Revue musicale - 31 mars 1909

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Revue musicale - 31 mars 1909
Revue des Deux Mondes5e période, tome 50 (p. 697-708).
REVUE MUSICALE


{{AN|THÉÂTRE DE L’OPÉRA-COMIQUE : Solange, opéra-comique en trois actes ; paroles de M. Adolphe Aderer, musique de M Gaston Salvayre. — Cent motels du XIIIe siècle, publiés d’après le manuscrit Ed. IV, 6, de Bamberg, par M. Pierre Aubry, archiviste paléographe. (Publications de la Société internationale de musique, section de Paris, chez MM. Rouart-Lerolle et Cie, et chez M. Paul Geuthner, Paris, 1908.)|fs=90%


Solange voulut être un opéra-comique : il convient de s’en réjouir. Mais on peut regretter que Solange, — et nous verrons comment tout à l’heure, — n’y ait pas entièrement réussi.

La pièce est révolutionnaire, par où je veux dire seulement qu’elle se passe à l’époque de la Révolution.

Premier acte. En son beau château, le marquis de je ne sais plus quoi s’entretient avec son domestique des événemens, qui se précipitent, et de la Terreur, qui se répand dans les campagnes. Elle a gagné la contrée, le village, et pour échapper à ses paysans insurgés, le marquis n’a que le temps de sauter dans son carrosse. En sa fuite hâtive, il néglige seulement d’attendre sa fille Solange, qui va revenir du couvent. Elle arrive, après le départ de son père, et les vassaux révoltés pourraient bien faire un assez mauvais parti à la jeune personne, quand passe un régiment allant à la frontière. Le lieutenant Bernier, jeune aussi, le commande, et c’est entre ces deux jeunesses que s’engage ou se noue l’action légère, d’un nœud flottant d’abord et que la fin seule serrera.

En manière de plaisanterie, sentimentale et civique, le peuple décide d’unir à l’officier républicain la petite aristocrate, et le citoyen maire, se trouvant être aussi le chef de l’émeute, procède sur l’heure à cette union, que l’un des conjoints accepte comme une bonne fortune, et que l’autre subit comme une condition de salut. Le tête-à-tête qui suit forme une scène mêlée agréablement de galantes entreprises et de résistance indignée. Elle s’achève par le renoncement généreux du héros, qui jette au feu l’acte de mariage et rend sa virginale épouse à la liberté.

Second acte. Six ans après, en quelque petite ville allemande et dans le monde des émigrés. Le marquis donne des leçons de français. Sa fille, sa sœur, avec leurs compagnes d’exil, ont ouvert un magasin de modes. Personne au surplus ne soupçonne rien du mariage blanc, que Solange elle-même, à laquelle un sien cousin fait la cour, semble avoir oublié. Elle en retrouvera bientôt la mémoire. Des soldats français — et vainqueurs — traversent la ville : les mêmes qu’autrefois, et conduits par le même Bernier, à cela près que, de lieutenant, il est devenu général. Et le général étant entré dans la boutique, pour faire mettre à son chapeau des plumes neuves, la reconnaissance a lieu, non sans quelques menues péripéties tour à tour spirituelles et sentimentales. Par amour à présent, par malice aussi, pour confondre à la fois les prétentions d’un freluquet de rival et les préjugés d’une belle-famille ébahie, le gendre inopiné déclare son mariage avec Solange, et le déclare valide, la copie de l’acte civil ayant seule été brûlée. Un bal, ce soir, est offert aux officiers ; le général y conduira celle qui n’est qu’à moitié (et encore tout au plus), mais dont il a bien résolu de faire tout à fait sa femme.

