Revue musicale - 31 décembre 1881

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Revue musicale - 31 décembre 1881
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 200-214).
REVUE MUSICALE

Nombre de gens ont dû, comme nous, se demander, lors de la formation du nouveau cabinet, ce que venait faire là ce ministère des arts et si l’heure était bien choisie, quand les capacités manquent, de grandir l’importance des fonctions ? Évidemment le sens des proportions nous échappe. « Pour mettre un terme à la paperasserie d’une bureaucratie oiseuse, a dit M. Gambetta, il n’y a qu’un moyen, la spécialisation des services. » C’est parler d’or : spécialisez tant que vous voudrez, à la condition de mettre des hommes compétens à la tête des services. Le nouveau secrétaire d’état est-il un de ces hommes ? M. Antonin Proust aime la musique, l’Opéra et le Conservatoire, comme son prédécesseur, M. Turquet, autre riche amateur, goûtait la peinture et se plaisait à visiter les ateliers. C’est encore un mécène, et Dieu nous garde de voir ainsi reparaître les abus de l’ancien régime « dans une démocratie maîtresse de ses destinées ! « Il accordera des distinctions honorifiques aux comédiens, il introduira des réformes au Conservatoire, et se propose de marier définitivement la Comédie-Française avec l’Odéon. Voilà du moins ce que nous ont enseigné jusqu’ici ses harangues à ses administrés et ses allocutions. Comme tous les dilettantes, M. Proust a le cœur pavé de bonnes intentions ; il veut « se rendre compte par lui-même ; » c’est le calife de Bagdad de la comédie. S’agit-il d’une vente de tableaux, il y court, et s’il n’achète pas tous les Rembrandt, c’est qu’il a vidé son escarcelle sur Courbet ; affiche-t-on à Bruxelles un drame lyrique dont l’Opéra ne s’est pas accommodé, il prend le train des journalistes et s’en va le plus naïvement du monde compromettre le pouvoir, dans des protestations de coterie. Libre à M. Massenet de transporter son Hèrodiade dans une capitale étrangère pour la faire ensuite revenir chez nous à plus grand tapage : l’aventure du Roi de Lahore à Milan lui avait trop bien réussi pour qu’il n’essayât pas de la recommencer. Libre à la presse de partir en masse et de nous envoyer ses jugemens par télégrammes ; mais il est des situations qu’il faudrait peut-être mieux respecter ; on ne s’embrigade pas ainsi quand on a pour devoir de régler les courans, de gouverner, et tel croit faire le ministre qui ne fait que le chef de bureau. M. Proust a ses illusions, laissons-les-lui et lions-nous à cette vitalité caractéristique de l’heure actuelle, à cette force de production et d’impulsion capable de défier toutes les variations de la politique.

L’Opéra prépare sa campagne d’hiver dans le calme d’une situation favorisée par un été exceptionnellement heureux et par une saison d’automne dont l’électricité, ses congrès, ses jeux et ses banquets ont encore augmenté l’attraction. La grosse comète sur laquelle sont braqués tous les télescopes est toujours, à l’horizon, la Françoise de Rimini de M. Thomas. On s’en occupe activement, le matin, aux divers foyers des études et le soir dans les coulisses, où se colportent mille bruits contradictoires que répéteront les échos du lendemain, ce qui nous promet pendant un espace de trois ou quatre mois encore un assez joli contingent de fausses nouvelles et de démentis administratifs. On cite déjà le prologue dans l’enfer, l’apothéose dans le ciel, Virgile et Dante ; de la mise en scène, on passe à l’interprétation, qui naturellement ne saurait être que magnifique, étant donnés des artistes tels que MM. Lassalle, Sellier, Gailhard, Mlle Richard, jouant, qui le tyran Malatesta, qui Paolo, qui le page Ascanio. Quant à l’actrice choisie pour créer le rôle de Francesca, les avis sur elle sont très partagés, Il y a d’un côté, je ne dirai pas les connaisseurs, mais ceux qui la connaissent, et de l’autre ceux qui ne la connaissent pas et se tiennent discrètement sur l’expectative, tandis que les autres crient d’avance au miracle et compromettent leur héroïne à force de louanges. Qu’importe au public parisien que Mlle  Caroline Salla soit élève de la Marchesi et qu’elle ait cueilli des brassées de lauriers sur les scènes de Vienne et de Pétersbourg ? Fût-elle même, comme on nous l’a raconté, cousine au trentième degré d’Alfred de Musset, qu’elle n’obtiendrait rien sans les qualités essentielles de jeunesse, de voix et de talent que le théâtre est en droit d’exiger d’une virtuose payée à si grands frais. Du reste, l’auteur a dû savoir ce qu’il faisait en fixant son choix après tant d’années d’incertitudes et de tergiversations, et s’il arrivait par malencontre que cette Francesca ne répondît point à l’idéal entrevu, M. Ambroise Thomas n’aurait à s’en plaindre qu’à lui-même, en se disant : « Tu l’as voulu ! »

C’est, à tout prendre, une excellente distribution d’ensemble que celle de l’ouvrage qu’on répète. Vous me direz que M. Sellier risque un peu de manquer de désinvolture et de style renaissance dans ce personnage extrapoétique de Paolo il Bello ; mais depuis que vous fréquentez l’Opéra, combien de fois vous est-il arrivé de voir les plus sveltes physionomies représentées autrement que par de gros garçons joufflus, pansus et repus ? D’ailleurs, avec M. Sellier, si le physique laisse à désirer, des compensations nous seront probablement offertes du côté de la voix, très belle, en somme, et très capable de perfectionnement, ainsi que le remarquait Verdi pendant les répétitions d’Aïda. Arrêtons là nos réflexions sur Françoise de Rimini et, sans prétendre rien conjecturer à l’endroit d’une partition dont nous ne connaissons pas une note, espérons y trouver l’œuvre d’un maître et le couronnement d’une carrière presque illustre, car, ne l’oublions pas, entre les compositeurs ayant survécu à la grande période, M. Ambroise Thomas est le seul qui ait su écrire expressément pour l’Académie nationale un ouvrage d’envergure à se maintenir au répertoire. Son Hamlet subsiste et surnage, tandis qu’autour de lui a sombré tout ce qui n’était ni de Meyerbeer, ni de Rossini, ni même d’Halévy. L’argument de Faust ne saurait même ici nous contredire, Faust n’étant guère qu’un opéra de genre non écrit pour l’Académie nationale et venu du Théâtre-Lyrique par importation.

