Revue musicale - 31 décembre 1908

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Revue musicale - 31 décembre 1908
Revue des Deux Mondes5e période, tome 49 (p. 217-228).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra : Le Crépuscule des Dieux, de Richard Wagner. — Concerts du Conservatoire : La Messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach. — Théâtre de l’Opéra-Comique : Sanga, drame lyrique en quatre actes : poème de MM. E.-Morand et Paul de Choudens ; musique de M. Isidore de Lara.


Mon premier est l’Or du Rhin, que l’Opéra n’a pas encore représenté. Mon second est la Walkyrie. et mon troisième Siegfried. Vous les connaissez l’un et l’autre. Le Crépuscule des Dieux est mon quatrième et dernier. Il est aussi mon tout, au moins de quelque manière, étant non seulement une fin, mais un mémorial et un résumé.

Sans entrer dans le sens intérieur, et qu’on dit universel, de ce drame suprême, en voici, rapportés sèchement, l’argument et les faits. Siegfried, ayant ouvert les yeux et mérité l’amour de la Belle au feu dormant, a résolu, pour se rendre plus digne d’elle encore, d’accomplir de nouveaux exploits. Laissant Brunnhilde à la garde des flammes, il redescend de la montagne. Après avoir longé le Rhin, il arrive au palais des Gibichungen. Là vivent Gunther et Hagen, ainsi que Gutrune leur sœur. Tous deux eurent pour mère Grimhilde, mais Hagen seul est le fils, et le digne fils d’Alberich, le « Nibelung, » ou le nain, celui qui ravit jadis aux filles du vieux fleuve l’or dont le « ring » depuis fut forgé. Hagen, que tourmente le désir de l’anneau, signe et source de toute puissance, fait verser par Gutrune à Siegfried leur hôte, un breuvage d’oubli. Perdant aussitôt le souvenir de Brunnhilde et de son amour, le héros ne voit plus, ne veut plus que Gutrune. Afin de la mériter, il accepte l’étrange mission d’aller chercher Brunnhilde pour Gunther, et cela sous l’apparence, — empruntée par magie, — de Gunther lui-même. En vain la fière Walkyrie s’étonne, résiste et se défend. Siegfried, inconscient de sa propre trahison, lui fait violence, lui ravit l’anneau qu’en la quittant il lui laissa pour gage et, la ramenant par force, il la remet aux mains de Gunther.

On célèbre l’hymen de Siegfried et de Gutrune, lorsque Brunnhilde aperçoit le héros et l’anneau qui brille à son doigt. Au comble de la surprise et de l’horreur, elle dénonce, sans le pouvoir démêler, l’imbroglio tragique, et jure, avec Hagen et Gunther, la mort de son infidèle époux.

Un jour que Siegfried, à la chasse, a perdu ses compagnons, errant sur le bord du fleuve, il entend les trois ondines lui redemander l’anneau. Incrédule à leur avis, insouciant du péril, il refuse en riant de le leur rendre. Bientôt Hagen, Gunther et les autres le rejoignent. Pour charmer quelques instans de halte, tous le prient de leur conter sa vie et ses travaux. Hagen alors lui verse un second philtre, qui le rend à lui-même. Siegfried peu à peu se reprend et se reconnaît. Il s’enchante au souvenir, au récit de son merveilleux destin. Il dit sa jeunesse sauvage, héroïque, amoureuse, la traversée de la flamme, et, sur la cime ardente, la vierge qu’éveilla son baiser. Juste à ce moment, Hagen, qui le guettait, le frappe de son épieu, par derrière. il tombe, il meurt, exhalant dans son dernier soupir le nom retrouvé de Brunnhilde. Sur son cadavre, ramené dans le palais, Gunther à son tour est tué par Hagen, auquel il disputait l’anneau. Enfin, parmi les flammes du bûcher où se consument les dépouilles du héros, Brunnhilde, qui maintenant comprend et pardonne, s’élance elle-même et rejette dans les flots du Rhin le joyau dont la possession a causé tant de malheurs et de ruines. Les personnages humains de la tragédie jonchent la terre de leurs cadavres ; au-dessus du fleuve, les filles du Rhin élèvent joyeusement l’or redevenu pur entre leurs mains innocentes, et dans le ciel même, le Walhalla s’embrase, éclairant le crépuscule des dieux.

