Revue musicale - 30 novembre 1912
- THEATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE : La Danseuse de Pompéi, opéra-ballet, tiré du roman de Mme Jean Bertheroy par Mme Ferrare et M. Henri Cain ; musique de M. Jean Nouguès. — THEATRE DE L’OPERA : Les Bacchantes, ballet d’après Euripide ; scénario de M M. Naquet et Alfred Bruneau, musique de M. Alfred Bruneau. — Histoire de la langue musicale, par M. Maurice Emmanuel, professeur au Conservatoire national de musique : Paris. H. Laurens, 1911.
L’histoire de la critique musicale a gardé le souvenir d’une interrogation fameuse. « Pourquoi, » se demanda naguère Léon Tolstoï, après avoir entendu la répétition d’un opéra, « pourquoi tant de gens réunis, et de tout état, chanteurs, musiciens d’orchestre, machinistes, se donnaient-ils tant de mal, et de tant de façons, à la fois dans l’ordre de la matière et dans l’ordre de l’esprit ? » Et sans doute, l’opéra qu’on avait répété ce jour-là n’étant rien d’autre et rien de moins que le Siegfried de Richard Wagner, la réponse à la question de Tolstoï n’était pas très difficile. Elle serait plus malaisée après la représentation de la Danseuse de Pompéi, ou des Bacchantes, et l’on ne voit pas bien les raisons, — musicales, — qu’il peut y avoir de jouer la musique de M. Jean Nouguès ou celle, — d’ailleurs très différente, — de M. Alfred Bruneau.
Que si l’on imagine la partition de M. Nouguès exécutée au piano par M. Nouguès, et par lui chantée avec la voix dite « de compositeur, » que le compositeur de la Danseuse de Pompéi doit, comme tout autre, posséder ; si l’on se figure ladite exécution dans un cabinet directorial, réduite aux seules ressources, à l’unique effet de la musique pure, alors on comprend de moins en moins quel charme a pu subir M. le directeur de l’Opéra-Comique ; on s’étonne, on se plaint qu’il ait voulu faire une fois encore de ce qui n’est rien pour l’oreille, quelque chose, fût-ce quelque chose d’exquis, pour les yeux. De ceux-ci, même charmés, constamment charmés, celle-là pourrait bien finir un jour par se lasser d’être dupe.
Le décorateur, et non le musicien, a su dessiner et peindre les sept tableaux tirés du poétique et gracieux roman où Mme Jean Bertheroy conta naguère aux lecteurs de la Revue les amours élégiaques de Nonia la danseuse avec le timide et vierge Hyacinthe, prêtre, ou « Camille » d’Apollon. C’est par un soir d’automne et de vendange, sur le penchant empourpré du Vésuve, que la gentille courtisane acheva de séduire le chaste lévite. Et la suite, plutôt mélancolique et languissante, de l’histoire, n’est que le partage du jeune « camille » entre sa passion et le service, que nous aurions cru moins austère, de son dieu. Après quelques péripéties, dont les principales sont l’indiscrète intervention de Nonia dans les cérémonies du culte et l’excommunication de Hyacinthe, renvoyé, pour manquement à ses vœux, du collège camillien, nous voyons s’aggraver dans l’âme de l’éphèbe le conflit de l’amour divin et de l’autre amour. Le dieu sera le plus fort. Malade et presque mourant, Hyacinthe retourne à son temple, à la cellule qui fut témoin de ses pures ardeurs. En vain Nonia vient l’y rejoindre et s’efforce de l’en arracher. Il est près de la suivre, mais à travers la grille du sanctuaire, l’image sacrée le regarde et le retient. Sur sa couche brûlante, incertain et tourmenté jusqu’à son dernier soupir, il retombe sans vie. Pompéi lui fait de pieuses, de tendres funérailles, et quand la foule s’est retirée et que s’allument les premières étoiles, la petite danseuse vient pleurer, danser une dernière fois, puis se coucher, lasse et mourante elle-même, sur le marbre du tombeau.
