Revue musicale - 31 janvier 1894

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Revue musicale - 31 janvier 1894
Revue des Deux Mondes4e période, tome 121 (p. 705-709).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra-Comique : le Flibustier, comédie lyrique en 3 actes ; paroles de M. Jean Richepin, musique de M. César Cui.

On a été correct et froid, poli seulement, pour l’œuvre de M. César Cui. La musique de ce général méritait mieux pourtant que le salut militaire. Il y a quelque chose là ; quelques choses même, au pluriel ; beaucoup de choses, et fort charmantes : peu d’éclat sans doute, de puissance et de variété, mais une sensibilité fine, une rare discrétion et la plus mélancolique douceur.

Il est à peine besoin de rappeler la donnée du Flibustier. La comédie maritime et bretonne de M. Richepin date de six ans au plus et se joue quelquefois encore au Théâtre-Français. M. Cui, s’en étant épris, l’a mise en musique avec autant de respect que d’amour, c’est-à-dire sans rien changer, ou presque rien, non seulement au sujet, mais au texte même. Il s’agit, on s’en souvient, d’un gars de Saint-Malo, d’un flibustier parti depuis quinze ans, et qui depuis huit ans n’a pas donné de ses nouvelles. Son grand-père Legoëz, un vieux marin, sa tante Marie-Anne et Janik, sa cousine, l’attendent encore ; ou plutôt le vieil tard seul continue d’attendre, car les deux femmes n’espèrent plus. Un jour que Marie-Anne était seule au logis, un étranger se présente et se nomme. Il s’appelle Jacquemin ; il fut le camarade de Pierre, dont il s’est vu séparé dans un combat contre les Espagnols, de Pierre qu’il croyait retrouver au pays, mais qui bien sûr est mort, puisqu’il n’est pas ici.

Sur ces entrefaites rentrent le grand-père et Janik. Ils prennent d’emblée cet inconnu pour leur petit-fils et cousin, et cela si vivement, avec une telle joie aussi, que le temps d’abord, puis le courage, manquent à Marie-Anne, de prévenir, puis de dissiper l’invraisemblable et bienfaisante erreur. On sait le reste : les amours de Janik et du faux cousin, le retour du cousin véritable, l’aveu de la supercherie et le dénouement. Jacquemin étant resté flibustier dans l’âme ; Pierre, au contraire ayant pris là-bas, en Amérique, le goût de la terre ferme, Janik, fille et petite-fille de gens de mer, épousera le marin. Et dans la rivalité des deux hommes, dans l’opposition des deux élémens qu’ils représentent, la terre et l’océan, il est possible de trouver une certaine grandeur naturaliste et symbolique.

Le Flibustier est la première œuvre dramatique de l’école russe représentée en France. Or voici comment, dans un excellent petit volume, notre très distingué confrère M. Albert Soubies caractérisait récemment l’école en question : « Si l’on voulait, dit-il, déterminer ce qui constitue la note tout à fait spéciale de la musique russe, il faudrait, selon nous, observer que l’on est en présence, pour la première fois peut-être, d’un art très jeune, dont l’inspiration est fraîche et populaire, et qui en même temps, par un concours singulier de circonstances, a à sa disposition un luxe scientifique, une souplesse technique, qui, ailleurs, n’ont été le fruit que d’une élaboration très lente. Une abondance et une franchise mélodiques toutes juvéniles, la fleur d’un tempérament vigoureux, non encore usé par un excès de civilisation, et participant même, si l’on nous permet cette expression à peine exagérée, à la rude et vivace énergie barbare, se trouvent avoir à leur service les secrets les plus profonds, les formules les plus savantes, la doctrine la plus raffinée. Il y a dans ce contraste même quelque chose de piquant, d’imprévu, qui sûrement explique en partie la séduction, tout à fait sui generis, qu’exerce sur notre goût cette musique étrange et puissante[1]. »

Autant de mots, autant de vérités, hormis toutefois certaines expressions : vigueur, rudesse, puissance, qui ne sauraient convenir à l’œuvre particulière que nous étudions. Mais le reste est l’exactitude même, et l’un des charmes du Flibustier, en ses pages charmantes, tient en effet au contraste, ou mieux à la conciliation d’une inspiration jeune avec une vieille expérience.

