Revue musicale - 31 mars 1887
- Théâtre de l’Opéra-Comique : Proserpine, drame lyrique en 4 actes, par M. Louis Gallet, d’après M. Auguste Vacquerie, musique de M. Camille Saint-Saëns. — Théâtre de l’Opéra : reprise d’Aïda.
Parmi les maîtres encore jeunes aujourd’hui, celui dont le cerveau peut-être est le plus merveilleusement organisé au point de vue musical; l’auteur d’abord estimé seulement de Samson et Dalila, du Déluge, d’Henri VIII, trois œuvres hors ligne; l’auteur acclamé enfin avec un juste enthousiasme, d’une admirable symphonie que n’a point écrasée l’illustre et dangereuse tonalité d’ut mineur, M. Saint-Saëns, avec sa nouvelle œuvre, aura surpris un peu tout le monde. Gageons que le public ne s’attendait pas à trouver la grâce et le sourire chez ce musicien, dont il y a quelques années encore on lui faisait peur. En revanche, parmi les docteurs et les scribes, on attendait peut-être de M. Saint-Saëns le type éternellement rêvé du drame lyrique. Lui seul pouvait sembler capable de rompre définitivement avec les vieilles formules, de réduire en poudre les moules usés qui, dit-on, craquent de toutes parts, et d’introduire en France à l’abri de son autorité, de son immense talent, les réformes allemandes. Au fond, croyait-on, M. Saint-Saëns était, plus en paroles qu’en action, un renégat de l’idolâtrie wagnérienne; il finirait par revenir à ce temple, qu’au grand scandale des fanatiques il avait paru quitter, et le jour où il voudrait approprier à notre génie le génie de nos voisins ou de notre voisin, alors notre conversion serait définitive, et nos yeux ouverts par lui ne se fermeraient plus. Ces prévisions ne se sont pas non plus réalisées. Dans les deux derniers actes de Proserpine, — nous nous en expliquerons tout à l’heure, — M. Saint-Saëns, par instinct ou par volonté, peu importe, a rigoureusement appliqué les doctrines wagnériennes, et l’expérience semble avoir tourné contre lui. La seconde partie, la partie wagnérienne de l’ouvrage, a paru très inférieure à l’autre et compromis le succès définitif. On comptait sur un drame musical; on ne l’a pas eu, c’est une déception. Mais on a eu deux tableaux en musique, l’un fort agréable, l’autre exquis, et c’est bien une consolation.
« Mon ami, disait jadis avec mépris notre vieux professeur au plus ignorant de la classe, savez-vous seulement ce que c’était que Proserpine? » Et comme l’enfant ne le savait pas, le brave homme nous contait les aventures de Proserpine. Il nous disait sa cueillette de fleurs dans les prairies de Sicile, son enlèvement par Pluton, et la sombre royauté de la jeune déesse. La Proserpine de M. Vacquerie n’est pas déesse; c’est une courtisane de la renaissance italienne, une courtisane amoureuse comme la Marion Delorme de Victor Hugo, comme la Traviata de M. Alexandre Dumas fils et de Verdi, comme la Constance du bon La Fontaine, la plus charmante de toutes, mais impossible, hélas ! à l’Opéra-Comique. Proserpine aime en secret le jeune Sabatino et feint de le haïr, par un raffinement d’amoureuse, par une coquetterie de bel animal qui recule pour mieux sauter. Souvent, et sans succès, Sabatino brigua les faveurs de la dame. Toujours rebuté et d’ailleurs las des passagères amours, il s’est épris d’Angiola, la sœur de son ami Renzo. Mais Renzo met au mariage une bizarre condition : pour garantir le renoncement définitif de Sabatino aux galantes aventures, il exige une dernière expérience. Sabatino ne sera le mari, et le bon mari alors, d’Angiola, qu’après avoir été l’amant de Proserpine, au moins après avoir encore une fois essayé de le devenir. Il l’essaie, il échoue, et va chercher avec son futur beau-frère sa fiancée, pensionnaire d’un couvent voisin. Proserpine, apprenant le mariage du bien-aimé, prend la chose au tragique. A son tour, elle fait auprès de Sabatino une suprême tentative d’amour, tentative assez rare, croyons-nous, dans l’existence des jeunes gens. Peine perdue, Sabatino la congédie pour recevoir Angiola. Alors la vindicative créature se cache derrière un rideau et, surgissant soudain entre les deux fiancés, elle poignarde l’une et tombe sous le stylet de l’autre. — Voilà une vilaine femme. Ni Marion, ni Violetta, ni surtout la bonne Constance, n’aurait agi ainsi.