Le troisième acte (à Paris, après le retour de l’émigration), va résoudre toutes les difficultés et lever tous les scrupules. Il suffit pour cela que le marquis ait trempé, — légèrement et du bout du doigt, — dans l’affaire de la rue Saint-Nicaise. Bernier, d’un seul mot, l’en tirera. La peur d’abord, ensuite la reconnaissance, fera son œuvre dans l’esprit du vieux gentilhomme, tandis que l’amour achèvera la sienne dans le cœur de Solange. Alors ce trop longtemps imparfait hyménée verra fixer en quelque sorte ses liens, et vous comprenez à présent pourquoi nous disions tout à l’heure que la fin de cette aimable aventure est le contraire d’un dénouement.

La partition de M. Salvayre ne laisse pas d’être agréable par endroits. Elle eût pu l’être plus souvent encore, et davantage, si le musicien avait eu la volonté plus ferme et plus pure d’un style dont il a montré plutôt la velléité. Il fallait faire ici, résolument et constamment, de l’opéra-comique ; n’abandonner, tout en les renouvelant s’il était possible, aucune des conditions du genre. Ici le parler même, surtout le parler, était à sa place autant que le chant, et dans les intervalles du chant. En de certains sujets moyens et familiers, on a le plus grand tort de le mépriser et de le proscrire. Il convient très bien, et peut-être convient-il seul, à l’action rapide et légère, à des passages, à des paroles qui non seulement ne comportent pas la musique, mais ont quelque peine à la supporter. Rien en particulier n’est aussi peu musical, ou musicable, que la formule d’un mariage, au moins d’un mariage civil : « Par-devant nous ont comparu… » (suit l’énoncé des noms et des qualités des parties contractantes). Un mandat d’amener (arrestation du marquis au troisième acte) offre pour la musique de non moindres difficultés. Que si l’on nous objecte la scène, judiciaire aussi, de la vente aux enchères dans la Dame Blanche, et le chef-d’œuvre dont elle fut le sujet ou l’occasion, nous répondrons qu’elle est traitée avec un soupçon d’ironie ou de parodie, cum grano salis, et d’une main légère. Et puis, s’il y a trop de voix ou de chant dans Solange, l’excès de l’orchestre y est plus sensible encore. Sans compter que l’orchestration pourrait bien y encourir le reproche tantôt de la lourdeur et de la surcharge, tantôt de la recherche et de la bizarrerie. Le glockenspiel en particulier y prodigue, à tout propos et hors de propos, ses tintemens inopinés, pour ne pas dire un peu saugrenus.

Mais cela dit, autre chose est à dire. Il faut louer, en maint passage du dialogue musical, un sentiment délicat, une expression fine. Toute la première partie du second acte forme un épisode, bien plus, une série et comme une souple chaîne d’épisodes charmans : chœur des modistes, leçon de français aux jeunes garçons, leçon de danse aux jeunes filles. Et quand, par une aimable réciprocité, les écolières allemandes se font maîtresses à leur tour, quand, à leurs gauches essais de menuet ou de pavane, succède l’exemple, donné par elles en perfection, de la valse de leur pays, alors on sent vraiment s’établir entre deux formes d’art, et d’âme, entre deux génies et deux races, un courant de sympathie, avec je ne sais quelle fraternelle émulation de beauté. Et puis, dans le magasin, voici que les Françaises restent seules. Au milieu des fleurs, des chiffons échappés de leurs mains, elles songent et tout bas elles chantent, les petites ouvrières qui sont de grandes dames. Le refrain d’un poète, exilé comme elles, monte de leur cœur à leurs lèvres :

Combien j’ai douce souvenance !…

La réminiscence est heureuse, et elle attendrit. Il est dommage seulement qu’une vaine et fâcheuse recherche d’orchestre, je ne sais quel contre-chant de flûte ou de clarinette et même, si je ne me trompe, une note de tambourin, vienne gâter notre émotion, presque la détruire. Ce qu’il fallait et ce qui suffisait là, c’était l’harmonie des voix, une harmonie originale, mais simple, mais pure. Alors on eût goûté sans réserve, et peut-être avec un vague désir de larmes, ce regret féminin de la patrie.


Maintenant, pour passer de la musique du XXe siècle à celle du XIIIe, et de l’Opéra-Comique à Notre-Dame, vous nous dispenserez de chercher une transition.