Pour la musique, non moins que pour le décor et la mise en scène, enfin le spectacle, il y avait quelque chose là. Mais la musique n’y a rien su découvrir. Peu de jours après la représentation de l’œuvre de M. Nouguès, nous écoutions, au Concert Colonne, les Impressions d’Italie, de M. Gustave Charpentier. Voilà la verve, la joie, la vie populaire, souvent triviale, mais brillante, entraînante toujours ; voilà ce qui manque aux scènes initiales et vendémiaires de la Danseuse de Pompéi. Et le reste de l’ouvrage est pareillement dépourvu de caractère, de couleur et de poésie. Au contraire, qu’elles sont originales, vives et fortes, les impressions que l’académicien d’hier, il y a quelque vingt-cinq ans, reçut de la terre, du ciel et de la mer latine ! Comme elles sont directes et directement rendues ! Comme le sol et la race chantent ici leur vieille chanson ! Ici ? Non pas certes partout. Non pas dans le dernier tableau, Napoli, très amusant, très grouillant, mais qui sent en maint passage le réalisme ultra-moderne, l’outrance et la charge d’atelier musical. En revanche, deux numéros de cette suite d’orchestre ont un goût de terroir et de peuple que le temps n’a pas affadi. Le premier est la Sérénade ; A mules est le titre de l’autre. Ces deux-là sont parmi les meilleures esquisses, parmi les plus justes et les plus colorées, qu’un jeune musicien français ait jamais rapportées, ou plutôt envoyées, de là-bas. M. Nouguès objectera peut-être que l’Italie contemporaine, et non pas antique, les inspira. Cela est vrai, nous venons de le dire, des impressions napolitaines. Mais les autres morceaux, et surtout les deux autres que nous avons nommés, sont de tous les temps, ayant au plus haut degré le caractère populaire, celui peut-être des élémens de l’art musical que la suite des temps altère le moins. C’est également celui-là qui manque le plus à la partition de M. Nouguès. L’immortelle Italie, son peuple et sa campagne, ses golfes bordés de pampres, l’ardeur de ses jours et la douceur de ses nuits, la musicien n’a rien exprimé de tout cela, qui est de toujours. Et puis, on ne saurait trop y insister, M. le directeur de l’Opéra-Comique, le plus précieux des collaborateurs, en peut devenir aussi le plus redoutable. La richesse, la variété, l’ingéniosité des choses que l’on voit dans son théâtre accuse, loin de la cacher, la misère de celles qu’on y entend. Ainsi le second tableau de la Danseuse, le réveil de la petite ville antique, est un modèle achevé d’imagination et d’esprit pittoresque, autant que d’inutilité dramatique et de musicale insignifiance. Pas plus que le sens du lyrisme choral (scène des vendanges) il faut croire que M. Nouguès ne possède le secret de la causerie familière. La vie, la vie toujours, celle des choses et des êtres, la vie subtile et qui partout s’insinue, pouvait animer cette matinée pompéienne, et les propos, fût-ce les plus humbles, qu’échangent les habit ans ou les passans de ce carrefour. Ici encore on se souvient de M. Charpentier, de sa Louise, et d’un autre carrefour, celui-là parisien, où la musique n’avait pas dédaigné de noter jusqu’au dialogue d’un gardien de la paix avec une plieuse de journaux, et non seulement de le noter, mais de le poétiser et presque de l’attendrir.
L’art de M. Nouguès a paru plus inégal encore à des tableaux d’un genre plus relevé. La scène du temple d’Apollon, qu’un programme ambitieux qualifie de « cérémonie orphique, » est, musicalement, de la dernière indigence. À cette occasion, le nom, ou le titre, de « Gluck du pauvre » a été justement prononcé. D’un bout à l’autre de l’ouvrage, la danse, qui, dans cette histoire de danseuse, occupe naturellement une certaine place, est traitée sans égards, accompagnée par les thèmes, les rythmes, et les sonorités les plus vulgaires. Tout cela est gros, et tout cela est creux. Enfin, s’il y a peu de chose autour de l’œuvre, il n’y a rien dedans. Le fond même se dérobe, ou manque. L’idylle élégiaque de la danseuse et du « Camille » est exposée en style de romance, déplorablement facile, fade et bourgeois. Les procédés connus et communs y surabondent. L’un des plus fâcheux consiste à terminer la phrase, de préférence la phrase sentimentale, amoureuse, non point en bas, mais en haut, sur une note posée ou prise avec précaution, tenue ou filée avec langueur, et dans un sourire. Il y a là comme le contraire d’une cadence ou d’une chute, et pourtant une manière de cadence, ou plutôt une cadence à rebours. « Quand on tombe, » a dit quelque part Alexandre Dumas fils, « on ne tombe jamais bien. » En quoi d’ailleurs, pour la musique, et, plus précisément pour une mélodie, il se trompait. Mais pour une mélodie également, entre tant de manières de tomber, ou si vous préférez, de finir, il se pourrait bien que celle-là fût la plus affectée et la plus prétentieuse.
