraison et cherche le moyen, si j’ose ainsi parler, de substituer au paiement en nature un règlement en espèces. Le subtil et perfide Loge, le petit dieu de la flamme, qui médite en secret la perte de ses collègues, survient dans le conseil, dans la querelle aussi, car les géans perdent patience et s’irritent. L’amour, au dire de Loge, a bien son charme. Rien sous le ciel et sur la terre n’est égal ou comparable à l’amour. Quelqu’un pourtant lui préféra l’or et la toute-puissance. C’est Alberich, et Loge vient au nom des Ondines le dénoncer et prier Wotan de le punir.

Déjà, par les discours du rusé compère, un vague désir s’est insinué dans l’âme des géans et dans celle du dieu. Rêveur et troublé vaguement, Wotan, que Loge accompagne, ira surprendre et saisir au fond du Nibelheim Alberich, possesseur de l’or et forgeron souterrain de l’anneau. Le Nibelung, dépouillé à son tour, rejettera sur le dieu la malédiction éternellement attachée au joyau funeste. Maintenant, pour le rachat de Freia, voici que les trésors, volés une fois de plus, s’amoncellent aux pieds et jusqu’au front de la déesse. Comme solde de sa rançon, les géans exigent même l’anneau que Wotan porte à son doigt. Averti par une voix prophétique, le dieu le leur abandonne. Eux, de se le disputer aussitôt. Fafner, d’un coup de massue, assomme son frère et s’enfuit, emportant la bague de malheur.

Le soir vient, un soir orageux d’abord, mais que bientôt l’arc-en-ciel éclaire. Aux feux du couchant resplendit la citadelle divine et, tandis que les filles du fleuve redemandent, lointaines et plaintives, l’or sacré, l’or chéri, pour elles seules sans menace et sans péril, on voit sur l’arc aux sept couleurs, comme sur un pont de lumière, marcher vers le Walhalla, derrière Wotan pensif, le cortège des dieux.

Voilà les faits, qui ne sont rien. Quant au sens, à l’esprit, on l’a dégagé, développé trop souvent, pour qu’il soit désormais étranger à personne. Nul ne saurait plus demander, en parlant de l’immense poème issu de la préface grandiose : « Qui racontera sa génération ? » mais plutôt : « Qui ne l’a pas racontée ? » On connaît jusqu’au moindre rapport que soutient, avec une telle suite, un tel commencement. On avait déjà mesuré le tronc de l’arbre et compté ses rameaux ; on en découvre aujourd’hui les racines. Philosophie, religion, morale, sociologie et le reste, l’exégèse a pu trouver de tout, sinon tout trouver en un sujet et autour d’un sujet qui se définirait assez bien, à la manière de Nietzsche : le conflit éternel entre la volonté de puissance et la volonté d’amour. Le Rheingold ouvre le débat : après les incidens ou les péripéties de la Walkyrie et de Siegfried, il sera clos par la Götterdämmerung. Inutile de montrer, après tant d’autres, que, d’un bout à l’autre du quadruple drame, le principal personnage, le plus agissant, et celui par qui sont « agis » tous les autres, c’est Wotan. Quelqu’un l’a dit, l’Anneau du Nibelung est le drame ou la tragédie de la pensée de Wotan. Voilà pourquoi dans le Rheingold, sur le seuil et comme à la base de la tétralogie, Wotan occupe la première place et semble accaparer l’action tout entière. Enfin, dans l’ordre de la musique, autant que dans celui de la poésie et du drame, Rheingold, excusez le jeu de mots, est un véritable « exposé des motifs. » La musique ici, dit fort bien M. Chamberlain, après et d’après Wagner, « crée plastiquement les thèmes élémentaires, qui deviennent, en s’individualisant de plus en plus dans leur développement, les supports des tendances passionnelles du drame dans toutes ses ramifications, et des caractères qui s’y manifestent. » D’où l’intérêt particulier qu’il présente, intérêt « primordial » et correspondant, en sens inverse, à celui que possède la Götterdammerung. La première partie du Ring est une annonce, la dernière une synthèse. Celle-ci nous procure un plaisir de mémoire, nous devons à l’autre la joie d’une surprise et d’une révélation.