Tel est ce drame, le dernier de la Tétralogie et peut-être celui des quatre auquel le nom de drame, ou d’action, convient le mieux. Sur ce point comme sur d’autres, M. Paul Lindau, naguère, ne s’est pas trompé. « La Götterdämmerung, écrivait-il de Bayreuth, dès les premières représentations de la Tétralogie, est peut-être, au point de vue dramatique et théâtral, la partie la plus importante de l’Anneau du Nibelung… L’action y est beaucoup plus riche que dans les autres drames. Le poète y concède même au public quelques situations réellement captivantes. Tandis que le dialogue à deux personnages domine dans la Walkyrie et règne en maître absolu dans Siegfried, il y a ordinairement, dans la Götterdämmerung, plusieurs personnes sur la scène, prenant toutes part à la situation. Par momens, Wagner tire même des situations les plus grands effets dramatiques. La première rencontre de Brunnhilde et de Siegfried, qui, par l’effet du philtre, a oublié jusqu’au nom de Brunnhilde ; l’instant où la Walkyrie aperçoit au doigt de Siegfried l’anneau qu’il lui a arraché après avoir pris la forme de Gunther ; Brunnhilde, Hagen et Gunther se liguant pour perdre Siegfried, toutes ces scènes sont très dramatiques et très émouvantes. Et je ne parle même pas du dernier acte, qui, du commencement à la fin, nous touche et nous émeut. »

Tout cela est vrai. Mais quelque chose encore, — par une rencontre, ou plutôt par une contradiction singulière, — n’est pas d’une vérité moindre : c’est que les passages en question, proprement dramatiques, sont de ceux où faiblit, — si même elle ne s’y dérobe, — l’inspiration du musicien. Des deux duos entre Brunnhilde et Siegfried, ni le duo des adieux, ni celui du revoir trompeur et de l’affreux quiproquo, n’est comparable au duo final de Siegfried. Le second surtout m’a toujours paru fort au-dessous d’une « situation » dont la musique est loin d’égaler la violence et l’horreur. La scène de la « confrontation, » entre Siegfried inconscient, impassible, et Brunnhilde éperdue, n’est pas non plus celle qu’on pouvait attendre. Il y manque le mouvement, le jet continu et la vie. Elle languit, traîne et s’interrompt. Des vides et des trous, à chaque instant, s’y creusent. Aussi bien le second acte de la Götterdämmerung est, dans l’ensemble, fastidieux. Et, chose curieuse encore, l’ennui qu’il nous cause a des raisons assez différentes de celles qui produisent généralement l’ennui wagnérien. Wagner ici ne procède pas de lui-même ; il y pèche par d’autres défauts, ou par d’autres excès, que les siens. Il y tombe (scène avec chœurs de Hagen et de ses compagnons) dans un style bruyant et lourd ; sinon tout à fait dans l’italianisme vulgaire, dans un genre au moins qui s’en rapproche et dont le « dramaturge lyrique » devait justement se flatter d’avoir achevé la ruine. Cela montre seulement, une fois encore, l’éternelle piperie des mots. « Dramaturge lyrique » est peut-être, moins qu’on ne l’a cru, le vrai nom de Wagner. Gardons seulement l’épithète. Lyrique, le maître de Bayreuth l’a été sans doute, constamment, et jusqu’au sublime. Épique, il le fut aussi : la Tétralogie, entre toutes ses œuvres, le prouve. Mais l’homme de théâtre proprement dit n’égale pas le poète, et plutôt que dans le drame, il faudrait chercher dans l’épopée et dans le lyrisme le caractère dominant, le fond et l’essence même du génie wagnérien.