Le livret d’Henri. VIII, selon nous beaucoup trop critiqué, n’a donc pas pu rompre le charme qui presque toujours associe à des pièces fâcheuses la musique de M. Saint-Saëns. Voilà Proserpine qui renoue la série des Timbre d’argent et des Etienne Marcel. Cette Proserpine n’est qu’une épave insignifiante d’un romantisme naufragé; la donnée en est médiocre et les personnages en sont peu intéressans; le spadassin Squarocca, amant et complice de l’héroïne, est un parent éloigné des Sparafucile et des César de Bazan ; sa plaisanterie est triste et son esprit pesant. Il faut avoir beaucoup de malheur pour tomber sur un scénario pareil, et encore plus de talent pour ne pas tomber sous lui.
L’ouvrage commence par un très court prélude, par une phrase tourmentée qui symbolisera toujours la passion de Proserpine. Confessons que la lecture de ce premier acte nous avait laissé froid, et que l’audition nous en a beaucoup plu. Les premières notes par exemple, au piano, sont presque désagréables; à l’orchestre, attaquées avec âpreté par les instrumens à cordes, elles prennent du relief et de la couleur. Décidément on ne résiste pas à l’orchestre de M. Saint-Saëns. Devant l’ingéniosité de cette instrumentation prestigieuse, devant la variété de ces timbres employés toujours à leur place et à leur tour, devant cette souplesse et cette sûreté de main, il faut se rendre. Et l’on se rend sans arrière-pensées, sans crainte d’être dupes; il n’y a pas dans ce talent une ombre de charlatanisme, un soupçon d’escamotage ; il paie en monnaie d’or, en espèces bien sonnantes. Les premières scènes se déroulent en développemens symphoniques si légers qu’on les sent à peine, à travers les plus délicates altérations d’harmonie et de tonalité. Proserpine paraît, rêveuse, annoncée par le motif du prélude qui revient dans un autre ton, avec un autre mouvement. Le système du leitmotiv s’annonce déjà, mais avec discrétion. Par bonheur, le premier acte et le suivant ne sont pas faits de deux ou trois phrases. Voici des idées en foule, notamment une sicilienne chantée à Proserpine par deux de ces jouvenceaux qu’elle ne daigne pas même regarder. « Elle est frappée au cœur, la belle indifférente, » et sous les grands pins-parasols, elle repose nonchalante, tandis que le soir dore les marbres de son palais. Cette double sérénade est charmante, charmant en est le rythme langoureux, charmant l’accompagnement, qui rappelle un peu celui de la sérénade de Don Juan. Le sentiment de cette petite chanson est moins l’amour qu’une politesse galante, avec je ne sais quelle nuance de mélancolie. La chute lente des deux voix unies à la tierce est délicieuse, et quand Proserpine se lève et se retire, la ritournelle la suit pas à pas, compagne discrète de sa rêverie. L’impression de ce début est très poétique et tout à fait dans la couleur d’une journée de Boccace.
La scène suivante, où s’expliquent Renzo et Sabatino, prête peu à la musique. En vérité, je me demande comment de simples conversations peuvent être chantées, et lequel vaut le mieux, pour les rendre, ou du vieux récitatif, qui marchait vite, et trop vite, ou du récitatif actuel, mesuré, soutenu par un orchestre dont l’intérêt doit suppléer à l’insignifiance du dialogue. Ici le soin, l’adresse de M. Saint-Saëns redoublent pour nous occuper, presque pour nous amuser. Renzo s’étonne-t-il que Sabatino n’ait pu se faire aimer de Proserpine, l’universelle, aussitôt ce mot réveille dans l’orchestre le motif du premier chœur, parce que ce motif est intimement lié à l’idée de Proserpine courtisane. Voilà un détail pris entre mille, une de ces bagatelles qui ravissent les amateurs de jolis riens.