Tâchons de les entendre, ces motifs, comme s’ils nous étaient nouveaux, en tâchant d’oublier ou d’ignorer aussi leurs fonctions et leur mission future, leurs développemens et leurs métamorphoses à venir. Sous leur forme élémentaire, en eux-mêmes, en eux seuls ils ont déjà le caractère, la force, ou la grâce, et la beauté. Sans doute, et M. Chamberlain encore l’a fait justement remarquer, « dans l’Or du Rhin la parole joue un rôle prépondérant. » On y converse, on y « cause » volontiers, et la « causerie » wagnérienne, ici comme ailleurs, ne saurait toujours passer pour un modèle de concision et de vivacité. Le (il en est un peu long, un peu lourd ; il arrive qu’il traîne, s’embrouille ou se noue. Mais, dans Rheingold aussi, l’épisode ou l’effusion lyrique est fréquente, et souvent un motif unique suffit, tant il a d’ampleur et de vertu créatrice, à la constituer. « J’aime beaucoup l’air de Loge, » disait à Bayreuth, en 1876, un des premiers auditeurs de l’ouvrage. Il aurait dit tout à fait bien s’il eût qualifié non pas d’air, mais seulement de lied, le fragment le plus mélodique et le plus exquis du récit du jeune dieu.

Plus bref, et de beaucoup, tel autre thème, celui de la forge par exemple, nous apparaît tout de suite comme une figure sonore originale et significative, avant, bien avant que nous ne puissions prévoir quelle symphonie (le premier acte de Siegfried) en doit sortir un jour. Mais surtout la première et la dernière scène de l’ouvrage sont d’une largeur, d’une liberté, d’une magnificence extraordinaires. Ajoutons que la beauté de l’un et de l’autre tableau consiste moins dans la combinaison que dans l’unité, moins dans l’enchevêtrement de nombreux motifs que dans le développement d’un thème unique. C’est même une des raisons qui donnent à l’introduction comme à la conclusion de Rheingold un caractère, en quelque sorte classique, d’assurance, de certitude, que la musique de Wagner ne possède pas toujours au même degré.

Une autre cause expliquerait peut-être cette impression de sécurité, ce plaisir sans trouble et sans défiance qu’à l’audition comme à la lecture de l’Or du Rhin nous avons plus que jamais ressenti. Gounod disait un jour qu’il aurait voulu se bâtir une cellule dans l’accord parfait. Le Wagner de Rheingold s’y est construit plus d’un palais, et merveilleux. Le célèbre prélude est le premier, château d’eau véritable, château sous les eaux, demeure de cristal où se jouent en chantant les divines nageuses.

Tout le monde connaît, et depuis longtemps, la composition de ce prélude. En bas, tout en bas, sur le fond même du fleuve, se pose d’abord la tonique ; la dominante bientôt s’y ajoute, puis la médiante, et voilà l’accord parfait constitué. Le morceau tout entier sera formé de ces trois seules notes, mais sous combien de formes diverses, dans un ordre que de fois changé ! Il en faut premièrement observer la disposition rythmique, à six-huit ; elle produira l’image sonore du courant et de la fluidité. Puis, la même figure, répétée à différens niveaux, imitant la superposition des couches liquides, ajoutera la sensation de la profondeur à celle du mouvement. Bientôt, aux notes essentielles, employées seules d’abord, viendront s’agréger les notes de passage ; mais elles ne feront qu’effleurer les premières, et celles-ci continueront de marquer la mesure et de régler en quelque sorte la fuite des eaux. Les valeurs maintenant se divisent, les croches se changent en doubles ; variante nouvelle, par où s’accroît encore l’impression du glissement et de la vitesse. Le rideau se lève, et les trois Ondines commencent de chanter. La première note que pose la voix de l’une d’elles est la première aussi qui soit étrangère à cet accord parfait tenu depuis si longtemps. Sans violence, rien que par une touche délicate autant qu’imprévue, elle en rompt un instant le charme, mais ce n’est que pour l’imiter ou le reproduire, et, de l’appoggiature légère, un nouvel ordre d’harmonies, parfaites toujours, naît et se reforme aussitôt. D’un bout à l’autre de la scène, il en sera constamment ainsi. Presque partout s’enchaîneront, se fondront les unes dans les autres les consonances pures et les accords inaltérés. La rayonnante apparition de l’or en réalisera pour ainsi dire la suprême perfection. Les mêmes notes sonneront la claire fanfare du métal qui va s’embraser. Et quand il brillera, quand il brûlera, perçant de son éclat aigu les ondes qui ruissellent autour de lui sans l’éteindre, enivrées alors et triomphantes, les agiles gardiennes lanceront sur les notes invariables, par degrés, et jusqu’à la tonique supérieure, leurs cris d’enthousiasme et d’amour. Hélas ! la menace, puis l’attentat consommé d’Alberich troublera ces fraternels concerts. Pourtant, la douleur même des Naïades ne jettera pas le désordre en leurs chansons harmonieuses, et plus tard, bien plus tard, quelques accords mineurs, mais parfaits comme ceux qui fêtaient la présence et la pureté de l’or, en pleureront la profanation et la perte.

