Revue musicale - 30 novembre 1921

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Revue musicale - 30 novembre 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 698-708).
REVUE MUSICALE


THÉÂTRE DE L’OPERA-COMIQUE : Reprise d’Orphée. — THEATRE DE L’OPERA : L’Enlèvement au sérail, de Mozart; Ascanio, de M. Camille Saint-Saëns. — Un critique musical ignoré.


Après un travesti qui durait depuis une soixantaine d’années, Orphée de nouveau s’est fait homme. Mme Viardot la première avait, comme dit lady Macbeth, mais en sens contraire, « desexed » le poète de Thrace. Ce fut d’ailleurs pour la plus grande gloire et du personnage et de l’interprète. Faut-il se féliciter du récent retour à l’état masculin? Ne l’oublions pas, le premier des deux Orphées de Gluck, l’italien, avait été « créé, » — si le terme n’est pas ici plus que jamais ambitieux, et même impropre, — par un contralto du genre équivoque alors à la mode, il signore Guadagni. Après lui, le premier Orphée parisien, dans la partition retouchée par Gluck pour la scène française, fut le ténor Legros. Plus tard, les deux Nourrit, père et fils, reprirent le rôle tour à tour. Puis le chef-d’œuvre tomba dans un long oubli. Pour l’en tirer, il fallut, en l’année 1859, la piété de Berlioz et le genre de Mme Viardot. Après quelques autres dames, dont Mme Caron sans doute restera la plus mémorable, « un homme s’est rencontré, » qui ne parut point à MM. les directeurs de l’Opéra-Comique indigne de ce qu’on peut appeler une restitutio in integrum. Aussi bien n’y fut-il pas tout à fait inégal. M. Ansseau possède une voix robuste, éclatante, et dont on lui sait gré de ne point abuser. Il émet les sons plutôt qu’il ne les pousse. Il ne les traîne pas non plus et ne s’y attarde point à contre-sens, pour son plaisir. Ses meilleurs moments furent son entrée aux Champs-Elysées et l’air fameux entre tous : J’ai perdu mon Eurydice, qu’il a dit, — nous l’en félicitons, — avec simplicité. Mais il est un don, le don suprême ici, qui, manque à l’Orphée nouveau, et que les anciennes Orphées, une Viardot, une Caron, avaient reçu des dieux : le don de nous émouvoir et, dès les premières notes, dès le premier appel : Eurydice ! de nous fendre le cœur. En l’un de ses dernière chants, Mistral énumère les belles dames de Provence, les belles dames d’antan. Après qu’il a nommé chacune d’elles et les ayant, à la fin, toutes nommées, il ajoute, en guise de refrain : « Mais, ô Magali, douce Magali, Magali joyeuse, es tu que m’as fa trefouli, c’est toi qui m’as fait tressaillir[1]. » (Encore le mot provençal est-il autrement fort). Mais loi, plaintif Orphée, Orphée douloureux entre tous tes frères qui chantent et qui pleurent, tu ne m’as pas « fa trefouli. »

Ténor ou contralto, l’apparence plastique du personnage étant sauve, la question de la voix, du timbre ou du registre, demeure encore irrésolue. Assurément le véritable Orphée (c’est-à-dire celui de la fable et de la poésie) fut un homme ou, comme dit le vulgaire, « un monsieur. » Les traits de mâle énergie abondent dans le rôle. Mais, dans le rôle aussi, « mais vous ne savez pas ce que c’est qu’une femme. » Ou tout au contraire vous le savez, nous le savons depuis longtemps, et quelle tendresse profonde, avec quelle puissance, donnent à certaines phrases, à certains accents, les notes graves de la voix de contralto. Mainte et mainte variante, l’air des Champs-Elysées, les appels : Eurydice ! et tant d’autres passages pourraient bien assurer l’avantage à la version féminine.

