Revue musicale - 31 janvier 1914
Nous avons eu de fameuses « étrennes d’art. » La Joconde est revenue et Parsifal est arrivé. Les deux joies, il est vrai, ne furent point égales, l’une ayant été plus que l’autre, infiniment plus, mêlée de labeur et de fatigue. L’assistance à l’une des premières représentations, dites « extraordinaires, » de Parsifal, ne fut point une entreprise médiocre. Aller, audition du premier acte, dîner, audition des actes suivans et retour, il fallut exactement sept heures, de cinq heures et demie du soir à minuit et demi, pour la célébration intégrale de cette fête complexe, où la musique et la cuisine, l’admiration et l’ennui, le mysticisme et la mangeaille eurent leur part. On n’oserait point affirmer qu’un exercice de cette importance et de cette durée puisse jamais entrer dans ce que M. Maurice Barrès appelait dernièrement « la courbe normale d’une vie française. »
Au temps héroïque du wagnérisme, — plus précisément au mois d’août 1887, — un des héros de ce temps-là, M. Édouard Dujardin, résumait ainsi, dans la Revue Wagnérienne, « le dessein de Parsifal. »
« Wagner entreprit, dans le Parsifal, la synthèse de la sensation humaine : j’entends, non plus l’évocation de quelques sensations, mais l’évocation de l’ensemble des sensations qui sont l’homme ; l’expression de l’homme, autrement dit.
« Et son œuvre antérieure était une tendance vers cet objet. Dans la Tétralogie, le symbolisme général de l’Or et de la Charité (die Liebe, et primitivement Freia) expliquait l’homme par deux contraires désirs, fin et cause de tous actes sensibles… Dans Tristan, le désir d’amour est le mobile de toutes sensations ; ce n’est plus l’essai d’une synthèse universelle… Dans le Parsifal, la synthèse sera totale…
« Quelle est la loi de la totalité sensationnelle qu’est la vie ? L’être tend à croître dans son être ; et cette tendance, tantôt elle se nomme tendance à la perfection, tantôt désir du salut, tantôt progrès ; c’est la montée vers l’idéal, la recherche de l’absolu, le besoin de l’assouvissement, la complétude (sic) des fonctions ; encore, l’entrée en Dieu, l’absorption en l’infini, l’effacement en le néant ; encore, la suprême sagesse, l’ataraxie ; et cet éternel formuleraient, l’aspiration à l’idéal ; la nommerons-nous encore le désir de l’accomplissement.
« Richard Wagner conçut que toutes sensations procédaient de cette loi, et qu’en elle se synthétisait la vie. Dans le Parsifal il expliquera le monde sensationnel selon sa loi…
« Sous la quelconque anecdote du sujet apparent du Parsifal, comprenons donc le véritable sujet et le dessein du Parsifal : cette évocation, par la musique, du désir d’accomplissement, essence de ce que nous sommes. »
À peu près vers la même époque, nous proposâmes une explication plus modeste, plus terre à terre, moins dédaigneuse aussi du « sujet apparent » et de la « quelconque anecdote. » On nous permettra peut-être de la rappeler aujourd’hui. Entre l’une et l’autre glose, auditeurs et spectateurs de Parsifal auront le droit de choisir.
Au cœur des Pyrénées espagnoles, dans un monastère inaccessible, le Montsalvat, existe un ordre de chevaliers chastes et religieux. Ils veillent sur une inestimable relique : quelques gouttes du sang du Christ, recueillies par Joseph d’Arimathie en un vase auguste et merveilleux, le Saint Graal. À des jours et selon des rites convenus, ils se réunissent pour célébrer la commémoration de la Cène. Leur chef, ou leur roi, se fait apporter le calice et le découvre. Alors le sang divin s’échauffe et s’illumine, une joie mystique, une véritable extase enivre les chevaliers. Ils prient, ils adorent ensemble, et, répétant les paroles mêmes du Sauveur : « Prenez et mangez, ceci est mon corps ; Prenez et buvez, ceci est mon sang, » ils communient, en souvenir du banquet eucharistique.