Fine est la pavane jouée dans la coulisse, mais qui se permettrait de louer M. Saint-Saëns à propos d’une pavane? Il aimera mieux qu’on apprécie, et nous le faisons, la rêverie de Proserpine, la belle phrase : Amour vrai, source pure, où j’aurais voulu boire. Le compositeur doit l’aimer d’autant plus, qu’avec la phrase déjà citée du prélude elle prétend suffire, ou peu s’en faut, à compléter la silhouette musicale de l’héroïne. Voilà comme on opère aujourd’hui: avec deux motifs on dessine un caractère; il ne s’agit plus que de les retourner en tous sens, de les renverser au besoin, de les hausser ou de les baisser d’un demi-ton. L’inconvénient du système ne se fait pas trop sentir dans le premier acte de Proserpine, où le drame n’est pas encore engagé, où les motifs apparaissent pour la première fois. Quand nous les connaîtrons tous, nous prendrons moins de plaisir à les réentendre; c’est ce que nous verrons tout à l’heure.
Mais ne faisons pas de critique anticipée, et jouissons de ce premier acte, qui tout entier marche à souhait. Le duo de la déclaration, entre Proserpine et Sabatino, haché un peu menu, par périodes un peu courtes, est plein d’agréables choses. La phrase : Si j’aimais! faite de ces notes obstinées auxquelles tient décidément Proserpine, est amoureuse et pénétrante. On trouverait çà et là mille détails piquans, des combinaisons adroites, des retours inattendus, beaucoup d’entrain et de vie. La scène de la présentation de Squarocca est traitée un peu dans le style de certain duo de la Jolie fille de Perth, en épisode symphonique, au-dessus duquel les personnages parlent plutôt qu’ils ne chantent. La colère de Proserpine apprenant le mariage de Sabatino, son exaltation nerveuse, sa fièvre de plaisir et d’orgie, donnent de l’éclat aux dernières pages de l’acte : éclat peut-être un peu vulgaire, témoin le brindisi final; mais la vulgarité se trouve plutôt dans la mélodie que dans le rythme. En somme, cet acte est vif, brillant, écrit et orchestré comme par une main de fée; il est d’un musicien que personne ne conteste plus, et d’un homme de théâtre que personne ne contesterait, s’il entendait toujours le théâtre ainsi. Le second acte est un bijou. Il a été acclamé le soir de la première représentation; on a même fait relever le rideau pour réentendre l’ensemble final. Par ce temps de recherches inquiètes, de théories débattues et rebattues sur le rôle réciproque au théâtre, de la musique et du drame; dans l’œuvre d’un maître aussi moderne que M. Saint-Saëns, aussi préoccupé des problèmes actuels et aussi capable de les résoudre, n’est-il pas singulier, et significatif, que la musique profite précisément d’un arrêt du drame, d’un tableau isolé, presque inutile, pour triompher à elle seule, la vieille musique, belle seulement de sa beauté propre et riant des systèmes et des chimères? D’un bout à l’autre, cet acte du couvent est exquis, embaumé d’innocence, de charité, de pureté virginale, et de cette paix qu’on ne respire que dans les cloîtres. C’est ici un cloître particulier, peuplé de jeunes filles. Ah! je comprends qu’on leur revienne, aux jeunes filles, après les filles; surtout à des jeunes filles comme celles-là! Hélas ! pourquoi faut-il que ce soient des jeunes filles d’opéra comique ? Serait-ce à nous autres hommes maintenant que ce genre, innocent jadis, voudrait monter la tête? Il n’a jamais produit plus mignons nonnains. Tout se tient dans ce second acte; tout y garde le même ton et la même teinte; tout y participe du même recueillement et de la même sérénité. Dans le préau fleuri, sous les vieux platanes, on ne fait que le bien, on ne dit que de douces choses. De jolies voix de femmes y prient la Madone, de jolies mains y font l’aumône aux malheureux, et deux fiancés s’y parlent d’amour; tout cela sans bruit, presque tout bas, avec une grâce discrète. Le prélude indique déjà la pieuse tranquillité du couvent. Son balancement cadencé, l’égalité de son rythme, la fraîcheur de sa mélodie annoncent des âmes jeunes et pures. Un petit Ave Maria finement écrit dans le style ancien, et coupé de verset en verset par des reprises très heureuses du prélude, rend l’impression de plus en plus pénétrante. Voie les jeunes filles; elles entourent Angiola et lui parlent, avec une affectueuse curiosité, de son mariage. Leurs voix s’étagent par groupes harmonieux. Angiola répond avec beaucoup de tendresse, avec un peu de tristesse aussi, notamment dans une phrase adorable :
Trop de jours sont passés, l’espérance est flétrie;
Mon frère, je le comprends bien,
Ne veut pas que je me marie.
