Revue musicale - 31 mars 1921

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Camille Bellaigue
Revue musicale - 31 mars 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 683-692).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra : Antar, conte héroïque en quatre actes et cinq tableaux ; poème de M. Chekri-Ganem, musique de Gabriel Dupont. Vieille musique italienne. — Au Trianon-Lyrique.


De la musique, enfin de la musique ! Il y a de la musique, et beaucoup, et de l’excellente, dans l’opéra (pourquoi l’appeler « conte héroïque ? » ) du regrettable et regretté Gabriel Dupont. Et par ce mot, ou sous ce mot de « musique, » quoi qu’on entende ou qu’on nous fasse entendre aujourd’hui, vous savez très bien ce que nous voulons dire.

Le poème, en un style qui n’est pas toujours irréprochable, raconte l’histoire que voici. Antar est un berger d’Orient, de la tribu des Beni-Abs. Non seulement un berger, mais un soldat, un amoureux, et, nous le verrons tout à l’heure, bien autre chose encore. Pour le moment, il vient de sauver sa tribu de l’attaque d’une tribu voisine et d’arracher aux bras d’un farouche ravisseur la belle Abla (oh ! le vilain nom pour une jolie personne ! ), Abla qu’il aime et dont, pour sa récompense, il sollicite la main. Mais un autre, l’émir Amarat, y prétend aussi. Alors on transige, on diffère. D’accord avec Amarat, le père d’Abla, Malek, exige d’Antar un supplément d’héroïsme et de gloire. Qu’il aille combattre les Persans. S’il en revient vainqueur après six ans accomplis, Abla sera sa femme.

Il revient plus tôt, sa valeur n’ayant pas attendu le nombre des années. Hélas ! anticipation vaine. On célèbre, il est vrai, son hyménée. Mais Amarat a juré sa perte. Et, craignant de s’y employer en personne, il charge de ce soin un archer sans pareil, autrefois le ravisseur d’Abla, prisonnier d’Anlar et qui le hait, ayant eu les yeux crevés par ses soldats. Il faut croire, et nous le croyons parce qu’on nous l’affirme, que la cécité de l’étonnant tireur ne nuit aucunement à la sûreté de son tir. En effet, il tire Antar, au jugé, et le blesse à l’épaule. Blessure légère, mais, la flèche étant empoisonnée, mortelle. Antar, qui l’ignorait, l’apprend sans s’émouvoir. Magnanime, il pardonne même à son meurtrier, lequel au surplus, pris de remords, se frappe à son tour et meurt le premier. Pendant un moment alors, un seul, et très court, Antar souhaite de vivre. A sa requête, son fidèle compagnon, son frère, applique sur sa plaie un fer rouge. Faiblesse passagère, inutile médication. La mort est dans ses veines, il n’a plus qu’à l’attendre. Il l’attendra donc, assez longtemps pour s’y préparer et pour y procéder « en beauté : » c’est-à-dire à cheval, appuyé sur sa lance, et si fier, si terrible jusqu’à la fin, et même après, que, devant le héros expiré, ses ennemis, frappés de stupeur, s’arrêtent.

Voilà toute la pièce, mais non tout le personnage. A celui que nous venons de vous présenter, et qui pouvait suffire, le librettiste a cru bon d’en superposer un autre, deux autres. Un poète d’abord. Et lequel ! Nous apprenons, (acte second), avec une certaine surprise, qu’Antar a vaincu les Persans non par ses armes, mais par ses vers, par la lyre et non par le glaive. Rare et glorieux succès pour la littérature. Et peu à peu voici que le poète « se double, » — au point que la doublure emporte l’étoffe, — d’un prophète à la fois politique et religieux, d’une sorte de Messie, annonciateur des temps nouveaux et de la paix universelle. Après une apologie anticipée autant que chaleureuse du mahométisme, — car, à la Mecque, il a connu Mahomet, — Antar prévoit « une Arabie unie aux mains d’un maître unique. » Et de là, portant toujours plus loin ses vaticinations et ses promesses, il finit par les étendre à tout l’univers. Ainsi dans la pensée et dans-les discours du Bédouin patriote et philosophe, les desseins nationalistes d’un émir Fayçal se mêlent à l’idéologie humanitaire d’un président Wilson. Et cela nous induit à nous demander si peut-être le trop ambitieux librettiste d’Antar, se flattant de faire plus grand, n’aurait pas fait seulement plus vide.

