Revue musicale - 31 mai 1912

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Revue musicale - 31 mai 1912
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 684-696).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra : Roma, opéra tragique en cinq actes, de M. Henri Cain, d’après Rome vaincue, d’Alexandre Parodi ; musique de M. Massenet. — Théâtre de l’Opéra-Comique : reprise de Don Juan. — La « grande saison » de Paris.


La Roma d’hier, on le sait, est la Rome vaincue d’autrefois. Il n’est peut-être pas inutile, pour les jeunes lecteurs au moins, d’en rappeler le sujet et le dénouement, qui fit naguère, avec le sentiment patriotique et aussi avec l’admirable interprétation de Mme Sarah Bernhardt, la fortune de la tragédie.

Premier acte : Annibal a « taillé en pièces, » connue on disait au collège, les légions romaines. Paul Emile a péri dans la mêlée. Un jeune tribun militaire, Lentulus, échappé au désastre, en apporte la funeste nouvelle. Le peuple se lamente et invoque les dieux, le sénat délibère, le grand prêtre consulte les oracles. Ceux-ci répondent que Rome paie de son malheur le crime d’une vestale infidèle. Aussitôt le pontife et, d’accord avec lui, l’un des premiers entre les pères conscrits, Fabius, décident de rechercher la coupable et de la punir.

L’enquête a lieu dans le temple, au second acte. La grande vestale s’en montre d’abord offensée et proteste, avec un peu d’aigreur, au nom de tout son collège pudique et silencieux. Mais voici que la plus jeune, Junia, sœur de Lentulus, demande la parole et s’accuse. Oh ! de peu de chose. Pas même d’une mauvaise pensée volontaire : d’une vision, d’une illusion, d’un rêve peut-être, qui ne la troubla qu’un moment, et qu’une prière à la déesse a promptement dissipé. « Bien, très bien, mon enfant, » répondent le pontife et le sénateur, avec un sourire indulgent. « Allons ! ce n’est pas celle-là Mais laquelle est-ce ? » Pour la découvrir, le procédé classique, infaillible, va réussir une fois de plus : « Apprenez, mesdemoiselles, toute l’étendue de notre malheur : Lentulus est parmi les morts. — Hélas ! mon pauvre frère ! » soupire Junia, convenablement éplorée. Mais sa voisine, poussant un grand cri, tombe sans connaissance. Or celle-ci, qui vient de se trahir, avec son complice, est Fausta, la nièce bien-aimée, un peu la fille de Fabius. Plein d’égards pour le pouvoir civil, le prêtre dit au magistrat, tout bas : « Calmez-vous... Je puis ne rien savoir. Ordonnez : que faut-il faire ? » Et le vieux Romain de répondre, — « avec un sublime courage, » porte la partition : — « Votre devoir. »

En attendant, Fausta va continuer de manquer au sien avec Lentulus retrouvé, dans le bois sacré attenant au temple de Vesta (troisième acte). Les deux amans ont été réunis dans cet asile par les soins d’un esclave gaulois, qui porte le nom médiocrement euphonique de Vestapor. L’intention et l’intérêt de notre compatriote est tout simplement de soustraire la vestale au supplice, de favoriser sa fuite avec Lentulus et, par l’impunité de la coupable, d’assurer le châtiment et la ruine de Rome, vouée désormais à la colère inexorable des Dieux.

Il en serait ainsi, les deux amans s’étant échappés en effet, si Fausta, prise de religieux et patriotiques remords, ne revenait se livrer elle-même (quatrième acte). Devant le Sénat, devant l’oncle Fabius, elle se déclare prête à subir le supplice pour son propre châtiment et pour le salut de la cité. Son arrêt est prononcé. Parait alors, en pleine assemblée, une figure entrevue à peine au premier acte, originale et vraiment tragique : une femme à cheveux blancs, aveugle, Posthumia, l’aïeule de la jeune prêtresse. Ignorante encore, mais alarmée par de vagues rumeurs, elle s’est fait conduire au Sénat. Elle écoute, elle interroge, et le silence qui l’accueille et lui répond suffit à l’instruire. Bientôt ses mains ont touché, presque reconnu le voile funeste qui déjà recouvre une tête chérie et vouée au trépas. Elle supplie alors, elle adjure, et de Fabius, puis de Fausta même, elle apprend toute la vérité. Mais elle épargnera du moins à son enfant, qui doit mourir, l’horreur d’une lente agonie. Croyons-en le poignard qu’elle reçoit de Fabius et qu’elle cache sous les plis de sa robe.

