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Revue musicale - 31 décembre 1904

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Revue musicale - 31 décembre 1904
Revue des Deux Mondes5e période, tome 25 (p. 220-228).





REVUE MUSICALE







Théâtre de l’Opéra : Tristan et Iseult de Richard Wagner.


La puissance, l’unité et la longueur, toutes les trois portées au comble, apparaissent de plus en plus comme les caractères principaux de l’exorbitant chef-d’œuvre qu’est Tristan. Et de ces trois élémens il n’est pas impossible que le dernier rebute longtemps encore la majorité d’un public français, et qu’il empêche l’ouvrage de prendre dans le répertoire de l’Opéra la place que Tannhäuser, Lohengrin et la Walkyrie elle-même ont fini par y conquérir.

Une scène dont la réputation, au point de vue de la durée, n’est plus à faire, c’est (à la fin du second acte) celle où le vieux roi Marke découvre et déplore la trahison d’Iseult, sa fiancée, et de son neveu Tristan. La découverte est brusque ; la « déploration » prend un temps considérable. Des choses nobles autant que froides y sont dites et redites à satiété. L’invraisemblance, la fausseté même de la situation dramatique n’a d’égale ici que la prolixité de la musique et sa monotonie. De la musique tout entière : un fastidieux récitatif est tantôt accompagné, tantôt interrompu par un orchestre invariable ; les plaintes étouffées de la clarinette basse et des violoncelles répondent aux mornes doléances de la voix ; et jamais dans l’œuvre entier de Wagner plus d’uniformité n’engendra plus d’ennui.

D’autres momens encore passent lentement. Nous ne parlons pas du dernier acte, où rien n’est de trop, tout y étant admirable. Et dans le premier, si développée que soit l’exposition du drame, faite par Iseult à sa fidèle Brangaene, elle abonde en mouvemens, en éclats de la voix et de l’orchestre, en accens, en touches expressives d’une force ou d’une finesse telle que l’intérêt s’en trouve sans cesse non seulement accru, mais renouvelé. Peu de scènes en outre font aussi bien comprendre que, pour de semblables récits la forme créée par Wagner était la forme nécessaire, unique, et qui manquait avant lui. Tant de choses, qui doivent être dites ici, ne le pouvaient être dans le style régulier de l’ « air, » de la mélodie à périodes symétriques. Le grand parti pris, la simplicité noble, un peu nue, de l’ancien récitatif, n’auraient pas suffi non plus à rendre, en leur complexité fuyante, les débats et les combats auxquels une âme comme celle d’Iseult est en proie.

C’est ailleurs, en plus d’un endroit, que le temps véritablement nous « dure. » C’est quelquefois pendant le duo du premier acte, avant la libation fatale ; c’est encore et surtout pendant le duo du second acte : avant comme après le sublime nocturne que trop de discours précèdent et que suit une dissertation métaphysico-grammaticale sur les deux noms de Tristan et d’Iseult, et sur « la conjonction copulative et, » comme dit Figaro, qui les unit, à moins qu’elle ne les sépare. Au temps de sa ferveur wagnérienne, et parlant de Wagner, Nietzsche a fait cette observation, qui est juste : « La passion chantée a généralement besoin d’un peu plus de temps pour s’exprimer que la passion parlée. La musique produit pour ainsi dire une extension du sentiment. » Sentiment et musique, Wagner souvent a trop étendu l’un et l’autre, ou l’un par l’autre, et ce droit d’arrêter l’instant, qu’enviait Gœthe, il faut avouer que le musicien de la Tétralogie et de Tristan en a cruellement abusé.