On se plaint volontiers, et l’on pourrait bien avoir raison, que la science envahisse aujourd’hui la musique. Il est réciproquement vrai, mais il faut plutôt s’en féliciter, que la musique à son tour entre dans la science et qu’elle s’y fait une place chaque jour grandissante. Objet d’histoire, d’archéologie, et de géographie même, témoin les excellentes publications de la Société Internationale, son domaine s’étend à la fois dans l’espace et dans la durée. Il semble que la musique remonte au rang que l’antiquité d’abord, et puis le moyen âge, lui donna parmi ce qu’on pourrait appeler les grandes disciplines de l’esprit. Et sans doute nous n’avons pas plus de génie, ou seulement de talent, que nos pères, mais nous possédons plus de connaissances. Le temps est passé de croire, avec Victor Hugo, « que la musique date du XVIe siècle, » et de montrer, dans un salon, comme je ne sais quel romancier d’autrefois, une dame qui se lève pour chanter un « air » de Palestrina. Avec cela, plus les origines reculent, et plus elles s’éclairent. A mesure qu’elles s’éloignent, notre œil se fortifie et s’aiguise davantage, afin de les suivre mieux et de les saisir, aussi loin qu’elles puissent se cacher. Enfin, et ceci encore est excellent, attirés par le dehors, fût-ce par l’exotisme, nous sommes pourtant devenus curieux de nous-mêmes. Il nous plaît de remonter dans notre propre passé, de faire à notre pays sa part, une belle part, et que chacune de nos découvertes, heureusement, nous montre plus belle. La magnifique édition, entreprise et poursuivie par M. Henry Expert, des Maîtres Musiciens de la Renaissance Française, avait déjà de quoi flatter singulièrement notre fierté nationale. C’est un témoignage plus ancien, et glorieux aussi, que les Cent Motets du XIIIe siècle, publiés par M. Pierre Aubry, viennent de nous rendre.

Musicale et littéraire, artistique et scientifique à la fois, une telle publication est véritablement complète. Sur les trois volumes dont elle se compose, l’un est la reproduction phototypique du manuscrit original, reliure comprise. Le second renferme les cent motets, transcrits en notation moderne et mis en partition par le savant archiviste, musicien autant que paléographe, qu’est M. Pierre Aubry. Le dernier enfin, ou plutôt le premier, contient les études ou commentaires, et ce n’est pas le moins remarquable.

Le mérite et, si je puis dire, l’austère agrément de l’ouvrage, ne consiste pas seulement en ce qu’il épuise un sujet particulier, mais encore et bien plutôt en ce qu’il l’élargit et l’élève. Comme a dit le maître par excellence de la philosophie antique, « il n’y a de science que du général. » Cela est vrai même de la science, ou de la connaissance, de l’art, et quand nos modernes musicographes, — ils sont trop pour les nommer et les remercier tous — au lieu d’isoler la musique et de l’abstraire, s’efforcent de la rapporter à tous les modes de la pensée, à toutes les périodes de l’histoire, c’est pour lui donner ou lui rendre sa place, c’est afin qu’on reconnaisse et qu’on proclame, après un injuste et long oubli, son « éminente dignité. »

A propos de cent motets du XIIIe siècle, M. Pierre Aubry fait d’abord, en raccourci, l’histoire du motet à cette époque. Il enferme l’étude d’un genre déterminé dans un temps défini. Ce genre, vous n’êtes peut-être pas sans l’ignorer, n’a pas eu pour créateurs les Roland de Lassus ou les Palestrina. L’origine en est de quelque deux cent cinquante ans antérieure, et le manuscrit de Bamberg nous offre les exemplaires les plus caractéristiques d’une forme dont le règne de saint Louis vit déjà la perfection. Elle dérive directement d’un type primitif, l’organum, admis dès la fin du XIIe siècle dans les offices de la liturgie parisienne. L’organum était une pièce « mélodique sans paroles, et peut-être instrumentale, à deux, à trois ou à quatre parties, dont les parties supérieures se déroulent au-dessus d’un chant donné appelé ténor, lequel est toujours emprunté au répertoire liturgique. » Or il arriva ceci : vraisemblablement au début du XIIIe siècle, et dans le diocèse de Paris, on eut l’idée d’ajouter aux mélodies sans paroles un texte poétique. Et comme, dans l’ancienne langue et par opposition au « son, » lequel était la musique, la poésie s’appelait le « mot, » on désigna tout naturellement cette nouvelle et brève composition par le nom de « motet, » ou petit « mot. »