Elle revient au dernier acte, au dernier moment, et la dernière. Les rites funèbres sont achevés. Fausta va descendre, vivante, au tombeau. Alors Posthumia, l’étreignant d’une suprême étreinte, essaie de glisser entre ses mains le fer. C’est en vain : les mains liées ne peuvent le saisir. L’aïeule accomplira donc elle-même le pieux et cruel office. Elle cherche le cœur, et d’un seul coup y enfonce le couteau. Du même coup aussi, les dieux se déclarent satisfaits. L’éclair brille et la foudre gronde. La fortune des armes change. Que dis-je ? Elle est déjà changée. Les portes du sépulcre se sont à peine fermées sur la petite-fille morte et sur l’aïeule qui va mourir avec elle, que des fanfares et des cris éclatent au dehors : le consul Scipion se montre à cheval, en triomphateur, et Rome vaincue a pour dénouement, un peu prompt, la victoire de Rome.

On a beau dire, et nous aurions beau dire nous-même, la partition de M. Massenet renferme une fort jolie page : non pas l’une des plus grandes, l’une des moindres au contraire, un épisode, un hors-d’œuvre, mais tout près d’être exquis. Nous voulons parler des aveux de Junia, la petite vestale scrupuleuse. La chose est de tout point excellente : par l’aisance du style d’abord, à demi récitatif et mélodique à demi ; par la composition ensuite, par la coupe et le partage en périodes heureusement balancées. A la souplesse, à la liberté du discours, ajoutez la poésie et la couleur des timbres : au ton de la voix qui chante ou qui déclame, les enlacemens d’une flûte amoureuse : et puis, çà et là, dans le rythme, qui se fond en triolets, une mollesse, une langueur où semble passer le souffle de la cantilène délicieuse, antique aussi, de Sapho : « Ai7nons, mes sœurs, car la vie est rapide. » Mais surtout le sentiment général est délicat et pur. Il n’y a que M. Massenet pour donner cet air pudique et pieux à la confession d’une pensionnaire ingénue.

La scène enfin ne pouvait manquer d’en rappeler une autre aux familiers du musicien et de son œuvre. Ils l’ont relue avec plaisir. « C’était le soir d’un jour de fête, je priais seule ici. » Rappelez-vous une autre prêtresse, commençant ainsi naguère, dans un temple de Lahore, non de Rome, l’aveu d’un autre et plus réel amour. Elle disait également son trouble, ses alarmes, et les notes de sa voix se posaient, timides, émues, sur un chant, de violons celui-là, non de flûte, et qui montait, montait encore, avec une infinie douceur. En cette musique-là peut-être il y avait moins de raffinemens que dans celle-ci, mais peut-être autant de charme et de tendresse. Et puis, en vérité, « c’était le soir d’un jour de fête ; » le soir où s’annonçait décidément, pour un jeune musicien de France, un glorieux avenir. Trente-cinq ans ont passé depuis, et dans la cantilène d’aujourd’hui, qui nous fait songer à celle d’autrefois, M. Massenet, y songeant lui-même, n’aura pas manqué d’entendre, comme dit le poète allemand, chanter l’oiseau de ses jeunes années.

Le bruit avait couru que le Massenet de Roma, cherchant, en un sujet antique, la grandeur, voire l’austérité, s’était renoncé lui-même, Au troisième acte du moins, celui du bois sacré, c’est bien en lui-même qu’il a mis toutes ses complaisances. Aimez-vous la célèbre « méditation » de Thaïs ? La cantilène d’orchestre qui sert d’introduction à ce troisième acte en descend. L’air de famille ne fait aucun doute. Il est sensible dans les traits mêmes, dans les inflexions et les modulations de la mélodie. On dirait une épreuve atténuée, en un plus petit format, du cliché primitif. Encore une fois, la conduite générale de la phrase est pareille ; analogue le mouvement et la cadence, celle-ci retardée, ménagée également avec des soins peut-être un peu trop ingénieux. Au lieu d’un violon, c’est une flûte, moins passionnée, qui soupire, et qu’une harpe accompagne. L’effet, en somme, est le plus joli du monde. Il est permis d’espérer que M. Saint-Saëns brodera sur ce thème, comme il a fait sur l’autre, une brillante fantaisie pour le piano. Il n’est pas impossible non plus que cette nouvelle « méditation, » comme l’autre toujours, enrichisse, dans la plupart de nos paroisses, le répertoire des mariages. Un peu mince peut-être pour la première classe, la seconde sûrement s’en accommodera.

