Revue musicale - 31 mai 1911
- THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : Le Voile du bonheur, comédie musicale en deux actes, d’après la comédie de M. Georges Clemenceau, par M. Paul Ferrier ; musique de M. Ch. Pons. — La Jota, conte lyrique en deux actes, paroles et musique de M. Raoul Laparra. — THEATRE DE L’OPERA : reprise de Gwendoline, opéra en deux actes de Catulle Mendès et Emmanuel Chabrier.
Nous voilà, comme chaque année, à l’époque des grandes invasions musicales. Russes, Italiens, Allemands, se partagent notre Paris, qui ne s’entend presque plus lui-même. Mgr Perosi nous est revenu, — bienvenu toujours, — avec un oratorio nouveau, pour la France du moins, le Jugement universel. Félix Weingartner a dirigé les neuf symphonies de Beethoven. On ne nous convia point à ses concerts. Mais, de confiance, et de souvenir, nous répondons que « c’était merveille de le voir, merveille de l’ouïr. » Les neuf sœurs ont en lui un frère. La Russie a paru, cette fois, un peu faible. Les jours, les beaux jours de Boris ne sont plus. Il est vrai que, personnellement, nous sommes plutôt mal tombés : sur une représentation de lendemain, ou sur un lendemain de représentation. L’ouvreuse qui nous introduisit dans une salle à demi déserte, nous assura que Mme Litvinne et M. Smirnof avaient chanté la veille, en russe. Mais ils ne chantaient plus. Et ce que d’autres, tout autres, chantaient, en français peut-être, c’était, sous le nom de la Roussalka, de Dargomijsky, la musique la plus vieillotte, la plus pâlotte, la plus falote qui se puisse imaginer, pauvres échos des plus faibles ouvrages de l’époque italo-française de 1830. Au dire des historiens (de notre savant confrère Soubies entre autres,) Dargomijsky fut un grand musicien. Le Convive de pierre, son dernier ouvrage, en témoigne, paraît-il, avec éclat. Si la Roussalka même, de beaucoup antérieure, donne quelque sujet de le croire, ce doit être ailleurs qu’au premier acte, le seul dont nous ayons fait la connaissance, car, « ce soir-là, nous n’entendîmes pas plus avant. »
A l’Opéra-Comique, on a vu des Chinois et des Espagnols. Les premiers sont d’après M. Clemenceau. M. Raoul Laparra nous a montré les autres.
Après et comme l’Ancêtre, sur le même théâtre, le Voile du bonheur est derechef une histoire d’aveugle, mais plus philosophique et cum grano salis. Si ce n’était la principale et conjugale péripétie, le sujet serait d’opérette, aussi bien, mieux peut-être que de comédie lyrique. Et ve Voile du bonheur pourrait s’appeler encore : L’éloge de la cécité, ou enfin, empruntant un titre récent, heureux et déjà consacré : Ce que mes yeux ont vu. Les yeux du mandarin Tchang-I, fin lettré, bon époux et bon père, ne voient plus rien depuis quelque dix ans. « L’illusion féconde habite dans son sein. » Illusion amicale, illusion charitable ou philanthropique, illusion maritale et paternelle, nulle ne manque, hormis l’illusion politique ou ministérielle, à ce réseau de mensonges heureux que la main d’un ancien président du Conseil a tissé. Notre fortuné Chinois croit donc aveuglément à la vertu des femmes, à la piété des fils (la sienne et le sien en tête), à la loyauté des amis, fût-ce à l’honnêteté des malfaiteurs. De Si-Tchoun, son épouse, et du jeune Tou-Fou, de son fils et du précepteur de son fils, qui lui sert accessoirement de secrétaire, il n’entend que de bonnes paroles, des assurances d’amour, d’amitié, de respect et de dévouement. Ainsi tout succède à ses vœux et répond, si l’on peut dire, à ses vues, intérieures et purement idéales. Par surcroît, l’Empereur, informé de ses travaux littéraires, l’en fait récompenser par de riches présens et des honneurs insignes. Non pas tout seul, il est vrai, mais de compte à demi avec le secrétaire, et ce partage ne laisse pas d’étonner un moment l’honnête lauréat. Rien qu’un moment, et dans sa bonté, dans sa joie, ayant entendu passer et gémir à sa porte un meurtrier qu’on mène au supplice, il implore du souverain, comme faveur suprême, la grâce de ce condamné, qui ne saurait manquer d’être innocent. Puis, allumant des bâtonnets parfumés, il accomplit les rites et remercie les dieux.