Ce n’est pas de cette enflure et de cette emphase que la musique s’est trouvée le mieux. L’ascension politique et sociale du héros ne fit point son affaire. La dernière scène même nous parut très honorable seulement. A vrai dire, elle l’est de toute manière, comme pensée et comme style. Sans être fort originale, (le thème de la marche funèbre évoquant un motif également funéraire de Grieg, la Mort d’Aase), l’inspiration de ce long monologue échappe à la vulgarité. Sachez, au cas où la chose vous intéresserait encore aujourd’hui, que le leit motiv joue ici fort honnêtement son rôle. Ailleurs même on pourrait noter l’emploi du procédé, qui, soit dit en passant, commence de tourner au poncif. Je vous signalerais sans peine les passages où le motif héroïque d’Antar tantôt s’exalte plus encore et s’avive, tantôt s’apaise au contraire et s’imprègne de tendresse et de mélancolie. Aussi bien tout cela, retour, ou rappel, ou métamorphose thématique, est secondaire. Au-dessus de telle ou telle formule musicale, il y a la musique. Et dans Antar, encore une fois, elle ne manque pas. Musique orientale d’abord. Celle-ci n’est peut-être pas la plus difficile à faire, ou à contrefaire. On altère une note sensible, on augmente une quarte juste, on termine une phrase sur la dominante, ou la médiante, plutôt que sur la tonique, on use du chromatique, on enjolive le chant de broderies et de festons sonores. On obtient ainsi quelqu’une de ces mélopées où se complaisait le cher et regretté Bourgault-Ducoudray, l’auteur de la Rapsodie cambodgienne et de Thamara, le plus exotique de nos musiciens, j’entends le plus épris d’exotisme, celui dont on a pu dire qu’il fut en musique quelque chose comme le ministre des Colonies et même, (témoin son puissant Hippopotame), le directeur du Jardin d’acclimatation.

Tendre, amoureuse, douloureuse aussi, une cantilène de ce genre passe et repasse à travers la partition d’Antar. D’autres, de moindre importance, mais de même goût, de même couleur, lui font un cortège pittoresque. Et puis, et surtout, à côté de la musique orientale ou s’y mêlant, on est heureux de rencontrer en abondance ici la musique tout court. Musique spontanée, musique généreuse, plutôt que de se restreindre et de se contraindre, il lui plaît de s’abandonner et de s’épanouir, elle n’a pas honte de s’émouvoir. Son plus grand charme, lorsqu’elle est charmante, vient d’une pure et profonde sensibilité qui jamais ne dégénère en fadeur, mais qui, s’il le faut, s’élève au pathétique, sans effort comme sans emphase. Je vous recommande, au premier acte, la longue, l’éloquente profession, non pas de foi, mais d’amour, du héros. Écoutez surtout (avant-dernière scène) le duo, d’amour également, surtout l’épisode ou la partie assise, (telle étant l’attitude des amants), de ce duo. Par la sincérité, la chaleur du sentiment, par l’enchaînement des thèmes, des harmonies, des modulations et des timbres, par la richesse et par la souplesse aussi de la trame sonore, ces pages-là nous parurent vraiment belles. D’autres, plus intimes, sont excellentes encore, et çà et là moins que des pages : des phrases brèves, des intonations, des accents, dont la justesse nous ravit. A chaque instant on trouve en cette œuvre, comme disait Gounod, des « coins, » où l’on prend plaisir à se reposer. Mais il y a de l’espace aussi, témoin certaine scène où la jeune fille entend accourir de loin, au galop de son cheval, Antar victorieux. L’arrivée du héros, et surtout son approche, est rendue avec une singulière puissance et pourtant ne doit rien à celle de Tristan, non plus qu’à celle d’Armand dans la Traviata.

En-résumé nous ne prétendons pas qu’Antar ait été pour les musiciens la cause d’une joie que d’aucuns estimèrent parfaite. Mais ils en ont du moins éprouvé ce qui, dans le langage de la piété, s’appelle une très grande « consolation. »