Mélodie ! Il n’y a guère autre chose dans la musique de M. Nouguès. Elle n’en vaut pas pour cela davantage. Et que la qualité de cette mélodie soit inférieure, il paraît aussi difficile de ne le point sentir que de le démontrer. Nous voici devant un autre « pourquoi ? » bien autrement obscur que celui de Tolstoï. Pourquoi telle suite de notes est-elle une chose exquise et telle autre quelque chose d’affreux ? Comment se peut-il que deux courbes sonores, parfois assez peu différentes. semblent envelopper ou l’infini de l’être, ou celui du néant ? Lamennais se demandait un jour : « Quelle relation de cause à effet l’esprit peut-il concevoir entre les ondes sonores, les vibrations de l’air… et les sensations, les pensées consécutives à ces vibrations ? » C’est surtout dans l’ordre élémentaire de la musique, l’ordre de la mélodie, que la question se pose et ne sera jamais résolue. Qui saura d’où nous est venue à la fin, tout à la fin de l’opéra de M. Nouguès, une vague et furtive impression de grâce, de tristesse, de poésie, pour ne pas dire, — oh ! non, ne le disons pas ! — de beauté ? Sur le tombeau du « Camille, » entre les cyprès de la voie funéraire, la danseuse, gémissante et dansante, est debout. Elle danse à peine, mais plutôt elle esquisse des mouvemens, des gestes, des attitudes, que l’orchestre accompagne d’un rythme circulaire et monotone. Il y a de la sensibilité, de la discrétion et de la délicatesse en cette dernière offrande au jeune mort, de l’harmonie visible et vivante qu’il aimait. La nuit se fait par degrés, et le silence. Maintenant la blanche pleureuse presse de tout son corps étendu le marbre que ses pieds agiles avaient à peine effleuré. La musique expire avec elle et nous charme enfin quelques minutes, avant que de mourir.
Nous avons signalé déjà l’agrément, beaucoup moins tardif et plus soutenu, du spectacle. Avouons pourtant, il faut le répéter aussi, que nous en éprouvâmes quelque lassitude. On commence d’y apercevoir, avec trop de recherche et de raffinement, un peu d’artifice et d’enfantillage. On finira par demander un paravent pour tout décor, et, devant le paravent, un chef-d’œuvre. Sans compter que trop est trop, et que dans un ouvrage comme la Danseuse de Pompéi, ou plutôt autour de cet ouvrage, la représentation des choses passe vraiment la mesure. Elle manque même quelquefois, par excès d’imagination, à la simple vérité. Au pied du Vésuve, ou sur ses flancs, ou dans les mes de Pompéi, jamais la mer ne fut de ce bleu, ni l’automne de ce rouge, ni de ce rose, l’aurore. Et si la grande fête chorégraphique est réglée au début selon le gout antique (la vision du bas-relief qui s’anime est délicieuse), on a regretté que « l’esprit » de nos plus modernes établissemens de musique et de danse parût animer la suite et la fin de cette pompéienne sauterie.
Sallavil et placait. Pour louer Mme Carré, la citation, n’est-ce pas, était inévitable. Que la danseuse donc, si peu d’ailleurs qu’elle danse, et la cantatrice, et la comédienne, veuille bien ici l’agréer.