Et puis, et surtout peut-être, une fois de plus, écoutant cette musique, nous en crûmes entrevoir la généralité, l’étendue et le sens, ou le symbolisme infini. Antique, païen, Orphée ne serait-il pas un peu chrétien aussi ? Rappelez-vous l’avertissement, le cri d’alarme que jette un Bossuet : « L’ennemi est toujours aux portes, et le moindre relâchement, le moindre retour, enfin le moindre regard vers la conduite passée peut en un moment faire évanouir toutes nos victoires et rendre nos engagements plus dangereux que jamais. » Orphée est impersonnel, ou plutôt universel. Qu’importe alors que cet amour, ce désespoir, ce deuil sublime emprunte une voix féminine ou virile ? Plus que conjugal ici, plus qu’humain et mortel, dégagé de toute figure corporelle, de toute chair et de toute sexualité, l’amour s’élève au-dessus de l’attache à la créature, jusqu’au désir et au regret du bien souverain et absolu. Duve andrò senza il mio ben ! Ainsi chante l’Orphée italien sur le cadavre de son Eurydice morte pour la seconde fois. « Où irai-je sans mon bien ! » Voilà le fond et la synthèse du chef-d’œuvre Que ce soit un époux ou une épouse expirée, que ce soit la joie des sens ou celle de l’âme, que ce soit un être ou que ce soit une croyance, un sentiment évanoui, c’est son bien, tout son bien, que pleure, en les trois strophes immortelles, l’âme qui le possédait et ne saurait se consoler parce qu’il n’est plus.


Un Tanagra dans la Galerie des Machines... C’est l’effet que nous produisit, il y a près de vingt ans, à l’Opéra, l’Enlèvement au sérail. La reprise récente n’a pas modifié notre impression. Le délicat chef-d’œuvre de Mozart, quelque chose comme une opérette de génie, demanderait un petit théâtre, un théâtre de cour, un peu plus qu’un salon, et de grands artistes. L’Opéra n’est pas tout à fait ce qu’il lui faut. Deux interprètes pourtant ont bien servi le maître divin. L’orchestre d’abord, sous la main et pour ainsi dire en la personne de M. Reynaldo Hahn. Et cela s’est vu, ou plutôt entendu tout de suite, dès les premières notes et jusqu’aux dernières. Mouvements, sonorités, nuances, silences même, M. Reynaldo Hahn connaît son Mozart et le connaît par les deux modes de la connaissance musicale, qui sont, vous le savez, l’intelligence et la sensibilité. Quant à Mme Ritter-Ciampi, le Mozart de l’Enlèvement au sérail, après celui des Noces de Figaro et de Cosi fan tutte eût été, j’imagine, heureux de l’entendre chanter Mozart. L’art de la grande cantatrice est toujours, aurait dit Mme de Sévigné, « d’une perfection et d’un agrément qui ne peut se représenter. »

Le livret de l’Enlèvement au sérail est à peu près de la même force, — et encore! — que celui de Cosi fan tutte. La pièce appartient au genre turc. Le pacha Selim a deux esclaves, Constance et Blondine, lesquelles ont deux amoureux, Belmont et Pédrille. Ceux-ci réussissent à pénétrer dans le sérail. Mais au moment d’en sortir avec leurs belles, ils se voient tous les quatre surpris, condamnés au supplice, puis graciés par le généreux pacha : « Retournez. » leur dit-il, « en votre patrie, et publiez partout ma clémence. » Il y a dans certains couplets de la Périchole un mouvement analogue : « Va dire, enfant, à ta tribu sauvage, » et ce qui suit. D’autre part, l’Enlèvement au sérail pourrait s’appeler comme Fidelio, mieux que Fidelio, (deux couples d’amants au lieu d’un), mais dans le genre bouffe, « l’opéra de la délivrance » par l’amour.

Quelques détails historiques ou légendaires de la vie de Mozart se rapportent à l’époque de la composition (1781) et de la représentation (1782, à Vienne) de son premier ouvrage allemand. « Trop de notes, beaucoup trop de notes, mon cher Mozart, » aurait dit l’empereur Joseph II après une répétition. « J’en demande bien pardon à Votre Majesté. Il y en a tout juste autant qu’il faut. » ? Voir aussi dans Stendhal l’anecdote de Mozart entrant un soir incognito à l’Opéra de Berlin, qui jouait l’Enlèvement, et donnant, au grand scandale des spectateurs et des interprètes, qui ne le reconnurent pas tout d’abord, des marques fort bruyantes tantôt de son contentement et tantôt de son déplaisir.