Quoi qu’il en soit, la plus dramatique des œuvres de Wagner est loin d’en être, musicalement, la plus belle. Il lui manque, avec la constante et poignante humanité, l’unité prodigieuse d’un Tristan. Vous n’y trouveriez pas davantage, — le troisième acte réservé, — de ces grandes coulées sonores, de ces courans irrésistibles que sont, par exemple, le premier acte de Siegfried, le premier et le troisième acte de la Walkyrie. Rien non plus, malgré la beauté de tableaux symphoniques tels que les voyages de Siegfried, ne saurait supporter la comparaison avec des épisodes comme le prélude du Rheingold, ou la Chevauchée des Walkyries, ou l’Incantation du feu. Et puis, et surtout le principe ou le système de la Götterdämmerung consiste dans le rapprochement, dans l’agrégation des détails plutôt que dans la généralisation et le large parti pris. La musique ici donne, avec une persistance qui fatigue à la longue, l’impression d’une mosaïque et d’une combinaison perpétuelle, de rapports innombrables, établis, soutenus par une maîtrise étonnante, mais d’où l’arbitraire et l’artifice ne semblent pas toujours exclus. Le jeu des leitmotive y apparaît par momens comme un jeu de hasard autant que d’adresse.

Enfin, — nous l’avons observé naguère, — la musique du Crépuscule des Dieux offre ce caractère particulier, que les plus belles choses n’y sont pas nouvelles, et que les choses nouvelles n’y ont pas le plus de beauté. Les personnages de Gutrune, de Gunther, et de Hagen lui-même, figurent parmi les moins intéressans de la Tétralogie. Il faut avouer, et les choses d’ailleurs ne pouvaient autrement finir, que cette dernière soirée est presque entièrement rétrospective. Elle l’est, pendant les deux premiers actes, avec une longueur, une lourdeur souvent pénible. Elle l’est, au dernier acte, avec une incomparable splendeur. Je ne connais pas, dans l’ordre entier de la musique de théâtre, voire de la musique pure, une conclusion aussi grandiose et qui satisfasse avec cette plénitude à la fois l’intelligence et le cœur. Logique et pathétique également, c’est l’index colossal ou le bilan gigantesque de tout un monde poétique et sonore, la revue finale de formes et de forces qui ne parurent jamais plus belles et plus variées, plus vivantes et plus fécondes, qu’au moment de s’effacer et de s’anéantir. Par trois fois (récit de Siegfried, marche funèbre, déploration finale de Brunnhilde) l’ouvrier, près d’achever son œuvre, en reprend toute la matière et tout l’esprit. Et de ces trois repiises, chacune manifeste encore un surcroît de puissance, un renouvellement de grandeur. Le leitmotive ne triompha jamais comme dans cette suite de scènes sublimes et dont le ressort unique est le rappel ou le retour. Jamais le moyen, mieux approprié, plus adéquat à la fin, n’y atteignit plus directement. Jamais un système, un procédé, ne servit la pensée ou l’idéal avec plus de fidélité.

Le coup d’épieu de Hagen partage en deux le récit de Siegfried. Commencé dans l’insouciance de la vie et de la jeunesse, il s’achève dans le sérieux de la mort. C’est une chose admirable que le passage de tant de grâce à tant de gravité. Et puis les mélodies familières, justement parce qu’elles sont familières, prennent ici l’attendrissante beauté des choses d’autrefois et qui ne sont plus. Qui saura dire l’intime et mystérieuse liaison de la musique avec le passé, des sons avec les souvenirs ! Le pouvoir du leitmotiv, — je ne parle que de son pouvoir sur notre âme, bien qu’il agisse également sur notre intelligence, — n’a peut-être pas d’autre origine et de base plus sûre. Nessun maggior dolore... Jamais le mot du poète ne s’est vérifié dans la musique, et par elle, mieux qu’en ces mesures finales, où le premier regard de Brunnhilde revient se mêler au dernier regard de Siegfried et la clarté des yeux qui s’ouvrirent naguère aux demi-ténèbres des yeux qui vont se fermer.