Au contraire, le voici, le grand frère, amenant le fiancé. Charmante
est la déclaration de Sabatino à Angiola. Un joli contre-chant d’alto,
puis de hautbois, suit le contour élégant de la mélodie; voilà bien
l’amour qu’inspire une enfant, un amour respectueux, heureux et
presque étonné de se sentir si pur, de savoir s’exprimer dans un couvent. Et voyez comme la théorie du leitmotiv est heureusement oubliée dans ce second acte, comme on jouit de cette abondance et de
cette variété! Quand, au premier acte, Sabatino parlait à Renzo de son
amour pour Angiola, il le faisait en une phrase assez insignifiante
d’ailleurs : Ne crains pas que mon âme change, écho affaibli de certaine
phrase d’Henri VIII : La beauté que je sers est blonde. Ici, devant Angiola, pourquoi ne reprend-il pas le même motif? Tout simplement
parce que M. Saint-Saëns en a trouvé un autre, et qu’au fond la moindre
trouvaille de l’imagination vaut mieux que tous les systèmes du monde.
Charmant, le petit trio des fiançailles, intime et recueilli; charmante surtout, la scène des pauvres. Ce finale n’est qu’une symphonie vocale et instrumentale, tissée avec deux mélodies légères par un merveilleux tisserand. La trame du morceau est d’une égalité parfaite. Les voix, les instrumens sont divisés à l’infini, mais avec un balancement, un équilibre des groupes, qui produit une sonorité d’ensemble moelleuse et pleine. Le bourdonnement de l’orchestre ne cesse pas; il accompagne le va-et-vient des jeunes filles, des religieuses empressées à leur office charitable. Ce n’est pas que l’idée mère du morceau soit de la qualité la plus rare, mais elle est très habilement mise en œuvre; elle circule aisément, elle suit une chaîne sans fin, elle est toujours facile et toujours agréable à retrouver. On est tout à fait charmé par cette première heure de musique, d’une musique bien française, comme notre pays seul en produit, et depuis longtemps déjà. Lorsque M. Saint-Saëns veut se délasser de ses graves travaux, que ne cherche-t-il un canevas de véritable opéra comique? Il a du goût, de l’esprit, et sur une donnée agréable, de demi-caractère, sans mélodrame, sans drame même, le grand musicien pourrait écrire un petit chef-d’œuvre. Après des hors-d’œuvre pareils aux deux premiers actes de Proserpine, on n’en saurait douter.
Hors-d’œuvre, en effet, ces deux actes; au troisième seulement la pièce commence. Dire que la musique finit serait exagérer, mais serait-ce mentir? C’est ici que le drame lyrique se dérobe, qu’il tombe comme dans un fossé, dans le vide du troisième acte. Proserpine, déguisée en bohémienne, attend avec Squarocca, dans un bouge de grand chemin, le traditionnel accident de voiture qui doit lui livrer sa rivale. On trouve là l’inévitable orage avec flûtes obligées et la chanson non moins nécessaire de l’ivrogne. Les détails les plus ingénieux, les plus prémédités ne sauvent pas cet acte. L’invocation de Proserpine à son homonyme des enfers ne nous touche pas; c’est de la fausse passion, de la colère à froid. Le duo des deux femmes est sans intérêt, et surtout le jeu des motifs commence à nous irriter. Le compositeur ménage désormais ses idées : la chanson bachique fait les frais de bien des ritournelles; la rêverie de Proserpine, entendue au premier acte, revient à son tour et même plus souvent qu’à son tour; ailleurs, c’est le chœur du couvent, dont le nom seul d’Angiola réveille un faible écho. Jusqu’à la fin de l’ouvrage, il faudra vivre ainsi de restes, et si bien que le musicien les accommode, nous ferons maigre chère.