Mais dans Tristan, plus encore que dans l’Anneau du Nibelung, la puissance et l’unité triomphent de la longueur et la font pardonner. L’unité d’abord s’y reconnaît à plus d’un signe ; elle a plusieurs façons de s’y manifester. La première est récente et tire un intérêt spécial de sa nouveauté même. On vient à peine d’apprendre que Tristan, plus que tous les autres ouvrages de Wagner — hormis peut-être les Maîtres chanteurs, qui rendraient d’ailleurs un autre témoignage — que Tristan ne fait qu’un avec Wagner. Tristan n’est pas né seulement de l’art de Wagner, mais de son amour, et dans la création du chef-d’œuvre, la flamme du génie eut pour aliment la réalité de la passion et de la douleur. Comme le sentiment, l’héroïne aujourd’hui nous est connue. On admire, on plaint aussi la très noble créature à qui Wagner a parlé, disait-il, « par l’art profond du silence sonore » dans le chef-d’œuvre tout plein d’elle et dont elle fut la plus digne, au moins par la fidélité. C’est pourquoi l’émotion purement idéale que nous donnait Tristan, s’accroît et s’échauffe désormais d’une émotion vécue autrefois et peur nous encore presque vivante.

Il n’est pas indifférent de pouvoir ainsi rapporter un art à une âme, quand l’un et l’autre ont passé la commune mesure. Alors de profondes conformités se découvrent. Le grand Bach eut vingt enfans, de deux femmes. Et par l’abondance et par la moralité, j’allais dire par la vertu, son œuvre ne répond pas mal à ses fécondes et légitimes amours. Il me plaît de savoir, en écoutant certaine sonate en la mineur de Mozart, que les vingt ans du maestrino l’ont composée pour les quinze ans à peine de la petite Rose Cannabich, la fille du maître de chapelle de Mannheim, et que l’andante était « tout à fait d’après le caractère de Mlle Rose, » et que les deux enfans pleurèrent en se quittant, parce qu’ils s’aimaient.

Un autre poème sonore, Fidelio, ne fut-il pas aussi « d’après le caractère » d’une autre femme, de cette Thérèse de Brunswick à qui la postérité laissera le nom, fier et pur comme elle, que Beethoven lui donna : « l’immortelle bien-aimée. » Rappelons comment un jour il lui parlait : « J’écris à présent un opéra. La principale figure est en moi, devant moi, partout où je vais, partout où je reste. Jamais je n’ai été à une telle hauteur. Tout est lumière, pureté, clarté. Jusqu’à présent je ressemblais à cet enfant des contes de fées qui ramasse les cailloux et ne voit pas la fleur splendide épanouie sur son chemin. » Longtemps, bien longtemps après, vieillie et solitaire, celle qui pour Beethoven avait été Léonore, ouvrit sous les yeux d’une amie un coffret, en disant : « Je vais te montrer les trésors de celle qui fut la très haute dame Thérèse de Brunswick. » La cassette renfermait quelques immortelles, avec ces mots sur un feuillet jauni : « L’immortel à son immortelle — Luigi. » Et ce fut sur les tristes fleurs, enfermées dans un sachet de soie blanche, qu’en 1861 l’immortelle bien-aimée reposa sa tête à jamais.

Le musicien de Tristan souhaita pour lui-même, quand viendrait l’heure de la mort, une semblable douceur. Ayant reçu de son amie un coussin brodé par elle, il l’en remerciait ainsi : « Ah ! le beau coussin, mais trop tendre ! Si lasse et si lourde que soit souvent ma tête, je n’oserai jamais l’y poser, pas même quand je serai malade. Tout au plus à ma mort ! Alors je m’y blottirai doucement comme si c’était mon droit. Vous-même le placerez sous ma tête. Voilà mon testament[1]. »

On sait de quelle manière et pour quelles raisons le testament fut révoqué. Mais du moins, ainsi que Beethoven sa Léonore, Wagner a vu, aimé son Iseult vivante et dans l’histoire de la musique Tristan, comme Fidelio, rappellera désormais que l’union, l’unité même n’est pas impossible entre l’idéal et la réalité.