Quelle était à cette époque la vie de Mozart, la vie de sa vingt-cinquième année, on le sait par sa correspondance : une vie toute de travail, d’amour pour sa fiancée, bientôt sa femme, sa « bonne et chère Constance, » dont l’héroïne de son opéra portait justement le nom; une vie toute de joie aussi, de cette innocente, pure, divine joie qui fut le génie même de Mozart et que la douleur humaine ne put jamais détruire ou seulement altérer.

Dans ses lettres d’alors, Mozart parle aussi de la musique, de la sienne, et de la musique en général. C’est là que se trouve la phrase tant de fois citée : « Je ne sais... Mais dans un opéra il faut absolument que la poésie soit la fille obéissante de la musique. » Et ce qui suit : « Pourquoi donc les opéras italiens plaisent-ils partout, malgré toute la pauvreté de leurs livrets? Parce que la musique y règne en souveraine et fait oublier tout le reste. » Pour la pauvreté, le livret allemand de l’Enlèvement au sérail ne craint pas de rivaux. Mozart pourtant ne méprise pas ce qu’il appelle avec indulgence « la poésie de la pièce en général. » A son avis, tel air de Belmont « ne saurait être mieux écrit pour la musique. » Tel autre (de Constance) « n’est pas mal non plus. »

Quant à la souveraineté de la musique, il ne s’agit pas d’une froide et surtout égoïste souveraineté. Toujours et partout Mozart veut une musique expressive, au besoin passionnée. Il n’en connaît même pas d’autre : « Savez-vous comment j’ai rendu l’air de Belmont, en la majeur?[2] Le cœur qui bat est déjà annoncé d’avance par les violons en octaves... On y voit le tremblement, l’irrésolution; on voit se soulever le cœur gonflé, ce qui est exprimé par un crescendo ; on entend les chuchotements, les soupirs, rendus par les premiers violons en sourdine et la flûte à l’unisson. » Ainsi Mozart, le plus grand peut-être des purs musiciens, n’est pas un moindre musicien de théâtre, de drame ou de comédie, fût-ce de la comédie la plus misérable. S’il cherche à faire briller dans un air de basse « les belles notes graves » d’un chanteur, le souci de la voix ne lui fait pas négliger le soin de la vérité morale ou psychologique : « L’allegro assai doit faire le meilleur effet, car un homme emporté par une aussi violente colère dépasse toute règle, toute mesure et toutes bornes ; il ne se connaît plus, et de même il faut que la musique, elle aussi, ne se connaisse plus. Mais, » — et voici que la beauté supérieure, absolue, réclame ses droits, — « mais comme les passions, qu’elles soient violentes ou non, ne doivent jamais être exprimées jusqu’au dégoût, et que la musique, même dans la situation la plus terrible, ne doit jamais offenser l’oreille, mais, là encore, la charmer, et enfin rester toujours de la musique, etc. »[3].

A l’Opéra, l’autre soir, nous nous souvenions de cette observation de Doudan : « Il faut aimer terriblement ses amis pour les voir. » C’est ainsi qu’il faut aimer la musique pour aller entendre l’Enlèvement au sérail. Il n’y a là que de la musique. Mais laquelle ! Ou plutôt lesquelles! Musique de chant et musique d’orchestre; musique de théâtre, par l’action et le mouvement, et, par l’intimité, musique de chambre ; mélodie et symphonie tour à tour, ou plutôt, et toujours ensemble; musique turque, d’une turquerie innocente et bon enfant, dans le goût de la célèbre marche : voir, au premier acte, le chœur en l’honneur du pacha ; au second, et plus turc encore, le délicieux duo bachique. Musique populaire çà et là : simples chansons à l’allemande et déjà parfois, non moins allemands, de véritables lieder. Aussi bien n’a-t-on pas voulu voir dans l’amoureux Belmont un frère aîné du Florestan de Fidelio, même du Walther des Maîtres Chanteurs, enfin le premier exemplaire et comme un crayon du jeune homme allemand?