Par malheur, un empirique a remis à Tchang-I certain élixir, salutaire et funeste à volonté, capable, suivant la dose, de rendre d’abord à l’aveugle, puis de lui reprendre la lumière. Nous assistons à la première opération, dont les effets ne se font pas attendre. D’un quadruple et terrible réveil, le quadruple rêve est suivi. C’est, pour commencer, la déception d’amitié. Sur la première page de ses œuvres, Tchang-I trouve, à côté de son nom, celui du secrétaire infidèle. Averti par cette première découverte, il s’avise de feindre et de contrefaire l’aveugle qu’il n’est plus. Que voit-il alors, ou plutôt que ne voit-il pas ! Le malandrin qu’il a délivré se glisse la nuit en sa demeure et vide ses coffres. Son fils, ayant revêtu par dérision ses propres habits de gala, l’honore de paroles respectueuses, mais le bafoue et l’outrage par d’insolentes singeries. Sa femme enfin, sa chère Si-Tchoun, l’innocence et la sagesse mêmes, il la voit dans les bras de ce petit coquin de Tou-Fou. C’en est trop, et le désabusé redemande au collyre, cette fois bienfaisant, d’étendre à nouveau sur ses yeux le voile imprudemment déchiré du bonheur. Moralité : l’on a dit souvent de certain accident conjugal, que ce n’est rien, à condition de ne pas le savoir. Il suffirait, d’après M. Clemenceau, de ne pas le voir, voire, après l’avoir vu, de ne plus le voir. L’intolérable ne commencerait pas avec la connaissance, mais seulement avec le spectacle. Et cela, comme on dit aussi, est à voir, ou à savoir.
La musique de cette chinoiserie n’est pas désagréable. Premièrement, et l’on ne peut que l’en féliciter, elle ne fait pas la chinoise. Elle ne se donne pas des airs, de faux airs, d’Extrême-Orient. Elle ne se pique point d’exotisme, ni de couleur locale, et le folklore du Céleste-Empire ne paraît pas l’avoir influencée. Avec cela, ou sans cela plutôt, elle sait être, discrètement, pittoresque ou descriptive. L’arrivée, en cérémonie, et les communications officielles de l’envoyé de l’Empereur forment une scène qui ne manque ni de caractère, ni d’esprit. Le rythme en est vif, l’orchestre pimpant, tintant, et le discours du messager se déroule ou se dévide sur un ton de psalmodie assez plaisant. Je goûte aussi, dans un genre voisin, mais où se mêle, ainsi qu’il convient, un peu de sérieux et de sentiment, la célébration des rites et, sous forme de litanie en l’honneur de l’épouse, les tendres actions de grâces que, parmi les parfums, l’époux encore aveugle adresse aux dieux.