Le sujet des Bacchantes est simple. Premier tableau : devant les murailles de Thèbes, Bacchus, retour des Indes, donne à danser. Penthée, le roi du pays, s’en irrite et fait jeter en prison Dionysos. Mais Dionysos, après s’être laissé prendre, ne se laisse pas retenir et se délivre par son propre pouvoir (second tableau). Sur le penchant du Cithéron (c’est le tableau no 3) en l’honneur du dieu triomphant, la bacchanale reprend de plus belle. Survient Penthée, respirant à la fois la vengeance et l’amour d’une jeune ménade, entrevue pendant une visite qu’il rendit un jour à son prisonnier. Les Bacchantes ont bientôt fait de mettre en pièces le trouble-fête ; galop final, apothéose. Ainsi le dernier tableau ne consiste que dans la répétition du premier ; l’un et l’autre sont une suite de hallabili. Il n’y a de changé que le décor, un peu la situation aussi : Bacchus, qui d’abord siégeait à droite, s’assied ensuite à gauche, et plus haut. Le scénario de cette histoire muette est « d’après » Euripide. A défaut des paroles de la tragédie grecque, je n’affirmerais pas que nous en ayons seulement ici la pantomime et la danse, en un mot l’orchestique. La musique, pas davantage. Tout de même on peut féliciter M. Alfred Bruneau, jadis et si longtemps fidèle à Emile Zola, d’avoir choisi, pour cette fois, un autre collaborateur.
On sait quelle musique écrit, ordinairement, le musicien du Rêve, de Messidor, de l’Ouragan et de l’Enfant-Roi. (Loin d’oublier ici, nous mettons à part, et beaucoup plus haut, la seule Attaque du moulin.) Cette musique est fort éloignée d’être, comme telle autre, dont nous venons de parler, plate et banale : plutôt inégale au contraire, et rugueuse, et revêche, hérissée, et, çà et là. comme bossue. On dirait que M. Bruneau travaille, avec effort et sans art, une matière commune, épaisse et rebelle. Ce n’est pas que son style ait rien de ténébreux. La partition des Bacchantes est parfaitement intelligible, et du premier coup. Plus d’un auditeur, à la sortie, en fredonnait les motifs. Une certaine valse, entre autres numéros, parut aisée à retenir et fut goûtée pour son air d’innocence. Il ne faut pas non plus, au troisième tableau, mépriser un petit morceau de flûte, je veux dire avec flûte, ou pour flûte, vif et capricant ainsi qu’il convient dans une réunion de chèvre-pieds. Et même nous ne fûmes point insensible (dernier tableau toujours) à certain duo dansé, lentement, par Bacchus et l’une quelconque de ses commères, sur un mode religieux et quasi mystique. Le reste a semblé surtout bruyant, compact et lourd. L’œuvre est de celles où, si l’on osait, on dirait que la cuiller tient debout. Il y manque l’aisance et la grâce ailée, la verve, le lyrisme et l’enthousiasme, en un mot la poésie ; peut-être, en un mot aussi, la musique, dont il est douteux que l’auteur des Bacchantes ait « en naissant, reçu de Calliope » la vocation et le don. Singulière fortune que celle de M. Bruneau ! Des efforts plutôt que des succès ont marqué sa carrière, fin dépit, à la faveur peut-être de nombreuses défaites, endurées avec une fierté robuste, il a bâti sa renommée sur ses propres ruines. Vous souvient-il qu’au lendemain de son Rêve, un banquet lui fut donné comme au rénovateur, si ce n’est au créateur de la musique française ? fit si l’on cherchait bien, on trouverait sans peine ce que M. Bruneau voulut, mais voulut seulement introduire dans notre musique, et ce qu’un autre, plus heureux, et musicien véritable, y introduisit en effet de nouveau. Cette nouveauté, c’est le réalisme, et cet autre, c’est M. Gustave Charpentier, déjà nommé. Tout le renouvellement entrevu par M. Bruneau consistait dans la promotion à la dignité musicale, des plus indifférens, au besoin des plus ordinaires parmi les personnages et les sujets ou les objets contemporains. Le Rêve, Messidor, l’Enfant-Roi, marquèrent