Nous trouvons même là, soit dit en passant, un des cas, moins rares qu’on ne le croit communément, où le chant aurait créé la parole, où l’on aurait, au rebours de l’ordre habituel, mis de la musique en poésie. Il peut en être ainsi même ailleurs, et par exemple dans la genèse de la chanson populaire. « La chanson populaire, au dire de Nietzsche, apparaît avant tout comme miroir musical du monde, comme mélodie primordiale, qui recherche une image de rêve parallèle et exprime celle-ci dans le poème. La mélodie est donc la matière première et universelle. Elle est, pour le sentiment naïf du peuple, l’élément prépondérant, essentiel et nécessaire. De sa propre substance, la mélodie engendre le poème. » Quelque chose d’analogue se passa dans l’ordre qui nous occupe, celui du motet, et cette fois encore on pourrait dire que « c’est l’air qui fait — ou qui fit — la chanson. »

Il commença par la faire à deux voix, pas davantage, et latine, et liturgique seulement. Mais bientôt arriva ce qui ne pouvait manquer de se produire : la forme s’enrichit, ou se compliqua, le latin céda la place à la langue vulgaire et l’intérêt de la musique pure absorba jusqu’au souvenir de la liturgie.

Premièrement la partie de motet proprement dite se dégage de plus en plus du ténor. Ce n’est pas tout : une nouvelle partie, le triplum, s’ajoute à la partie de motet. Et cette partie surnuméraire, après avoir tendu, par degrés, à l’indépendance non seulement poétique, mais rythmique et mélodique, achèvera, vers la fin du XIIIe siècle, de la conquérir. Elle constitue alors une mélodie, un chant, libre de toute attache autre que celle des relations élémentaires de l’harmonie de ce temps. « Au-dessus de la gravité habituelle de la partie de motet, le triple déroule ses broderies mélodiques, élégantes et légères, il joue le rôle de la flèche ajourée qui s’élève au-dessus de la cathédrale gothique. »

Une chose aujourd’hui nous étonne, c’est que dans cette élaboration, dans cette évolution d’une forme ou d’un genre, la création individuelle ne fut jamais, tant s’en faut, la première des lois. « Le moyen âge n’eut pas, sur les œuvres de l’esprit, les mêmes idées que notre époque. Tandis qu’à notre jugement, la propriété artistique et littéraire est un principe aussi consacré que la propriété des choses matérielles ; tandis que, d’autre part, le créateur d’une œuvre, écrivain ou artiste, met l’originalité de sa conception au rang des qualités qui font le prix de cette œuvre, le moyen âge ne semble avoir eu à aucun degré ce double sentiment de l’originalité de la pensée et de la propriété intellectuelle. Au contraire, il paraît qu’en de multiples circonstances le plagiat, un plagiat conscient et avoué, ait été la règle… Il est rare qu’au fond d’une chronique ou d’un texte annalistique, la critique ne découvre point le texte d’une chronique plus ancienne ou celui d’un autre annaliste. Toute la littérature de farcitures ou de centons est le produit d’une telle conception. » De même, dans les motets du XIIIe siècle, on relèverait aisément « des fragmens mélodiques de proses ecclésiastiques venant se fondre dans le texte nouveau de ces compositions. Enfin, si nous explorons la littérature musicologique du motet, nous serons frappés du nombre de remaniemens, considérables parfois, auxquels une même œuvre peut donner lieu. Notre esthétique moderne juge avec sévérité ces refontes et ces mutilations. Il en fut certes autrement au XIIIe siècle, où nous voyons que, tour à tour, poètes et musiciens reprenaient pour leur compte l’œuvre d’un autre poète ou d’un autre musicien et lui donnaient par leur apport personnel une physionomie différente de la création primitive. »