Ce petit ouvrage appartient au genre sinon symphonique, du moins instrumental. L’orchestre y fait presque toute la besogne : besogne légère, facile, qui ne gêne en rien les voix et laisse même entendre les paroles. Un peu de leitmotiv étant inévitable, le collyre ophtalmique a son thème, ou sa formule, qui se compose d’accords volontairement fautifs (suite de quintes) afin d’en être, ou d’en paraître plus étranges et quasi mystérieux. Enfin et surtout, nous avons pris à certaine cantilène, ou romance, de Tchang-I un plaisir, non pas sans doute très relevé, mais facile, comme la romance elle-même. Que voulez-vous 1 Les temps sont durs, en musique. Alors il est bien permis de se laisser aller, quelquefois, à d’inférieures, mais après tout innocentes voluptés. Tel est le charme de la chanson de Tchang-I. Romance, oh ! oui, romance, et sentimentale à souhait, d’un lyrisme à demi bourgeois et populaire à demi. Sur un rythme qui se balance, un cantabile tout près d’être banal se déploie et même, un peu, très peu, se déhanche. Mais tout cela n’y fait rien. Tchang-I la chante deux fois, sa chanson : à la fin du premier acte, et, pour conclure, à la fin du second et dernier ; la première fois, heureux et confiant ; la seconde, après la fâcheuse expérience, ému, tremblant encore de l’avoir faite, mais déjà, s’étant replongé dans l’ombre, tout près d’en perdre le souvenir. Alors, autour de l’aveugle mélodieux, et s’unissant à sa mélodie, s’élèvent, oh ! pas bien haut et timides, comme un murmure à peine, les autres voix, les voix qui le trompèrent si longtemps et vont le tromper encore. C’est peu de chose, cette reprise, et pourtant, c’est un concert charmant, et touchant, plein de mystère, de mensonge et de mélancolie.
Rien, disions-nous, rien de chinois en cette musique. Est-ce bien sûr ? Nous venons de relire, à l’occasion de cet opuscule, un très savant, très aimable et très ingénieux traité de la musique chinoise[1]. Entre tous les caractères qu’elle possède, l’auteur insiste constamment sur la modération, la sagesse, l’horreur de l’abus et de l’excès. Le Li-Ki ou Mémorial des Rites, qui expose la doctrine officielle de la Chine sur la musique, abonde en préceptes de tempérance ou de discrétion. « Les anciens rois ont disposé les sons par principe. Ils ont fait en sorte qu’ils fussent suffisans pour donner la joie, mais sans licence ; que les paroles fussent suffisantes pour exprimer le sens, mais sans prolixité… » Et ceci encore : « La plus grande musique est toujours simple ; les plus grands rites sont toujours modérés. » C’est pourquoi « la perfection de la musique n’est pas de pousser les notes à bout. » Le musicien du Voile du bonheur a gardé cette réserve et cette retenue. Par là, sa musique, étrangère d’ailleurs à la pratique, à la lettre de la musique chinoise, en a du moins, peut-être sans le savoir, observé l’esprit. Et c’est la principale raison pour laquelle, sans nous « donner la joie, » elle ne nous causa nul déplaisir.
La joie, M. Jean Périer nous l’a donnée, et parfaite. Il a, dans le rôle de l’aveugle, et du voyant, fait œuvre, chef-d’œuvre même, de comédien et de chanteur. Décidément, pour un artiste lyrique, le grand malheur, c’est une grande voix. Heureux M. Périer ! Je me souviens que Mme Viardot me disait un jour : « Ce qui m’a sauvée, c’est que j’ai toujours eu une voix affreuse. » Elle exagérait peut-être, mais il y a du vrai tout de même.
Entre les jeunes musiciens, pas un ne paraît doué plus que M. Raoul Laparra, de ce qu’on appelle le « tempérament, » lorsque d’ailleurs on veut dire exactement le contraire : la fougue et la violence, au lieu de la modération et de la retenue ; le goût, ou l’instinct, non pas du tout de la moyenne et du juste milieu, mais de l’extrême et, au besoin, de l’excès. Musicien dramatique peut être encore plus que musicien tout court, l’auteur de la Habanera a commis dans la Jota, sa nouvelle œuvre, cette faute grave de laisser le drame prendre le pas sur la musique. Et quel drame ! Et quel pas ! C’est plutôt le trot, ou le galop, qu’il faudrait dire.