Si nous considérons maintenant l’œuvre en soi, rien qu’en soi, nous allons encore la trouver rigoureusement une. Elle a pour matière unique le sentiment ou la passion. Le mon le extérieur, le dehors, n’y est oublié nulle part ; mais il y est partout subordonné au dedans. Et cette soumission fait la beauté discrète, belle par la discrétion même, de certains paysages sonores. Au commencement du second acte, la chasse royale et nocturne parcourt les bois. Au lieu du « chœur des chasseurs » qui n’eût pas manqué de la célébrer naguère, de sourdes et lointaines rumeurs la trahissent à peine. Le thème que sonnent les cors, plutôt que d’éclater seul avec un relief trop personnel, avec une carrure trop saillante, se glisse, oblique et furtif, dans le courant de la symphonie, où il s’absorbe et se perd. Comme les bruits de la chasse, le murmure du ruisseau, le frisson du feuillage et jusqu’aux souffles de la nuit, tout est surpris, mais surpris seulement ; tout passe en cette scène délicieuse, mais rien n’y fait que passer.

Si courts que soient de tels passages, l’effet en est parfois saisissant. Il suffit de la mélopée d’un enfant perdu parmi les vergues pour découvrir au-dessus et autour du vaisseau qui porte la fille d’Irlande le double infini du ciel et des flots. C’est assez d’un refrain bref et rude, et derrière les tentures closes du pavillon d’Iseult nous devinons l’activité des matelots. Tandis qu’entre Iseult et Brangaene d’abord, puis et surtout entre Iseult et Tristan de tragiques entretiens se déroulent, une clameur soudaine en vient ça et là rompre le cours. Au moment où le héros va porter à ses lèvres le breuvage qu’il croit de mort, les voix de ses compagnons et celles même de la nature, celles de l’Océan qui fut sien et auquel il ne commandera plus, arrivent à lui comme un adieu. Le contraste ou plutôt la réaction est admirable, et la vie des choses, par ces brusques irruptions dans la vie des êtres, en fait mesurer mieux l’intensité et la profondeur.

Mais encore une fois la vie spirituelle ou morale domine le drame et l’anime tout entier. On pourrait même, pour cette raison, le qualifier de tragédie, si la fatalité du philtre, qui fait des héros les jouets ou les victimes et non les maîtres des événemens, qui nous les montre beaucoup moins agissans que pour ainsi dire agis, ne découronnait par cela même le genre ou l’idéal tragique de sa plus éminente et peut-être de sa plus essentielle dignité.

Quoi qu’il en soit, tragédie ou drame, l’intériorité constante suffit à sauver Tristan, et avec Tristan la musique de théâtre, des reproches que ses adversaires, le plus souvent des littérateurs et des poètes, ont coutume de ne lui point épargner. Ils enveloppent volontiers leurs griefs et leurs mépris dans la formule fameuse et très française : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante, » comme si la musique n’était bonne qu’à dissimuler, en la parant d’un charme tout sensible, ou sensuel, la misère, voire le néant des paroles, des pensées et des sentimens. L’œuvre de Wagner fournirait peut-être une occasion de répondre, ou plutôt elle répondrait elle-même. Ce qui est dit dans Tristan l’a été bien des fois et mérite — étant l’amour — de l’être sans cesse. Mais je doute si jamais cela a été dit par ceux-là, même les plus grands, qui n’ont fait que le dire, — par le Shakspeare de Roméo et Juliette ou par le Racine de Phèdre, — comme par le Wagner de Tristan cela a été chanté.

Cela, et nous ne saurions trop le répéter, cela seul : Tristan n’est le poème et le drame sonore que du sentiment (y compris la sensation) et de la passion. Aucun autre ouvrage ne s’éloigne davantage de ce qu’on appela durant des siècles, et particulièrement en France, de Lully jusqu’à Meyerbeer, un opéra. Nul autre en effet ne nous refuse et ne s’interdit avec autant de rigueur les ressources ou les secours du dehors, les agrémens et les divertissemens extra-musicaux du spectacle : pompes, cortèges ou ballets, enfin tout cet appareil ou cet attirail extérieur dont l’excès permit trop souvent aux ennemis du genre de le méconnaître et de le calomnier. « Tôt ou tard on ne jouit que des âmes. » Ce n’est pas toujours deux âmes, souvent esclaves ou victimes plus que maîtresses des corps qu’elles habitent ; mais ce n’est jamais que deux êtres, dont la musique de Tristan chante la joie et surtout la douleur. Le dedans, le fond de nous-mêmes est la conquête et le royaume de cet art. C’est là qu’il pénètre, qu’il se concentre et qu’il s’établit. Et je ne sais pas une œuvre musicale qui rende un témoignage plus éclatant à la puissance véritablement infinie que possèdent les sons, de tout comprendre de l’âme humaine, d’en tout surprendre même et d’en tout exprimer.