Cependant, avant la grosse frégate, deux bricks seront lancés : le ballet de M. Lalo et le Barbier de Séville de Rossini. Le ballet a nom Namouna et pourrait tout aussi bien s’appeler Hazélia, à moins qu’il ne s’appelât Nourmahal, Fatmé, Ayadizé, ou la Jeune Captive, comme une simple orientale de Victor Hugo. Une autre fois, nous en conterons l’histoire aussi divertissante qu’un chapitre des Mémoires de Casanova, d’où on l’a tiré ; pour aujourd’hui, la discrétion nous commande d’être bref et de ne dire là-dessus que ce que tout le monde sait ;

Le sujet vous plaira, seigneurs, si Dieu nous aide,
Deux beaux fils sont rivaux d’amour, — la signera
Doit être jeune et belle, et si l’actrice est laide,
Veuillez bien l’excuser…


Or, comme c’est la Sangalli qui joue la signera, il ne sera besoin d’excuser personne. La musique est de M. Lalo, un des symphonistes les plus accrédités près des habitués des concerts Colonne et Pasdeloup et que le grand public connaîtra demain. Écrire un ballet ! bien des gens persistent encore à ne voir là qu’une besogne secondaire, ignorant que Beethoven s’y appliqua, et qu’il existe un ballet de Don Juan, signé de Gluck. Quelle tâche au contraire plus intéressante, fût-ce par le seul attrait de la difficulté vaincue ? Accepter bénévolement les conventions les plus arbitraires, n’avoir jamais, pour s’espacer, qu’un certain nombre de mesures déterminé par le chorégraphe, et, avec cela, faire mouvoir toute une action, souligner, commenter chaque geste de ses personnages et rester musical dans le sens élevé du mot, ne renier sous aucun prétexte ni son art, ni le style ! « Comment pouvez-vous prendre en patience toute cette chinoiserie ? » disions-nous à M. Lalo. « Le casse-tête, nous répondit-il, loin de me rebuter, me passionne, car j’y trouve à satisfaire cette curiosité qui vous pique, vous autres, quand vous faites un sonnet. » Ainsi que l’on a vu le Comte Ory servir à la Korrigane de lever de rideau, le Barbier de Séville accompagnera sur l’affiche le nouveau ballet. Il ne faut jurer de rien, mais qui sait ? peut-être que cette reprise sera la cause de bien des étonnemens. Se figure-t-on, en effet, quelle stupéfaction dans le camp ultra-germanique si le public allait se laisser ressaisir de goût pour cette vieillerie, que dis-je ? pour cette ineptie d’un ménétrier de pacotille dont rougit la Polymnie moderne ! Bah ! l’aventure avait son charme ; et quand elle réussirait, où serait le péril ? Un retour offensif du rossinisme n’est point à redouter, je suppose. Honni soit donc qui mal y pense, et laissons les choses aller leur train sans nous boursoufler de colère bleue pour quelques crescendos de plus ou de moins !

Les concerts nous reviennent, et tous les rossignols de l’hiver sont au bois. Aux dimanches du Conservatoire, de Colonne et de Pasdeloup vont se joindre maintenant les dimanches de Lamoureux : un intrépide, celui-là, que nous aimons toujours à retrouver, car partout où vous le voyez, vous pouvez être sûr que s’agite une question d’art. Désormais, c’est l’idée d’un théâtre lyrique qui le travaille, et pour mieux s’y dévouer, il a pris position au Château-d’Eau, guettant son heure et tuant le temps en jouant des symphonies et des ouvertures. Les Concerts nouveaux ne font que débuter et déjà l’orchestre de M. Lamoureux est hors de pair ; impossible d’enlever avec plus de bravoure les ouvertures du Vaisseau fantôme et d’Oberon et d’interpréter, de nuancer avec un art plus délicat la première partie de cette aimable symphonie de M. Gouvy, qu’un sourire de Mozart semble conserver, car elle date bien d’une vingtaine d’années. Valeureux et plein de fougue, ce jeune et très jeune orchestre est discipliné comme une vieille troupe ; ceux-là vous le diront, qui l’ont à deux reprises entendu accompagner M. Delsart dans le concertino et dans l’aria de Bach. Depuis Servais, roi des violoncellistes, M. Delsart est le violoncelliste qui tient non pas le sceptre, mais l’archet. Sonorité, pathétique, sobriété, il a ce qui distingue les maîtres ; peut-être abuse-t il un peu du vibrato, mais quel violoncelliste y résisterait ? et comment, une fois ému, ne point s’abandonner aux délices de la glissade ? Rappelons, en passant, à M. Delsart que le trille de Bach doit commencer par la note supplémentaire et non par la note réelle. Jamais Bach ni son fils Charles-Emmanuel ne commencent un trille sur ut par l’ut même ; c’est la note qui, comme note fausse, en dehors de l’harmonie, reçoit l’accent. M. Delsart connaît l’âme de son instrument, qui répond à tout ce qu’il lui demande en fait de pathétique ; il possède aussi le talent d’entraîner un orchestre dans son mouvement passionnel et de s’emparer du public par les bons moyens.