La voix de Mlle Fanny Heldy « Abla) parut trois fois inégale à son rôle : en puissance, en ampleur et même en hauteur. Il se pourrait que l’emploi de « grand soprano dramatique » dépassât les forces, vocales et autres, de la gracieuse artiste. Il y a dans Antar deux autres figures féminines : d’abord une suivante d’Abla, qui ne chanta pas mal et qui même prononça mieux que sa maîtresse. L’autre dame est la mère d’Antar. Elle ne paraît qu’un moment, à la fin du premier acte. Ce moment, en musique ou par la musique, est délicieux. Il l’est surtout à la lecture, parce qu’une interprète insuffisante nous l’a gâté, nous l’a fait perdre. Qu’importe, messieurs les directeurs de théâtre, qu’un tel rôle ne soit que de quelques pages, de quelques lignes, et pourquoi ne pas le mettre en valeur ? Dans le personnage de l’ami, je crois même du frère ou demi-frère d’Antar, M. Rouard a montré beaucoup, d’intelligence, de goût, et l’on dirait, si le mot était plus distingué, de distinction. Voilà trente-cinq ans tout juste que M. Delmas débutait à l’Opéra. L’éminent artiste soutient sans défaillir ce long et beau passé. Quant à M. Franz, (Antar), il ne me souvenait pas que sa voix magnifique unît à cet éclat cette égalité, cette douceur ; encore moins qu’au lieu de pousser et de hacher les sons, elle les liât ainsi. Au chanteur, à l’artiste, je ne connaissais pas cette délicatesse, ces demi-teintes, cette poésie. Mais je connaissais, dès avant Antar, la laideur, la lourdeur des décors qu’on nous « plante » aujourd’hui. Le style en est moderne peut-être et sûrement affreux. Et d’où vient que les cinq tableaux d’un drame qui se passe en Orient nous sont présentés dans les demi-ténèbres d’une éternelle nuit ? Enfin, au lieu d’un cheval de bois ou de carton, un vivant, à la condition d’être sage, eût fait plus d’honneur, sans la troubler, à l’agonie équestre du héros.

Salve, magna parens ! Un professeur à l’Institut royal de musique de Florence, M. Félix Boghen, vient de réunir en deux volumes un certain nombre de toccatas et de fugues pour piano, (à l’origine pour clavecin), des XVIIe et XVIIIe siècles italiens [1]. C’est un admirable bréviaire, digne de prendre place en toute bibliothèque des chefs-d’œuvre classiques, à côté du Clavecin bien tempéré. A l’heure trouble où nous sommes et par ce « temps malade, » comme disent les bonnes gens, que traverse la musique, l’italienne aussi bien que la nôtre, il n’est que d’ouvrir ce recueil pour y faire provision de lumière et de santé.

La collection de M. Boghen s’ajoute fort heureusement au recueil de sonates, également anciennes et pour la plupart italiennes aussi, réunies par M. Joseph Salmon [2]. Nous en avons naguère entretenu les lecteurs de la Revue. L’une et l’autre publication forment comme une riche galerie de primitifs sonores, un véritable trésor de musique de chambre. Pour leur bien et le nôtre, nos virtuoses ne feraient pas mal d’y puiser, à pleines mains.