Siegfried mourant s’est raconté, chanté lui-même ; mort, la symphonie l’escorte et le pleure. Bien avant de l’avoir entendue au théâtre, on savait quelle symphonie. Il est fâcheux seulement qu’on l’exécute à rideau baissé, comme un entr’acte, et qu’alors elle accompagne, au lieu du cortège de Siegfried, la sortie de quelques auditeurs trop pressés. Elle est faite, cette marche funèbre, pour qu’on la regarde en même temps qu’on l’écoute. Le spectacle, facile à réaliser, en accroît encore, sur d’autres scènes que la nôtre, la signification et la grandeur. Chaque fois que je l’entends, je songe à ces paroles de l’Écriture : « Là où sera le corps, là se rassembleront les aigles. » Ainsi, d’un vol superbe et vraiment royal, les mélodies accourent vers le cadavre de Siegfried, mais pour l’honorer. Éloquentes, fidèles, les voilà toutes. Nulle ne manque au deuil du héros, non plus qu’à sa louange. Ici l’orchestre moderne, héritier du chœur antique, le surpasse peut-être. Ici les plus hauts sommets sont égalés. La marche de la Symphonie Héroïque et la péroraison de l’oraison funèbre de Condé, telles sont, avec le convoi de Siegfried, les trois plus magnifiques représentations que le langage des mots et celui des sons donnèrent jamais de la gloire et de la douleur. Plus simple assurément, et plus classique, plus retenu aussi, avec je ne sais quoi de religieux, de chrétien peut-être, est le chef-d’œuvre beethovenien. Dans celui de Wagner, au contraire, quel faste et quel tumulte, quels éclats au dehors, quel déchaînement et quelles convulsions ! Mais, dans l’un et dans l’autre, quelles détentes et quelles relâches ! Après quels paroxysmes, quelles l’émissions, parfois plus touchantes encore ! « Loin de nous les héros sans humanité ! » s’écrie Bossuet. Comme le maître du verbe, les maîtres des sons ont écarté de leur héros toute inhumaine rigueur. Je doute si j’admire davantage la marche funèbre de Siegfried pour ses violences ou pour ses faiblesses, pour tant de traits sublimes ou tant de détails familiers. C’est une élégie aussi que cette épopée, et les cris ou les clameurs n’y étouffent pas les soupirs. Entre deux périodes à grand fracas voici que revient, — et de si loin ! — le thème qui jadis accompagna Sieglinde furtive et présentant une eau pure aux lèvres de Siegmund. Elle coule, elle perle goutte à goutte, la triste et douce cantilène. Libation de vie autrefois, elle l’est maintenant de mort. Elle évoque tout un passé de gloire et de misère et nous croyons, en l’écoutant, voir Siegmund, le père de Siegfried, et Sieglinde, sa mère, se pencher et pleurer le destin de leur race sur le front pâle de leur enfant.

Ce n’est pas seulement d’une race, c’est d’un monde, que le vocero suprême de Brunnhilde annonce et couronne la ruine. De toutes les femmes qui depuis des siècles sont mortes en musique, aucune assurément n’a fait une pareille mort, après un testament pareil. Dans l’expression de ses dernières volontés on peut dire que Brunnhilde n’a rien oublié, ni personne. Il n’est pas jusqu’à son cheval, auquel la divine écuyère ne laisse un magnifique souvenir. Parmi ses sœurs wagnériennes elles-mêmes, nulle ne finit d’une fin aussi grandiose et de plus aussi complexe. La silencieuse, l’humble Elisabeth consomme dans le secret de son âme la rédemption de l’âme pour laquelle elle donne sa vie. L’ardente Iseult s’absorbe et semble se dissoudre dans l’infini de son unique amour. Mais Brunnhilde se débat et se partage. Mille souvenirs, mille soucis l’assiègent et, comme plus d’une destinée a dépendu de sa fortune, son trépas entraîne, humaine ou divine, plus d’une mort. Cela fait des adieux de cette femme un conflit, ou plutôt une série de conflits, de réactions et de contre-coups, une tumultueuse et prodigieuse mêlée. Tout y est, une dernière fois, repris et rassemblé. La création wagnérienne y reparaîtront entière au moment de s’abîmer et dépérir. Enfin, pour employer le style des parallèles anciens, si la conclusion de Tristan, par exemple, a plus de profondeur et d’unité, on peut trouver plus d’étendue à la péroraison du Crépuscule des Dieux.