Au surplus, tout cela nous fut conté naguère, à la fin de Lohengrin, par le héros lui-même, le propre fils de Parsifal, en l’admirable récit qui se termine sur ces paroles : « Je vous ai été envoyé par le Graal. Mon père, Parsifal, porte sa couronne ; moi, son chevalier, Lohengrin est mon nom. » Ainsi, dans l’ordre logique et dans l’ordre chronologique, Parsifal précède Lohengrin ; il en est au contraire, selon l’évolution de l’œuvre et du génie de Wagner, la suite et l’épanouissement.
Au début de Parsifal nous apprenons que la colère de Dieu s’est appesantie sur le Montsalvat. Le roi du Graal, Amfortas, violant ses vœux, a cédé aux séductions d’une magicienne, Kundry. L’enchanteur Klingsor, le maître mystérieux et le complice de cette créature, a dérobé la lance qui jadis perça le flanc de Jésus et que l’on conservait auprès du Graal. Avec cette lance il a blessé le roi. Ni les herbes de la forêt voisine, ni l’eau pure de l’étang ne sauraient guérir la plaie d’Amfortas ou seulement rafraîchir sa fièvre. Et pour comble de misère, quand revient le moment des cérémonies saintes, le Roi n’y peut plus présider sans que redouble son martyre. La vue seule du sang divin exaspère le tourment de son corps et de son âme. Bienfaisant autrefois, aujourd’hui funeste, son ministère l’épouvante et le torture. Il voudrait abjurer le terrible sacerdoce, interrompre les rites sacrés et pour lui trop cruels, dussent tous ses compagnons, sans force et sans vertu désormais, sentir leur foi chanceler et s’épuiser leur amour.
Le salut d’Amfortas lui fut promis pourtant. Mais il ne lui viendra que d’un étrange sauveur, d’un homme ignorant et pur, instruit par la pitié : « Durch Mitleid wissend, der reine Thor. » Parsifal sera cet homme. Parsifal, un simple, un innocent, a pénétré dans les bois qui protègent et cachent le Montsalvat. Il a tué, chasseur ingénu, l’un des cygnes consacrés. On le saisit, on l’interroge, et son air interdit, son ignorance de toute chose et de lui-même, semble bien annoncer le rédempteur attendu. Le vieil écuyer Gurnemanz l’emmène au monastère et là, dissimulé dans l’ombre, il assiste à la célébration des saints et douloureux mystères qui peut-être illumineront son âme. Hélas ! devant le merveilleux spectacle il demeure si parfaitement stupide, que Gurnemanz furieux s’empresse de mettre à la porte l’inepte tueur de cygnes, en le traitant d’oison.
Acte deuxième : Klingsor, afin d’empêcher la guérison et le salut d’Amfortas, commande à Kundry de séduire l’innocent et de lui ravir la pureté qui fait sa force. Mais, cette fois, la femme est impuissante. Dans l’âme brusquement éclairée du jeune homme, son premier baiser n’éveille que l’image d’Amfortas, le souvenir de la souffrance méconnue autrefois et maintenant comprise, la seule compassion et non l’amour. En vain Klingsor accouru brandit contre le héros la sainte lance que profane sa main. Parsifal la saisit au vol et s’éloigne victorieux.
Troisième acte : errant dans la montagne, il a perdu le chemin du monastère. Un jour enfin, un matin d’avril, il retrouve Gurnemanz et Kundry elle-même, à peine reconnaissable. C’est le cas de répéter le mot fameux de Bossuet : « Quel état, et quel état ! » Le personnage d’ailleurs est plutôt obscur. Une loi fatale contraint cette femme au péché jusqu’au jour où l’homme qu’elle n’aura pu réussir à perdre, la sauvera par le mérite de ses chastes refus. Belle tout à l’heure et parée comme une courtisane, la voici repentante, humiliée. Quand revient Parsifal, épuisé de fatigue, mais transfiguré, les yeux et l’âme ouverte à la lumière surnaturelle ; quand il s’assied pensif, au seuil de Gurnemanz, sous les arbres en fleurs, Kundry s’approche en silence. Elle détache l’armure et les sandales du héros vierge. Elle lave, parfume ses pieds meurtris, et les essuie avec la chevelure qu’elle dénoua jadis pour de moins pures caresses. Telle que Madeleine, elle sanctifie sa chair, tant de fois pécheresse, au contact à demi divin de celui qui jamais ne pécha.