De cette unité sentimentale ou passionnelle, la partition porte l’empreinte profonde. Certain commentateur — assurément trop simpliste — prétendit naguère que Tristan était en réalité contenu dans un seul thème, dont l’œuvre ne formerait ainsi que le développement et comme la prodigieuse floraison. Il suffit qu’un seul esprit anime cet énorme tout, et l’agite ; que les parties, les parcelles mêmes de l’organisme sonore se touchent, se tiennent et se commandent entre elles. Ce qui n’est pas vrai de l’œuvre entière l’est de nombreuses pages et des premières entre autres. Aucune ouverture ou introduction wagnérienne, — celle de Lohengrin exceptée, — n’est une au même degré que le prélude de Tristan. Ici comme dans Lohengrin, avec autant de violence humaine qu’il y a là de céleste douceur, l’évolution d’un thème unique, ne procédant et ne s’accroissant que de soi-même, forme le prélude et le remplit. Un seul motif nous saisit et nous broie d’une seule et terrible étreinte.

Il semble bien aussi que la théorie et la pratique du leitmotiv, élément d’unité comme de variété, principe d’analyse mais de synthèse également, soit poussé dans Tristan jusqu’à l’extrême rigueur. On en découvre à chaque audition nouvelle des exemples qu’on n’avait pas soupçonnés et dont la finesse n’étonne pas moins que la puissance. Un des plus beaux, un des plus tendres thèmes de l’ouvrage, cligne du Beethoven des derniers quatuors, est exposé par les instrumens à cordes au cours du duo du second acte, après l’admirable nocturne et le premier appel de Brangaene. Il se développe là dans toute son ampleur. Que si nous passons maintenant au troisième acte, à l’agonie du héros nous retrouverons la mélodie, non plus tout entière, mais berçant de sus premières notes soupirées par le cor et voilées de délicieuses harmonies, l’hallucination de Tristan qui croit voit venir Iseult « durch Meer’s Gefilde, à travers la plaine fleurie des Ilots. » Et lorsque Iseult en effet approche, accourt, arrive, c’est encore au chant, cette fois triomphal, de la mélodie exaltée et vraiment folle de joie. Quelque chose d’elle a changé, mais quelque chose aussi demeure. Elle nous surprend et nous ravit par sa nouveauté ; par sa constance elle nous reprend et nous émeut peut-être davantage. L’œuvre entier de Wagner offre peu de rencontres où se ressente aussi violemment la force et la beauté, musicale et dramatique à la fois, du principe de la symphonie, comme disent les musiciens, ou du principe, diraient les philosophes, de l’identité retrouvée.

Faut-il, après l’unité de l’œuvre, en montrer ou rappeler la puissance ? Alors l’embarras ne sera pas de trouver des exemples, mais de les choisir. La puissance ici réside en chacun des élémens de l’art et comme en tous les modes du son. De la sonorité même, ou de l’orchestration, il est superflu de parler. En outre, il est malaisé de faire, chez Wagner plus que chez tout autre, un départ entre la mélodie et l’harmonie, entre les accords et les chants. Qui dira si le nocturne du second acte est plus extraordinaire par la pureté de chaque ligne sonore ou par la polyphonie qui les rassemble et les dirige toutes sans les heurter ni les rompre. L’harmonie, admirable d’intensité, de richesse et de profondeur, est ici, non moins que la mélodie, interprète de passion et créatrice de beauté.