À vrai dire, le musicien qui profite le plus de ce régime de vulgarisation universelle, c’est Richard Wagner. Les autres ont beau multiplier leurs productions, s’escrimer de l’archet et de le plume, le public n’a de vigoureux entrain que pour lui. Même aux jours où les colères légitimes prédominent, où la haine éclate en sifflets vengeurs, vous sentez dans ces colères et cette haine l’irrésistible attraction d’une force que l’on s’avoue en la détestant. Un moment, l’antipathie contre l’homme qui, par parenthèse, est un fort vilain homme, était devenue si grande que Pasdeloup lui-même avait dû l’abandonner. Eh bien ! il semble aujourd’hui que tout cela soit oublié ; comme de hautes herbes piétinées qui se redresseraient tige par tige, nous voyons Tanhäuser et Lohengrin se relever plus vivaces après la bourrasque. Il n’y a donc point à s’en défendre, l’homme qui s’impose de la sorte est un maître, et cet aveu me coûte d’autant moins qu’en le faisant je maintiens toutes mes restrictions et les maintiendrai jusqu’à ce qu’il me soit démontré que ces œuvres souvent admirables, qu’on voudrait nous donner comme des modèles d’un art dramatique nouveau, sont autre chose que de la mélopée et de la symphonie. J’écoutais, un de ces matins, chez Colonne, une suite de fragmens du Tanhäuser, et je m’étonnais presque de goûter tant de plaisir à des morceaux qui, au théâtre, m’ont toujours paru d’une monotonie désespérante : serait-ce que la salle de concert leur conviendrait mieux ? Ainsi, de cette romance à l’étoile, qui, lorsque vous l’entendez, l’esprit exempt de préoccupations scéniques, vous pénètre d’un long ravissement indéfinissable. « Un Français, disait Henri Heine, va au théâtre pour voir la pièce et chercher des émotions ; dans un parterre allemand sont établis des citoyens et des fonctionnaires pacifiques qui veulent digérer en paix leur choucroute et dans les loges siègent les jeunes filles, belles âmes blondes ayant apporté leur tricot ou tout autre ouvrage d’aiguille et voulant se perdre doucement dans les rêves sans laisser échapper une maille. » Rien de plus vrai, les Allemands vont chercher au spectacle du recueillement ; nous autres, c’est l’agitation qui nous y pousse ; ils ont la patience innée, nous ne l’avons pas, nous en manquons plus encore au théâtre que partout ailleurs ; or, il faut de la patience et beaucoup, il en faut des trésors pour écouter Richard Wagner et le suivre dans sa mélodie, — continue, implacable, immuable, — à travers l’action du drame et les émotions déchaînées coup sur coup : l’amour, la haine, la jalousie, l’ambition, l’orgueil, le point d’honneur, bref, tous les sentimens qui nous passionnent dans la vie réelle et qui font explosion sur les planches avec plus de violence encore, ce qui explique comment Wagner, chez nous si mal accueilli au théâtre, a fini par s’emparer victorieusement de notre public des concerts. Singulier éloge, dira-t-on, pour ce réformateur du drame musical que de restreindre ainsi son action ? C’est possible, mais je constate un fait et ne m’occupe ici que de ce qui nous concerne.

Il ne faudrait point cependant, pour l’amour de la grande musique, délaisser tout à fait la petite lorsqu’elle a son charme et sa valeur comme telle de ces partitions, souvent exquises, dont M. Charles Lecocq fournit nos scènes d’opérette. Ce n’est pas seulement ingénieux, chantant, élégant et galant, c’est écrit, et la popularité de cette musique n’ôte rien à son style. À ce compte, le Jour et la Nuit que l’auteur du Petit Duc vient de donner aux Nouveautés, serait un de ses opuscules les mieux venus. Quelle abondance et quelle verve dans ce papotage harmonique et rythmique ! comme ces petits airs, ces petits duos et ces petits morceaux d’ensemble sautillent allègrement et prennent eux-mêmes plaisir à ce qu’ils vous disent ! quelle chose musicale plus épigrammatique et plus drôle que ce duettino de la Fauvette et du Rossignol ? Vous connaissez le procédé de l’opérette, n’épargner aucun idéal, tourner au ridicule, à la cascade, jusqu’à ce trille des oiseaux que la petite flûte, alternant avec Mme Cabel ou Mlle Carvalho, imitait avec tant de sérieux dans les orchestres d’autrefois ! Ici, la fauvette et le rossignol sont deux grotesques ; l’un fait : pi, pi, pi ; l’autre : couic, couic ; et ces deux notes piquées et repiquées dans la contexture mélodique produisent l’effet le plus amusant. Je recommande également aux amateurs la chanson de la Charmeuse de serpens, tout imprégnée de langueurs suaves et toute pimpante d’un hindoustanisme de convention qui vous rappelle le pittoresque d’Auber dans la berceuse du Premier Jour de bonheur. Comme les opéras-comiques de Grétry, de Monsigny, de Dalayrac se sont inspirés de Mozart, comme ceux de Boïeldieu, d’Herold et d’Adam portent la marque de Rossini et de Weber, l’opérette de M. Charles Lecocq, plus musicale qu’on ne pense, reproduit à sa façon la caractéristique du moment ; je veux parler de cette recherche de l’expression, de ce travail in minimis dont nos pères eurent peut-être le tort de ne point se préoccuper assez. Berlioz, dans une de ces Lettres intimes que nous parcourrons tout à l’heure, nous transmet un bien joli détail à ce sujet. « Comment voulez-vous, lui disait Boieldieu, que je donne le prix à une chose dont je n’ai pas l’idée ? Je ne comprends pas la moitié de Beethoven, et vous voulez que j’aille plus loin que Beethoven ! comment voulez-vous que je comprenne ? Vous vous jouez des difficultés de l’harmonie en prodiguant les modulations, et moi qui n’ai pas fait d’études harmoniques, moi qui n’ai aucune expérience de cette partie de l’art !.. » Il va sans dire qu’en cette occasion, l’auteur de la Dame blanche se calomniait à plaisir et que sa prétendue ignorance ne vient là que pour servir d’argument à sa haine du style compliqué. Toujours est-il que, de notre temps, vous ne trouveriez pas un compositeur d’opérette qui vous fît un pareil aveu en ayant les rieurs de son côté.