Alors, de Kundry comme d’Amfortas, Parsifal a pitié. Il verse l’eau baptismale sur le front de la pénitente, et, suivi par elle et par Gurnemanz, il reprend le chemin du Montsalvat. C’est le vendredi-saint. Les chevaliers en prière adjurent encore une fois le misérable Amfortas de découvrir le Graal. Il s’y refuse, et déjà ses compagnons menacent de lui faire violence. Mais Parsifal apparaît. De la lance reconquise il touche la blessure mystérieuse et la guérit. Proclamé roi du Graal à la place d’Amfortas, il monte les degrés de l’autel et ses mains pures élèvent le cristal sanglant. L’œuvre de miséricorde est accomplie, et sur Kundry mourante, sur Amfortas pardonné, sur les chevaliers à genoux, descend la colombe mystique, messagère de grâce, de paix et de salut.
Au fond, et très simplement, en deux mots, dont l’allitération même n’eût pas déplu à Richard Wagner, Parsifal a pour thème psychologique ou moral deux sentimens, la pitié et la piété. Étroitement unis, inséparables même, l’un et l’autre opèrent ici pour ainsi dire en fonction l’un de l’autre. Parsifal ne saurait passer pour un produit ni pour un exemple de la philanthropie ou de la solidarité laïque. Parsifal n’est pas « neutre. » L’idée mère et maîtresse de l’œuvre, idée essentiellement chrétienne, est l’idée de la rédemption. A propos de cette idée, ou de ce problème, Nietzsche écrivait un jour (le Nietzsche de la seconde manière, laquelle fut, on le sait, terriblement anti-wagnérienne) : « Je ne l’estime pas (ce problème) au-dessous de sa valeur. Il a bien son charme. Le problème de la rédemption est même un problème très vénérable. Rien n’a fait faire à Wagner de réflexions plus profondes que la rédemption. L’opéra de Wagner, c’est l’opéra de la rédemption. Il y a toujours chez lui quelqu’un qui veut être sauvé : tantôt un homme, tantôt une femme. C’est là son problème. » Nietzsche en riait alors, mais il en avait autrefois pleuré, pleuré d’admiration et de tendresse. Ses larmes, et non pas son rire, avaient raison.
La pitié, cet aboutissement et cette conclusion de la pensée wagnérienne dans Parsifal, il est facile, dans la plupart des œuvres antérieures, y compris les plus anciennes, d’en noter les prémisses, d’en suivre le progrès. Un jour, à l’Académie, Ferdinand Brunetière parlait de certaines créatures, pour lesquelles donner et se donner soi-même n’est pas une vertu, mais un besoin. Senta, la rédemptrice du « Hollandais volant, » est déjà de celles-là. Le grand élément et comme le ressort moral du personnage et du drame, c’est la compassion, et si large, que, dès le début, elle s’exerce pour ainsi dire au-delà de la réalité dans l’ordre de l’imagination, au profit d’un personnage légendaire, mystérieux, « qui ne viendra sans doute jamais, qui, logiquement, naturellement, ne peut venir[1]. »
Pitoyable et dévouée, comme Senta, jusqu’à la mort, Elisabeth, de Tannhäuser, est plus humaine et pour ainsi dire plus vraie, parce que rien de fabuleux ou de fantastique ne se mêle à son amour. Sa destinée, ou plutôt sa vocation, peut se résumer en quelques mots : celui qu’elle aimait a péché contre le ciel et contre elle-même ; elle s’offre elle-même en sacrifice pour lui rouvrir le ciel.