Et puis, et peut-être surtout, quel que soit le genre ou la forme de cette musique, airs, romances, chansons, les uns du style le plus noble, les autres du ton le plus familier, elle a ceci de merveilleux, qu’elle se passe en quelque sorte des personnages. Ou plutôt, elle les dépasse et les déborde. Autour d’eux, au-dessus d’eux, elle s’étend et s’élève à l’infini. Plus encore qu’elle ne représente, elle signifie et suggère. Seule à posséder la vie, seule elle la crée et la donne. Elle est celle qui est et rien n’est que par elle. Qui dira l’abondance et la perfection de son être! Il existe, au troisième acte de l’Enlèvement au sérail, une chanson entre toutes divine. Elle n’a pas moins de quatre couplets et quatre fois c’est merveille de l’ouïr. Simple sérénade, que murmure au clair de lune, sous la fenêtre des prisonnières et pour les avertir, un valet de comédie, ce n’est rien en fait de théâtre, et, comme musique, c’est bien peu de chose : un petit « six-huit, » qu’un léger pizzicato accompagne. Un enfant vous solfierait cela à première vue. Mais, je vous en prie, écoutez. Ecoutez dans votre fond, « à l’endroit où la vérité se fait entendre, »[4]et pareillement la beauté. Je dirais presque : regardez. Sur la mélodie aux couleurs changeantes, partagée entre les deux modes, majeur et mineur, voyez passer et jouer les rayons et les ombres. Abandonnez-vous à la langueur, à la caresse du rythme, à l’exquise douceur des modulations; goûtez la saveur étrange et vaguement orientale de certaine cadence. Si tout cela ne vous émeut pas, ne vous ouvre pas le royaume des rêves, des désirs, des regrets; si vous ne vous sentez pas en quelque sorte amené par la musique au seuil de son mystère et comme au bord de l’infini; s’il ne monte pas à vos lèvres un sourire, peut-être une larme à vos yeux, alors vous n’avez pas de musique en vous, vous êtes de ceux que maudit Shakspeare, alors, oh ! alors, je vous plains.

Pour peu que vous ayez en vous de l’amour, ou que vous en ayez eu, les airs, ou les romances, de Belmont ne sauraient vous laisser indifférents. On a retranché la plus belle peut-être, (au commencement du troisième acte), où la mélodie, lentement, en extase, descend, comme des degrés de cristal, les notes de l’accord parfait. Mais il en reste assez d’autres, superbes ou charmantes, pour tout le monde, pour toutes les voix : ténor, soprano, basse, et sur un thème à peu près unique, l’amour. Non pas l’amour à la Gounod, moins encore à la Wagner. La fureur, la folie et la mort, ni la volupté, n’y ont aucune part. Ici délicieux de grâce, de légèreté, de malice, il est ailleurs admirable de profondeur autant que de calme et de pureté. Partout présent, il chante partout. On n’invoque, on ne célèbre que lui. Et cet amour n’est pas l’amour fictif, imaginaire, de personnages insignifiants, de fantoches qui ne vivent pas; c’est l’amour de Mozart lui-même, c’est tout son cœur, avec tout son génie, qu’il offre à sa bien-aimée véritable et vivante. Pour celle-ci, l’Enlèvement au sérail, c’est la bague de fiançailles, c’est la corbeille nuptiale.

Il n’est pas jusqu’à ce bouffon d’Osmin, (un serviteur du pacha), qui ne parle d’amour. Non pas du tout en bouffonnant, (je songe à ses couplets du début), mais sur ce ton, qui n’appartient qu’à Mozart, où se mêle à la tendresse heureuse je ne sais quelle mélancolie. Ici pourtant, comme partout ailleurs, le dernier mot reste à la joie, à cette pure et calme félicité de l’âme dont Mozart, encore une fois, le seul Mozart, a fait son royaume. Remercions-le, bénissons-le de nous y introduire. Beethoven, l’humain, le surhumain Beethoven, promettait à celui qui sentirait pleinement sa musique la délivrance de toute misère. Le divin Mozart aussi, par des moyens plus doux, nous affranchit et nous sauve. L’autre soir, en l’écoutant, nous trouvions qu’un écrivain, un philosophe, un homme du Nord pourtant, a bien raison d’écrire : « Vous pouvez jouer dans la vie aussi innocemment qu’un enfant autour du lit d’un mort, et ce n’est pas les pleurs qui sont indispensables. Les sourires aussi bien que les larmes ouvrent les portes de l’autre monde[5]. »