Entr’acte d’abord, la mélodie revient ensuite comme romance, romance de ténor et romance d’amour. Elle y gagne une ligne de chant qui s’ajoute avec élégance aux lignes instrumentales. Et parce que l’heure presse, et le désir autant que l’heure, parce que Fausta va paraître et que Lentulus l’appelle, il faut, pour terminer cette élégie, pour l’élever jusqu’au lyrisme, un mouvement, un sursaut de passion. M. Massenet, vous ne l’ignorez pas, est le musicien par excellence de ces brusques transports. Il en a le secret, ou le don. Une fois de plus il a donné sa note, ou ses notes favorites : contenues, maîtrisées au début, mais bientôt lancées, précipitées vers la cadence ou la pâmoison dernière. Ainsi l’état de rêverie et de langueur se change en un accès de pathétique, un peu spasmodique dolence, et dans ce contraste on peut étudier un des élémens, un des effets aussi, non le moindre, du style ou de la manière de M. Massenet.

Cet effet, cet éclat, M. Muratore y a brillamment contribué. À ces deux seuls mots : « Soir admirable ! » et à quatre notes sur ces deux mots, il a, je crois, donné toute la puissance, la plénitude et la pureté que peut avoir le son d’une voix humaine. Dans l’ensemble du rôle de Lentulus, il a montré, chanteur et comédien, beaucoup d’ardeur et de générosité. Mlle Lucy Arbell (la grand’mère est depuis quelques années, pour M. Massenet, l’interprète nécessaire. « Dure nécessité, madame, » comme dit Méphistophélès. Quant à M’me Kousnetzow (la petite-fille) c’est merveille de la voir, merveille de l’ouïr. De l’ouïr, car sa voix est la plus belle du monde, et son chant n’est pas indigne de sa voix. De la voir, même silencieuse, mais toujours musicale, et composant par la démarche et le geste, par le rythme des attitudes et l’expression du visage, une vivante harmonie. La mise en scène générale est médiocre, les costumes ne sont pas très heureux, et la Rome du premier acte ressemble à quelque petite ville de l’Auvergne ou du Velay.


On vient de nous rendre Don Juan, comme on rend à ceux qui l’aimaient la dépouille d’un être chéri, victime d’un accident ou d’un crime. Puisqu’il est écrit que « la colère n’opère pas la justice de Dieu, » nous appellerons, sans colère, un accident, un accident funeste, et, si vous voulez, un homicide par imprudence, l’exécution, à l’Opéra-Comique, du chef-d’œuvre de Mozart.

Les intentions n’étaient certes pas mauvaises. Quelques-unes même ont été suivies d’effet. Il est bon d’avoir enlevé aux choristes, qui l’avaient usurpé, et de restituer exclusivement aux solistes, qui le tenaient de Mozart, lequel sans doute avait ses raisons pour le leur confier, le finale du premier acte. Félicitons aussi la direction de l’Opéra-Comique de nous avoir fait entendre pour la première fois, — pour la toute première, — le dernier finale. Délicieux musicalement, il suit la catastrophe, il la commente dans un esprit tantôt sérieux, tantôt aimable ; avec une grâce aisée et libre, il en tire à la fois de nobles et de plaisantes leçons. Enfin et surtout, on ne saurait trop approuver, — l’ayant réclamé si souvent, — le retour à la coupe originale, en deux actes. Mais alors il fallait aussi, il le fallait absolument, assurer, par des changemens à vue, la succession rapide, ininterrompue des tableaux. Sans quoi, la multiplication des entr’actes menaçait de partager l’ouvrage, non plus en deux, ni même en cinq actes, mais en neuf, et de rallonger interminablement. Cela n’a pas manqué. Tout ce que l’on gagnait d’un côté s’est perdu par ailleurs. Mieux eût valu renoncer à de vains effets de décor. On ne saurait assez le redire : les chefs-d’œuvre du genre de Don Juan, — s’il y en a d’autres de ce genre-là, — se passent aisément du spectacle, étant de la musique avant tout, plus que tout, n’étant peut-être que de la musique. Le régisseur du théâtre de Prague, le premier qui « mit en scène » Don Juan, s’appelait Guardasoni. J’ai toujours trouvé que ce nom ressemblait à un avertissement ou à un programme. Quand on s’occupe de Don Juan, quand on y touche, c’est aux sons, rien qu’au sons qu’il faudrait prendre garde. Or, c’est justement des sons que cette fois on paraît s’être soucié le moins.