Il y a plus, et l’école russe a d’autres principes encore. Elle estime, par exemple, que la musique de théâtre doit posséder, indépendamment de la valeur expressive, une valeur intrinsèque et absolue. Or cette valeur spécifique, cette beauté propre, cette musicalité, pour ainsi dire, de la musique dramatique, est un mérite rare aujourd’hui. J’ai cru le trouver dans le Flibustier, et j’aimerais à montrer qu’en effet il s’y trouve. Pas d’équivoque pourtant. Il est entendu que nous sommes en présence d’une partition moderne, c’est-à-dire d’une œuvre lyrique où tout, presque tout au moins, se passe en conversation. Ainsi le veut la forme ou la formule actuelle, qu’on peut aimer ou non, mais qu’il faut accepter, en attendant qu’elle passe. C’est de cette forme que le compositeur russe a tiré un parti excellent, et dans le dialogue musical, où nous regrettions dernièrement que l’auteur de l’Attaque du moulin, par exemple, eût échoué, l’auteur du Flibustier nous semble passé maître. A cet égard, tout le premier acte, le second en partie (laissons le troisième, qui ne vaut rien), sont véritablement des plus remarquables, et de tout ce qui constitue la musique, la vraie, la bonne, je ne vois pas que rien manque ici.

La mélodie ? — Elle y abonde, un peu mince à coup sûr, un peu courte ; hélas ! en connait-on d’autre aujourd’hui ? mais claire, mais fine, et jamais ou presque jamais banale. N’est-ce pas une mélodie, et charmante, que la première chanson de Janik ? Mélodie également la noble, l’auguste phrase du vieux Legoëz, défendant, contre les reproches et les malédictions de sa belle-fille, l’Océan pour lui respectable et sacré jusque dans ses fureurs. Mélodie encore, et d’une saveur originale, le motif souriant qui tant de fois, trop de fois peut-être, s’échappe des lèvres de Janik. Et le duo enfin entre Marie-Anne et Jacquemin, par quelle fraîche, claire, exquise mélodie il commence ! Écoutez-en tout le début. Encore une conversation, j’en conviens, mais délicieusement musicale. Fidèle sans contrainte à l’idée littéraire, l’idée mélodique se déduit avec autant de suite que d’aisance, avec non moins de logique que de liberté. Conversation, il sied de répéter le mot. Oui, simple causerie, banale question d’un passant, d’un visiteur, que vous ou moi nous pouvons adresser aujourd’hui, demain, au gardien de la première porte où nous irons frapper. Mais à cette interrogation familière, à ce détail sans importance, la musique a su donner de l’intérêt, de la poésie même, et c’est le propre des talens délicats de faire ainsi quelque chose pour l’art avec les riens de la vie. Pas une tache en ce duo, sauf, au cours du récit de Jacquemin racontant ses combats et la disparition de Pierre, un peu d’embarras peut-être dans le développement de l’idée ; faute légère d’ailleurs, que rachètent çà et là des touches exquises : la mélancolie d’une modulation mineure, le tour heureux d’une cadence et, pour finir, la reprise de la première mélodie, qu’une ou deux notes altérées à peine suffisent à rendre plus aimable et plus touchante encore.

Le second acte est presque aussi riche que le premier ; oh ! j’en conviens, riche avec modestie et sans faste, cachant son bien plutôt que d’en faire étalage. Mais cherchez avec soin, et vous trouverez là d’intimes attraits, des grâces discrètes. Vous aimerez, dès le lever du rideau, la veillée bretonne autour de la table, le ton martial et dégagé du flibustier contant ses aventures ; vous noterez avec quelle franchise il attaque son histoire, avec quelle adresse il la renoue quand on l’interrompt, avec quelle assurance il l’impose tantôt à l’admiration, tantôt à l’incrédulité de ses auditeurs. Un peu plus loin, le petit chœur : Laissons à nos amoureux tout le temps d’être heureux, vous séduira sûrement par sa couleur et par l’originalité de sa mesure à neuf temps ; presque autant que le duo de Jacquemin et de Marie-Anne au premier acte, et, par des qualités analogues, le duo de Jacquemin et de Janik vous enchantera. La mélodie encore y circule, sans grand éclat comme toujours, sans beaucoup d’apparence même, vive et fraîche pourtant, ainsi qu’un ruisseau courant sous l’herbe. Coquet et spirituel est le premier motif, et jusqu’à la fin le musicien le traite avec ingéniosité. Le second est délicieux. — Dites-moi, demande Janik,


Dites-moi, mon cousin, pendant les nuits désertes…


C’est une chose deux fois charmante, en poésie et en musique, que cet interrogatoire. La voix de Janik monte, accentuant de plus en plus ses tendres reproches, et sur la progression mélodique un accompagnement en batterie régulière et douce semble étendre de nouveau la brume des soirs passés et des ciels lointains, où la jeune fille souhaite de s’entendre dire que son image autrefois a flotté.