d’étape en étape l’avènement lyrique de la petite bourgeoisie et du prolétariat, de l’industrie et du commerce, de l’usine et de la boutique (lavage mécanique ou manuel des sables aurifères, articles religieux et boulangerie-pâtisserie). On entendit parler dans ces trois ouvrages, et parler en chantant, de choses considérées jusque-là, non seulement comme étrangères, mais comme répugnant à la musique, en raison de leur insignifiance ou de leur trivialité. Messidor était plus grossier, et plus divertissant l’Enfant-Roi. Le prix des babas et des madeleines était ici « noté, » c’est le cas de le dire. Eh bien ! répliquera quelqu’un, et la soupe, au premier acte de Louise ! N’est-elle pas encore plus commune que des gâteaux ? Comme nourriture, d’accord. Mais quelle différence comme musique, ou par la musique ! Et justement, entre MM. Charpentier et Bruneau, voilà toute la différence, et cette différence est tout. L’un des deux seulement est un vrai musicien, et celui-là seul a fait entrer certains élémens, que l’autre ne sut point relever et ennoblir, dans le domaine esthétique, ou dans la catégorie de l’idéal. Certains élémens, disons-nous, et non pas tous, car l’auteur de Louise lui-même n’a gagné qu’en partie la gageure. Mais ce gain n’est pas négligeable et lui fait déjà quelque honneur. Oui, M. Charpentier a mis le premier en musique, en musique digne de ce nom, certains aspects, certains côtés d’une réalité qui nous touche, étant celle de notre temps, de notre pays, de notre ville. Quel Parisien et quel artiste ne lui saurait gré d’avoir fait de Paris un concert, comme il est un spectacle, et l’enchantement de notre oreille autant que le délice de nos yeux ! Ces bruits ou ces chants familiers de la rue, le musicien ne s’est pas contenté de les transcrire. Il les développe et les travaille, soit isolément, soit fondus ensemble. Il en sait dégager aussi le contenu, la valeur harmonique et modale. Pour tout dire, ou redire, et d’un mot, en ses bonnes parties, en ses parties neuves, c’est une œuvre d’art que Louise. Et c’est également, peut-être encore davantage, une œuvre de tendresse, de tendresse sincère et profonde. Ce peuple, cette ville, le musicien les aime et veut nous en communiquer l’amour. Ainsi la sensibilité s’unit au talent pour faire du souper de Louise, au lieu d’une chose vulgaire, ou ridicule, qu’il pouvait être, une chose touchante. La musique autrefois, et des plus grands maîtres, égayait de somptueux festins. Charitable, cordiale, il nous plaît qu’elle accompagne, aussi, ne serait-ce qu’au théâtre et dans la fiction, l’humble repas d’une famille d’ouvriers, pourvu qu’elle en surprenne, qu’elle en dégage le charme intime et l’humble poésie. Et voilà ce que la musique de M. Charpentier, plus d’une fois, a su faire, et voilà ce dont fut constamment incapable la musique de M. Bruneau. Quelqu’un a dit qu’en art la sympathie est la grande méthode. La sympathie est étrangère au réalisme d’un Bruneau comme à celui d’un Zola, tandis que le réalisme d’un Charpentier n’a pas d’autre principe ou d’autre base. Et c’est pourquoi le premier a toujours échoué, malgré le dessein qu’il avait formé et la peine qu’il a prise, là où le second, naturellement et tout de suite, a réussi.
Nous sommes en retard avec un ouvrage considérable. M. Maurice Emmanuel, le très distingué successeur du regretté Bourgault-Ducoudray, professeur d’histoire de la musique au Conservatoire, a publié, l’été dernier, en deux forts volumes, une Histoire de la langue musicale. C’est un livre savant, très savant, mais intelligible ; par endroits, presque « un livre de lecture, » comme disent les écoliers des livres qu’ils aiment à lire. De bons juges ont assuré que les érudits ne sauraient trouver là rien à reprendre. Les ignorans, vous pouvez nous en croire, y comprennent pourtant quelque chose.