La Habanera était un abîme de tristesse, d’une tristesse noble, puissante et mystérieuse. La Jota serait plutôt, au second acte, le comble de l’horreur. Le premier acte déjà n’est pas extrêmement agréable. Dans un village perdu de l’Aragon, au pied des Pyrénées espagnoles, Juan, un jeune gars venu de Navarre, aime ardemment Soledad. Mais, plus follement encore, le vicaire de la paroisse est épris de la belle fille. Et comme idée, comme spectacle, comme expression par la parole et parle geste, rien d’aussi déplaisant, quelquefois même d’aussi répugnant que ce second amour. Je me trompe : il est le premier, car le personnage principal, le triste héros de l’histoire, constamment en scène, est ce mauvais prêtre, « odieux moine infect, » ainsi que la Esmeralda naguère, en se défendant, appelait un autre et semblable ecclésiastique. A Mosen Iago (tel est le nom du Frollo d’Espagne) Soledad n’oppose pas moins de mépris et de dégoût. Avec Juan, sur la place de l’église, elle danse une dernière jota. Oui, la dernière, car les carlistes, là-bas, se sont soulevés (nous sommes au temps des grandes guerres) et Juan, enfant des « provinces, » Basque avant d’être Espagnol, va les rejoindre. Il combattra, s’il le faut, avec le pays de sa naissance contre la patrie de son amour.
Il le faut en effet. Ceux de l’Aragon, à leur tour, ont pris les armes contre ceux de la Navarre. Le second acte nous montre leur défense terrible, dans l’église du village. Soledad, héroïque, est à leur tête, brandissant la rouge bannière où se détache, en or, l’image de la Vierge du Pilier, de la « Pilarica. » Du haut de la chaire, le prêtre, chargeant et rechargeant les armes, soutient, excite les assiégés. Les morts et les mourans jonchent le pavé. L’autel même porte un cadavre. Prise deux fois par les assaillans, l’église deux fois leur est reprise. Avec les siens, Juan y a pénétré, cherchant, appelant Soledad, l’ennemie adorée. Il la retrouve à temps pour l’arracher des bras du prêtre, enragé d’amour jusqu’au milieu du carnage. Mais voici le dernier assaut. Les deux amans, frappés ensemble, expirent enlacés et debout. L’église est en flammes. Au fond, un Christ énorme se détache et tombe de la croix. Alors les vainqueurs, à sa place, imaginent de crucifier son indigne ministre et le rideau tombe sur la vision, d’ailleurs assez grandiose, de cette mort expiatoire.
Trop tard, et la fâcheuse impression du personnage nous reste. Était-il nécessaire ? Si M. Laparra tenait à cette figure sacerdotale, mieux valait, pour la rendre intéressante (et encore ! ) nous montrer un prêtre farouche, une espèce d’ascète terrible, maudissant, haïssant la chair et l’amour, mais d’une haine en quelque sorte impersonnelle et désintéressée. Ce n’est pas tout : avec ou sans vicaire, un tel mélodrame, en sa seconde partie du moins, est contraire, hostile à la musique, au point d’y être funeste et mortel. La musique n’a pas et ne pouvait pas avoir ici de rôle ou de place. Que la musique de symphonie prenne pour sujet la guerre, — ou l’orage, — fort bien. De ce dernier choix surtout nous avons d’illustres exemples, qui le justifient. Mais la musique de théâtre ne saurait concourir et lutter avec la représentation matérielle, sensible aux yeux et surtout aux oreilles, d’une bataille, sous peine d’être réduite à néant par les conditions mêmes et les élémens de cette représentation. Le principal est le bruit, et contre le bruit jamais n’a prévalu ni ne prévaudra le son.
Cela s’est vérifié d’un bout à l’autre de ce malencontreux second acte. Dans ce conflit brutal avec le tumulte, le fracas nécessaire d’une mise en scène admirable d’ailleurs de vérité et de vie, toute musique devait succomber et en effet a péri. On se souvenait, écoutant ce vacarme, de la vieille chanson enfantine :
J’aime le son du clairon,
Du tambour et de la trompette,
Et mon ivresse est complète
Quand j’entends résonner le canon.
Quand j’entends, boum-boum !
Quand j’entends, boum-boum !
Quand j’entends résonner le canon.
Mais cet amour et cette ivresse ne sont peut-être pas très dignes d’un musicien tel que M. Laparra.