L’Ascanio de M. Camille Saint-Saëns fait encore, après trente et un ans, honneur au vieux maître. Plutôt qu’un « grand opéra, » c’est un opéra de demi-caractère, un opéra « très distingué, » dirions-nous, si le mot l’était davantage; une fine tapisserie sur un gros, très gros canevas, l’une étant la musique et l’autre le drame, ou même le mélodrame. Ne cherchez dans cette musique ni la puissance, ni l’émotion, mais le goût, l’habileté, l’intelligence, l’esprit, et presque à chaque instant, sous des formes diverses, tout cela vous sera donné. Oui, même sous la forme du leitmotif. Des thèmes caractéristiques reviennent au cours de l’ouvrage, non seulement rappelés, mais variés, nuancés, altérés, renversés, que sais-je ! avec une ingéniosité, presque une rouerie wagnérienne. Ajoutons que le travail est ici d’une grâce, d’une légèreté toute française. Leitmotif à part, cette musique abonde en détails précieux. Au premier acte, l’essai d’un bracelet, passé par Ascanio, l’élève de Cellini, au bras de la duchesse d’Étampes, est une chose délicieuse, une sorte de petit bibelot musical digne de celui que pouvait être le bijou. Acte troisième : le duo de la duchesse avec Ascanio toujours est également, comme disent les chroniqueurs mondains, a d’une suprême élégance. »

En tout ici M. Saint-Saëns pourvoit à notre agrément avec discrétion, et c’est par-là qu’il l’assure. Comme disait, — à peu près, — un ancien, il ne sème pas à plein sac, mais d’une main légère. Nulle part il n’appuie et n’insiste; il indique, il esquisse, et craignant d’alourdir un sujet déjà pesant, il se contente de l’effleurer, puis il passe. Jusque dans une scène dramatique, unique d’ailleurs, il garde cette réserve. Elle fait plaisir. Voici la chose. Entre Mme la duchesse d’Étampes et la signorina Scozzone, il a été convenu ce qui suit. La demoiselle Colombe d’Estourville, ayant encouru la jalousie et le courroux de l’une et de l’autre, s’est réfugiée dans l’atelier de Benvenuto. Elle y est poursuivie et près d’être prise. Heureusement un grand reliquaire d’or est là, qui doit être envoyé par Benvenuto aux Ursulines. Colombe s’y cachera et le couvent sera son asile. Mais la méchante duchesse, ayant découvert la supercherie, s’entend, pour la déjouer, avec Scozzone. C’est au Louvre que sera portée la châsse. Elle y restera trois jours, assez longtemps pour ne se rouvrir que sur un cadavre. Au dernier moment, Scozzone recule devant le crime. Elle prend dans le reliquaire la place de Colombe, dûment avertie par elle du subterfuge, et sous les vêtements de l’Italienne, silencieuse et voilée, c’est Colombe qui suit le cortège. Ce repentir, cette substitution expiatoire nous est connue, mais Benvenuto l’ignore. Et voilà pourquoi la marche funèbre qui l’accompagne n’est funèbre en quelque sorte qu’à demi, confidente et gardienne du secret terrible que nous savons, nous aussi, mais qu’elle doit taire. L’équivoque était malaisée à rendre. Avec un goût délicat, avec une sensibilité furtive et discrète, la musique a su la créer et l’entretenir.

En maint passage, elle a bien de l’esprit, cette musique. Nous en avons autrefois déjà relevé plus d’un trait. Si Benvenuto signale à l’un de ses élèves une faute de dessin, l’orchestre, de l’aveu même du compositeur, u l’orchestre joue à l’envers le motif du travail. » Et c’est un rien, mais ingénieux et spirituel.