Ailleurs il arrive que la mélodie s’affranchit ou s’isole, et que, se complaisant en soi seule, elle ne tire sa force que de soi. Telle apparaît, solitaire d’abord, la mélopée du pâtre, si vaste, que de sa courbe immense elle enveloppera par degrés, du commencement jusqu’à la fin du troisième acte, l’infini de la mer et celui de la mort.

La toute-puissance mélodique dans Tristan peut appartenir même à des phrases plus courtes : à quelques notes seulement, trois ou quatre à peine, comme celles qui signalent, au premier acte, l’entrée du héros mandé par Iseult. Il n’y a là, pour ainsi dire, qu’une amorce ou une attaque sonore, un sursaut, une secousse de l’orchestre ; mais ailleurs, partout ailleurs, je veux dire dans la musique entière, il n’y a peut-être que l’attaque — aussi brève — de la symphonie en ut mineur, qui porte un aussi brusque et aussi terrible coup.

La force, que tous les élémens de cette musique respirent, se communique par eux à toutes les formes, à tous les états de la vie, même à ses états permanens. Tout dans Tristan ne s’écoule point d’une fuite éternelle. Le musicien de ce qui passe a su l’être parfois ici de ce qui demeure. Le nocturne d’abord, plus tard, la méditation du héros à l’agonie, ressemblent à deux longues haltes, l’une dans l’amour, l’autre devant la mort. Mais le mouvement ou le progrès, l’approche et l’urgence, voilà surtout ce que Wagner exprime avec une puissance jusqu’à lui sans exemple. Rappelez-vous à quel désordre en proie, les deux amans abordent aux rives de Cornouailles (fin du premier acte). Rappelez-vous, au second acte, la frénétique arrivée de Tristan ; enfin et surtout, au dernier moment, l’arrivée d’Iseult, et quel adagio, quel scherzo, quel finale, — de quelle gigantesque symphonie ! — l’attend, l’espère, l’annonce et l’accompagne. Cette fois, plus que jamais, le souvenir de la symphonie en ut mineur se présente et s’impose. La transition, ou plutôt la gradation fameuse, et furieuse aussi, qui pousse le scherzo beethovenien vers le finale et qui l’y précipite, voilà la source et comme la prise, d’où le courant de la colossale progression wagnérienne a jailli.

Autant que les modes de l’être, acte ou pensée, les sentimens de l’âme : la haine, et l’amour plus encore, la joie et surtout la douleur, sont dans Tristan portés au comble. La puissance de la vie n’y a d’égale que la grandeur de la mort. Le regretté Lévêque avait, croyons-nous, défini la musique : le rapport entre la force des sons et celle de l’âme. Ce rapport ne fut jamais plus étroit entre ces deux forces plus entières. Tristan, c’est l’art intégral au service de la passion absolue. C’est l’un des plus magnifiques honneurs, un des dons les plus grandioses que se firent jamais la musique et l’humanité.

Il se peut seulement, — et si l’espace ne nous manquait, nous y insisterions davantage, — que l’œuvre soit moins bonne que belle, ou, comme eût dit Taine, que la bienfaisance ne réponde pas en elle à la généralité. Wagner ne l’a-t-il pas éprouvé et reconnu le premier, quand il écrivait à son amie ? « N’attribue pas mon salut à la musique. Je l’ai clairement ressenti, elle n’est pas ma consolation, mon dédommagement. Elle n’est que l’accompagnatrice de mon harmonie avec toi, la nourricière de mon désir… » Voilà bien la définition de la musique de Tristan. En voilà le défaut, la faiblesse parmi tant de force, et le péril. Elle nourrit, elle excite éternellement le désir ; jamais elle ne le satisfait ni ne l’apaise. Elle nous laisse inassouvis et inconsolés. Et puis, tandis que tous les grands drames lyriques de l’amour, un Orphée, une Alceste, un Fidelio, concluent par la vie ou plutôt à la vie, Tristan ne conclut qu’à la mort : non point à celle qui fait renaître et revivre, et par où la dernière leçon du chef-d’œuvre pourrait être salutaire et même sainte ; mais à la mort où l’héroïne expirante ne goûte et ne bénit que la volupté de s’oublier, de se perdre et de s’anéantir. C’est pour cela qu’il y a quelque chose non point assurément de pourri, mais de malsain et peut-être de mortel, dans ce royaume des sons, magnifique et sombre, qu’est le Tristan de Richard Wagner.