Des restes encore emplissent en partie l’intermède qui précède le dernier acte. Que fait là ce morceau, longue préface à la fin d’un livre, plus mal placé encore, soit dit en passant, que l’ouverture du Pardon de Ploërmel, maintenant exécutée à l’Opéra-Comique, entre le premier et le second acte? On ne s’explique rien de cet entr’acte symphonique, ni ses dimensions, ni ses intentions. Au moment où le drame va finir, pourquoi en retarder le dénoûment? On peut bien annoncer une œuvre avant qu’elle commence, mais non la repasser avant qu’elle s’achève. Et puis, que signifie cette espèce de galop agité qui ne correspond à rien, à moins qu’il ne soit le motif de la voiture raccommodée et repartie qui va ramener Angiola?
Le cantabile de Sabatino est incolore, inutilement traversé par quelques réminiscences du premier acte. Le duo suivant était la situation capitale du drame, la scène à faire, qui n’a pas été faite. Dans ces dernières pages, qui devraient déborder de passion, il n’y a qu’un bon mouvement, hélas! trop court, sur ces mots :
Tu comprends que voici maintenant une porte
Dont je ne peux franchir le seuil qu’aimée ou morte.
Il fallait ensuite une folle explosion de tendresse, un long épanchement amoureux. Au lieu de traiter ce duo suprême avec ardeur, avec frénésie, le musicien a sèchement, froidement appliqué le malencontreux système des motifs. Il a plaqué partout des bribes mélodiques déjà usées, et le défaut de la méthode ici devient flagrant. Les motifs reviennent assez altérés, dissimulés, pour échapper aisément au public non prévenu, qui n’éprouve plus alors qu’une impression de vide. Quant aux auditeurs avertis par une lecture préalable, ils retrouvent les idées ou les intentions mélodiques avec une satisfaction plutôt logique que musicale, analogue à celle que procure aux amateurs de cartes une patience en bon chemin, et le retour opportun des rois, des dames et des valets. Ces raffinemens sont un peu puérils, et l’art, surtout l’art dramatique, devrait se moins soucier des infiniment petits, de pusillis istis. Aussi bien, la théorie du leitmotiv, qui se prétend logique et psychologique, va quelquefois à l’encontre de la vérité et de la nature. Par exemple, le motif mélancolique de Proserpine, qui pouvait, au premier acte, exprimer sa rêverie et son amour naissant, ne suffit évidemment plus à traduire son amour déchaîné. De même, lorsque la courtisane hors d’elle-même poursuit Sabatino de ses propositions éhontées, le musicien a tort de faire revenir le motif qui jadis accompagna certaine scène scabreuse de Proserpine et de Squarocca. Proserpine s’offre à l’un, dira-t-on, comme elle s’offrait à l’autre ; oui, mais d’un tout autre cœur. On répondra encore que ses invites à Squarocca n’étaient que le caprice dépravé, et dépité, de cet amour qui la pousse maintenant aux bras de Sabatino, qu’au fond le sentiment est le même et veut la même traduction musicale ; alors nous tombons dans le logogriphe et dans le byzantinisme. On aura beau chercher, on ne trouvera pas en musique de formules assez brèves pour se placer partout, assez intéressantes pour plaire toujours, assez vastes pour enfermer en quelques notes les nuances infinies d’un caractère moral. C’est là ce qui condamne l’abus du leitmotiv.