Enfin, après la Habanera, la Jota, c’est un peu la même chose et quelque chose de moins bien. Allons-nous avoir tout le cycle, une collection complète des danses d’Espagne, servant tour à tour de sujet, ou seulement de titre à un opéra ! La Jota n’a guère ici donné que son nom. Avec le drame de la Habanera, la danse locale était plus étroitement unie. Dans la musique aussi le thème avait plus d’importance et, sous des formes renouvelées, prenait plus de valeur. Ici, d’un côté, le lien est plus lâche ; de l’autre, l’intérêt est moins vif. Ainsi le second des deux ouvrages trahit un peu d’arbitraire et d’artifice ; la succession de l’un et de l’autre produit quelque monotonie.
Pourtant, si défavorable à la musique, incompatible même avec elle, que soit le dernier acte de la Jota, des traces de beauté s’y pourraient découvrir, quand par hasard l’action convulsive accorde aux personnages un instant de répit et comme une halte lyrique : je pense à certain vocero, où Soledad, hallucinée, mêle des souvenirs, des échos de la jota à son hymne de triomphe, d’amour et de mort. Le reste, oh ! le reste n’est pas le silence, mais le tintamarre. Si l’on veut retrouver le musicien de la Habanera, c’est au premier acte de la Jota qu’il faut l’aller chercher. Là, rien ne s’est perdu, rien même n’a faibli, ne disons plus de son « tempérament, » mais de sa nature, de sa force ramassée, de sa concision puissante, de ses farouches et sombres ardeurs. On le sait, le genre de M. Laparra n’est pas précisément le genre enjoué. La douleur, la désolation et le désespoir, le comble de la violence ou l’abîme d’une morne stupeur, voilà son domaine, ou son « affaire. » Il excelle dans le sombre, dans le noir. En un mot, pour « l’article de deuil, » il n’a pas son pareil. Nous parlons sérieusement, et surtout nous ne parlons pas d’ « article de Paris. » L’Espagne, M. Laparra ne l’a pas regardée, écoutée de loin, à travers des reflets ou des échos. Longuement, amoureusement, et sur place, il s’est fait sien avant de la faire sienne. Il a vécu sa vie, il a respiré son âme, et, quand il la chante, on sent, à n’en pouvoir douter, on a l’impression directe et profonde que tout est non seulement sincère, mais véridique dans sa voix. D’aucuns ont trouvé la musique du premier acte même de la Jota, comme celle de la Habanera, quelque peu sommaire, procédant par touches trop brusques et trop vives, sans assez de suite et de développement. Le reproche n’est pas complètement injuste. Mais on y peut répondre que la brièveté n’est pas toujours signe de faiblesse, encore moins de misère, et que, même en musique, il y a de beaux raccourcis.
Le premier acte de l’œuvre nouvelle n’est guère autre chose. Et sa valeur musicale, il faut insister là-dessus, n’en est pas amoindrie. Encore une fois, la force, chez M. Laparra, se concentre plus volontiers qu’elle ne se déploie. Elle s’enferme en des formules brèves qu’elle remplit, qu’elle anime et fait vivantes, frémissantes comme la chair et chaudes comme le sang. Dès le commencement, sous les plaintes et les sanglots du prêtre, l’orchestre, — le quatuor surtout, — se débat, se déchire et se tord. Harmoniquement, cette page est belle : elle l’est par la contrainte et comme par la constriction des accords qui s’enlacent et s’étreignent avec une sorte de frénésie. Que Soledad seulement paraisse, trois ou quatre notes suffisent, comme disent les peintres, à « camper » la figure. Et puis, tout de même çà et là, parmi les taches et les accens, des traits, des lignes se dessinent et se développent. C’est presque un hymne que chante Juan à son pays, au pays basque, et qu’un trille incessant, aigu, brûle et perce d’un rayon de soleil. Irrités, enragés l’un contre l’autre, comme vont l’être leurs deux pays, voici que brusquement, dans le cœur, dans les yeux, sur les lèvres rapprochées et frémissantes du Navarrais et de l’Aragonaise, la haine se fond en amour. Et cette fusion, d’ailleurs assez « tristanesque, » est encore en