Ur-Melodie, mélodie primitive, j’en sais plus d’une qui mériterait aussi bien que la première, celle du prélude, d’être appelée ainsi. Nombreux sont les thèmes de Rheingold constitués par les élémens de l’univers sonore qu’on peut nommer essentiels, puisqu’il n’est rien dans la musique entière qui ne vienne de cette origine, l’accord parfait, et ne retourne à cette fin. C’est un accord parfait dont la voix de Loge, vantant les délices d’amour, égrène, en un ton clair, les notes cristallines. Accord parfait, dans une des dernières scènes, l’appel de Donner aux nuées, aux vapeurs de l’orage. Accord parfait, quelques pages plus loin, la gracieuse invitation de Froh, mettant l’arc-en-ciel, comme un pont, ou comme une avenue d’honneur, à la disposition des dieux. Enfin, il existe dans le Rheingold un motif, et de première importance, à la fois correspondant et contraire au motif du prélude, se partageant pour ainsi dire avec celui-ci l’organisme ou l’économie entière de l’ouvrage. Admirable d’ampleur et de sérénité, ce n’est plus seulement un accord parfait, mais une longue série d’accords parfaits qui le constitue. A peine est-il besoin de le nommer et vous avez déjà reconnu le thème du Walhalla. Dès la seconde scène, il succède et s’oppose par tous ses élémens, par le rythme, la tonalité, le mouvement, les timbres, aux thèmes divers du tableau précédent. Après l’impression de l’inconsistance et de la légèreté, d’un glissement et d’un ondoiement perpétuel, il nous donne la sensation de l’aplomb, de la masse, et, pour toujours aussi, de la stabilité. Là-bas, tout se dérobait ; tout se tient ici. Mais tout également se dresse, car autant cette musique s’appuie, autant elle s’élève, et, des fondations jusqu’au faîte, par degrés, par étages sonores, elle érige devant nous l’édifice entier.

Il remplit, ce thème du Walhalla, toute la dernière scène, l’épilogue, à peine inférieur à celui de la Walkyrie, où la partition de l’Or du Rhin trouve son couronnement et son apothéose. Et si, comme nous l’avons dit, la conclusion de l’œuvre, à certains égards, s’éloigne des prémisses, à d’autres elle s’y rapporte et s’y rattache. Différens, jusqu’à l’antithèse, par la forme ou la figure des sons, par le mouvement et la direction des lignes mélodiques, les deux épisodes musicaux tirent de l’ordre harmonique un élément et même une substance commune. Cela suffit pour qu’ils se répondent, pour que réciproquement ils se confirment, pour qu’ils enveloppent tout le sujet, tout le tableau, des profondeurs du fleuve au sommet de la montagne, d’une atmosphère et d’un sentiment unique, fait de calme, d’assurance et de sérénité.

Telle n’est pas toujours, on le sait, l’action du génie de Wagner. Et même on a pu dire, en langage métaphysique, que ce génie a pour objet ou pour domaine l’être moins que le devenir. Mais, dans la musique de l’Or du Rhin, nous aurons cette fois-ci reconnu le principe ou la vertu contraire, admiré ce qui demeure, au lieu de ce qui passe, et ce qu’il y a, non pas de mobile et de changeant, mais de permanent et de fixé.

L’interprétation de l’Or du Rhin, dans l’ensemble, est satisfaisante. Un peu confus et pâteux au commencement, l’orchestre a montré plus tard de la discrétion, de la finesse et de la légèreté. Ces dons ne sont pas tout à fait ceux de M. Van Dyck. Lorsqu’il joue le rôle de Loge, on peut le regretter. On ne s’imagine plus Wotan, à l’Opéra, que « sous les espèces » de M. Delmas. J’ai beaucoup aimé les trois jeunes personnes aquatiques pour la justesse et la fraîcheur de leur voix. Alberich est mieux que passable et Mime est excellent. Médiocre a paru le décor montagneux, mais charmant le décor fluvial, où j’aurais seulement souhaité que l’or, au lieu de luire à peine, resplendît.