La musique de ce duo n’en sauve donc pas la situation dramatique. Celle-ci est peu agréable. Il est singulier de voir faire par une femme des avances aussi prononcées et aussi prolongées. Et puis, Proserpine est si belle, avec ses bras blancs sortant de son corsage rouge, que, ma foi, si la voiture nuptiale tardait un peu, le bon Sabatino serait excusable d’accorder une légère aumône à cette quémandeuse d’amour… Fi, voilà de mauvaises pensées, et l’on en rougit quand paraît la petite Angiola. Cette enfant porte partout la grâce ; son entrée est charmante, égayée par un délicieux dessin d’orchestre. Le trio final qui commence ainsi à merveille s’achève moins bien. Non que l’idée fondamentale en soit à dédaigner, il s’en faut. Elle évite au contraire, à certain tournant périlleux, une formule banale qui s’offrait d’elle-même. Mais l’opposition n’est pas assez vigoureuse entre le chant des fiancés et celui de Proserpine cachée et furieuse ; si l’on ne voyait briller le poignard, on ne sentirait pas la mort planer sur cet amour.
Toute femme, disait Mérimée avec un poète grec, a deux bonnes heures :
Ce n’est pas à l’heure de la mort que Proserpine nous a plu davantage, mais au premier acte, sur son lit de repos. En somme, l’œuvre de M. Saint-Saëns répond mal au titre qu’elle porte. Son intérêt, sa valeur, ne se trouvent ni dans la figure principale, ni dans l’action, mais dans les accessoires, qui l’emportent sur le fond, et le sauvent.
On a très bien dit de Mme Salla que c’était une belle courtisane, au repos. Dans l’action, son jeu et son chant gardent toujours quelque chose de trop serré, de trop nerveux. M. Taskin, au contraire, est trop expansif, selon sa coutume. M. Lubert a bien chanté la déclaration du second acte, moins bien et avec quelque sécheresse le cantabile du dernier. Mlle Simonnet est d’une grâce touchante, et M. Cobalet possède une belle voix. Enfin l’orchestre a sonné comme il sonne rarement à l’Opéra-Comique ; ce n’est pas seulement à l’orchestration de M. Saint-Saëns qu’on le doit. Quant à la mise en scène, elle est réglée avec le goût le plus artistique.
L’Opéra nous a rendu Aïda, le premier des trois chefs-d’œuvre de Verdi. M. Blaze de Bury écrivait naguère: « Un maître a toujours les interprètes qu’il mérite. » Hélas! pas toujours; mais il les a quelquefois, et notamment cette fois-ci : Mme Krauss chante Aïda, et M. Jean de Reszké, Radamès. Depuis sa rentrée, Mme Krauss n’avait paru que dans Patrie; le rôle de Dolorès demandait beaucoup à la grande artiste et lui rendait moins. Le rôle d’Aïda n’est pas un de ces rôles ingrats; ici comme toujours, le génie donne un peu de lui-même à ceux qui le comprennent, et Mme Krauss le comprend. En elle, la flamme couvait encore; il a suffi d’une étincelle pour la rallumer. La qualité la plus rare de Mme Krauss, qualité maîtresse dans l’art, c’est la simplicité. Écoutez la chanteuse, regardez la tragédienne, et d’aussi presque vous le voudrez, vous ne surprendrez pas un geste excessif, pas une intonation exagérée. Elle ne force pas un mouvement, elle ne grossit pas un effet, et cependant chaque nuance porte avec sûreté, pénètre en nous à des profondeurs que nous ne savions pas même aussi profondes, Mme Krauss compose le rôle, elle le chante et le joue, on oserait presque dire elle le marche, avec une noblesse à la fois naturelle et royale; elle a sur le visage et dans la voix une immense tristesse et une bonté immense. Ce personnage d’Aïda est de ceux qu’on rend tout à fait ou pas du tout ; Mme Krauss le rend, et c’est le plus qu’on puisse dire.
Chaque nouveau rôle abordé par M. Jean de Reszké lui assure davantage la place qu’il mérite, et cette place est décidément la première. Lui aussi chante simplement, sans chercher les gros effets, mais, sans négliger les petits détails, la moindre note ou le moindre mot. Ce soin constant, cette intelligence déliée font qu’on suit l’artiste avec plaisir tout le long de son rôle, au lieu de l’attendre seulement à quelques passages fameux. Je ne connais pas un talent plus sympathique que celui de M. Jean de Reszké. Il a dans la voix et dans le style la chaleur et l’éclat de la jeunesse, mais d’une jeunesse sage, qui sait à point s’emporter ou se retenir. De la jeunesse encore, il a l’effusion communicative, la tendresse tour à tour rêveuse ou passionnée. Quel Otello serait un jour ce Radamès! Nous voulons croire qu’il le sera. Les œuvres écrites avec le cœur veulent être chantées de même.