Choisi comme directeur général de la musique et, en particulier, de l’orchestre de Don Juan à l’Opéra-Comique, M. Reynaldo Hahn est à bon droit réputé pour son intelligence et son amour de l’œuvre du maître de Salzbourg. Il sait par cœur et « conduisit » de même l’opéra cher à son cœur. Il ne parut pourtant pas le conduire toujours avec une connaissance très sûre, avec un sens très juste des mouvemens. Et puis il l’a mené petitement, sans ampleur ni puissance, dans un style un peu plus de salon, pour ne pas dire de casino, que de théâtre. Les moindres détails de cette musique, on le sait, lui sont familiers et lui sont précieux. Mais on peut ne rien ignorer des secrets de Mozart, hormis un seul, celui de les révéler tous. Il nous soutient pourtant que M. Hahn y avait naguère assez brillamment réussi. Quelques exécutions, en concert, de Don Juan, à l’Éden-Théâtre, nous firent un plaisir extrême. Une autre troupe, il est vrai, servait sous le même chef. Doña Anna, pour ne rappeler qu’elle seule, fut alors cette incomparable Lilli Lehmann, que nous venons d’applaudir, d’acclamer hier encore, avertis par ses cheveux blancs qu’il peut y avoir une voix qui jamais ne tombe, une ardeur qui ne s’éteint pas.

Dans le Don Juan de l’Opéra-Comique, tout est éteint, rien n’est debout. Faut-il passer la revue des interprètes et leur adresser un ordre du jour ? Le primo uomo, don Juan, c’est M. Périer. M. Périer joint à fort peu de voix beaucoup d’intelligence. On ne compte plus les rôles que l’artiste a su composer avec ces élémens inégaux, en comédien parfait, à peine en chanteur. Mais don Juan veut être chanté. Sans compter que la figure même, l’extérieur et l’action du personnage conviennent aussi peu que possible à l’interprète. En deux mots, don Juan et M, Périer ne sont pas du même ordre. Leporello ne diffère pas moins de M. Vieuille, lequel est parfaitement dépourvu de souplesse, de rondeur et de vivacité. M. Francell fait un Ottavio plutôt gauche, à la voix blanche, au style d’écolier. Enfin quel directeur de théâtre comprendra jamais que le rôle du Commandeur n’est pas ce qu’en argot de coulisses on appelle « une. panne, » et que, si peu que chante l’homme de pierre, il le doit chanter d’une terrible, tonnante, foudroyante voix.

Quant aux femmes, dont on a dit que, dans le bien ou le mal, elles vont souvent plus loin que nous, leur sexe a remporté sur le nôtre, en cette rencontre, le plus triste avantage. Zerline seule, peut-être, mérita quelque bienveillance. Mais nous n’oserions pas, selon leurs mérites aussi, traiter cette doña Elvire et cette doña Anna. Au chef-d’œuvre de Mozart elles ont porté, l’une et l’autre, les coups les plus funestes. Décidément non, le style n’est pas l’homme, et la femme non plus. Le style de Don Juan n’est aucun de ces messieurs, aucune de ces dames. Rien ne leur est plus étranger, à toutes et à tous, que l’art ou seulement l’instinct d’exprimer la beauté musicale, après l’avoir sentie et comprise d’abord, par les élémens de la musique même. Ils s’en vont quérir au dehors, aux environs, ce qui ne se trouve qu’au dedans. Avoir du style, en musique, c’est tout simplement donner aux notes, à chaque note, leur valeur exacte, valeur d’intensité et valeur de durée ; c’est introduire dans une page, dans une phrase, les nuances de mouvement et de sonorité qu’elle comporte ; avoir du style, c’est chanter en mesure ; c’est aussi chanter, ou pianissimo, ou piano, ou mezza forte, ou forte, ou fortissimo, autrement dit modeler le son, c’est faire purement une gamme, un trait, un trille. Tout cela, c’est la musique, c’est le royaume de la musique, et parce que les interprètes d’un chef-d’œuvre musical entre tous ne le connaissent pas et ne l’ont pas cherché d’abord, le reste ne leur a pas, — il s’en faut de beaucoup, — été donné par surcroît.