En fait d’orientalisme parisien, ceux qui préfèrent cette note trouveront à la Renaissance de quoi se délecter. Une légende arabe, mise en musique par une femme qui connaît le sérail et chantée par Capoul, n’était-ce point le paradis de Mahomet ? La princesse Téfida étant allée, la veille de ses noces, se promener du côté des Pyramides, y rencontra Capoul sous le casque d’or et la cotte de mailles d’un prince circassien. Un prince circassien au bord du Nil, ô fantaisie ! nous ne sommes qu’au début, et déjà ce n’est plus un fabliau, c’est une énigme ; vous en verrez bien d’autres. La fille des califes commet l’imprudence de soulever ses voiles, le jeune guerrier en profite pour l’embrasser, et, tout de suite, au feu de ce baiser, l’incendie s’allume ! « Que parlez-vous d’une demi-lune, disait jadis le marquis de Mascarille dans les Précieuses, c’était bien une lune tout entière ! » Que nous parlait-on d’une opérette ? Le Saïs, dès l’entrée en jeu, tourne au drame lyrique, mieux encore, au grand opéra. Meyerbeer et Verdi n’ont pas l’envergure plus large ; des morceaux d’ensemble et des finales, comme dans le Prophète et dans Aïda, et quels duos d’amour ! de véritables frénésies avec syncopes, des pâmoisons d’une audace dont rougirait la sauvagesse Sélika ! Je me doute que là pourra bien être le succès de cette originale partition ; il n’y a que les femmes pour franchir ainsi toutes les barrières, et jamais un musicien du sexe fort n’eût poussé les choses à ce point. J’ai beau consulter mes souvenirs, ce baiser haletant sur lequel tombe le rideau du second acte n’a pas son pareil au théâtre.

Un dernier baiser sur ta lèvre de miel !


Le soir de la première représentation, Capoul et Mlle Landau, toute charmante dans la princesse Téfida,

Le cou gonflé d’amour et de soupirs mourans,


ont mis le feu aux quatre coins de la salle et, franchement, il était temps qu’un voile s’abaissât sur leur extase. Qu’on se figure une suite de tableaux fort jolis du reste, servant de prétexte à une série de morceaux plus aphrodisiaques les uns que les autres, une musique toujours ardente, trop ardente dans la passion, et très spirituelle parfois, très fine dans les hors-d’œuvre : couplets, romances et chansonnettes. — Plusieurs vous parleront à ce sujet d’inspiration et de phénomène ; à les en croire, ce serait un grand talent qui se révèle. Avec les musiques, ou plutôt les mosaïques de ce genre, on ne sait jamais que penser ; tous ces soleils de feu d’artifice ne prouvent rien, c’est au style seul que l’on reconnaît le compositeur, et le style du Saïs est absolument impersonnel : dire talent ou vocation serait trop, disons tempérament dramatique, cela suffit.

Quoi qu’il en soit, Capoul a dû beaucoup intervenir dans l’aménagement de l’ouvrage ; tout y est au gré de son talent et de sa personne. Les situations dramatiques procèdent par éclairs, les passages de force ne se prolongent guère au-delà de quinze mesures, tandis que la demi-teinte prédomine et favorise à chaque instant ces délicieux effets de mezza-voce, cet art achevé des oppositions, — comme dans la sérénade du troisième acte, — où le chanteur excelle. Ajouterai-je qu’on éprouve d’abord une certaine surprise à voir dans cette boîte à musique de la Renaissance une partition qui se prend au sérieux, exécutée par un artiste de race ? Car, il n’y a pas à dire, Capoul fait éclater la salle ; il est là, se donnant tout entier : voix, gestes, flamme, inspiration, comme il serait sur la scène de l’Opéra chantant Aïda. Le Saïs n’est qu’un prétexte à son entraînement : l’artiste regarde au-delà de son public, au-delà de son théâtre d’occasion, et s’écrie avec Michelet : « Des ailes ! des ailes ! » Du reste, que de réminiscences dans cette partition qui doivent être chères au chanteur : la vision du paradis de Mahomet qui lui rappelle le songe de Paul et Virginie, la nourrice avec ses couplets du troisième acte, qui lui rappelle un souvenir de Roméo, vous diriez une réduction illustrée de son répertoire ! Capoul est l’action, l’âme et la vie de cette pièce, il en efface les incohérences, en fait ressortir les valeurs par son exécution passionnée et vibrante. Ce que furent Clairval à la fin du dernier siècle, Elleviou au commencement du nôtre, nous l’ignorons à peu près, mais il me semble en avoir une idée en voyant Capoul ; souvenons-nous de ses créations les plus récentes à l’Opéra-Comique, au Théâtre-Lyrique, à Favart, à la Renaissance : Maillepré, Pau], Roméo, le Saïs, évidemment, ce devait être cela ou quelque chose de bien approchant.