L’historien lui-même a proposé comme sous-titre, ou titre de rechange, de son histoire, celui-ci : « la vie des sons à travers les âges. » De cette vie il a suivi l’évolution générale et les mouvemens secondaires, en tout sens, fût-ce en arrière ; il en a calculé, comparé, les accroissemens et les pertes, défini le principe et les élémens ; il a montré, vivans, tantôt les sons isolés et qui se suivent, tantôt les groupes sonores. Entre les formes, les époques voisines ou différentes, il a marqué les rapports, ici de similitude ou d’analogie, et là d’opposition ; il a noté les écarts et les retours. Depuis les temps les plus reculés jusqu’aux nôtres, il s’est efforcé, non seulement de tenir ferme les deux bouts de la chaîne, comme disait Bossuet, mais aussi, comme avait dit Pascal, de remplir tout l’entre-deux. Enfin, à cette histoire de la vie sonore, vie mystérieuse, réelle cependant, et déjà tant de fois séculaire, l’historien, parce qu’il est un artiste, a su donner la mobilité, la souplesse, et cet air de fuite constante à quoi se reconnaît, en tout, la vie elle-même.
M. Maurice Emmanuel a divisé deux fois son vaste sujet : d’abord suivant les temps (Antiquité, Moyen Age, Renaissance, époque moderne et contemporaine) : ensuite, selon les divers élémens du langage musical : échelles, harmonies, notation, rythmes et formes, tous étudiés à chacune des époques ci-dessus définies. Ainsi, d’un bout à l’autre de l’histoire, l’ordre chronologique et l’ordre technique se répondent et s’entrelacent. L’auteur a marqué dès le début et par des signes sommaires les grandes étapes de ce double développement. La musique antique obéit au mode mineur : un mineur qu’on pourrait appeler absolu, par rapport au nôtre, bâtard ou dégénéré. La constitution de ce mode exclut, ou peu s’en faut, la polyphonie. Le moyen âge, bien que soumis encore au même régime modal, tend peu à peu vers le majeur et lentement organise la polyphonie en dégageant par degrés les formules harmoniques du mode nouveau. La Renaissance fonde l’art moderne par l’achèvement et la fixation, — pour longtemps, — de la tonalité. Elle porte la polyphonie vocale à la perfection et donne comme base au langage sonore l’accord parfait, ou de trois sons. Le système harmonique, impliqué dans la musique des âges précédons, en est extrait par l’âge moderne. De nouveaux accords dissonans y sont admis. Les maîtres de la grande époque créent le classicisme, d’où les vieux modes sont exclus et dont la « tonalité, » le majeur absolu. devient la rigoureuse, l’unique loi. Mais voici que nous sommes en train, nous, les contemporains, de changer tout cela. Les maîtres d’aujourd’hui, — d’un aujourd’hui dont le Tristan de Richard Wagner pourrait bien avoir annoncé la première heure, — transforment de plus en plus en harmonies consonantes, ou du moins traitent comme telles, les dissonances autrefois inconnues ou proscrites. Ils renoncent à les résoudre, n’y trouvant désormais plus rien d’instable ni d’incertain. Les accords de onzième, de treizième, attaquent la tonalité, qui s’affaiblit sous leurs coups. La tyrannie du majeur est ébranlée, on voit çà et là reparaître les vieux modes, que le chromatisme pare de couleurs nouvelles. « De sorte que, par un résultat imprévu de la polyphonie toujours grandissante, un retour est près de se produire à des échelles que la tonalité avait abolies, et qui relèvent plus de l’art homophone que de l’art polyphone. Notre époque est dans une nouvelle transition dont il est difficile et dont il serait imprudent de prévoir les destinées. »
Rien qu’à ces dernières Lignes, on reconnaît, avec l’historien, lui-même, l’éternel devenir, principe et condition de la vie. Et si le sommaire ou le schéma d’une si vaste étude parait un peu vague, peut-être obscur, il est facile, en insistant sur quelques points, en revenant sur les traits principaux, d’en retirer du moins quelques lignes précises et claires, bénéfice modeste, mais assuré d’une analyse forcément abrégée.