C’est quelque chose que le ballet, et quelque chose d’exquis. Il est de style ancien, antique par endroits, tant il a de noblesse et de pureté. La plus belle page n’est pas loin d’évoquer la plus belle aussi qu’ait écrite Rameau pour le clavecin : l’Entretien des Muses. Et voici qu’à la fin, tout d’un coup, l’esprit non seulement français, mais parisien, voire faubourien, succède à la poésie et sans façon la bouscule. Un cornet à pistons attaque une valse. Étonnante et comme étonnée elle-même de se voir ou de s’entendre ici, dans une fête Renaissance, devant le roi François Ier et l’empereur Charles-Quint son hôte, elle mêle, de façon fort plaisante, un coin de Montmartre aux parterres de Fontainebleau.

Pour M. Reynaldo Hahn qui dirigea l’orchestre d’Ascanio après celui de l’Enlèvement au sérail, voir plus haut. Pour mesdames les cantatrices et messieurs les chanteurs, on ne saurait assez regretter qu’ils aient chanté tout autrement que ne dansa Mlle Zambelli.


Un jour de l’été dernier, feuilletant un recueil d’anciens palmarès de province, nous y avons découvert un discours de distribution de prix qui mériterait lui-même un prix, un prix de musique ou de critique musicale. Au lycée du Havre, en 1876, le jeune professeur de la classe de rhétorique fut chargé de la harangue d’usage. Il choisit comme sujet la musique. Et comme on lui faisait observer qu’il n’y entendait rien, il repartit qu’il en aurait plus de facilité pour se montrer original. Mais il y entendait bien des choses, à la musique, ou plutôt il assura, pour commencer, qu’il l’entendait en toute chose. Et, fût-ce après un vers fameux de Victor Hugo, cette assertion, de la part d’un homme de lettres, pouvait alors sembler nouvelle. Car c’était le temps où dans le monde de la littérature, et de la plus haute, on déclarait volontiers que la musique n’existait nulle part ailleurs qu’en elle-même, ou par elle-même, et qu’aussi bien, ainsi réduite, elle existait à peine. Nous savons comment, depuis, elle a pris ses grades en Sorbonne, y compris le doctorat, et gagné l’estime au moins, sinon la faveur de l’Université.

Quiconque, disait à peu près l’orateur, quiconque fait des vers, ou de la prose, fait de la musique. « Toute phrase parlée contient une phrase musicale, quoique d’un rythme peu régulier et d’une gamme peu étendue. Et de là vient que telle page médiocre peut recevoir puissance et vie d’une diction savante et mélodieuse. C’est pour cela que les anciens attachaient tant d’importance à la déclamation, cette musique du discours, que le second des Gracques plaçait derrière lui un joueur de flûte pour lui redonner le ton quand il s’égarait dans des notes trop aiguës et que Cicéron faisait des gammes tous les matins polir s’entretenir la voix. »

Oui, la musique est dans tout. La nature est une grande musicienne. « Montez, conseillait le jeune professeur aux collégiens du Havre, montez à la Hève entendre le mugissement immense et solitaire des grandes eaux et dites si vous pouvez ouïr sans religieuse terreur cet hymne sourd formé de millions de notes qui ont fait des millions de lieues pour venir mourir avec colère, sous vos pieds. »

Il savait encore, le musicien sans le savoir, écouter après la voix des éléments celle des animaux. Quand les hurlements du chien se mêlent aux « miaulements de soprano » du chat de gouttière, « c’est un concert d’épouvantements fait pour accompagner une vision d’Hoffmann. » À l’heure où les grasses prairies normandes font tout bas leur prière du soir, la vache repue a des beuglements pleins et lents, profonds comme sa joie de bote qui rumine, tranquilles comme sa conscience; c’est l’action de grâces d’une digestion sereine. » Je passe l’éloge classique du rossignol, mais je retiens celui des grenouilles qui « suivent le soleil couchant de leur note unique, rauque de près, si triste et si douce à entendre de loin dans la paix du crépuscule. » Enfin le Beethoven de la Symphonie Pastorale et le Pierre Loti des premières lignes de Ramuntcho n’ont pas mieux compris, l’un le coucou et l’autre le courlis, qui « répètent sur un rythme régulier, entrecoupé de silences égaux, leurs deux notes plaintives et tendres à faire pleurer un poète, s’il en était encore, à induire en rêverie, malgré qu’il en ait, le moins champêtre des citadins. »