Créés ainsi par plusieurs, les motets du XIIIe siècle devinrent le bien de tous. L’Église même, qui les avait produits, ne les retint pas toujours. Ils s’affranchirent peu à peu de la liturgie et, de même que l’élément séculier ou profane s’introduisait en eux, ils finirent par se répandre à leur tour dans le siècle, ou dans le monde.

Nous répétons volontiers : « Que les temps sont changés ! » Peut-être moins que nous n’aimons à nous en plaindre. Ceux mêmes d’autrefois encoururent les reproches que méritent les nôtres et, dès le milieu du XIIIe siècle, on vit la musique d’église perdre quelque chose de sa pureté. Certains motets commencèrent alors de se chanter, pendant l’office, à la place du morceau liturgique dont le thème leur avait servi de centre et comme de noyau sonore. Tolérés, sinon permis, les abus s’accroissent de jour en jour, et le chant ecclésiastique traverse une crise comparable à celle dont quelques-uns ne désespèrent pas de le sauver aujourd’hui. « C’est d’abord la langue vulgaire qui remplace le latin et tente de pénétrer dans le sanctuaire à sa suite ; c’est, en second lieu, l’introduction dans cet art, qui voudrait être liturgique, de toutes les habiletés d’une technique de plus en plus raffinée, triples, quadruples, « hoquets » et bien d’autres artifices d’écriture ; c’est enfin le danger des exécutions musicales, le danger de l’art dans les artistes, et l’inconvénient d’admettre des indignes, comme les jongleurs et les jongleresses, à prendre part aux fonctions liturgiques. »

L’Église perdit, à la longue, une patience dont on avait abusé. Vers le dernier tiers du XIIIe siècle, c’est-à-dire une cinquantaine d’années avant les rigoureuses défenses de la célèbre bulle Docta sanctorum, du pape Jean XXII, les autorités ecclésiastiques de France bannirent du sanctuaire le motet dégénéré. Le cloître le recueillit d’abord, avec les jongleurs et leur répertoire. Il n’y avait là nulle inconvenance. Aux heures de récréation, dans la salle ou dans la cour de l’abbaye, rien ne défendait aux moines assemblés de prendre plaisir aux chansons, non plus sans doute liturgiques, mais religieuses encore et morales, des artistes en jonglerie. Enfin, pour le divertissement, non plus du monastère, mais du château féodal, un autre répertoire, tout profane celui-là, se forma. Certains motets, et de grande allure, paraissent bien avoir été destinés, réservés même à des auditoires seigneuriaux. C’est ainsi qu’une fois de plus, l’origine d’un art, ou d’une forme de l’art, a été religieuse et que, dans l’ordre esthétique, fût-ce dans un détail de cet ordre, l’Église nous apparaît toujours comme l’institutrice de la société.

Après l’étude générale du motet, l’analyse des cent motets eux-mêmes fournit au savant éditeur l’occasion d’intéressantes remarques. Les unes ont trait au texte, d’autres concernent la musique. Telle pièce du manuscrit de Bamberg dénote chez le compositeur anonyme une singulière habileté. Les parties ou les membres de phrase y soutiennent ensemble les plus ingénieux rapports d’imitation et d’alternance, ou de réciprocité. D’autres remarques ont un sens plus général. Rencontrant pour la première fois, dans un motet du XIIIe siècle, un « timbre, » c’est-à-dire un thème consacré, celui de l’Alma Redemptoris Mater, M. Pierre Aubry nous en raconte l’histoire. A travers des siècles de polyphonie, il le suit, le perdant et le retrouvant tour à tour. Ailleurs, ce n’est plus à la mélodie, c’est au texte qu’il s’attache. S’agit-il de certain motet biblique, Descendi in hortum, que le Cantique des Cantiques inspira, le commentateur en dessinera le graphique, ou la courbe, depuis une antienne de l’Office romain jusqu’à telle composition italienne du XVIIe siècle, et d’une forme littéraire, comme précédemment d’une forme sonore, nous connaîtrons ainsi l’évolution, j’allais presque dire la destinée et la vie.