Tout de même, trop est trop et chez ce diable d’homme, on le sait, il y a décidément de l’excès.

Trop de paroles d’abord, et qui peut-être ne veulent pas dire tant de choses. Mythologie, philosophie, morale, est-il bien sûr que tout cela tienne dans le cercle étroit de « l’anneau ? » Je l’avoue à ma honte, j’ai presque trouvé l’autre soir dans le poème symbolique du Crépuscule des Dieux des parties de mélodrame (le rôle de Hagen, le traître) et d’autres, — comment dirai-je ! — de vaudeville (épisode de la substitution, ou du quiproquo). Je sais bien qu’à la fin de la pièce Brunnhilde conclut en ces termes :

« Comme la fumée se dissipe, la race des Dieux a passé. Je laisse le monde sans guide. Mon haut savoir est le trésor que je lui donne. Plus de biens, plus d’or, plus de faste divin ! Plus de maison, ni de biens, plus de maîtres suprêmes ! Plus rien de la menteuse tyrannie des pactes obscurs et de la dure contrainte des hypocrites conventions. Pour être heureux, en joie ou en peine, faites régner seul, — l’amour. » Mais d’abord, le musicien n’a pas mis ces paroles en musique. Et puis, quand même ! Quatre soirées pour arriver à cette morale ! Un poète de chez nous, à propos aussi d’une histoire d’amour, avait dit cela, jadis, en un seul vers :


Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux.


Trop de musique aussi. Nous avons attendu cependant, pour assister au Crépuscule des Dieux, qu’on en donnât une version compatible avec nos habitudes épulatoires. Abrégée, allégée ainsi, l’œuvre dure et pèse encore terriblement. On se prend à souhaiter qu’elle vieillisse vite, que le temps, pour la consacrer, la mutile, et qu’elle trouve dans sa ruine la perfection de sa beauté. Sublime par fragmens, elle ne se soutient et nous ne la soutenons pas tout entière. Quelque chose en nous lui résistera, quelque chose d’elle nous rebutera toujours. Puisque symbole il y a, tenons pour symbolique la première scène. On y voit les trois Nornes, qui sont les Parques germaniques, ou scandinaves, dérouler la corde du destin. J’aime mieux leurs sœurs de Grèce. Puissent-elles nous revenir un jour et reprendre, en des mains plus douces, le fil plus léger de notre art et de notre avenir !

L’interprétation du Crépuscule des Dieux à l’Opéra n’est pas sans reproche. La traduction d’abord, œuvre de notre confrère défunt et regretté, — pour d’autres raisons, — Alfred Ernst, est quelque chose d’affreux. Imposez-nous la langue de Wagner, soit, mais ne lui sacrifiez pas la nôtre. On aimerait cent fois mieux ne pas comprendre l’allemand que d’entendre un français pareil. Il est vrai qu’on ne l’entend guère.

A la place de M. Messager, nous avons vu M. Rabaud diriger l’orchestre avec intelligence toujours, et parfois (au moment de la marche funèbre) le soulever avec vigueur. Vigoureuse est aussi la déclamation, ou plutôt la prononciation de M. Van Dyck (Siegfried). L’articulation fut de tout temps et demeure encore le principal élément de son art. Quand on entend, quand on voit M. Van Dyck chanter Wagner, on a littéralement l’impression qu’il vous mâche la besogne. Plus d’une fois on l’en remercie. En Brunnhilde comme en Iseult, Mlle Grandjean est appliquée et studieuse. L’art n’a peut-être jamais eu de plus honnête servante. J’accorde qu’au dernier moment Brunnhilde a montré, dans ses rapports avec son cheval, un peu de froideur et de gène. Les attitudes et les mouvemens ici ne sont pas commodes. L’élan final, et jusque sur le bûcher, de la femme et de la bête, offrira toujours quelques difficultés. C’est une de ces visions, nombreuses dans Wagner, qu’il convient de laisser à la seule musique, — elle en est capable, — le soin de nous donner. Aussi bien, et d’un bout à l’autre, la scène dernière de la Göttermämmorung défie et dépasse toute représentation matérielle. A l’Opéra comme ailleurs, écoutez-la, mais abstenez-vous de la regarder.