Oui, Don Juan n’est que musique ; mais, par la musique, Don Juan est tout. On doute si cette musique est plus belle pour être liée étroitement à l’action, aux caractères, aux paroles, ou pour ne pas dépendre, en tant que musique pure, de ces élémens divers et pour les dominer. Dans l’ordre verbal, certaines retouches ont été faites au texte français, déjà tant de fois retouché. La nouvelle traduction, quand par hasard il nous fut donné de l’entendre, ne nous parut, ni point l’exactitude, ni pour l’élégance ou l’énergie, sensiblement supérieure aux versions précédentes. Elle fait quelquefois, comme celles-ci, bon marché du mot propre, du mot nécessaire. Du mot, et du nom pareillement, au moins d’un nom, celui du héros. L’intendant du théâtre de Munich, ayant organisé naguère des représentations modèles de Don Juan, conserva, partout où il est prononcé, le vocable italien « Don Giovanni. » Il eut raison, dans l’intérêt de la prosodie générale, et, en particulier, de la formidable apostrophe par où s’annonce lui-même à son hôte le convive de pierre. Sur ces quatre notes, que de syllabes, et lesquelles ! n’a-t-on pas essayées ! Nous avons mal saisi cette fois les termes de l’interpellation tragique. Mais jadis, à l’Opéra, le Commandeur ânonnait un certain « Don Juan… an ! » moins fait pour se chanter que pour se braire. Dans une autre version, plus conforme à l’euphonie, et moins au naturel, qui nous porte à appeler les gens par leur nom, le Commandeur s’écriait : « Voici l’heure ! » Et cela sonnait aussi faux, aussi maigre, que retentit avec puissance, avec logique, ce « Don Giovanni ! » que rien jamais ne vaudra. Si l’on objecte qu’il est singulier de nommer en italien un personnage espagnol sur un théâtre français, à la bonne heure. Mais alors, qu’il y ait pour tous une règle unique : faisons de Leporello Petit-Lièvre et donnons du « Monsieur Octave » au seigneur don Ottavio.

Don Juan est action et mouvement. Il est cela partout et toujours. Une vie intense ou légère anime l’opéra d’un bout à l’autre. Pas une scène, pas un air ou un ensemble, pas une phrase même ne traîne ou ne languit. Quel drame en musique offrit jamais une succession d’épisodes à la fois dramatiques et musicaux, un crescendo de coups précipités, redoublés, comme le sont en quelques minutes, dès le début du premier acte, l’entrée de don Juan et de doña Anna aux prises, le duel, la mort du Commandeur et, sur le cadavre encore chaud, la plainte entrecoupée, haletante, de la tragique orpheline ! A l’acte du bal, dans un genre plus tempéré, bien que la gravité, l’inquiétude et la menace même s’y mêlent à l’insouciance apparente, combien de mouvemens divers la musique ne sait-elle pas, en se jouant, entrelacer ! Maintenant elle les a rassemblés tous ; l’action décisive n’attend plus qu’un signal, et c’est assez du cri soudain jeté par Zerline, pour en déchaîner l’impétueux, l’irrésistible cours. Autant que par la vivacité, la musique de Mozart agit même par la lenteur. Je ne sais de comparable à l’agilité de sa course (air de Leporello, duo du cimetière) que la sûreté, l’infaillibilité de sa marche dans la dernière scène, entre don Juan et le Commandeur. Ainsi, toujours plus ou moins prompte, musique de comédie ou de drame, jamais la musique ne recule ou ne s’arrête seulement. Toujours vivante, mouvante, elle crée à chaque page, à chaque mesure, le mouvement et la vie. Pour les répandre, les prodiguer, les renouveler sans cesse, il n’est pas un élément, pas une forme sonore dont elle n’use : ici la mélodie, le rythme ailleurs, ou les timbres ; tantôt la voix et tantôt l’orchestre, tantôt leur concours ou leur concert à tous deux.