musique, par les élémens de la musique pure, quelque chose d’émouvant, quelque chose de beau. Musicale également, non moins que dramatique, est la scène où Soledad alarmée lit des présages funestes au front des montagnes que rougit le couchant. Il y a là, sui une note d’orchestre, haute et longuement tenue, un passage, un enchaînement tonal et vocal tout à fait délicieux. Tendre et charmé tristement est le ton de la devineresse ; mais lui, l’incrédule et hardi garçon, il ne répond que par d’allègres défis à la menace du soir. Ainsi pendant quelques instans, en présence et dans le mystère des choses, dans leur concert aussi, car elles chantent elles-mêmes, tout bas, les voix de la vie alternent avec celles de la mort. En de pareils momens, on a beau voir, sentir les défauts, ou plutôt les excès qui gâtent la nouvelle œuvre de M. Laparra, quand on y trouve un de ces éclats, de ces éclairs, on reprend confiance et l’on ne saurait convenir que le musicien de la Habanera ait trahi toutes ses promesses. Encore et toujours il y a quelque chose là, quelque chose de simple et de vrai, de fort et de vivant. La jota chantée et dansée est menée avec une verve toute populaire. La vigueur n’y exclut pas la finesse et la légèreté. L’air y circule à travers les groupes sonores des instrumens et des voix. L’ensemble n’y écrase jamais de sa masse le détail agréable et varié des mouvemens, des modulations et des timbres. On aimerait de couper une scène, fâcheuse entre toutes, où Soledad et le prêtre échangent, sur d’étranges matières, des propos non moins singuliers et déplacés pareillement dans l’une et l’autre bouche. Il est heureux — pour cette fois — que la musique empêche, plus qu’à demi, d’entendre les paroles. Et celles-ci, du moins deux ou trois de celles-ci, gâteront encore une fin d’acte qui sans cela pourrait être tout à fait belle.
Par contre, c’est une trouvaille d’avoir tout d’un coup substitué au français le latin, le latin d’une oraison douloureuse et pénitente, sur les lèvres, tremblantes de passion et de honte, de Mosen Iago. On lit, en note, à cet endroit de la partition : « Dans l’ombre du latin se réfugie, pour mieux pleurer, l’âme du personnage. Ce texte devra donc être exprimé si cruellement, avec une telle intensité de souffrance, que, malgré la neutralité des mots, l’inquiétude régnera de ce qu’ils peuvent cacher. » J’entends bien, à peu près bien, ce que veut dire cette littérature. Mais la musique le dit mieux. Également tourmentés et « cruels, » l’orchestre et la voix expriment en effet le recours du malheureux à l’idiome de la prière et de l’Église, de son Église, pour y pleurer sans doute comme dans un asile, mais peut-être aussi pour y lutter, pour s’y défendre désespérément. L’effet, non seulement dramatique, mais verbal, est original, il est puissant, et d’une puissance que la musique redouble, centuple encore.
Après cette crise, l’acte s’achève dans le calme et l’immobilité, dans une sorte de douloureux hébétement. Peu de paroles et peu de sons. Deux ou trois, mots pourtant, nous l’avons dit, sont encore de trop en ce dialogue sombre du prêtre et de la novia. Ceux-là, malheureusement, une musique expressive, éloquente, ne leur donne que trop de relief. Elle est belle ici, la musique, toute la musique : belle d’énergie et de sobriété, belle de chant et de déclamation, belle enfin d’horreur muette, quand elle creuse entre les répliques rares de profonds abîmes de silence… Le voilà, malgré tout, malgré l’erreur et l’excès d’aujourd’hui, le musicien d’hier, et nous continuons de croire, d’espérer en lui.
La représentation matérielle, qui tient dans la Jota tant de place, trop de place, y est portée à la dernière puissance. M. Albert Carré n’a peut-être jamais livré, ni gagné, plus terrible bataille. Et vraiment il eût pu saluer du salut de Shakspeare : « O ma belle guerrière ! » Mme Carré, tragédienne et cantatrice, qui partagea sa victoire. MM. Salignac et Vieulle se sont également bien conduits.