Il faut avouer que notre « capacité » musicale s’est extraordinairement accrue. Après la Götterdämmerung à l’Opéra, nous avons eu la Messe en si mineur, de Jean-Sébastien Bach, au Conservatoire ; la messe en si mineur tout entière, d’un seul coup, et elle a très bien passé. Elle aurait peut-être étouffé les contemporains eux-mêmes du vieux cantor. En tout cas, celui-ci paraît ne leur en avoir jamais servi que des morceaux. C’est de 1733 à 1738 que Bach écrivit l’énorme chef-d’œuvre. Il le destinait à la cour de Saxo, laquelle était catholique. L’Electeur Frédéric-Auguste, en montant sur le trône de Pologne, ou pour y monter, avait abjuré le protestantisme, au grand déplaisir de sa femme Eberhardine et de ses sujets saxons.

On dit : la Messe en si mineur, et l’on a raison. On pourrait dire, presque aussi bien : la Messe en majeur. Les deux modes et les deux tonalités y alternent : l’une sombre et l’autre éclatante ; l’une exprimant la méditation et la plainte, la mélancolie et la douleur ; l’autre, interprète de l’action et du mouvement, de l’allégresse et de la gloire. Et ce dualisme est le premier aspect sous lequel, entre des forces contraires mais égales, l’œuvre apparaît partagée et constamment en équilibre.

D’autres élémens s’y balancent. Prodige de polyphonie, la Messe de Bach n’en est pas un moindre de monodie ou de mélodie. Ainsi le principe collectif et la puissance du nombre y respectent les droits et la force de l’individu. Quelles que soient la taille et la richesse de ces gigantesques ensembles : le Kyrie, le finale du Gloria, l’épisode central du Credo et le Sanctus, des morceaux pour deux voix, pour une seule même : le Laudamus te, le Qui sedes, le Benedictus ou l’Agnus Dei, ne paraissent ni pauvres ni petits, à côté. L’idée mélodique y est d’une incomparable grandeur. Elle y a toujours ou presque toujours le caractère instrumental. C’est dans les chœurs et non dans les soli que Bach a le plus souvent déployé les ressources vocales de son génie. Mais quelle n’est pas la musicalité, sinon la vocalité, de ces cantilènes solitaires ! Chacune, prise au hasard, offre à l’analyse l’idéal d’un organisme complexe autant qu’harmonieux, d’une hiérarchie à plusieurs degrés et dans tous les ordres : ceux du nombre, de la mesure et du mouvement. Admirable par la variété rythmique, telle mélodie de la Messe en si mineur l’est encore, et peut-être davantage par l’ampleur, par la projection et le développement d’une ligne, d’une courbe à longue portée et quelquefois même à portée infinie. Elle enveloppe un espace immense. Elle y trace aussi des figures, des groupes de figures à la fois logiques et fibres, qui dépendent, procèdent les unes des autres, mais suivant des rapports et des lois où paraît plus de sympathie et d’attrait que de contrainte et de rigueur. Rien ne gêne, rien ne hâte leur évolution lente. Mais plutôt, si quelque détour la suspend, c’est pour y ajouter tantôt une force, tantôt une grâce toujours imprévue, jamais inutile, encore moins étrangère, qui l’accroît, l’enrichit et ne la dénature point.

Enfin, et par là d’ailleurs elle ressemble à la mélodie de Mozart et de Beethoven, à la grande mélodie classique, longtemps avant de s’achever ou de se développer seulement, la mélodie de Bach a déjà sa forme et sa valeur. Ne faisant à peine que s’exposer, elle s’impose, et, rien que dans ses quatre ou cinq premières notes, un thème comme celui du Qui sedes ou de l’Agnus annonce et définit à l’avance tout son caractère et toute sa beauté.