Qu’est-ce que Lohengrin encore, sinon le poème de la pitié ? Pitié du héros pour Eisa ; pitié d’Eisa pour Ortrude elle-même, à chaque page, à chaque mesure et surtout à la fin de leur dialogue du second acte, alors que la plus tendre cantilène tombe et retombe, — en vain, — des lèvres de la consolatrice sur l’âme ennemie et farouche, qui ne veut point être consolée.
Les plus beaux mouvemens peut-être de la Walkyrie sont des mouvemens de compassion. Revoyez, réentendez par le souvenir Sieglinde apportant à boire à Siegmund tombé de fatigue devant son foyer près de s’éteindre. Rappelez-vous son émoi, son empressement, ses charitables soins, et l’adorable effusion de la mélodie, aussi fraîche, aussi bienfaisante que celle de l’eau même. Et Brünnhilde ? Son héroïsme est-il fait d’autre chose que de pitié, avant de l’être d’amour ! Quelle miséricorde, quelle surhumaine et vraiment immortelle « sympathie, » au sens profond du mot, attendrit le dialogue du second acte avec Siegmund, annonciation de mort, et d’une mort prochaine ! La pitié encore, toujours, et plus que jamais divine, inspire les sublimes adieux de Wotan. Plus exaltée ou plus retenue, c’est elle qui tantôt en précipite et tantôt en ralentit le cours.
Le même sentiment, on peut dire la même passion charitable, à tous les degrés, anime d’un bout à l’autre l’œuvre suprême de Wagner. « Mortellement atteint d’une flèche empennée, » un cygne en est le premier objet. L’épisode nous paraît être de ceux, qui ne manquent pas chez Wagner, où se mêle à beaucoup de poésie quelque puérilité. On ne peut s’empêcher de trouver que, pour la mort d’un oiseau, fût-il sacré, voilà bien des embarras et de la sensiblerie. Musicalement, l’oraison et la marche funèbre du volatile défunt sont de charmantes choses. De plus, on ne manque jamais, à cet endroit, d’évoquer et d’invoquer saint François d’Assise. Mais il nous souvient aussi, malgré nous, de notre La Fontaine, que nous citions à l’instant, et qui, dans une autre fable, à propos d’un pigeon, sinon d’un cygne, et d’un « fripon d’enfant » comme Parsifal, se contente de soupirer : « Cet âge est sans pitié. »
La pitié, nous l’avons dit, ne s’éveille dans le cœur du Pur-Simple que sous l’impur baiser de Kundry. Et cet éveil, ou plutôt cette explosion ; cet effet, non seulement imprévu, mais en quelque sorte contraire, et foudroyant, de cette cause, voilà qui peut compter parmi les coups les plus étonnans que frappa jamais le génie dramatique et musical de Richard Wagner. Le choc en retour est prodigieux. Là où nous attendions l’éclat de la sensualité, le déchaînement de toutes les puissances de la chair, l’âme seule éclate et triomphe. Dans l’interminable, l’accablant dialogue entre Parsifal et Kundry, qui remplit à peu près tout le second acte, c’est peut-être l’unique moment de beauté, mais de beauté sublime. Heureusement, il dure. Sous les paroles, ou plutôt sous les plaintes et presque les cris de Parsifal, un des grands thèmes religieux du premier acte, le plus grand même, se développe, mais se développe en se déchirant. De rudes modulations l’altèrent, le tourmentent. En des tonalités, à des hauteurs diverses, toujours plus gémissant et plus âpre, il va et vient, se détourne, s’enroule et, par momens, se tord. La douleur enfin, la douleur du roi, contemplée hier vainement, s’est faite sensible, bien plus, cruelle, atroce à l’âme de l’enfant. Elle est devenue sa propre douleur. Moralement, encore une fois, cela est admirable, et musicalement ce n’est pas moins beau. C’est beau comme du Beethoven à la dernière puissance et, si l’on veut, exaspéré ; c’est beau suivant le mode ou l’un des modes favoris du génie beethovenien, par l’accroissement ou le renforcement de l’idée sonore dans le sens dramatique et dans l’ordre de la passion.