L’orchestre de l’Opéra avait le tort jadis de presser les mouvemens; il s’est trop corrigé. De quel train il a mené Aïda! Le prélude seul a été fort bien exécuté. Mais la scène de la consécration a été conduite en poste, jouée trop vite et trop fort. Plus de douceur, plus de lenteur, sont nécessaires à cette admirable mélopée de la grande prêtresse, comme aux chants orientaux dont elle est inspiré?. Je la voudrais lointaine, se traînant sous les colonnades énormes ; je voudrais aussi des réponses de chœur murmurées avec mystère. A la fin de ce tableau du temple, quand les hymnes de guerre se mêlent aux cantiques, trop de hâte amène la confusion. Cette précipitation gâterait la plus belle musique : elle fait ressortir la charpente des morceaux, elle en accuse durement l’ossature. Prise aussi vite, la fameuse fanfare des trompettes devient vulgaire; le délicieux petit chœur des bords du Nil est escamoté, le premier allegro du duo entre Aïda et son père n’est plus qu’un grondement confus, et le duo final, ivresse outre mesure par la reprise de la prière, perd de son admirable sérénité.
Ce sont là, dit-on, les mouvemens voulus par Verdi. Peut-être comme ceux de Faust sont voulus par Gounod ! Des deux maîtres, l’un est bien éloigné de l’Opéra, l’autre y est bien rare, et malgré la bonne volonté, la bonne foi du chef d’orchestre, ses propres souvenirs peuvent le tromper; il faut si peu de temps pour que les traditions s’altèrent, pour que l’attention se relâche. Est-ce encore d’après les indications de Verdi que les chœurs chantent sans accent, que les basses, par exemple, abordent ainsi (je n’ose dire : attaquent) le motif fugué des prêtres au second acte? Nous ne le pensons pas.
Elle ne veut pas d’une exécution molle, cette vigoureuse Aïda. Semée de détails délicats et minutieux, elle ne veut pas non plus d’une exécution sommaire. Il y a longtemps que nous ne l’avions entendue, l’éclatante partition; elle n’a point pâli. Sans être à la hauteur d’Otello, Aïda est cependant très haut. Otello est encore plus simple, plus débarrassé de toute parcelle impure, mais les taches d’Aïda sont bien légères: grains dépoussière dans un rayon de soleil. Aïda, comme Otello, comme le Requiem, une œuvre de mort pourtant, déborde de vie et de lumière; dès le début, on est en pleine clarté.
Le prélude, qu’on ne vient pas entendre à l’Opéra, est adorable. Le Verdi d’autrefois, fougueux, un peu brutal même, n’avait pas de ces finesses; il ne confiait pas à des violens ainsi divisés un travail symphonique aussi ténu, l’expression aussi délicate d’un amour malheureux. Cette musique prend toutes les libertés; elle n’est l’esclave d’aucun système. Aux anathèmes contre la romance, elle répond par une romance délicieuse : O céleste Aïda! Sur les ennemis de la mélodie, elle verse la mélodie à flots, pareille au sage devant qui l’on niait le mouvement, et qui marchait.
Nous reprochions au trio final de Proserpine l’uniformité des trois parties chantantes; le premier trio d’Aïda ne mérite pas le même reproche. Amneris et Radamès commencent en duo, duo d’inquiétude et de jalousie, agité, haletant. Aïda s’avance, et le duo devient trio : le même dessin reprend à l’orchestre, et le même dialogue entre les deux partenaires de tout à l’heure. Mais la partie d’Aïda est toute différente. De longues notes, admirablement tenues par la Krauss, disent l’amour de la pauvre fille, et sa calme douleur contraste avec le trouble des deux autres personnages. Quelle variété dans cette inspiration! Quelle différence entre la romance de Radamès et le monologue d’Aïda: Vers nous reviens vainqueur! Il ne fallait plus ici exprimer un sentiment unique et uni, une tendre espérance, mais le combat d’une âme partagée entre l’amour et le patriotisme. Verdi l’a fait, non pas avec un air, mais avec des phrases diverses parfaitement appropriées aux nuances successives de la pensée.