Non moins que la mélodie, il semble que l’instrumentation participe aussi de cet individualisme qui, dans la Messe en si mineur, correspond et fait équilibre au nombre. Si l’orchestre souvent « donne » tout entier, les soli d’instrumens abondent et, quelle que soit la vigueur de l’ensemble ou du fond, on sait comment s’en détache la physionomie particulière d’un violon, d’une flûte ou d’un hautbois d’amour.

Ainsi la monodie et la polyphonie triomphent tour à tour. Il arrive même qu’elles s’unissent, par exemple dans l’Incarnatus et le Crucifixus, deux chefs-d’œuvre étonnans par la diversité comme par la fusion des élémens qui les composent. Tous y sont inséparables, et la mélodie autant que l’harmonie, la répétition comme le développement, la succession des notes non moins que leur simultanéité, forment ici de cent beautés diverses l’unique et totale beauté.

Mais la Messe en si mineur est encore le signe ou le testament d’une autre alliance, plus profonde, et souvent méconnue. On assurait naguère que Jean-Sébastien Bach est le musicien de la raison pure et celui-là seulement. Je crois bien que cette erreur fut un des égaremens de ma jeunesse. Il n’en est pas que je déplore davantage aujourd’hui. Au centre de la pyramide sonore j’ai découvert à mon tour la chambre royale. Elle n’est pas vide, son hôte n’est point mort et, sous l’énorme pesée de pierre, un grand cœur bat éternellement.

Pourtant, n’allons pas trop loin. On n’oserait peut-être affirmer, avec l’un des derniers et des meilleurs critiques du maître, que dans ce passage du Credo : Et in unum Dominum Jesum Christum, Bach ait représenté « le mystère du Consubstantialem, c’est-à-dire des deux personnalités unies dans une même substance, par un même thème phrasé de deux façons différentes[1]. » Jusqu’où néanmoins, et dans tous les sens, en profondeur comme en étendue, jusqu’où Bach ne pousse-t-il pas son pouvoir de représentation ou de « poésie ! » La musique est esprit et elle est âme, disait Beethoven. Dans la musique de Bach, l’âme de plus en plus se communique à notre âme. Ici quelques notes suffisent, moins d’une mesure, pour que le contact, ou le courant, s’établisse et ne cesse plus. C’est le : Qui sedes ad dextram Patris ; que dis-je, c’en est le début seul et rien que l’intonation première, chute mélancolique et lente, où déjà, sous les mots qui ne parlent que de gloire, nous pressentons l’amertume, la désolation du mot qui va suivre, et qui sera : miserere. Ailleurs, — nous citons à l’aventure, — c’est l’Agnus Dei, si grave, si profond, où chaque intervalle est pathétique, où chaque note est lourde de repentir.

Mais surtout dans l’Incarnatus, dans le Crucifixus, qui définira le rapport entre la force des sons et la force de l’âme ! Par le sentiment autant que par l’esprit ou la science, il n’est rien au-dessus de telles pages. Les mystères que chante cette musique ne sont guère plus incompréhensibles que n’est le mystère même de sa propre beauté. Elle chante, mais elle médite aussi, elle commente, elle interprète. Pour exprimer la descente de Dieu sur la terre, tout s’abaisse et descend. Vous plaignez-vous peut-être qu’il n’y ait ici qu’une imitation matérielle ? Écoutez comme à la fin au contraire, et par trois fois, sur les mots : et homo factus est, la musique se relève, pour marquer, je n’ose dire l’effort ou la difficulté de la démarche divine, mais au moins tout ce que la raison humaine y peut trouver d’inouï, de pénible et de rebutant.