Oui, la pitié prend ici l’ardeur, la violence d’une passion véritable., Moins pathétique ailleurs, elle s’épanche avec tendresse et suit un paisible cours, dans la scène connue sous le nom d’ « Enchantement du Vendredi-Saint. » Wagner doit avoir conçu la première pensée de cette scène au mois d’avril 1857, alors qu’il venait à peine de s’installer, grâce à ses amis Wesendonck, dans la petite maison voisine de Zurich, « l’Asile, » par lui si longtemps souhaité :
« Le vendredi-saint, je me réveillai par un brillant soleil qui se montrait pour la première fois depuis que nous habitions cette maison ; notre jardinet verdissait, les oiseaux chantaient ; enfin, je pouvais m’asseoir sur notre balcon et jouir du calme tant désiré. Pénétré de joie, je me souvins tout à coup que c’était le vendredi-saint et me rappelai qu’une fois déjà j’avais été frappé d’un avertissement solennel semblable dans le Parsifal de Wolfram. Depuis mon séjour à Marienbad, où j’avais conçu les Maîtres Chanteurs et Lohengrin, je ne m’étais plus occupé de ce poème, mais aujourd’hui l’idéalisme de son sujet me dominait. Partant de l’idée du vendredi-saint, je construisis rapidement tout un drame en trois actes et l’esquissai sur-le-champ en quelques traits[2]. »
« Pénétré de joie, » nous dit Wagner. Ici, en effet, la joie circule à travers la musique, et la fait en quelque sorte s’écouler doucement. Mais c’est une joie sérieuse, pensive, une joie à base de mélancolie, de tristesse même, et de délicate pitié. Elle s’éveille, cette joie, un jour de printemps, un jour de salut, mais un jour aussi de souffrance, et de souffrance divine. Le charme de la mélodie et de la symphonie wagnérienne est composé de ces deux élémens. Le second peut-être l’emporte. Sans doute il y a plus de grandeur, avec plus de précision, en d’autres paysages, plus fortement construits, de la musique : par exemple, dans la « Scène au bord du ruisseau, » de la Symphonie Pastorale. D’aucuns trouveront même « l’Enchantement du Vendredi-Saint » un peu mince, entant que musique pure, auprès des « Murmures de la Forêt » de Siegfried. La scène de Parsifal est du moins unique en ceci, que, sur la nature entière, rajeunie et rachetée, on y sent passer un souffle et presque une caresse de bonté, de miséricorde et d’amour.
Il n’est pas jusqu’aux lointaines résonances, jusqu’aux échos mourans de cette musique, où parfois ne se glisse une secrète, une furtive pitié. Le premier acte s’achève. Les saintes liturgies ont cessé. L’impatient Gurnemanz a banni leur insensible témoin du sanctuaire, qui reste silencieux et vide. Alors tout semble perdu. Mais non : du haut des voûtes, un chant suprême descend, moins qu’un chant, un murmure, un soupir. Les hommes se sont tus, mais, tout bas, les pierres parlent encore. Plus fidèlement compatissantes et consolatrices, elles renouvellent, confirment la promesse mystérieuse, et ne désespèrent pas du salut.