L’exécution de Tristan à l’Académie nationale de musique en a plus éteint qu’avivé la beauté. On pouvait s’y attendre. C’est l’ordinaire effet de ces riches, et vastes, et tristes lieux. Notre Opéra ne fut jamais un temple, encore moins un foyer. Loin que rien s’y échauffe et s’y concentre, tout s’y délaye et s’y refroidit. Sans compter que, par une rencontre rare, autant qu’une œuvre colossale, c’est une œuvre intime que Tristan. Il la faudrait jouer dans une salle où ne se perdrait pas un son, pas un mot, pas un geste, pas même un regard. Et d’une salle comme celle-là, vous ne doutez pas que l’Opéra soit précisément le contraire. Il n’y a pas un théâtre, et de musique, moins propice au double plaisir de voir et d’entendre ; pas un où les chefs-d’œuvre soient moins chez eux ; pas un dont ils doivent se délier davantage et dont ils aient plus à pâtir.

Tristan, à son tour, a donc souffert quelque injure. Et ce n’est pas des choses que tout le mal est venu. L’orchestre a fait son devoir, mais rien de plus, et mainte fois, surtout au second acte, il l’a rempli sans enthousiasme, sans flamme et sans amour. Il a joué comme si c’était un aimable andante de Haydn le thème dont nous disions tout à l’heure que, pour le pathétique et la beauté profonde, il ressemble aux derniers thèmes de Beethoven.

Tristan, c’est M. Alvarez. La voix du célèbre ténor a paru moins juste, moins ferme et plus creuse qu’autrefois. Son style est demeuré le même. Il est vrai que la grandeur et la douceur aussi, la navrante douceur du dernier acte, ne lui a pas tout à fait échappé. Très supérieure à l’Iseult qu’on pouvait craindre, Mlle Grandjean n’est pas moins inégale à celle qu’on peut rêver, mais que sans doute elle ne rêve point. Mlle Grandjean ne manque rien. Il lui manque quelque chose. Nous ne dirons pas « un je ne sais quoi, » car nous le savons, et nous ne sentons pas la difficulté, mais l’inutilité de le dire. Disons du moins, ce ne sera que justice, de quels mérites sérieux Iseult est pourvue : la conscience, le soin, le zèle, la correction, la probité de la voix et du chant. Voilà des qualités, presque des vertus, et si peut-être elles ne forcent pas l’admiration et l’enthousiasme, elles sont dignes au moins d’une haute estime et de la considération la plus distinguée.

Quant à la jeune personne qu’on a choisie pour la charger — si lourdement ! — du rôle de Brangaene, le choix ne pouvait être plus malheureux. Il faut à cette confidente, à cette consolatrice, une voix assez large, assez tendre aussi pour envelopper la voix et l’âme d’Iseult et pour les apaiser toutes deux. Cette voix au contraire, moins secourable qu’ennemie, ne saurait qu’achever de les irriter l’une et l’autre et de les aigrir. Ainsi l’équilibre vocal et dramatique s’est trouvé rompu. Cette voix enfin, au second acte, a gâté la phrase délicieusement vigilante de la triste gardienne d’amour. Elle a piqué, poussé les sons, au lieu de les porter et de les soutenir. Et les notes perçantes ont déchiré la trame de la symphonie, sur laquelle elles devaient, caressantes, s’étendre et se reposer.

M. Delmas une fois de plus est excellent. Il prête à Kurwenal une cordialité puissante. Il dit aussi juste, aussi large qu’il chante. Après et même avant lui, nous ne savons à l’Opéra qu’un autre artiste qui prononce tout à fait bien : c’est le souffleur. Du fond de la salle, où nous étions placé, nous l’avons admirablement entendu.

Camille Bellaigue.
  1. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1904, l’article de M. Édouard Schuré sur la Genèse de Tristan.