Autant que de mouvement et d’action, Don Juan est un drame et une comédie (dramma giocoso) de caractères. Don Juan est un chef-d’œuvre de psychologie musicale. Chaque figure sonore y est à la fois posée ou campée en quelque sorte d’ensemble, et « poussée » jusque dans le détail le plus minutieux. J’imagine que le plus illustre de nos musiciens, ennemi déclaré de l’expression musicale, aurait pourtant quelque peine à soutenir que la musique de Don Juan n’exprime rien. Mais plutôt il n’est rien qu’elle n’exprime ; il n’est rien d’humain qui lui soit étranger, ni même indifférent. Les personnages de Molière n’ont pas plus de vérité que ceux de Mozart ; ceux de Mozart ont seulement plus de poésie. Mais d’abord la vérité dont ils sont vrais est admirable tout ensemble de largeur, de finesse et de variété. Le rôle qu’ils jouent, ou plutôt la vie qu’ils vivent, est à la fois la plus une et la plus changeante, aussi éloignée de l’inconstance que de la monotonie. Chaque figure se tient et se soutient sans raideur ; chacune, sans se contredire, se renouvelle incessamment. Ingrat, dites-vous, le rôle d’Elvire ! Dites plutôt cela de ses interprètes ; c’est elles, qui sont ingrates pour le rôle, et qui ne lui « rendent » pas ce qu’il donne. Il nous souvient d’avoir entendu naguère, loin des prestiges, ou des maléfices, du théâtre, aux concerts du Conservatoire, chanter un air d’Elvire, et non le moins sérieux (Mi tradl quell’ alma ingrata) par Mme Fidès Devriès. La cantatrice en avait fait, rien que par le chant, un admirable poème de féminine et conjugale douleur. Il y a tout, en ce rôle d’épouse, et d’épouse trahie : la noblesse, la dignité (reportez-vous à l’air en question) ; la colère aussi, presque bourgeoise, en d’autres passages ; le dépit, l’aigreur, l’humeur acariâtre et querelleuse ; enfin (dans l’adorable trio du balcon) les aveux à la nuit et l’attendrissement, la faiblesse d’un cœur de femme, toujours prêt à se rendre et à « se renflammer. »

Le seul type de don Juan mériterait une longue étude. La moindre réplique du héros est, en musique et par la musique, un trait de son caractère, et quelquefois plus d’un : témoin la première réponse à l’invité de marbre, où, sous l’accueil encore fier et presque insolent encore du libertin incrédule, de chancelantes syncopes de l’orchestre laissent deviner un commencement d’émoi. Tout se fond en cette musique de Mozart, sans que rien s’y confonde. Elle sait au même instant, par les mêmes sons, et si peu de sons ! traduire des états divers. Les trois masques font leur entrée, et le menuet qui les accompagne ne cesse pas d’être élégant, tout en devenant dramatique. Que dire de doña Anna, sinon qu’elle est peut-être, depuis les Iphigénies de Gluck, la figure de femme la plus fière, la plus pure, et presque royale aussi, qu’ait animée, enflammée, le génie d’un musicien. Zerline elle-même, que l’interprète actuelle chante assez gentiment, en style d’opéra-comique, sinon d’opérette, est d’un style plus relevé. Entre doña Anna et dona Elvire, elle a son rang dans le triptyque immortel consacre par le Mozart de Don Juan à l’idéal féminin. Elle y est le charme des sens, la volupté, le sourire, oui, le fameux sourire, celui que vous savez, profond et mystérieux. Sur les lèvres de Zerline, la main de Mozart, aussi délicate que celle du Vinci l’a tracé, et puisque nous pouvons entendre encore « Batti, batti, bel Masetto, » le ravisseur de Monna Lisa ne nous l’a pas dérobé tout entier.