Pitié, piété, ne serait-ce pas en vain que nous nous flattions tout à l’heure de les distinguer l’une de l’autre ? Les deux ordres de sentimens partout se mêlent ou plutôt s’amalgament ici. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ton âme, et ton prochain pour l’amour de Dieu. » De même que les deux préceptes n’en font qu’un seul, ainsi, dans les scènes religieuses de Parsifal se fondent ensemble la divine et l’humaine charité. L’histoire de la musique dramatique n’offre rien de pareil à ces deux tableaux sacrés. Le premier peut-être l’emporte par la nouveauté, par l’abondance et la richesse, par la composition et l’architecture. A la valeur individuelle des thèmes s’ajoute leur beauté réciproque, je veux dire celle qui résulte de leurs rapports divers : soit qu’ils se suivent, soit qu’ils se combinent, soit que par degrés ou par étages ils se superposent. Les uns forment de vastes périodes. Il en est d’autres plus brefs, et plus vagues aussi. La musique tantôt se développe et se donne carrière ; tantôt au contraire elle se réserve, et, pour que nous la comprenions alors, pour qu’elle nous émeuve, il lui suffit d’une insinuation, d’une réticence. Au lieu du parti, pris et de la rigueur, c’est l’éclectisme qui règne en cette scène. On respire sous ces voûtes un air libre. Elles sont même témoins d’étranges rencontres. Un maître de l’opéra français, du « grand opéra, » du « genre » que Wagner haïssait entre tous, un Meyerbeer peut-être aurait trouvé le thème de la marche des Chevaliers, avec sa carrure et son rythme pointé. L’accompagnement en triolets, — oh ! rien que l’accompagnement, — de certain chœur d’enfans, n’est pas très éloigné du style, voire de la formule de Gounod. Mais Wagner seul pouvait disposer ainsi les notes, ce peu de notes, étranges et suaves, qui forment la mystique promesse : « Durch Mitleid wissend, der reine Thor. » Nul autre que lui n’eût dégagé de certain Amen liturgique, en usage dans les églises de Dresde, assez de mystère et de poésie pour en imprégner, en embaumer de la base au faîte, comme d’une vapeur d’encens, le sanctuaire du Montsalvat. Qu’elle est simple, mais belle, cette progression ascendante d’accords ! — de sixtes, s’il faut les appeler par leur nom ; — belle quand elle se développe, et non moins belle quand elle conclut. C’est d’abord un mouvement, une élévation, comme la prière ; à la fin, c’est une assurance, un repos comme la foi. Tel autre thème, solennel, exposé dès le prélude par les instrumens de cuivre, se divise maintenant entre les voix, et celles-ci, croisant, entre-croisant les fils de la souple mélodie, en tissent la trame légère d’un contrepoint alla Palestrina. Du sein même de la polyphonie, et pour y faire équilibre, l’unisson jaillit par momens, tour à tour énergique et tendre : c’est l’hymne des chevaliers en marche ; surtout c’est l’oraison, qui n’est qu’un murmure, un soupir d’adoration et d’extase, des chevaliers communiant à genoux. Voilà ce qu’on peut appeler une mélodie, une mélodie pure, à peine accompagnée, « à découvert, » diraient les pédans. Je ne sais trop s’il en existe, ailleurs, une plus longue, plus lente également et dont la courbe enveloppe un plus vaste espace sonore. Mais aussi quelle ampleur a l’idée, le sentiment qu’il faut ici qu’elle embrasse ! « Prenez et mangez, ceci est mon corps. Prenez et buvez, ceci est mon sang. Faites ainsi en mémoire de moi. » Fut-il jamais, pour un musicien, pour la musique même, paroles aussi redoutables ! On sait à quelle hauteur elles ont porté, bien loin de l’écraser, la musique de Wagner. Cette mélodie, encore une fois, est d’une extraordinaire envergure ; elle déploie des ailes immenses. Après chacun des deux versets, les voix se taisent, et, sous des accords flottans, la symphonie répond, un peu assourdie et comme voilée par les demi-ténèbres qui l’environnent. La musique religieuse n’avait pas encore connu d’aussi longues extases. Le calice lumineux seul éclaire le théâtre et, du haut de la coupole, tout entière harmonieuse, sur ces hommes qui prient, sur cet homme qui souffre, descendent sans trêve de ravissans concerts. Le voilà, le sang de la nouvelle alliance, le mystérieux ferment d’une foi plus vive et d’un plus ardent amour. Les maîtres anciens, y compris les plus grands, en ont ressenti moins vivement l’ivresse. Et c’est pourquoi désormais, quand notre mémoire, et notre piété même, veut associer des chants au mystère et aux paroles eucharistiques, elle ne les cherche plus dans la Passion selon saint Mathieu de Jean-Sébastien Bach, mais dans le Parsifal de Richard Wagner.