Entre la toccata et la fugue, je ne vous apprendrai pas la différence. Tout le monde est censé savoir que la première est plus libre, qu’elle se permet la fantaisie et jusqu’à l’apparence de l’improvisation. Des lois plus rigoureuses régissent la seconde. En l’un et l’autre genre, deux siècles italiens ont été grands. Les nombreuses pièces que nous venons de lire témoignent de leur grandeur. Des maîtres même ignorés l’attestent. Qui savait seulement le nom, le joli nom, tout en diminutifs, d’un Azzolino Bernardine della Ciaja ? Et de Stradella connaissiez-vous autre chose que le fameux « air d’église, » dont il n’est pas l’auteur ? Je ne saurais trop vous engager à faire connaissance avec sa toccata — oui, celle-là vraiment sienne — en la mineur. Elle commence par des arpèges descendants, qui sont d’une rare magnificence. Assurément les deux Scarlalli, Alessandro et Domenico, le père et le fils, et le fils plus grand que le père, ne nous étaient point étrangers. Mais jusqu’ici n’aimions-nous pas seulement Domenico pour la finesse, l’élégance et l’esprit, pour la concision aussi de ses œuvres, pour un art qui consiste, — on l’a remarqué justement, — « à fixer dans une courte figure sonore un court moment sentimental ? » [3] A ces qualités un peu superficielles, d’Annunzio, déjà plus pénétrant, le d’Annunzio de la Léda sans le cygne, ajoutait la vigueur et la hardiesse. Que penserait-il de certaine fugue en sol mineur, avec son thème escarpé, tout en notes montantes, et par quel rude chemin ! Une autre, encore plus belle, en ut mineur et du genre chromatique, n’est pas d’un accent moins douloureux et moins âpre que le célèbre Weinen, Klagen, de Jean-Sébastien. (C’est ainsi, vous le savez, qu’on appelle Bach, lorsqu’on veut se donner des airs.) En vérité, ce royaume, cet univers latin ne le cède guère à l’autre, le germanique, celui que les Bach et les Haendel ont créé. Avec moins d’étendue, il l’égale peut-être en profondeur. Il y règne parfois une lumière plus azurée, qui nous émeut encore davantage. Les formes sonores dont il est peuplé sont les sœurs, plus jeunes, mais aussi pures, des formes plastiques de la Renaissance italienne. Elles ont même caractère, même précision et même relief, la fermeté des lignes et la sûreté des traits, l’élégance et la force, ou la virtù, comme on disait alors, tour à tour quand ce n’est pas ensemble. Oh ! les formes, ou la forme, nous faut-il donc aller la chercher, l’aimer, l’adorer si loin derrière nous, parce que devant nous, de jour en jour, elle s’efface et s’évanouit ? Jusques à quand devrons-nous marchander notre admiration et notre tendresse au progrès pour les réserver au commencement ? Lisez les Durante, les Porpora, les Marcello. Surtout, de Frescobaldi, le plus ancien maître cité dans le recueil dont nous parlons, lisez une certaine Toccata di durezze e ligature. Elle est faite, comme le titre l’indique, de notes dures et liées, de notes plutôt que de phrases ; d’accords aussi, de lents accords, admirables d’énergie, d’audace et de rudesse. « Harmonie, harmonie ! » dit Musset, et lorsqu’il ajoute : « Qui nous vins d’Italie, » nous doutons parfois s’il ne se trompe pas et si plutôt ce n’est point la mélodie qu’il devrait invoquer. Mais une telle page « qui nous vint d’Italie » en effet, donnerait raison au poète. C’est d’harmonie, encore plus que de mélodie, qu’une œuvre de ce genre est un chef-d’œuvre. Trois fugues, également du vieux maître romain, ne sont pas de moindres merveilles. La dernière est une chose splendide. Ah ! dame, ce n’est pas « le caractère enjoué. » Très longue, toute en valeurs lentes, elle est d’une sévérité terrible. Mais de quelle hardiesse, de quelle étonnante, et chromatique et prophétique nouveauté ! Je me demande si Tristan a rien de plus téméraire. On rapporte qu’un de nos « jeunes, » — ou se croyant tel, — musicien polyphonique, sinon polytonique à l’excès, aurait déclaré dernièrement que la musique devenait impossible, les sept notes de la gamme n’y suffisant plus désormais. S’il a parlé de sa musique à lui, c’est tant mieux. Et puis il reste assez de compositeurs dans le passé et, dans le présent, d’auditeurs, à qui le vieil heptacorde a pu suffire et suffit encore. Savez-vous que celui de nos théâtres de musique où l’on passe les meilleurs moments pourrait bien être le petit, le lointain, le modeste Trianon-Lyrique. Lyrique, il l’est en effet avec modestie, mais avec autant de soin que de goût. L’artiste qui le dirige s’est promis de rendre la vie et l’âme, leur âme légère, aux chefs-d’œuvre, par d’autres oubliés, ignorés peut-être, d’un genre toujours aimable et souvent exquis. M. Louis Masson tient sa promesse. Nous lui devons des plaisirs délicats. Il nous a rappelé Montigny, Grétry, Nicolo, Boieldieu, Dalayrac. Il nous a révélé le grand Philidor. Il a repris la Servante maîtresse et Philémon et Baucis. Enfin il vient de nous donner le Mariage secret. Tout cela sans parler et la Chanson de Fortunio.

Mais pourquoi n’en parlerions-nous pas ? C’est une charmante chose, paroles et musique, que cette suite brève, en un petit acte, du Chandelier. Offenbach, si je ne me trompe, en demanda le livret à Ludovic Halévy pour y insérer la chanson destinée au Fortunio de la Comédie-Française, et que celui-ci, mieux disant que chantant, n’avait pu chanter. Elle est ainsi deux fois le « motif, » en étant d’abord la cause et puis le thème poétique et musical, de cet aimable Trente ans après, ou trente-cinq.