La musique a pris dans nos mœurs une telle place que nous nous ingénions à la trouver partout. Ce que les drames et les comédies de Shakspeare en contiennent, on l’a dit à cette place, il y a déjà bien des années[1]. Interroger également Molière sur ce point devait tenter un musicien. Le sujet, si intéressant qu’il soit, n’était pourtant point absolument neuf, attendu qu’il existe un gros livre d’une érudition énorme, tout rempli, tout farci d’anecdotes et de dates, intitulé : Molière musicien, auquel les habiles du métier ne se font point scrupule de recourir, quittes à le décrier après l’avoir dévalisé. C’est de manière épisodique, et non plus d’ensemble, que le nouveau commentateur étudie la question ; le Sicilien, ou l’Amour peintre sert de texte non-seulement à son discours, mais à sa musique, car ce charmant volume, sorti des presses de Didot, enrichi d’images du temps, enguirlandé, illustré d’arabesques, estampillé de croches et de doubles-croches, fleure l’art par toutes ses pages. « Notre côté à nous n’est pas celui de tout le monde, c’est simplement le Molière des divertissemens et des intermèdes, le Molière librettiste, collaborateur de Lulli, écrivant pour le Sicilien, ce qu’il nomme « un fragment de comédie. » Comédie à trois voix suivie de deux divertissemens chantés et dansés ; côté modeste et toutefois charmant, devant lequel le lecteur passe trop souvent sans le voir, mais sur lequel s’arrête volontiers le musicien, » surtout, ajouterons-nous à notre tour, quand le musicien est un de ces fins lettrés que la fréquentation des bons auteurs et la pratique du meilleur monde ont formes de longue main aux travaux de ce genre. M. Sauzay nous raconte d’abord les origines du Sicilien ; viennent ensuite les renseignemens et les détails rétrospectifs : théâtres, acteurs, costumes, décors, mise en scène, musiciens et musique, y compris celle de Lulli et, comme complément de la représentation, le compte-rendu des journaux du temps. Quant à la coupe de la pièce, au rôle important donné à la musique, à la manière dont elle intervient dans le dialogue, on y peut voir le modèle de ce que nous appelons aujourd’hui l’opéra comique. Ainsi envisagé, le Sicilien nous ramène à la question musicale, et l’on se demande avec l’auteur de l’Essai si Molière a trouvé l’équivalent de son œuvre dans la musique de Lulli. Il suffira pour acquérir la preuve du contraire de se représenter l’œuvre du poète rayonnante encore de jeunesse et d’éclat à l’heure où nous sommes, tandis que la musique de son collaborateur est passée à l’état archéologique. Aussi Noverre ne s’y trompait pas lorsqu’il écrivait dans ses Lettres sur la danse : « Dussé-je me faire une foule d’ennemis sexagénaires, je dirai que la musique dansante de Lulli est froide, langoureuse et sans caractère. » À la vérité, le grand roi n’aimait et ne voulait que cette danse emperruquée ; à ses yeux comme à ses oreilles, un seul genre était bon : le genre ennuyeux. Faire autrement, faire leste et gai, c’eût été manquer de convenance, et Lulli, déjà porté aux respectueuses lenteurs du solennel et du pompeux galant, ne tendait que trop à s’associer aux habitudes de la cour. Tel était le système du règne, l’artiste et ses créations faisaient partie d’un ensemble inflexible. Tout ce qui alors écrivait, parlait, chantait ou dansait, devait se subordonner au caprice d’un monarque qui ne daignait lui-même s’amuser qu’à la condition de prélever une énorme somme d’adulations sur le divertissement de ses sujets.

Jupiter dit un jour : Que tout ce qui respire.
S’en vienne comparaître aux pieds de ma grandeur.

Quel dommage que quelqu’un de nos petits-maîtres du commencement du siècle n’ait pas mis en musique cette agréable comédie de tuteur trompé qui devançait de cent ans le Barbier de Séville ! À défaut de Dalayrac, de Nicolo, de Boïeldieu, d’autres plus tard y songèrent, mais sans meilleur profit, aucune de leurs partitions n’étant restée. M. Eugène Sauzay cite l’ouvrage de Justin Cadeaux, « représenté à l’Opéra-Comique, » Ce n’est pas représenté qu’il faut dire, c’est tout simplement présenté, car cet ouvrage, reçu d’abord et même goûté de M. Perrin, ne fuT jamais joue. Ce Justin Cadeaux était un brave homme, chef de copie à l’Opéra et peu fortuné. L’idée, ingénieusement exploitée depuis, et par M. Gounod dans le Médecin malgré lui et par M. Poise dans l’Amou)’médecin, de transformer en opéras comiques les petites pièces de Molière, — l’avait entrepris le premier. Meyerbeer, Auber, Mermet s’intéressaient à lui, et sa miniature passait presque pour un bijou ; mais que voulez-vous ? M. Perrin avait quitté l’Opéra-Comique, et c’était Nestor Roqueplan qui tenait la place. Personne plus que cet homme d’esprit, le plus aimable et le plus abominable des directeurs, ne s’entendait à éconduire un solliciteur, « Je vous conseille, monsieur, répondait-il un jour à Maillart, d’aller, en sortant d’ici, vous jeter par la fenêtre d’un cinquième étage, vous et votre partition. Si vous ne vous tuez pas du coup, vous passerez indubitablement pour un phénomène ; les journaux et le public s’occuperont de vous et à ce titre moi je vous jouerai, mais comme phénomène, entendons-nous bien, et jamais comme prix de Rome ! » Où l’auteur des Dragons de Villars avait échoué, le pauvre Justin Cadeaux ne pouvait s’attendre à meilleure chance. Auber voulut s’en mêler, et Roqueplan lui ferma la bouche en lui disant : « Qu’est-ce que cela vous fait que je monte le Sicilien ? Vous m’assurez que Justin Cadeaux est un bon enfant, mais Cadet-Roussel aussi est bon enfant, et vous ne me demandez pas de jouer ses opéras comiques ! » Ce que cette partition est devenue, Dieu le sait, mais en revanche, nous savons tous que le musicien est devenu fou et qu’il est mort à l’hôpital. Alas poor Yorick ! Une mélancolique et sombre histoire que celle-là et dont les rythmes légers et tendres, les élégances harmoniques de M. Sauzay, appliquant à la partie musicale du Sicilien les ressources variées de l’art moderne, vont heureusement nous distraire, car ce galant volume a double emploi ; le lettré s’en accommode aussi bien que l’amateur de musique : moliéristes et mozartistes y trouvent leur compte, et si vous avez les deux dilettantismes, après l’avoir lu au coin du feu, vous goûterez un égal plaisir à le déchiffrer au piano.