Le tableau final a le tort de reproduire, à peu de chose près, celui-là. Il en constitue ainsi comme une réplique atténuée. « A peu de chose près, » mais à quelque chose tout de même, et ce quelque chose n’est rien moins que l’accomplissement de la promesse et la consommation du salut. « Den helligen Speer, ich bringe ihn euch zurück. La sainte lance, je vous la rapporte. » Les paroles françaises ne rendent ni l’énergie, ni l’élan des paroles allemandes. Surtout, en aucune langue, il n’est de paroles qui puissent égaler ces quelques notes, ou seulement en approcher. L’éclat, le rayonnement d’une telle entrée est indescriptible. Parsifal a guéri le roi. A son tour il balance au-dessus des chevaliers à genoux le calice resplendissant. Les divines mélodies flottent de nouveau dans l’air, tous les thèmes sacrés reparaissent. L’orchestre, — et quel orchestre ! — semble s’épancher en torrens de miséricorde et d’amour. Les harpes littéralement ruissellent. Tout prie, tout adore et rend grâces : « Une immense bonté tombe du firmament. » D’un suprême coup d’aile, les grandes cantilènes mystiques s’enlèvent jusqu’au ciel. Pour définir la nature et le sentiment de cette musique, il ne faudrait que des mots comme « enthousiasme, » « apothéose, » tous ceux enfin dont l’origine ou l’étymologie implique l’idée et le nom même de Dieu. On a raconté que Wagner, adressant à Nietzsche un exemplaire de son poème de Parsifal, avait écrit au-dessous de son nom : « Membre du Conseil supérieur de l’Église. » De l’Église, de notre Église catholique, le musicien de Parsifal, comme, trente années auparavant, celui de Tannhäuser, ne fut pas et ne pouvait pas être un « conseiller. » Mais il en fut du moins, à sa manière, un apôtre. Il le fut par le génie, sinon par la croyance et, de même que Tannhäuser, Parsifal restera l’un des plus magnifiques hommages que la musique de théâtre ait jamais rendus à notre foi.
Oui certes, Parsifal, mais non pas tout entier. La durée intégrale de l’œuvre se compose de beaux momens, de momens sublimes, et de rudes quarts d’heure. S’il fallait, après les uns, dénombrer les autres, l’espace ici nous manquerait. Hormis l’incident admirable du baiser de Kundry, avec les suites, — inaccoutumées, — qu’il comporte, le second acte nous parut toujours, et cette fois encore, un abîme, à moins qu’il n’en soit une montagne, d’ennui. Ici le vide est plus sensible, et là c’est le poids. On vante trop le chœur des Filles-Fleurs. Le chromatisme à la longue en est agaçant, acide même ; l’intonation générale aiguë et tant soit peu criarde. En outre pour qualifier leurs façons, — ne fût-ce que leurs façons musicales, — on dirait volontiers, en allemand, de ces aimables jouvencelles : « Sie kaketlteren, » et le mot exprimerait bien ce que, dans leurs gentillesses germaniques, il y a de minauderie et d’apprêt. Fastidieuse, au début du second acte, est l’évocation de Kundry par Klingsor et leur obscure conversation. Plus accablante encore, parce que plus longue, la scène de la séduction inutile. Il y a décidément, dans le théâtre de Wagner, un élément, ou plutôt un genre fatigant entre tous, et c’est le genre narratif. Déliez-vous, dès qu’un personnage wagnérien se met à raconter une histoire. Au second acte, c’est le cas de Kundry ; dès le premier tableau, c’est le cas de Gurnemanz, le vieil et bavard écuyer. Que dis-je ! ils font plus que s’y mettre l’un et l’autre, ils s’y complaisent interminablement. Et puis, dans cette musique même, dans l’organisme ou le système de cette musique, voici que les abus, les excès, nous deviennent ou nous redeviennent sensibles, quand ce n’est pas odieux. Par exemple, il reste entendu, lui-même ayant pris soin de nous le dire, que Wagner a précipité le torrent de la symphonie dans le lit du drame lyrique. Mais d’aucuns se demandent aujourd’hui si le torrent n’aurait pas débordé les rives. Tout en croyant rétablir l’équilibre entre les forces diverses que le drame lyrique associe : musique et paroles, orchestre et chant, instrumens et voix, Wagner n’a peut-être fait que le rompre à sa manière, ou du moins que l’ébranler. L’édifice ne penche plus du même côté que naguère, mais il penche, pour avoir été redressé trop rudement. Une forme enfin, ou plutôt une formule du génie wagnérien commence à nous peser lourdement. C’est le leitmotif. Autant qu’un élément d’expression et de psychologie, nous y croyons peu à peu découvrir un principe de contrainte et de monotonie, de convention et d’artifice à la fois. Nous rêvons d’une beauté plus simple et plus libre. Plus brève également, oh ! surtout plus brève. Il ne faut pas quatre ou cinq heures pour entendre un Orphée, un Don Juan, un Freischütz, où cependant il y a des choses fort agréables. Je crains qu’un Parsifal ne soit au-dessus des forces humaines, ou tout au moins des forces françaises. « L’art n’a pas de patrie. » Et encore ! Mais certaines œuvres d’art en ont une. La France ne sera jamais la patrie, même adoptive, de Parsifal tout entier.