Oui, la vie en effet, car ces formes anciennes de la poésie et de la musique, M. Pierre Aubry sait le secret de les ranimer et de nous les rendre comme présentes. Il en dégage tout ce qu’elles peuvent renfermer, tantôt de sérieux, tantôt de vif et de pittoresque. A propos d’un autre motet encore, il n’est pas éloigné d’esquisser une histoire des Juifs dans la musique d’église. Le motet en question : O natio nefandi generis, est dirigé contre eux. On sait, ou du moins on peut apprendre ici, que le moyen âge a lancé plus d’un trait, littéraire, et musical même, dans cette direction. Gens perfida. Ces deux mots résument assez exactement la pensée générale du XIIIe siècle, que d’ailleurs la rapacité, la mauvaise foi d’Israël et ses habitudes d’usure — alors — avaient formée. « Nombre de séquences du moyen âge sont le reflet de cette opinion. » L’Office de Pierre de Corbeil, en maint endroit, qualifie la nation juive de gens rea, gens digna supplicio[1]. On ne craignait pas, dans ces pièces, de reprocher aux Juifs leur incrédulité et de flétrir leur perfidie. Est-il besoin de rappeler cette strophe, supprimée, de la séquence Victimæ paschali :


Credendum est magis soli
Mariæ veraci,
Quam Judæorum
Turbæ fallaci.


Au lieu du sentiment religieux, il arrive encore, — au moins une fois ici, — que l’esprit laïque et populaire, familier et satirique, anime le vieux motet du moyen âge. La dernière pièce du recueil chante les avocats. Elle les chante à sa manière, et cette manière est double, car tandis que la partie de motet les accuse et les tourne en dérision, le triple, au contraire, les défend et les glorifie. Ainsi la classe ou la race de ceux dont la mission est de disputer et de contredire se trouve livrée elle-même à la contradiction. Ainsi le grave manuscrit de Bamberg s’achève sur une note plaisante. Il mêle un écho de la rue aux voix du sanctuaire, un petit tableau de mœurs aux nobles représentations de la foi.

Étude en détail des cent motets, histoire du motet en général, ces deux points en touchent d’autres, que M. Pierre Aubry ne pouvait négliger. Parmi ces questions en quelque sorte contiguës, l’une des principales est celle de la rythmique mesurée au moyen âge. La théorie, et même la pratique du rythme fut en ce temps-là d’une sévérité, d’une étroitesse que nous avons peine à concevoir aujourd’hui. La doctrine des mensuralistes, enfermant le musicien dans un réseau de règles et de formules, l’y avait à peu près étouffé. Pour lui, toute liberté de penser rythmiquement était, ou peu s’en faut, supprimée. Ses droits ou ses facultés à cet égard se réduisaient à ceci : « La théorie mensuraliste a offert à l’inspiration de l’artiste la possibilité de choisir entre six moules rythmiques (modes ou maneries) en laissant simplement au musicien le droit de dilater ou de contracter ces formules suivant les besoins de sa composition. « Telle est, » — au moins en abrégé, — « l’idée du moyen âge. Les musiciens du temps de saint Louis ont cru qu’il y avait une science, faite de règles formelles, pour la conduite de la ligne mélodique, comme nous admettons nous-mêmes qu’il y a une science et des règles pour la construction d’un édifice harmonique. »