Fortunio, devenu quinquagénaire, a pris non seulement l’étude, mais le personnage de Me André. Sa femme, Laurette, est une seconde Jacqueline, dont Valentin, l’un des clercs, devient à son tour, avec moins de peine que l’autre, n’y ayant point ici de Clavaroche, l’heureux Fortunio. Et l’ouvrière de son bonheur, c’est encore la chanson, la fameuse, l’irrésistible chanson, que le patron croyait avoir détruite et qui se retrouve parmi les paperasses d’un vieux dossier. « Motif-conducteur » à sa manière, elle conduit ou se conduit avec bien de l’esprit, de la gentillesse et de la sensibilité. Surprise par Valentin et l’un de ses camarades entre les feuillets jaunis d’un grimoire, mêlée d’abord à des formules de droit ou de procédure, la mélodie s’en dégage peu à peu, s’en exhale comme un parfum de jeunesse et d’amour. Valentin, puis les autres petits, appelés en hâte, la respirent longuement. Elle leur monte à la tête, elle leur descend au cœur. Valentin surtout ne chante plus qu’à peine. Il murmure à mi-voix :


C’est le brouillon,
C’est le brouillon
De la chanson
Du patron.


Prosaïques et familières sont les paroles. Mais c’est de la musique même que tous ces beaux quinze ans s’enivrent et s’attendrissent, gagnés par un juvénile et mystérieux émoi.

D’autres pages, d’un autre caractère, sont lestes, pimpantes et spirituelles, à demi bouffonnes parfois, sans aucune trivialité. Mais partout la grâce de la chanson demeure la plus forte : soit que Valentin la soupire enfin tout entière à sa jolie patronne, soit qu’au dénouement, en guise de plaisante moralité, elle revienne une dernière fois. Alors combien changée ! Non plus timide et solitaire, mais joyeuse, triomphale et quasi vengeresse. Tous les clercs accourus, chacun tenant sous le bras sa chacune, l’entonnent en chœur, la dansent en ronde autour de Fortunio consterné. Victorieux par elle naguère, le voilà puni par elle. Elle passe à des lèvres plus fraîches, ainsi que l’amour à de plus jeunes cœurs, et c’est en plus petit, surtout en plus gai, — le mot est de M. Robert de Fiers, — la Course du flambeau, ou du chandelier.

Si le dernier acte de la Sapho de Gounod a la beauté, la noblesse d’une statue, le premier acte de Philémon et Baucis, le seul agréable des deux, formerait autour du socle un gracieux bas-relief. Le style en est attique, et quelquefois le sel aussi. L’opérette y affleure çà et là. Gounod avait de l’esprit. Deux années avant Philémon, il s’était déjà montré, dans le Médecin malgré lui, capable de mettre Molière en musique. Dans Philémon par moments il s’égaie, au lieu de s’émouvoir comme dans Sapho, dans Ulysse, au souvenir des Olympiens. Ainsi les couplets de Vulcain : Au bruit des lourds marteaux d’airain, commencent, ou mieux éclatent avec une puissance, un lyrisme, où se révèle tout de suite le forgeron divin. Mais celui-ci, dès le refrain, et même un peu plus tôt, à certain tournant de la phrase, fait place à l’époux humain et ridicule, et la chanson n’est pas loin de s’achever sur le ton de la parodie, presque de la charge. Sans arriver encore à la Belle Hélène, la musique en prend, ou du moins en montre le chemin. Écoutez aussi la réponse de Jupiter à Vulcain :


Si Vénus à la légère
S’enflamme un peu trop souvent,
Faut-il s’en étonner, quand, sur le flot mouvant,
J’ai fait éclore un jour la reine de Cythère
Dans un flocon d’écume emporté par le vent.


Flocon mélodique lui-même, le couplet a bien de la grâce et de la poésie, mais une poésie piquante, un peu cavalière, avec un soupçon d’ironie.

Ailleurs, et le plus souvent, devant l’antique toujours, Gounod cesse de sourire. En des pages telles que le chœur lointain des Bacchantes, on reconnaît l’inspiration grecque et comme les veines du marbre. Ce chœur, écrivait naguère Scudo, « n’a rien de remarquable, si ce n’est la persistance de deux notes de cor qui vous taquinent l’oreille. » J’avoue que ces deux notes aujourd’hui me produisent un autre effet. Leur battement continu, le branle obstiné qu’elles impriment au rythme évoquerait plutôt la troupe des vierges dansantes sur les sommets laconiens. Bacchata lacœnis. Comme en ce peu de mots la poésie, la musique enferme en ce raccourci sonore une image, une vision de l’antiquité. Supérieur et prochain, tel était, suivant Gounod, le double caractère de l’art ou de l’idéal. Il y a dans Philémon des choses familières, d’une familiarité que relève l’élégance, la pureté d’un style comparable à celui de Mozart. Et dans Philémon encore, la scène finale du premier acte, où Jupiter endort ses hôtes du sommeil qui va les protéger et les rajeunir, cette scène est une chose auguste et digne des dieux.