Il est dans Don Juan certaine page, le sextuor, où plus qu’en aucune autre la vérité des caractères non seulement se manifeste, mais se transfigure par la beauté de la pure musique, et cela malgré l’invraisemblance, voire l’absurdité de la situation. Le lieu de la scène, dit le livret, est une cour du palais du Commandeur. Drôle de palais, où l’on entre comme dans un moulin ; où se retrouvent, de nuit, six personnages qui n’ont pas dû s’y donner rendez-vous. Passe pour don Ottavio et doña Anna, l’un reconduisant l’autre chez elle. Mais Zerline et Masetto, celui-ci battu et content ! Et doña Elvire, au bras de Leporello, qu’elle croit don Juan ! Tout cela n’est guère explicable. Mais la musique, sans rien expliquer, ennoblit tout. Là où manque la vérité matérielle, elle crée la vérité supérieure, idéale. Pour que doña Elvire, en si pitoyable posture, échappe au ridicule, il suffit d’une phrase, la première, où la dignité de la femme, de la grande dame, relève et sauve la situation. Voici maintenant don Ottavio, toujours empressé, convenable et galamment consolateur ; doña Anna, magnifiquement plaintive, Leporello paillard et tremblant, Zerline et Masetto rieurs. La musique de nos six personnages, réunis au hasard, est fidèle à chacun et fidèle à tous ensemble. Avec cela, supérieure à chacun et à tous, elle est musique pure, désintéressée, absolue, symphonie admirable d’instrumens et de voix. Dans son lumineux commentaire de Don Juan, Gounod a bien montré les deux aspects du chef-d’œuvre et du génie de Mozart : « Ce qu’on ne saurait trop remarquer, ou trop essayer de faire comprendre, ce qui fait de Mozart un génie absolument unique, c’est l’union constante et indissoluble de la beauté de forme et de la vérité d’expression. Par la vérité, il est humain ; par la beauté, il est divin. Par la vérité, il nous touche, il nous émeut, nous nous reconnaissons tous en lui et nous proclamons par là qu’il connaît vraiment bien la nature humaine, non seulement dans ses différentes passions, mais encore dans la variété de forme et de caractère qu’elles peuvent affecter. Par la beauté, il transfigure le réel, tout en le laissant entièrement reconnaissable ; il l’élève et le transporte, par la magie d’un langage supérieur, dans cette région lumineuse et sereine qui constitue l’Art, et dans laquelle l’Intelligence revit, avec la tranquillité de la vision, ce que le cœur a ressenti dans le trouble de la passion. »

Oui, » nous nous reconnaissons tous en lui. » Mais en lui nous devinons aussi quelque chose de supérieur à nous tous, je veux dire l’idée, au sens platonicien), ou l’essence du sentiment que tel personnage exprime, et qui le dépasse. Ainsi, dans le sextuor que nous venons d’étudier, lorsque Leporello, découvert et craignant la bastonnade, supplie qu’elle lui soit épargnée, sa voix n’est pas seulement la sienne, et la musique est si vaste, si profonde, si haute, que dans la misérable requête d’un drôle, nous croyons ouïr toutes les plaintes, toutes les prières, même des plus nobles, même des plus saintes douleurs. Ainsi encore la sérénade, fameuse entre toutes les sérénades, pour qui, pour quel « objet, » don Juan la chante-t-il ? Pour une camériste, une figurante, que nous entrevoyons à peine et qui disparaît. Mais la médiocrité de la destinataire, loin de le rabaisser, rehausserait plutôt le prix de l’exquise chanson. Qu’importe vers quelle fenêtre elle monte, et quelle amoureuse l’écoute, assurément sans la comprendre, si la divine beauté de la musique l’élève, l’ennoblit, et pour jamais en fait un soupir de l’éternel, de l’idéal amour.

Dramatique et joyeux (dramma giocoso), Don Juan est l’un et l’autre avec équilibre, avec harmonie, avec aisance, avec liberté. En tête d’une traduction des mémoires de l’abbé Da Ponte (ou d’Aponte), cet étonnant aventurier que fut le librettiste de Mozart, Lamartine a écrit cette phrase : « Le monde a quelquefois besoin de penser ; mais il a quelquefois aussi besoin de s’amuser. » Il n’y a pas un chef-d’œuvre comme Don Juan pour contenter, pour combler ce double désir. Don Juan fait penser comme il a été pensé lui-même : avec profondeur, avec sérieux, un sérieux quelquefois terrible. Jamais la musique n’a parlé plus gravement des choses graves : de la douleur, de la mort, de la justice éternelle. Avec cela, jamais elle n’en a plus simplement parlé. Dans la scène du cimetière, une note de cor, une seule, donne au Oui du Commandeur, acceptant l’invitation sacrilège, un accent d’outre-tombe et comme la résonance de l’au-delà. Le vieillard à peine touché par l’épée de don Juan, n’avait-il pas suffi d’un terzetto de quelques mesures pour évoquer toute l’horreur de la mort et toute sa majesté ? Avec un orchestre dont ferait fi le plus jeune de nos « jeunes maîtres, » le Mozart du dernier acte de Don Juan atteint à une grandeur, à une puissance, même sonore, que, dans ses plus gigantesques épisodes, Wagner ne devait pas surpasser.