Je ne sais pas une conception dont la musique, en se développant, se soit éloignée davantage. L’ordre ou le domaine rythmique est assurément l’un de ceux qui, dans le cours des siècles, se sont le plus étendus. Si rigoureux que nous commencions peut-être à trouver le rythme des grands compositeurs classiques, lorsque nous le comparons à celui des mensuralistes du moyen âge, nous ne pouvons qu’admirer la douceur de son joug et l’indulgence de ses lois. Que dirons-nous de la rythmique contemporaine, où la liberté va dégénérant en licence et finira peut-être dans l’anarchie ! « Au commencement, écrivait Hans de Bulow, au commencement était le rythme. » Si nous en croyons certains d’entre nous, il serait près de sa fin. Celle-ci nous est annoncée par maint docteur en esthétique. L’un d’eux affirmait, il y a peu de temps, que le rythme n’est pas dans la musique un élément essentiel. Il n’y est pas davantage, avait assuré naguère un autre métaphysicien, un élément impérissable. Et cela, si j’ai bonne mémoire, s’appuyait tant bien que mal, plutôt mal, sur des raisons tirées des rapports de la musique avec l’Intelligence infinie. Attendez ! je crois me souvenir, à peu près, et voici la chose. L’Intelligence infinie, échappant à la loi du temps, ne pense pas le monde sous la forme, sous la condition du rythme. Par conséquent, plus la musique se rapprochera de ladite Intelligence, plus elle s’affranchira de ladite condition. Il n’y a qu’un malheur, c’est que notre intelligence à nous, à nous tous, ou du moins presque tous, est finie, et que jusqu’à nouvel ordre, — je veux parler de l’ordre futur, éternel, — elle ne conçoit, ne perçoit rien que selon le temps. Ajoutez encore ceci, que la musique n’existant pas dans l’espace, mais dans le temps seul, le jour où celui-ci viendrait’ à lui manquer, je ne vois pas bien à quoi se réduirait et même en quoi consisterait son existence… Et voilà jusqu’où, sur le chemin de la métaphysique, un peu d’archéologie musicale peut nous mener.

Elle, nous conduirait en des régions moins lointaines et vers de plus simples objets. Autour, comme au dedans de son sujet, il n’est pas une question que M. Pierre Aubry n’aborde et n’éclaire, de toute la lumière au moins, — ne fût-ce qu’une lueur, — qu’elle peut jusqu’à présent recevoir. Car il flotte encore sur ces matières, l’auteur en convient le premier, bien des nuages ou des ombres. Ainsi le chapitre de, la musique instrumentale avant l’époque moderne est parmi les plus obscurs et les plus confus de l’histoire de notre art. Nous ne savons rien, par exemple, de ce que pouvait être alors l’appropriation des sonorités soit au sentiment, soit aux paroles. « Alors la ligne de démarcation entre le domaine de l’exécution vocale et celui de la musique instrumentale est très mal définie. Les instrumens doublaient-ils les voix ? L’hypothèse est vraisemblable, sans être pourtant vérifiée. S’employaient-ils indifféremment les uns pour les autres ? On peut le croire. Connaissons-nous la tessiture ou le timbre de ces instrumens ? Pas même. Bref, ni la notion d’instrumentation, ni celle d’orchestration n’auraient pu, au moyen âge, se constituer en corps de doctrine. »

Quelque chose pourtant commence d’apparaître, au XIIIe siècle, dans l’ordre, encore très élémentaire, du mélange des instrumens avec les voix. Il est permis d’assurer que la forme du motet comportait ce mélange, la proportion des élémens divers y étant d’ailleurs variable. En général, dans le motet de cette époque, la partie de ténor représente l’élément instrumental. Quand une seule voix s’y ajoute, ce duo constitue la forme primaire du genre. La forme à deux voix et un instrument se rencontre également : « C’est le triplum, dont les deux parties vocales ou bien chantent les mêmes paroles, ou bien chantent des textes différens. » Le type à trois voix et un instrument existe aussi. D’autres encore mêlent deux voix avec un instrument, ou trois instrumens avec une voix. Il arrive même qu’un motet purement vocal se développe entre un prélude et un épilogue instrumental, étroitement unis l’un et l’autre, par le style, à la polyphonie de voix que pour ainsi dire ils encadrent.