Délicat mélodiste, l’auteur du Flibustier est aussi un harmoniste distingué. Il sait le secret des combinaisons heureuses et des accords qui chantent ou qui parlent, qui disent quelque chose enfin. Il ne les complique pas à plaisir et jamais il ne les surcharge. Il revêt la mélo die d’un vêtement aisé, qui l’étoffe au bleu de l’étouffer. Certaines pages du premier acte : les deux beaux monologues de Marie-Anne, la petite oraison funèbre de Pierre par Jacquemin, se déroulent sur des séries d’accords, les uns tristes, les autres funèbres, tous expressifs aussi profondément qu’ils sont simplement composés. M. Cui écrit bien, très bien. On ne dira pas de lui comme de quelques autres : « Il a de la patte, » ou, si on le dit, on aura tort. Non, ce gros mot ne lui convient pas. M. Cui n’écrit pas avec une patte, mais avec une main, et cette main est souple, elle est habile, elle effleure et n’écrase pas.

L’instrumentation du musicien russe, comme son harmonie, est sobre. Il y règne un parti pris, fort appréciable aujourd’hui, de sagesse et de modération. L’orchestre de ce général n’a rien de militaire ; il ne fait jamais de bruit, ce qui ne signifie pas qu’il manque toujours de puissance. A vrai dire, il en manque parfois. Au premier acte, par exemple, tandis que Jacquemin raconte à Marie-Anne son amitié pour Pierre, et la fraternité d’armes que le hasard d’une bataille a brisée, l’orchestre coupe de trois notes périodiques le trémolo qui accompagne le récit. Ces trois notes, c’est un cor qui les donne. Il faudrait que ce fût un violoncelle, tous les violoncelles plutôt ; il faudrait ici l’âpre morsure des cordes, un accent d’énergie douloureuse plutôt que de plaintive douceur. A part cette faiblesse et quelques autres du même genre, l’orchestre du Flibustier a plus d’un mérite : clarté, discrétion, finesse, autant de modestes, mais précieuses vertus. C’est encore un des principes de l’école russe, que, dans le drame ou la comédie musicale, quel que soit le rôle des instrumens, la voix garde néanmoins le premier rôle. M. Cui, comme ses compatriotes, professe cette doc trine et la pratique. On chante dans le Flibustier, et si l’orchestre y prête au chant son concours, il ne lui fait pas concurrence. « Tout à l’orchestre » n’est pas le mot d’ordre de la musique slave. Wagner peut être dieu, même en Russie ; il n’y est pas le dieu unique, et les compositeurs nationaux n’y sont pas ses prophètes ou ses apôtres, encore moins ses esclaves.

Enfin il convient de rendre au musicien étranger une dernière justice : plus que beaucoup de musiciens français, il a respecté notre langue. Dans toute sa partition on ne relèverait peut-être pas une erreur de prosodie, pas une faute de déclamation. Et cette pureté de la diction lyrique est d’autant plus méritoire, que M. Cui s’est imposé vis-à-vis du texte de M. Richepin une déférence à peu près absolue. Il n’a pris que de rares et presque insignifiantes libertés avec ce mètre uniforme de l’alexandrin, dont il a su, grâce à la diversité des mouvements et des rythmes, alléger le poids et varier la monotonie.

Harmonie, mélodie, instrumentation, justesse d’accent, voilà bien des qualités. Et pourtant cette œuvre, à notre grand regret, n’a qu’à demi réussi. Les uns l’ont trouvée pauvre, les autres vague. Elle n’a plu ni aux corrompus de la musique, ni aux innocens. Douce, elle ne paraît pas devoir posséder la terre, au moins la terre de France. Il est trop vrai que la beauté (car elle a des parties véritablement belles) n’y éclate pas assez au dehors ; elle y est latente et comme retirée ou recueillie. Nous l’avons sentie néanmoins, et si nous n’avons pas su la dégager et la mettre en lumière, c’est peut-être parce qu’elle est subtile et parce qu’elle est profonde.

L’interprétation masculine du Flibustier est bonne. M. Fugère (Legoëz) est un artiste accompli, et M. Clément (Jacquemin) joint à une voix délicieuse le goût le meilleur et la plus fine sensibilité. L’interprétation féminine est médiocre et détestable. Mme Landouzy possède une voix sûre, au double sens du mot. Elle sait chanter, mais ne sait que cela, et cela ne suffit pas. Quant à la dame qui porte le nom royal et romain de Tarquini d’Or, comment lui a-t-on livré le beau rôle de Marie-Anne ? On assure qu’elle chante aussi Carmen. Cela est affreux à penser.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Précis de l’histoire de la musique russe, par M. Albert Soubies, Paris, librairie Fischbacher, 1893.