Les dieux, « les dieux ouraniens. « Ainsi commence, — ailleurs, — une cantilène où Pénélope, la Pénélope de M. Gabriel Fauré, donnant asile au mendiant qui l’implore, évoque en sa faveur d’autres passants comme lui misérables, et dont la misère, à dessein et pour éprouver les mortels, cache peut-être la divinité. Tandis que la musique de Gounod accompagne et représente une de ces visites sacrées et qu’il convient de pieusement recevoir, la musique de M. Fauré nous y fait seulement penser, ou rêver. Elle n’est qu’une allusion au même sujet, et, si l’on veut, une esquisse, mais délicieuse. Et dans le sentiment, dans le style, en un mot, dans le génie, tout, de l’un des maîtres à l’autre, s’est transformé. Mélodie, harmonie, modulation, pas un signe sonore qui soit demeuré le même. Naguère arrêtées et définies, les formes, toutes les formes sont devenues plus vagues, plus flottantes. Par des nuances à peine discernables, par d’exquises dégradations, elles se fondent les unes dans les autres. Intime, recueillie et comme retirée en soi, la musique s’est inclinée insensiblement du côté du mystère.

Il n’existe pas de musique moins mystérieuse que celle de la Servante Maîtresse. Sans une ombre de poésie, à peine de sensibilité, le célèbre intermezzo de Pergolèse n’est un chef-d’œuvre que de malice. Et cela permet aux amateurs d’antithèses, qui ne s’en privent point, le facile plaisir d’opposer le Stabat Mater à la Serva padrona. Une verve moqueuse et rude, un esprit d’ironie et de sécheresse anime cette œuvre de rigueur plutôt encore que de grâce, cette musique aux angles aigus, aux arêtes vives. Des notes pointées hérissent le rôle de Zerbine, des rythmes tranchants le découpent. Avant de l’élever sur les hauteurs divines du Stabat, — allons, nous n’échapperons pas au parallèle ! — Pergolèse l’a-t-il assez rabaissé, l’éternel féminin ! On ne railla jamais plus durement la pitoyable histoire des ancillaires amours. Zerbine, ce n’est pas la soubrette ; dans la réalité, dans le réalisme du mot, c’est la servante. A son duo, j’allais dire à son duel avec son maître, comparez seulement un autre duo, d’un autre maître, avec une soubrette cette fois, celui du comte avec Suzanne, dans les Noces de Figaro. Les si, les no, s’y répondent également. Là, comme ici, la femme mène le jeu, commande et triomphe, elle se moque et rit ; là comme ici, comme partout, l’homme est sa dupe. Mais pour tous les deux il y a la manière. Si « verdissante » que soit Suzon, elle est moins haute en couleur que Zerbine. Elle aussi veut se faire épouser, mais non par son maître. Sans compter que le bel Almaviva ne ressemble guère au bonhomme Pandolphe et qu’avec lui ce soir, sous les grands marronniers, Suzette serait moins à plaindre que Zerbine en l’alcôve de son barbon. Lisez, lisez l’un et l’autre dialogue. Après la vivacité de l’un, vous goûterez la langueur de l’autre. Vous reconnaîtrez qu’entre Pergolèse et Mozart un souffle d’une douceur enchanteresse, divine, a passé et qu’il s’est insinué dans l’âme de la musique pour la renouveler et l’attendrir.

« Je ne connais de gens heureux que parmi les abondants. » Ce mot de Boito nous revient toujours en mémoire devant le portrait et devant le chef-d’œuvre de Cimarosa. La musique de ce gros homme, en qui tout abondait, la chair et l’esprit, est l’une des sources du bonheur musical. Pour la perfection de notre bonheur en écoutant le Mariage secret, il faudrait six chanteurs et chanteuses admirables. Qu’ils soient agréables au moins, c’est déjà beaucoup. Au Trianon-Lyrique, ils l’ont été.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Chez Ricordi.
  2. Chez Ricordi.
  3. M. Luigi Alberto Villanis, dans L’Arte del Clavicembalo ; 1 vol. Torino, Frateili Bocca.