A propos de Gwendoline, on a parlé, sur le mode majeur, de réparation, de justice tardive, etc. C’est parler un peu haut. Après tout, il n’y a là qu’une reprise, je ne dis pas perdue, mais qui ne répare, ne rajuste rien, et pour cause. Ni l’œuvre, après un quart de siècle, n’a changé, ni, chez certains, l’impression qu’elle avait produite autrefois.
Si vous en avez oublié le poème, le voici, tel que le poète, en personne, l’exposa. « Gwendoline, l’éternelle histoire de l’homme puissant, héroïque, brutal, — Samson, Hercule, Antoine, — vaincu par la femme enfant, ingénue et perverse séductrice, — Dalila, Omphale, Cléopâtre ; — de la femme prise à son tour dans le piège d’amour qu’elle a tendu ; et des Amans triomphant de toutes les haines, de toutes les fatalités, par l’Hymen, ou mieux encore, — Roméo et Juliette, — par la Mort, qui est l’hymen plus définitif, le seul qui ne soit point sujet aux trahisons ni aux divorces. » L’histoire ne manque pas de grandeur : le nombre des majuscules employées à la raconter en témoigne. On pourrait la narrer d’une autre façon, plus simple, plus concrète, et qui serait celle-ci : invasion des côtes de la Grande-Bretagne par les Danois ; séduction du vainqueur par la fille du vaincu, demande en mariage et célébration des noces ; serment, prêté par la fiancée à son père, de poignarder l’époux, mais serment que l’épouse, charmée, amoureuse à son tour, n’a pas le courage de tenir ; trahison, guet-apens de l’implacable beau-père anglo-saxon, meurtre du gendre danois ainsi que de ses compagnons, et, dans les bras du mourant, trépas aussi de sa femme ; apothéose conjugale. « Et ceci se passait dans des temps très anciens. » J’entends que Gwendoline remonte à la belle époque du wagnérisme en France. Alors tout sujet de ce genre flattait notre passion, notre engouement pour la légende ou la préhistoire du Nord. Alors, on ne rêvait que d’opéras où des gaillards aux cheveux roux, aux bras nus et cerclés de fer, portent « sayon de poil de chèvre » et célèbrent, en de farouches transports, l’hydromel, les combats et les Walkyries, tout ce qu’on appelait auparavant « le jeu, le vin, les belles. » Et le Walhalla, que j’allais oublier ! L’effet de ce mot seul était magique sur les abonnés de l’Opéra, qui venaient de faire connaissance avec Brunnhilde et Wotan. Les loges et l’amphithéâtre ne rêvaient d’autre Paradis que celui d’Odin. Aujourd’hui c’est un peu le Paradis perdu. Aujourd’hui, comme Salammbô, lasse également d’être barbare, nous nous prenons à soupirer : « Qui m’emportera vers des dieux plus doux, des cieux plus démens ! » Quelques-uns même commencent de trouver un peu de poncif dans l’idéal wagnérien.