« En rêverie... » Et le professeur de rhétorique de rappeler alors aux élèves tout ce qu’il entre de rêverie, astronomique et musicale, dans le Songe de Scipion : « L’harmonie résulte de la marche même et du mouvement des sphères. Car de si grands corps ne peuvent se mouvoir en silence... C’est en imitant cette harmonie sur les cordes ou par les modulations de la voix, que des sages se sont ouvert le chemin du ciel... Cette prodigieuse harmonie, produite par le mouvement vertigineux de l’univers, est telle, que vos oreilles ne sont pas plus capables de l’entendre que vos yeux de soutenir l’éclat du soleil. »

En vérité, le jeune lettré se faisait une haute idée de la musique. N’allait-il pas jusqu’à l’élever au-dessus de la parole, ou des paroles, et lesquelles! « Aimez-vous la gaîté brillante, l’ironie ailée? Laissez là la prose de Beaumarchais, voici la Rosine de Rossini soulignant ses : Mais! d’une note brève et malicieuse ; voici le Figaro de Mozart donnant ses derniers conseils à Chérubin qui fait la moue. Et vous seriez jaloux, ô Racine, si vous entendiez Léonore chanter : O mon Fernand — Chérubin : Mon cœur soupire — et Roméo : Non, ce n’est pas le jour, ce n’est pas l’alouette — Et vous envieriez, ô Corneille, le chœur des Suisses jurant de délivrer la pairie, ou l’élan de cette mélopée guerrière qui précipitait contre l’étranger les soldats de 1792. »

Il n’y entendait rien, disait-on, et tout le premier, il le croyait peut-être. Mais qui de nous, mes frères en critique musicale, a parlé de la musique avec autant de finesse et de profondeur : « Les tristesses sans fond parce qu’elles sont sans objet, les rêves italiens, les mélancolies septentrionales, voire les cauchemars, — autant de maladies que nous connaissons peu, mes amis, mais auxquelles il faut bien croire et peut-être compatir, — la musique saisit tout, traduit tout, même l’ineffable, par les ondulations invisibles de l’air qui nous enveloppe. Sans elle, toute une partie de certains cœurs humains, la plus lointaine, la plus mystérieuse, ne pourrait se produire au dehors; et peut-être tous ces petits brouillards de l’âme (je ne trouve pas d’autre mot) finiraient-ils par faire mal à ceux qui les portent dans leur sein, si la musique ne leur ouvrait un débouché, n’en opérait la Katharsis, comme fait la tragédie, — MM. les rhétoriciens me comprennent, — pour des passions moins brumeuses. »

Il n’y entendait rien! Mais si nous ne l’avons pas entendu, lui, ce jour-là, déjà lointain, que de fois depuis ce fut pour nous, pour nous tous, un délice, musical même, de l’entendre! Il n’avait pas besoin, pour rectifier ses intonations, de placer derrière lui le flûtiste du second des Gracques. A la Société des Conférences, quand il parlait de Jean-Jacques ou de Fénelon, de Chateaubriand ou de Racine, oh ! de Racine surtout, sa voix enchanteresse avait tous les timbres, toutes les notes, les plus claires comme les plus voilées, les plus fines et les plus profondes. Qu’elle s’élevât ou qu’elle s’abaissât, elle procédait, comme l’esprit qui l’inspirait, par des nuances presque insensibles, et c’était merveille de voir ou d’ouïr en quelque sorte répondre au chromatique des idées le chromatique des sons.

Maintenant, avant que je le nomme, vous avez reconnu Jules Lemaître. Un jour que je me disposais moi-même à parler de musique, il me dit : « Entre toutes les inventions les plus folles de l’esprit humain, la critique musicale m’a toujours paru la plus folle. » Et ce jour-là je me plus à croire qu’il exagérait. Aujourd’hui, d’après son témoignage et son exemple même, j’en suis certain.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Les Olivades [Coucher de lunes).
  2. Au premier acte.
  3. Voir, sur tout cela, les Lettres de Mozart (années 1781, 1782). Traduction de M. Henri de Curzon; chez Hachette.
  4. Bossuet.
  5. M. Maurice Mœterlinck, le Trésor des humbles.