Ainsi la musique, au XIIIe siècle, connut, composa des concerts simples encore, mais déjà variés.

Et ce siècle est le même que jadis, au collège, on nous donnait pour un temps de grossièreté, d’ignorance et de barbarie. Que s’il nous arrivait alors d’alléguer, — timidement, — certains noms, Dante, ou le pauvre d’Assise, ou le saint roi Louis, on ne manquait pas de nous répondre que c’étaient là des personnages d’exception. Sans doute, mais l’espèce en est-elle maintenant si commune ! Pauvre cher moyen âge, victime d’une trop longue injure, il nous plait que la musique elle aussi concoure à sa gloire, aujourd’hui mieux connue, et que, dans une certaine mesure, dans un certain genre, cette réparation, ou cette revanche, lui vienne de la musique de France.

De France, et de l’Ile-de-France, de Paris, et de Notre-Dame de Paris, du « chef » ou du cœur de notre patrie et de notre cité. C’est un beau monument national et civique, que vient d’élever là notre savant confrère. Tout est nôtre, il l’a bien montré, dans les origines et le développement, dans le fond et dans la forme de cet art dont il nous présente et nous recommande cent chefs-d’œuvre. « Nous savons que c’est à Paris qu’apparaissent, au début du XIIIe siècle, peut-être même à la fin du siècle précédent, les premières manifestations, historiquement attestées, de la musique mesurée. Cet art est né à Paris, dans la Cité, il a été cultivé dans le milieu propice du cloître Notre-Dame… Les manuscrits, dans lesquels ces œuvres nous ont été conservées, sont eux-mêmes de provenance parisienne ; ils ont été écrits par des copistes, enluminés par des artistes aux gages du Chapitre de la cathédrale, et c’est de Notre-Dame qu’ils sont partis quand, messagers de l’ail français, ils ont été, par-delà nos frontières politiques, porter au loin les compositions de nos musiciens. Aurait-on quelques doutes encore sur l’origine de ces discantuum volumina, de ces recueils de motels, l’examen du manuscrit dans ses caractères intrinsèques et dans son contenu suffirait pour les faire tomber. La paléographie constate en effet une parenté étroite entre l’écriture musicale de ces livres de dédiant et la notation des graduels, des antiphonaires et autres livres liturgiques du diocèse de Paris ; d’autre part, ces recueils contiennent un grand nombre de pièces relatives à des saints ou à des saintes particulièrement en honneur à Paris et non ailleurs ; enfin le style même des miniatures et des lettres ornées vient confirmer la provenance parisienne de ces manuscrits. »

Enfin, rassemblant une dernière fois ses raisonnemens et ses preuves, M. Pierre Aubry conclut définitivement en ces termes : « C’est, dirons-nous, Notre-Dame de Paris qui fut, au XIIIe siècle, le berceau de la musique moderne, et le manuscrit que nous publions ici est un témoin de ces origines. »

Recevons avec joie un aussi glorieux témoignage. Ainsi, non seulement la moelle, ou le dedans, mais le dehors et l’enveloppe même de cet art, tout est de notre pays, tout est de notre cité, tout est de « notre dame. « Vous qui l’ignoriez sans doute, et nous-même, hier à peine mieux informé que vous, nous entrerons désormais avec plus de respect, avec plus d’amour dans notre cathédrale, sachant quels sons, quels accords notre air natal a formés autrefois sous ses voûtes et comment, il y a six ou sept siècles déjà, ses pierres mêmes ont chanté.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voir le bel ouvrage de M. l’abbé Villetard : l’Office de Pierre de Corbeil (Office de la Circoncision), improprement appelé « Office des Fous. » Texte et chant publiés d’après le manuscrit de Sens (XIIIe siècle) avec introduction et notes ; 1 vol. in-8 ; Paris, chez Alph. Picard et fils 1907.