Triste déjà, d’une prophétique tristesse, l’Incarnatus a préparé le deuil tragique du Crucifixus. Celui-ci maintenant, plutôt que d’éclater, se déroule et se traîne. Il consiste beaucoup moins dans une clameur que dans un continuel et contagieux murmure. Deux notes descendantes, et dont la première porte, pèse sur l’autre, voilà toute la mélodie. Il ne saurait y en avoir de plus brève, et malgré cela de plus forte. Les quatre groupes du chœur la reprennent, ou mieux, car elle tombe sans cesse, la répandent tour à tour. Crucifixus ! Crucifixus ! Il est juste que toute créature répète le mot, la chose s’étant accomplie pour toute créature. Longuement la polyphonie se développe. Flottante, mais sans rien de vague, elle évolue dans le clair-obscur des sons. Les voix, qui cheminent, tantôt se croisent, tantôt se heurtent et se blessent. Un cri leur échappe alors, aussitôt réprimé. Tout fléchit, tout manque de plus en plus, et sur les dernières paroles : et sepultus est, une modulation imprévue, extraordinaire, étend la pâleur de la mort et le froid du tombeau.

Il n’est pas jusqu’aux parties scolastiques, celles qui pourraient être arides et sombres, où ne rayonne la lumière, où ne surabonde la vie. La gigantesque fugue du Kyrie, le finale du Gloria, l’épisode central et comme la flamboyante rosace du Credo, chacune de ces choses énormes n’est point un ensemble de formes vaines, mais de forces réelles, agissantes, un monde colossal en mouvement et qui ne se meut que pour nous émouvoir. « Il y a de la géométrie en tout, » disait Leibnitz. Et sans doute il y en a dans cette musique. On y trouverait même de l’astronomie et, vers la fin du Gloria, à compter de ces mots : cum sancto Spiritu, les masses polyphoniques semblent rouler à travers l’espace comme autant de soleils sonores. Mais la science, ou la raison, ne fut pas seule à les y lancer ; elle ne suffirait pas à les y guider et à les y soutenir. Il faut le sentiment, il faut la passion, il faut l’amour, l’Amore che muove il sole e l’altre stelle. On en ressent ici tous les transports. Ici, comme partout, c’est lui qui crée et qui donne la vie. Et la vie, dans la Messe en si mineur, s’élève au paroxysme, à tous les paroxysmes : celui de la douleur dans le Kyrie ; dans le Credo, dans le Gloria, celui de la joie. Cum sancto Spiritu, je reviens toujours à ces mots. Ils semblent, en proclamant, en consommant l’unité des trois personnes divines, déchaîner un torrent, un ouragan de divine allégresse. Cum sancto Spiritu. Ce n’est plus ici le Crépuscule des dieux, c’est le midi triomphant du Dieu unique et éternel.

« De notre Dieu, non du vôtre, » nous disent quelques protestans. A cela nous saurions trouver à redire. Mais alors il faudrait aborder la question du subjectivisme et de l’objectivisme, premièrement dans la musique de Bach, et puis, et plus au fond, dans les religions comparées. Cela serait long, peut-être obscur. Félicitons-nous seulement que l’un des chefs-d’œuvre de Bach s’appelle et soit une messe, et que la foi catholique ait obtenu cet hommage du plus grand des musiciens protestans.

Omnia in numero et mensurà disposuisti. M. Messager, dès ses débuts comme chef d’orchestre de la Société des Concerts, a mérité cet éloge. Il a conduit la Messe en si mineur avec nombre et mesure, avec, ou suivant des mouvemens d’une rare justesse. Orchestre parfait ; mauvais chœurs, aigres, maigres et mal assurés ; solistes de troisième ordre (je parle des solistes chantans, surtout chantantes, et non des instrumentistes) : tel est le régime ou la condition accoutumée de la Société des Concerts.


L’Opéra-Comique a représenté Sanga. L’Opéra-Comique a eu tort. Nous n’avons plus le temps aujourd’hui de parler de cet ouvrage. Nous n’en aurons jamais le cœur. Et puis, on a lu dans les gazettes que M. Isidore de Lara est un musicien et un poète, un philosophe et un penseur. Après cela, que pourrions-nous pour ou contre sa gloire !


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. J.-S. Bach, le musicien-poète, par M. A. Schweitzer ; Leipzig, Breitkopl et Härtel, 1905.