Ce n’est pas que ces Lettres intimes de Berlioz qu’on vient de publier manquent d’un certain intérêt ; seulement, attendez-vous à les apprécier plus ou moins selon le degré de sympathie ou d’admiration que le personnage vous inspire. Berlioz, à son habitude, n’y parle que de lui, et cela d’un entrain si passionné, si excessif, qu’il semble qu’en dehors des choses qui le touchent rien n’existe. Il n’y a d’autres amours ici-bas que les siennes, d’autres amis que ses amis ; il ne connaît, ne voit, n’entend que sa musique ; l’arc-en-ciel est l’archet de son violon ; le vent fait aller son orgue, le temps bat la mesure ; il a des soubresauts d’enthousiasme pour lui-même à s’en arracher des touffes de cheveux. « J’aurais voulu pouvoir m’écrier, oubliant que c’était de moi : c’est colossal, monstrueux, horrible ! Un artiste de l’Opéra disait, le soir de ma répétition, que cet effet dans l’ouverture des Francs-Juges était ce qu’il avait entendu de plus extraordinaire. — Oh ! après Beethoven, reprit son camarade. — Après rien, a-t-il répondu. » Le malheur veut que Berlioz n’ait de ces convulsions d’enthousiasme que pour ses propres œuvres. Sortez-le des Francs-Juges, de la Symphonie fantastique, d’Harold, de Benvenuto Cellini, des Troyens, et tâchez de savoir ce qu’il admire ; il vous nommera la Vestale et puis après Fernand Cortez : Spontini ! Spontini for ever ! Quant aux maîtres de l’heure actuelle dont les théories ou la célébrité lui donnent sur les nerfs, ne l’interrogez point à leur sujet : Rossini est un Figaro vulgaire, Cherubini un illustre vieillard, Halévy un polisson. « Je n’ai pas voulu, malgré l’invitation de M. Bertin, rendre compte de cette misérable Juive ; j’avais trop de mal à en dire ; on aurait crié à la jalousie ! » Erreur, ce n’est pas à la jalousie qu’on eût crié, c’est à l’impertinence et à l’extravagance ! Ces Lettres sont de continuelles contemplations, déplorations et lamentations sur lui-même et des expectorations sur tout le reste de l’humanité. On s’étonne du singulier rôle que le correspondant joue en cette affaire. Quand Berlioz croit avoir des raisons pour ne pas émettre dans son journal telle opinion dont la responsabilité pourrait ensuite le gêner, il confie prudemment ce soin à son ami Humbert Ferrand et lui dicte la manière de s’y prendre ; ce qui prouverait que souvent beaucoup de diplomatie et de calcul peut s’allier à beaucoup d’intempérance de gestes et de voix, et que les plus furieux ne sont pas les moins malins. « Écrivez quelque chose sur la mise en scène à l’Opéra de Don Juan ; mais dites ce que ma position ne m’a pas permis d’avouer, que tous les artistes sans exception, et Nourrit surtout, sont à mille lieues au-dessous de leurs rôles ; Levasseur trop lourd et trop sérieux, Mme Falcon trop froide, Mme Damoreau froide et nulle comme actrice et insupportable par ses sottes broderies. Touchez sur les ballets ; ajoutez qu’ils sont d’une musique infâme ; vous ne pouvez en nommer l’auteur, son nom étant resté à peu près secret. » Musique infâme ! un intermède dont les symphonies et les sonates de Mozart avaient fourni chaque morceau. Vilenie ! cette mosaïque, précieusement ouvragée par la main d’Auber ! Et c’est lui, Berlioz, qui se scandalise, lui qui, demain, n’hésitera pas à renier tous ses principes en orchestrant l’Invitation à la valse, en écrivant, proh pudor ! des récitatifs pour le Freischütz ! Ah ! j’aurais voulu voir Weber assistant à ce massacre et récriminant à son tour, mais à bon droit cette fois, contre le musicien capable d’un pareil sacrilège ! Continuons à surveiller le faux bonhomme, et voyons-le vaquer sous cape à ses petites combinaisons d’intérêt : « Dites quelque chose sur l’absurdité de la direction qui s’amuse à dépenser son argent à remonter des ouvrages connus de tout le monde et ne sait pas nous donner un ouvrage nouveau digne d’intéresser les amis de l’art. La reprise de la Vestale par Mlle Falcon va avoir lieu dans quinze jours. Cela fera un autre effet que Don Juan parce que c’est véritablement un grand opéra, écrit et instrumenté en conséquence, et en outre parce que c’est la Vestale. » On le voit, c’est toujours le même argument ; celui qu’on employait hier pour faire obstacle au chef-d’œuvre de Verdi, que l’o, réédite en ce moment contre le Barbier de Séville, et dont on se servira l’année prochaine contre le Fidelio de Beethoven. « Pourquoi jouer les ouvrages des autres ? » en cela se résume toute la discussion. « Chacun prend son plaisir où il le trouve, » dit un proverbe : voilà ce que Berlioz dans son intolérance n’admettait pas. « Et il y a des polissons qui se sont amusés dernièrement, à la barrière du Combat, à dépenser 1,500 francs pour faire dévorer vivans, en leur présence, un taureau et un âne par des chiens ! ce sont des élégans du Café de Paris, œ sont ces messieurs qui se divertissent ! » Assurément ces 1,500 francs-là eussent été beaucoup mieux employés à faciliter une exécution de la Symphonie fantastique ; mais que sert de philosopher ainsi à tout bout de champ dans le vide et de se répandre en diatribes où la vraie pitié n’entre pour rien ! Les mauvais instincts de l’homme en général varient très peu dans la manière de s’exprimer, et quand leur jalousie et leur intérêt sont de la partie, il faut s’attendre à les retrouver tous d’accord, les vétérans et les nouveaux, les grands et les petits, les valeureux et les imbéciles. Ce que Berlioz ne nous dit pas, c’est que cette fameuse reprise de la Vestale, qui devait obscurcir de tant d’éclat et le pauvre Mozart et son Don Juan, fut une défaite inoubliable et que tout y périt fors l’honneur. « Guillaume Tell ?.. je crois que tous les journalistes sont décidément devenus fous ; c’est un ouvrage qui a quelques beaux morceaux, qui n’est pas absurdement écrit, où il n’y a pas de crescendos et un peu moins de grosse caisse, voilà tout. Du reste, point de véritable sentiment, toujours de l’art, de l’habitude, du savoir-faire, du maniement du public. Ça ne finit pas, tout le monde bâille… J’en parlais avant-hier à l’orchestre avec M. de Jouy. On donnait Fernand Cortez, et, quoique l’auteur du poème de Guillaume Tell, il ne parlait de Spontini que comme nous, avec adoration. L’auteur de la Vestale et de Fernand Cortez écrire pour le public !.. des gens qui applaudissent le Siège de Corinthe, venir me dire qu’ils aiment Spontini ! » Ce fanatisme était-il en somme si sincère ? Je mêle suis souvent demandé, et le résultat de mon enquête est que cette manie avait un double sens. Berlioz admirait la Vestale comme nous l’admirons tous, mais son excès d’enthousiasme, ses hyperboles et ses frénésies lui venaient d’un mouvement de révolte contre les succès de Rossini. Cet amour hystérique pour la Vestale était fait avec de la haine, chose triste à s’avouer et bien moins rare, hélas ! qu’on ne le soupçonne.