Il suffit aujourd’hui de saluer au passage les beautés retrouvées d’Aïda: le duo des deux femmes et le prodigieux finale du second acte. Je ne sais si jamais triomphera l’école qui défend à plusieurs personnes de chanter ensemble; mais elle aura fort à faire pour démolir un édifice musical comme celui-là. Il y a dans cette scène colossale de la musique pour tout un opéra; les idées ne s’y comptent pas; elles éclosent, elles éclatent partout avant de se réunir dans un ensemble formidable. On dirait un immense tableau brossé par un Véronèse musicien. Ce n’est pas très distingué, objectent les difficiles; mais on ne dirait peut-être pas non plus des Noces de Cana: c’est très distingué.
Après cette éblouissante journée, ce ruissellement de soleil, comme on goûte les bienfaits de la nuit, et de quelle nuit! Quelle impression de clair de lune en sol majeur! écriraient les savans de la musique. Voilà de quoi les confondre. Toute leur science nous expliquera-t-elle comment ces trépidations suraiguës des violens, cette quinte obstinée, cet unisson de voix lointaines, comment tous ces minces moyens produisent un effet pareil, donnent la sensation presque visuelle d’un paysage nocturne et d’un paysage d’Orient? Il vaut mieux avouer humblement son ignorance devant les mystérieuses émanations du beau, et, quand on respire une fleur, au lieu de chercher quels élémens la composent, dire avec Perdican : Je trouve qu’elle sent bon, et voilà tout.
Il sent bon, tout ce troisième acte. Un silence embaumé flotte sur la rêverie d’Aïda frissonnante, sur le trémolo des flûtes limpides; des appels de hautbois montent lentement à travers la nuit et redoublent l’impression de la solitude et de la paix. Il n’y a plus rien à dire des deux duos qui se suivent, de la puissante progression de l’acte tout entier. L’homme qui a trouvé la plainte d’Aïda prosternée, avec la fameuse montée des violens et des violoncelles, la fulgurante entrée de Radamès, et le cri déchirant : O honte ineffaçable! cet homme est parmi les plus grands.
Le dernier acte est au moins l’égal du troisième. La scène du jugement est l’une des plus intéressantes. Elle était difficile à traiter, et le Verdi du Trovatore l’eût comprise autrement que le Verdi d’Aïda. Amneris autrefois eût terminé sa plainte et ses supplications par un air analogue à celui de Léonore : Tu vedrai che amore in terra, qui jure un peu avec l’admirable Miserere. Rien de semblable ici : plus une disparate, plus un instant de désaccord entre la situation dramatique et l’inspiration musicale. Musicale, on peut le dire, car les fureurs d’Amneris se gardent également de la cabalette à roulades et de la déclamation récitée. Qu’elle pleure Radamès ou qu’elle insulte les prêtres, elle ne cesse de chanter. La suite rapide des épisodes n’altère pas le plan de cette scène, variée sans être décousue.
Quant au dernier tableau, c’est l’un des plus admirables qui aient, jamais terminé un opéra. L’œuvre finit dans la sérénité, dans la paix, et ces fins-là sont les plus belles. Là-haut, le temple est plein de lumière, les cérémonies se poursuivent, immuables, dans le sanctuaire des dieux indifférens; en bas, deux êtres humains meurent aux bras l’un de l’autre. Leur chant d’amour et de mort est parmi les plus beaux de la musique. Qui sait? Peut-être un jour verra s’écrouler la fugue, le contrepoint, la science des combinaisons et de l’harmonie; le monde musical sera détruit; mais, au-dessus de ses ruines, il semble que certaines mélodies planeront toujours : le Voi che sapete, de Mozart, le sextuor final de Freischütz, et quelques autres encore. La dernière mélodie d’Aïda sera de celles-là.
CAMILLE BELLAIGUE.