L’historien a trouvé, pour définir la musique antique, une expression heureuse. Il la compare « à un fil presque sans épaisseur. » Et voilà posée, en quelques mots, l’antinomie fondamentale entre l’art musical des Hellènes et le nôtre. Sans compter que, sur cette antithèse, tout ce qui suit nous parait, sinon peut-être inédit, au moins excellent à redire : « Ne peut-on conclure que l’art antique, essentiellement mélodique, a pu réaliser, dans le domaine de la mélodie pure, un idéal différent du nôtre, et aussi plus subtil que le nôtre ? Les professionnels du VIe et du Ve siècle avant notre ère trouveraient à nos échelles de la raideur… Ils se plaindraient de la monotonie de notre Diatonique et prendraient en pitié ce que nous appelons avec orgueil le moderne chromatisme. En revanche, notre opulente polyphonie leur échapperait ; peut-être leur serait-elle odieuse. Bien que leur art, dans sa forme diatonique et vulgaire, contînt en germe une part de l’harmonisation dont nous usons, ses élémens y étaient cachés et les Grecs n’avaient pu, distraits par leur orientation homophone, les en faire sortir. Ils avaient une foi exclusive dans le « melos, » dans la mélodie pure, et pour elle une. prédilection.. Ils raffinaient sur ses contours comme nous raffinons sur nos accords. Et ils traiteraient avec dédain notre ut ré mi fa sol la si ut, qu’ils jugeraient tyrannique. Leur Doristi était plus libérale : elle admettait des modes suffragans, tandis que notre ut majeur est un autocrate, absolu. » Dans tout cela, qui n’est encore une fois qu’un rappel, il y a plus d’une leçon, mélodique ou modale, dont nos modernes musiciens pourraient profiter.
La rythmique surtout leur prodiguerait les enseignemens et les exemples. Dans la musique ancienne, on le sait, le rythme était l’élément par excellence, le père et le maître de tous les autres. « C’est par le rythme peut-être que les lyriques et les tragiques grecs ont le mieux traduit les images et dépeint les passions. » A la mobilité de la pensée, le rythme ; dans leurs œuvres, s’assortit merveilleusement. Et telle est la puissance de ses effets, que, réduit à ce que les syllabes, longues et brèves, nous en livrent… il peut nous procurer, à la simple lecture des textes, des émotions sans analogue en notre art. Celui-ci est incapable d’une telle mobilité. L’isochronisme et la carrure l’ont appauvri. Il a perdu, dans la musique moderne, ces perpétuelles ondulations, ce bouillonnement de vie, par quoi il s’assortissait à l’âme des héros. »
Que de sujets aborde en passant l’historien de cette histoire universelle de la musique ! Que de conflits, ignorés des uns : oubliés des autres, il ranime et sait nous rendre présens ! Je ne soupçonnais pas, avant d’avoir lu tel chapitre sur la rythmique moderne, qu’on pût suivre avec tant d’intérêt l’antinomie, essentielle et funeste, qui met, depuis des siècles, aux prises le rythme et la mesure, la carrure de la phrase mélodique et sa liberté. De telles pages sont faites pour l’ébranlement, peut-être [pour la ruine, en de nombreux esprits, de conventions et de préjugés passés en principes, en articles de foi.
Un autre débat, non moins ancien, non moins grave, semble renaître, après une longue paix, entre les modes et la tonalité. M. Maurice Emmanuel, en fervent disciple de Bourgault-Ducoudray, souhaite et voudrait assurer aux premiers la victoire. Certains symptômes lui permettent au moins de la leur prédire. Qui ne voit avec lui quel en serait l’honneur et le bienfait pour la musique future ! Il n’est pas de question, même aride, même rébarbative en apparence, et par le seul énoncé, dont l’historien ne sache nous faire entrevoir, sinon comprendre toujours et tout entier, l’intérêt supérieur. Histoire de la tierce ou de la quinte, histoire du majeur ou du mineur, autant d’histoires, de contes aux noms étranges, contes de fées à leur manière, eux aussi lointains et mystérieux. Qui nous dira le pouvoir sur nous, à travers les âges, d’une note un peu plus basse, un peu plus haute, et tout ce que peut contenir, de l’esprit ou de l’âme humaine, un intervalle de deux sons !