Heureusement pour elles, ces Lettres intimes nous offrent sur Berlioz d’autres renseignemens que ceux dont sa musique est l’objet ; et si l’artiste réussit trop souvent à nous agacer par ses animosités, son égotisme et ses incomparables incartades d’amour-propre[2], l’honnête homme a chez lui des élancemens à vaincre toutes les préventions. Lisez ici et là certaines pages de jeunesse éparses dans ce volume tout fulminant de diatribes littéraires et musicales, vous diriez des souffles printaniers à travers la poudre et le pétrole. « Vous savez comme je suis absorbé, comme ma vie ondule. Un jour, bien calme, poétisant, rêveur ; un autre jour, maux de nerfs, ennuyé, chien galeux, hargneux, méchant comme mille diables, vomissant la vie et prêt à y mettre fin pour rien, si je n’avais pas un délirant bonheur en perspective, toujours plus prochaine, une bizarre destinée à accomplir, des amis sûrs, la musique et puis la curiosité. Ma vie est un roman qui m’intéresse beaucoup. » Rien en effet de plus romanesque et, par la suite, de plus touchant. Deux femmes se partagent ce cœur volcanique : Mlle Mooke, qui devint plus tard, sous le nom de Mme Pleyel, la grande et belle virtuose que toute l’Europe a célébrée, et la tragédienne anglaise, miss Smithson ; sa Camille et son Henriette. Il les aime à la rage l’une et l’autre et ne demanderait qu’à les épouser toutes les deux. Parlant de Mlle Mooke, il s’écriera dans le délire shakspearien qui le possède : « Comment ! je parviendrais à être aimé d’Ophélie, ou du moins, mon amour la flatterait, lui plairait ! Mon cœur se gonfle et mon imagination fait des efforts terribles pour comprendre cette immensité de bonheur. Comment ! je vivrais donc ! j’écrirais donc ! j’ouvrirais mes ailes !.. O dear friend ! o my heart ! o life ! love ! all ! all ! » Tournez simplement la page et vous allez entendre les grincemens de dents et les lamentations : « Elle est partie ! elle est à Londres, et cependant je crois la sentir autour de moi ; tous mes souvenirs se réveillent et se réunissent pour me déchirer ; j’écoute mon cœur battre, et ses pulsations m’ébranlent comme les coups de piston d’une machine à vapeur, chaque muscle de mon corps frémit de douleur… Inutile ! affreux !.. Oh ! malheureuse ! si elle pouvait un instant concevoir toute la poésie, tout l’infini d’un pareil amour, elle volerait dans mes bras, dût-elle mourir de mon embrassement ! » Et les sanglots d’éclater, les invocations de se mêler aux plaintes douloureuses : « Ariel ! Ariel ! Camille ! je t’adore, je te bénis, je t’aime en un mot plus que la pauvre langue française ne peut le dire. Donnez-moi un orchestre de cent musiciens, un chœur de cent cinquante voix et je vous le dirai ! » Écoutons-le maintenant chanter son amertume ; ainsi doit gémir l’oiseau des tempêtes lorsqu’il rentre au logis la plume hérissée et traînant l’aile : « Si vous saviez, quand on rentre dans la vie ou plutôt quand on y retombe, combien on désire trouver ouverts les bras de l’amitié ! » Cet air-là, nous le connaissons ; Scribe a fait quelque part des paroles là-dessus :

Point de chagrin qui ne soit oublié,
Entre les arts et l’amitié.