Enfin quel autre que Mozart a su répandre sur toute une œuvre musicale cet air d’allégresse et de fête, comparable seulement à celui d’un ciel d’été, d’un rire d’enfant, ou d’un visage heureux ! Quel autre, et cela dès l’ouverture, ayant fait la part du pathétique, aurait ainsi fait, et si grande, celle de l’esprit, de la verve et de la gaieté ! Dans les partitions du maître de Salzbourg, un mot, un mot italien, revient sans cesse : « Gioia, gioia bella. » La joie, la belle joie, que Beethoven avait célébrée seulement à la fin de sa dernière symphonie, il n’est pas un opéra de Mozart qui ne la respire et ne la répande. Wagner, qui ne se sentait pas créé pour elle, en connut du moins le désir. Il écrivait un jour à Boito : « Un instinct secret nous avertit que nous il entendait : nous. Allemands) ne possédons pas l’essence totale de l’art ; une voix intime nous dit que l’œuvre d’art doit être en définitive un tout complet, qui charme les sens mêmes, qui touche toutes les fibres de l’homme, qui l’envahisse comme un torrent de joie. » Quand Wagner parlait ainsi de l’œuvre d’art intégrale, parfaite, il songeait peut-être, avec un peu d’envie, à l’œuvre plus qu’allemande, et plus aussi qu’italienne, à l’œuvre plus qu’humaine et vraiment divine, de Mozart. Hélas ! contre cette perfection, que ne vient-on pas, encore une fois, d’entreprendre et d’accomplir ! Faut-il, après la Flûte enchantée, que Don Juan ait souffert même injure et que l’occasion revienne trop souvent de citer, l’étendant à plus d’un, le mot de Gounod : « Il suffit d’un interprète pour calomnier un chef-d’œuvre. »


Deux grands marchands de plaisirs internationaux, — deux cette année, au lieu d’un seul, — ont pris possession du Paris printanier. Pendant la saison qu’ils appellent « grande, » nos théâtres, nos salles de concert : Trocadéro, Châtelet, Opéra même, tout leur est livré. Parisiens, nous nous sentons comme expropriés, pour deux mois, de notre ville, de notre esprit ou de notre génie, de notre art et de notre âme. Personnellement, certain critique n’est jamais convié que par hasard, et sans doute par inadvertance, à ces solennités pour la plupart exotiques. Cette fois il lui fut donné seulement d’entendre le Messie, un soir, et, un autre, quatre ballets, — français, ô merveille ! — dansés et mimés par Mme Trouhanowa. Ces quatre scènes chorégraphiques étaient, dans l’ordre de la représentation, Istar de M, d’Indy, Salomé de M. Florent Schmitt, la Péri de M. Dukas, et Adélaïde, ou le Langage des fleurs, de M. Maurice Ravel. Par ordre de mérite, il faudrait citer la première, et de beaucoup, pour des raisons trop longues à déduire à la fin d’une chronique, la Péri de M. Dukas.

Au Trocadéro, le Messie fut dirigé par M. Weingartner avec autant de souplesse que de précision. Chanté par des solistes et des chœurs également britanniques, il le fut par les uns et par les autres inégalement : assez mal par les individus et, par la collectivité, de façon magnifique.

Au Trocadéro toujours, le premier concert Weingartner avait commencé par l’exécution du psaume désormais fameux et funèbre : « Plus près, toujours plus près de toi, Seigneur. » Ainsi, — tel fut du moins l’avis de plusieurs, qui ne mêlent pas volontiers les choses de la mort et celles du monde, — l’héroïque trépas d’un millier de chrétiens servit de répétition générale, et de réclame, à l’un des festivals de la « grande saison. » Honorons la musique d’un plus discret hommage. Honorons-la pourtant et remercions-la, nous tous, musiciens que nous sommes. Dans un effroyable désastre, elle fut la conseillère, m l’auxiliaire sublime du courage et de la foi. Lorsque Dante s’éleva de l’Enfer au Purgatoire, il le trouva retentissant non plus de plaintes féroces, mais de chants :


Quivi per canti
S’entra, e laggiu per lamenti feroci.


Eux aussi, les appelés de la nuit terrible, ils ont répondu, et sans doute ils sont entrés là-haut en chantant. Seule de tous les arts, la musique est capable d’un tel bienfait, d’un tel miracle. « Maintenant et à l’heure de notre mort. » C’est ainsi que nous pouvons l’invoquer ; c’est ainsi qu’elle peut nous secourir.


CAMILLE BELLAIGUE.