A propos du moyen âge et du plain-chant, l’occasion était belle pour M. Maurice Emmanuel de défendre une fois de plus l’idéal, — et la pratique aussi, — de la vraie musique d’église. Il n’y a pas manqué. Du temps qu’il était maître de chapelle dans une de nos grandes paroisses parisiennes, il avait bien déjà servi cette cause. Il apprit même alors, — à ses dépens, — le prix que peut coûter un semblable service. Mais ses malheurs n’ont point abattu sa fierté. Accompagnement, ou plutôt non accompagnement des mélodies grégoriennes ; rôle de l’orgue pendant l’office divin ; prononciation du latin : sur toutes ces questions, dont la dernière, débattue hier encore, est aujourd’hui décidée, ou devrait l’être, par la plus auguste des interventions, le docte professeur au Conservatoire a repris et rassemblé les raisons qui militent pour la réforme liturgique et finiront par en assurer le triomphe.
Etes-vous plus curieux de faits plus nouveaux, relativement ? Alors lisez, dans un des chapitres consacrés à l’époque moderne, l’histoire, en raccourci, des deux systèmes, l’un d’association, l’autre de séparation qui tour à tour ont régi les rapports entre la mélodie et l’harmonie. Le rôle d’un Sébastien Bach est ici résumé d’une manière originale et forte, sans compter que justice y est rendue, en passant, à chacun de ces deux élémens, dont l’action isolée, autant que l’action commune, peut avoir sa raison et sa beauté.
Enfin, parmi tant d’études diverses, il n’en est pas de plus sérieuse, de plus « poussée, » que l’étude des formes ou des genres musicaux : fugue, suite, sonate, symphonie, variations. Nous ne saurions, à la fin de cette chronique, en tenter seulement l’esquisse. Mais rien ne serait plus intéressant, pour achever l’analyse d’un ouvrage d’histoire, que de remonter la suite des temps, que de rattacher en quelque sorte au centre immuable, tel ou tel point d’une circonférence de plus en plus élargie. C’est ainsi qu’à la base même de la fugue (et de la sonate et de la symphonie qui en dérivent) on retrouverait la « quinte modale, » par laquelle tout l’art antique fut régi. De même, dans un cas ou dans une espèce moins générale et dont nous vous épargnons le détail spécifique, on serait conduit à reconnaître avec M. Maurice Emmanuel, avec M. d’Indy, que, pour corriger les imperfections de la fugue en mode mineur, le seul procédé possible est aujourd’hui le recours au vieux mode des Grecs, le dorien. « Cette solution confirme, par une application technique, la continuité de l’art. Malgré des brisures, des coupures plus apparentes que réelles, la musique diatonique, fondée il y a deux mille cinq cents ans, poursuit ses destinées sans avoir épuisé le vieux t’omis. Viendra-t-il un jour où ce courant de l’art occidental sera dévié ou tari ? Chi lo sa ? Il suffit de constater que des œuvres lointaines l’alimentent, sources encore vives où les artistes peuvent puiser. »
De cette continuité, l’historien a donné d’autres exemples encore, et plus frappans. Il a rappelé, dès les premières pages de son livre, l’existence, l’évidence de certaines relations étroites entre le drame grec et le drame lyrique moderne, entre le génie d’un Eschyle et celui d’un Wagner. Il a fait voir, en dépit de la diversité des moyens, que « le souci des constructions, l’amour des symétries, le jalonnement par des motifs directeurs, se retrouve pareil dans les Choéphores et dans Tristan. »
Ainsi la musique est bien un art continu, mais dont la continuité n’exclut pas de singuliers, de surprenans retours. Comment, après tant de siècles, ne leur trouverions-nous pas un air de nouveauté qui déconcerte ! Le jour, si ce jour arrive jamais, où les vieilles lois de l’art grec, les modes et les rythmes, redeviendront maîtresses de notre art, cette restauration fera l’effet d’une révolution. Pour le musicien d’alors il y aura vraiment de nouveaux cieux et de nouvelles terres, que peut à peine, imaginer le musicien d’aujourd’hui.
CAMILLE BELLAIGUE.