Quand le cœur déchiré et flétri recommence à battre, avec quelle ardeur il cherche un autre cœur qui l’aide à se réconcilier avec l’existence en attendant mieux ! « Oui, Camille est mariée avec Pleyel… J’en suis bien aise aujourd’hui. J’apprends par là à connaître le danger auquel je viens d’échapper. Quelle bassesse ! quelle insensibilité ! quelle vilenie !.. Oh ! c’est immense ! c’est presque sublime de scélératesse ! »

Non moins orageux, mais plus viril fut son amour pour miss Smithson. C’est une histoire toute baignée de larmes et naturellement traversée encore de cris d’angoisse et de scènes d’empoisonnement non suivies d’effet : poisoned in gest ! comme dit Hamlet en jouant de l’éventail aux pieds de la vraie Ophélie ; c’est toute une symphonie à la Berlioz que cet amour avec Henriette Smithson, un drame pathétique et fantastique, tout ce que vous voudrez ; mais que d’héroïsme dans cette légende ! « Quelle destinée sera donc la nôtre ?.. Le sort nous a évidemment faits pour être unis ; je ne la quitterai pas vivant. Plus son malheur deviendra grand, plus je m’y attacherai. Si elle perdait, avec son talent et sa fortune, sa beauté, je sens que je l’aimerais également. C’est un sentiment inexplicable. Quand elle serait abandonnée du ciel et de la terre, je lui resterais encore aussi aimant, aussi prosterné d’amour qu’aux jours de sa gloire et de son éclat. mon ami, ne me dites jamais rien contre cet amour ! il est trop grand et trop poétique pour n’être pas respectable à vos yeux. » Et comme il l’écrit, il le fera : « Je suis marié enfin ! Après mille et mille peines, oppositions terribles des deux parts, je suis venu à bout de ce chef-d’œuvre d’amour et de persévérance : malgré tout, nous avons l’un et l’autre écouté la voix de notre cœur, qui parlait plus haut que toutes ces voix discordantes, et nous nous en applaudissons aujourd’hui. » Aucune responsabilité ne l’épouvante dans le présent et dans l’avenir, ni les tribulations d’un ménage précaire et tourmenté, ni les coups du sort ne décourageront sa tendresse et son dévoûment. De pareilles résolutions, avouons-le, ne sont point d’une âme ordinaire, fou peut-être, mais devant un fou de cette espèce les honnêtes gens n’ont qu’à s’incliner.

Berlioz a-t-il été, après tout, si malheureux qu’il se le figurait, et que plusieurs encore se l’imaginent sur la foi de ses emportemens et de ses divagations ? Ses ouvrages, tant contestés qu’ils aient pu l’être, ont toujours trouvé des éditeurs pour les publier et des panégyristes pour les-acclamer : le scandale même qu’ils provoquaient leur fut un puissant véhicule. Gémirons-nous sur la pauvreté d’un artiste auquel, dès le premier pas dans la carrière, Paganini vient offrir comme encouragement, une somme de vingt mille francs ? Ses luttes ? mais il n’est guère de musiciens qui n’en aient soutenu de semblables, sans compter ceux qui sont morts de faim ou ceux qui, comme Schubert, en furent réduits à ne composer longtemps que de mémoire, faute de quelques sous pour s’acheter une main de papier réglé. Chacune des symphonies de Berlioz s’est produite à son heure ; lorsque la fantaisie l’a pris d’écrire un opéra, il a rencontré sur son chemin non pas de vulgaires librettistes, mais des poètes, de vrais poètes ; Auguste Barbier, l’auteur des Iambes, et Léon de Wailly, le traducteur d’Hamlet, et le plus compétent de nos shakspeariens français avant Émile Montégut. Feuilletonniste, le Journal des Débats l’accueille à bras ouverts, le gouvernement lui ouvre l’église des Invalides pour son Requiem à la mémoire des victimes de Fieschi : « Vous me manquiez, mon cher Ferrand, c’est tout à fait ce que vous rêviez en musique sacrée. C’est un succès qui me popularise. C’était le grand point ; l’impression a été foudroyante sur les êtres de sentimens et d’habitudes les plus opposés… l’épouvante produite par les cinq orchestres et les huit paires de timbales accompagnant le tuba mirum ne peut se peindre : une des choristes en a pris une attaque de nerfs. Vraiment c’était d’une horrible grandeur. Ah ! Ferrand, c’eût été un beau jour pour moi, si je vous avais eu à mon côté pendant l’exécution ! Le duc d’Orléans a été aussi très vivement ému. On parle au ministère de l’intérieur d’acheter mon ouvrage, qui deviendrait ainsi propriété nationale. M. de Montalivet n’a pas voulu me donner les quatre mille francs tout secs ; il y ajoute, m’a-t-on dit aujourd’hui dans ses bureaux, une assez bonne somme. À présent, combien m’achètera-t-il la propriété de ma partition ? Ce succès a joliment arrangé mes affaires, et le tour de l’opéra arrivera sans doute bientôt ! » Non, encore une fois, Berlioz n’a jamais été l’être, malheureux et persécuté qu’il croit ; c’est un malade, un misanthrope, un effaré, un démoniaque : il a prodigieusement souffert, je le concède ; mais la douleur est une question de nerfs ; chacun la ressent à sa manière : l’un va pousser des cris de paon écorché vif, quand tel autre se taira qui n’en aura pas moins pâti. Martyr de lui-même, à la bonne heure ! point victime. Il a aimé, produit des œuvres supérieures dont plusieurs resteront, il a, comme le Ruy-Blas du poète, « marché vivant dans son rêve étoile ; « pourquoi le plaindre ?

F. DE LAGENEVAIS.

  1. La Musique des drames de Shakspeare, 15 janvier 1835.
  2. C’est ainsi que, à propos de son opéra de Benvenuto Cellini, qu’il compare au Freischütz, il écrira sans sourciller : « C’est pourtant moins excentrique et plus large que Weber. »