Elle a fait de son mieux pour le recevoir et le traiter à l’Opéra. Ce n’est pas un hôte commode. L’interprétation, musicale et dramatique, plastique aussi, du principal rôle, est des plus malaisées. Le héros doit constamment se tenir entre l’innocence et la niaiserie, entre l’ange et la bête. La mesure est difficile à garder. M. Franz n’y a pas trop mal réussi. La voix de ce chanteur est, comme sa corpulence, extrêmement forte. La voix de Mlle Bréval (Kundry) est plus faible ; mais le silence de l’artiste, ses attitudes, ses gestes, ne sont pas sans beauté. La diction de Parsifal, et surtout celle de Kundry, ne nous laissa pas entendre un seul mot du texte. Nous ne le regrettâmes qu’à demi, ce texte n’ayant de rapport avec aucune langue connue. On s’en aperçoit en écoutant M. Delmas (Gurnemanz), qui, lui, chante et prononce également bien. L’orchestre de M. Messager à l’exactitude, la correction, en un mot l’intelligence, mais non pas l’âme et l’amour qu’il faut. Les chœurs n’ont pas très souvent détonné. Les décors sont plus que médiocres : celui du temple a trop d’élévation avec trop peu de largeur. La musique ne s’y étale pas. Le paysage témoin de l’Enchantement du Vendredi-Saint est dans la manière impressionniste, ou pointilliste, et durant la marche vers le Montsalvat, à l’aller comme au retour, une toile mouvante a déroulé par deux fois, en sens inverse, une série de tableaux incertains comme sujet et, comme couleur, affreux.
Nous arrivons trop tard, à la fin de cette chronique et de cette quinzaine, pour vous recommander utilement d’aller entendre un des rares, très rares pianistes, qui méritent le nom de « poètes du piano. » M. Ferruccio Busoni n’a fait que passer. Il a joué deux fois au Conservatoire — et merveilleusement — le cinquième concerto (l’exotique, ou l’égyptien), de M. Saint-Saëns. Dans les trois concerts qu’il a donnés à la salle Erard, c’est de Liszt surtout que M. Busoni parut un éblouissant interprète. Poète, et grand poète, M. Busoni l’est d’abord dans le sens, ou mieux selon le sentiment général de l’expression, avec tout ce qu’elle évoque de rêve, de fantaisie ailée, d’émotion et de mystère. Quant au virtuose, au pianiste, soit qu’il frappe les notes, soit qu’il les effleure, qu’il les soutienne ou qu’il les abandonne, et cependant les laisse vibrer, que ses doigts courent, volent sur le clavier, ou qu’ils s’y attachent et s’y enfoncent, il semble toujours que par ses mains l’ordre de la sonorité pure soit en quelque sorte renouvelé. Ainsi, dans cet ordre même, c’est un poète encore, autrement dit un créateur, que M. Ferruccio Busoni.
CAMILLE BELLAIGUE.