Tout à l’heure, en passant, nous avons nommé Charles Bordes. Cela ne saurait suffire à son mérite, non plus qu’à nos regrets. On donne, vous le savez, on prodigue même aux musiciens le titre de maître. Il en est un autre, plus humble, mais plus beau, celui de serviteur. Nous en voulons saluer ici le grand et noble artiste qui vient à peine de mourir.

Son œuvre est connue, mieux que cela, populaire. Tout le monde sait quelle part fut la sienne dans la création, puis dans la direction et le développement des Chanteurs de Saint-Gervais, cette parfaite maîtrise, et de ce Conservatoire indépendant, la Schola. Après un long et dur labeur, quand la maladie et l’infirmité le frappèrent, très, jeune encore, Bordes ne se rendit et ne se retira pas tout entier. Désormais, à de moindres travaux, il n’apporta pas moins de courage. Tout pouvait décliner en lui, hormis l’enthousiasme et l’amour. Jusqu’à la fin, avec ce double levier, il se flattait de soulever le monde. Au fait, n’était-ce pas un monde, auquel il avait rendu, naguère, le mouvement et la vie ? Que savait notre génération, du moins par expérience, des anciens maîtres de la polyphonie religieuse, les Roland de Lassus et les Palestrina, les Victoria et les Josquin de Prés, avant que nous les annonçât leur jeune précurseur ! Leurs voix heureusement, que la sienne avait réveillées, ne résonnèrent pas dans le désert. On accourut en foule, on s’émut à des accens nouveaux. Pour rétablir dans ses droits, dans sa dignité, dans sa gloire, une catégorie, — et laquelle ! — de l’idéal sonore, il avait suffi qu’un modeste maître de chapelle osât un jour étendre la main.

Que de nobles signes, le plus souvent religieux, cette main traça dans l’air ! Messes et motets, oratorios et cantates, combien de chefs-d’œuvre inconnus, oubliés, ne la vit-on pas guider et soutenir ! Rien n’échappait à l’universelle curiosité de Bordes, pas plus qu’à sa généreuse sympathie. Rien, si ce n’est lui-même, et lui tout entier, son talent d’abord, et ses intérêts bien davantage. Encore une fois il avait choisi pour devise le beau mot de Kundry : « Dienen, servir. » Ainsi, de sa mission, vraiment apostolique, le détachement fut la première vertu. L’idéalisme en était une autre. Ce qu’il souhaita laisser et ce qui gardera sa mémoire, ce n’est pas tant des œuvres, malgré le mérite, quelquefois éminent, des siennes, qu’une influence, un souffle, un esprit.

Nous nous souviendrons également de son âme. Nulle ne fut plus haute, plus simple et plus pure, maîtresse à la fois plus forte et plus douce du corps diminué, douloureux, qu’elle anima jusqu’à la fin. Jusqu’à la fin aussi, par une grâce précieuse, l’artiste aura vécu de ses rêves. Rêves toujours de beauté, jamais de richesse et d’honneurs. Pauvre entre les pauvres, Bordes l’était avec délices, avec fierté même, sans l’être avec orgueil. Que dis-je ! il trouvait moyen de l’être avec magnificence et, comme on dit, « le meilleur » de son gain ou de ses recettes, le devenait aussitôt de sa charité.

Daigne là-haut, parmi les maîtres qu’il a servis et glorifiés, le maître des maîtresj’accueillir ! On l’a couché sous la terre natale. J’aurais aimé qu’il reposât plus près de nous. Dans son école peut-être, au milieu de ses compagnons et de ses disciples ? Mais non, plutôt à Saint-Gervais, dans son église, pleine encore des harmonies qu’il y avait réveillées et qui flotteraient, à jamais, sur son tombeau.


CAMILLE BELLAIGUE.


P.-S. — Nous avons analysé dans la Revue du 15 octobre dernier un livre intitulé Trouvères et Troubadours et publié dans la collection : Les Maîtres de la Musique (Félix Alcan, éditeur), sous le nom de M. Pierre Aubry. A propos de cet ouvrage et sur la question de la propriété littéraire, un différend s’est élevé entre M. Jean Beck et M. Pierre Aubry. M. Jean Beck nous informe et nous prie de vouloir bien annoncer que la cause, portée devant une commission d’arbitrage, a été jugée, à l’unanimité des voix, contre M. Pierre Aubry. Il a même été décidé que la première édition de l’ouvrage serait retirée du-commerce et que la seconde porterait toutes les rectifications exigées et obtenues par M. Jean Beck.

C. B.