La musique de Gwendoline, voilà vingt-cinq ans, nous parut un peu grosse : elle n’a pas minci en vieillissant. Le genre barbare est un genre dangereux. On y tombe aisément et lourdement dans la vulgarité. Gwendoline offre maint exemple de ce genre de chute. Le personnage d’Harald, le chef danois, sonne un peu le « bronze d’art, » si ce n’est le zinc. Le poème a quelque chose de wagnérien, mais on rencontrerait plutôt du Reyer dans la partition. Chabrier, en somme, était de ces artistes chez lesquels le sentiment ou l’instinct, la passion même, l’emporte sur le savoir et le style. « Musique avant tout de musicien, » a dit de sa musique un de ses admirateurs. Non pas, car, si c’est un métier, et c’en est un, de faire un opéra, comme de faire un livre, il semble que l’auteur de Gwendoline ne l’ait possédé qu’à demi, ou qu’il l’ait appris trop tard ; qu’il n’ait pu mettre au service d’une nature robuste, de sensations vives et d’idées parfois originales et fortes, qu’une technique incomplète, une plume hésitante et un style mal assoupli. Dans Gwendoline, la grâce même (il y en a) manque parfois de naturel et d’aisance : tel chœur féminin s’embarrasse et s’empêtre en d’assez gauches harmonies. Et puis, et surtout il arrivait que Chabrier trouvât dans la violence l’illusion de la force. Il prenait volontiers le bruit pour la sonorité. Gwendoline fait à peu près constamment un terrible tapage. Avec cela mainte page est digne de survivre. Depuis un quart de siècle, quelques beaux momens, comme l’eût souhaité Gœthe, se sont arrêtés, qui sans doute ne passeront pas. C’est, au premier acte, la ballade de Gwendoline, scherzo farouche, dont le rythme est original et la mélodie éclatante ; c’est encore une cantilène d’Harald, espèce de romance héroïque, où beaucoup de noblesse n’exclut pas un peu de veulerie, avec une certaine banalité. Citons aussi, dans le duo nuptial du second acte, plutôt que les élans passionnés, un intermède paisible, celui qu’on pourrait, d’après l’attitude des personnages, appeler l’épisode assis. Il est souvent le meilleur (souvenez-vous de Tristan) dans les grandes scènes d’amour. Enfin l’épithalame demeure un modèle accompli de polyphonie vocale, un rare et riche morceau de pure musique, le seul peut-être de l’ouvrage où l’écriture serve bien la pensée, où la lettre ne trahisse point l’esprit.
Ni l’esprit ni la lettre de son art ne manque à la principale interprète de Gwendoline, Mme Kousnezoff. Depuis longtemps on n’avait pas eu le plaisir d’admirer, dans la voix d’une cantatrice, plus d’éclat sans dureté, plus de pureté sans froideur, et, dans le jeu, les gestes, les attitudes d’une comédienne, en un mot dans toute la personne d’une femme, plus de charme, d’intelligence et de vivacité.
Mieux encore, beaucoup mieux que la Gwendoline de Chabrier, plus inspirée et portée plus haut par une autre musique, Mme Kousnezoff a été la Marguerite de Gounod : une Marguerite genre Nilsson, à la voix pure, limpide, brillante, et qui par instans vous ferait vous demander comme Tristan : « Höre ich nicht das Licht ? Est-ce que je n’entends pas la lumière ? » Par le chant et le jeu, l’artiste rend aux scènes de l’église et de la prison leur puissance. Tendre quand il le faut (et dans ce rôle il le faut souvent) elle l’est peut-être avec moins de naïveté que de grave et noble émotion. Maint détail est compris finement : par exemple, en un passage de la scène des bijoux, essayant le bracelet, au lieu de s’écrier, avec une terreur anticipée et mélodramatique du démon : Dieu ! c’est comme une main qui sur mon bras se pose ! la nouvelle Marguerite exprime, par la voix et le geste, la douceur désirée et d’avance presque ressentie d’une première caresse d’amour. Enfin — nous voulons dire à la fin — Mme Kousnezoff chante la fameuse et triple invocation : Anges purs, anges radieux ! de façon tout à fait rare : d’une voix magnifique d’abord ; et puis en mesure, parfaitement en mesure ; et puis sans aucune hâte, plutôt au contraire avec une certaine retenue, avec une sorte d’intensité croissante et de calme rayonnant. C’est une interprétation originale, grandiose, et qui nous a donné, d’une ancienne et toujours belle page, une impression profonde et renouvelée.
Si nous ne parlons pas de certain pot-pourri chorégraphique dont on a fait suivre Gwendoline, sous le nom, jusqu’ici plus honoré, d’España, ce n’est pas par oubli, mais plutôt par courtoisie pour l’auteur féminin du scénario, Mme veuve Catulle Mendès. C’est aussi parce que nous admirons, mais toute seule, España, l’éclatante rapsodie de Chabrier, sa meilleure œuvre, ici fourvoyée et perdue.
CAMILLE BELLAIGUE.
- ↑ La musique chinoise. par M. Louis Laloy. Collection des Musiciens célèbres. Henri Laurens, éditeur.