Revue musicale - 31 mars 1923

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Camille Bellaigue
Revue musicale - 31 mars 1923
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 701-706).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra-Comique : Le Hulla, conte oriental en quatre actes ; poème de M. André Rivoire, musique de M. Marcel Samuel-Rousseau. — Musique d’Espagne et d’Italie. — Concerts de M. Édouard Risler.


On a dit autrefois de Sigurd que c’était quelque chose comme un Siegfried pour les petits gens, pour ceux qui ne payent pas plus de quinze cents francs de loyer. Mettons-en quatre ou cinq mille aujourd’hui. De ces mêmes personnes, honorables d’ailleurs autant que nombreuses, le Hulla pourrait bien être un peu le Marouf. Dans l’œuvre de M. Marcel Samuel-Rousseau, il est permis de préférer Tarass-Boulba. Il s’en faut pourtant que le Hulla n’ait rien d’aimable.

D’abord le livret, ou plutôt et véritablement ici le poème, est fort plaisant. L’esprit et le sentiment s’y mêlent et s’y fondent avec beaucoup de goût, de grâce et d’élégance, en des vers bien tournés et déjà par eux-mêmes harmonieux. On n’ignore plus depuis trois semaines environ, et les érudits le savaient sans doute auparavant, ce que c’est qu’un hulla. Voici. En pays musulman, sous la loi du Prophète, un mari qui a répudié sa femme peut, s’il vient à la regretter, la reprendre, mais à cette condition que la femme elle-même aura pris pour un jour, (nuit comprise), un nouveau mari, lequel devra, sa suppléance achevée, la répudier à son tour et la restituer au premier occupant. L’occupant numéro deux s’appelle un hulla. Un riche marchand d’Ispahan, Taher, a pris ou plutôt acheté pour femme la belle Dilara, native de Damas. L’ayant trouvée rebelle le soir des noces, il l’a renvoyée dès le lendemain matin. Avant le lendemain soir, il la pleure. Afin de la revoir, et de la ravoir, sur les conseils de son père, il se décide, non sans répugnance, à choisir un hulla. Son choix s’arrête au hasard sur un étranger, un mendiant, couché nonchalamment à la porte de la mosquée. Narsès, (c’est ainsi qu’il se nomme), est un beau garçon, et cela ne laisse pas d’inquiéter un peu Taher. Mais, — et ceci le rassure, — Narsès est amoureux fou d’une autre femme, rencontrée jadis, et que depuis il a cherchée en vain. Taher voit dans cet amour une première garantie d’abstinence. Il prêtera donc sa femme à Narsès. Il y ajoute, — seconde garantie, — une forte somme, comme prime de remplacement, sous la promesse que l’intérim restera platonique.

Ainsi Taher a tout lieu de se flatter que, dans cette aventure, il n’y sera que de son argent.

Vous devinez la suite. La suite, c’est la reconnaissance réciproque de Narsès et de Dilara. Elle l’aimait comme elle en était aimée et l’attendait aussi fidèlement qu’elle en était attendue. Alors la chambre et la nuit qui ne devaient être que pseudo-nuptiales, le deviennent vraiment. Le mari, le beau-père, entrés par surprise, par violence même, en conçoivent une fureur vengeresse. Amants autant qu’époux, Narsès et Dilara sont résolus à le rester. Ils le resteront à peine quinze jours, lesquels d’ailleurs, grâce à la commission payée d’avance au hulla, s’écouleront en fêtes et festins. Dilara, pour gagner du temps, a feint de retrouver en Narsès le fils et l’héritier d’un richissime marchand de Damas. Mais déjà des messagers envoyés aux nouvelles reviennent et dénoncent la supercherie. Arrêtés, les amoureux sont perdus, ou le seraient, si le roi, le bon roi de Perse qui, sous un déguisement, la veille, avait été leur hôte et leur confident, ne venait à la fin les sauver et punir leurs ennemis.

Tel est ce joli conte d’Orient. Scabreux par endroits, le conteur l’a conté légèrement. Aussi bien la morale est indemne en cette affaire. Tout y est régulier et l’on y voit jusqu’à deux maris également légitimes.

La musique du Hulla possède premièrement un mérite peu commun aujourd’hui : elle est raisonnable, elle a du bon sens. Elle ne divague ni n’extravague. Elle est écrite en un seul ton : je veux dire en un seul ton à la fois. Et croyez bien que cette écriture, la plus simple en apparence, trop simple aujourd’hui pour certains, est en réalité la plus difficile. Une phrase de dix mesures, sans modulation, mais sans banalité, sans platitude, cela ne va pas tout seul. Le musicien du Hulla ne semble pas incapable de cet exercice. Nous sommes encore quelques-uns à l’en féliciter, et nous avec lui.

Autre originalité de cette musique : elle laisse entendre les paroles, et les paroles étant de M. Rivoire, c’est tant mieux. Loin de leur être hostile et funeste, elle les sert, elle les favorise. Plutôt que de les noyer dans la symphonie, ou polyphonie, (le second terme est plus à la mode), elle les pose à la surface, afin qu’elles s’y jouent. Elle les y laisse flotter et plus souvent courir, car elle est rapide, cette musique, elle est légère. Nulle ne ressemble moins à telle ou telle autre, où l’on dirait volontiers, — on l’a déjà dit, — que la cuiller tient debout. Mais de cette rapidité même il faut maintenant se plaindre. Elle passe, la musique du Hulla, elle passe sans cesse et ne fait guère que passer. Elle est toute en épisodes, en menus détails, non pas en façade, mais en facettes. Jamais ou presque jamais elle ne se développe, ne s’épanche. Elle a de la vivacité, de l’agrément, voire de l’esprit. Le lyrisme est ce qui lui manque le plus. J’entends bien, — ou plutôt, j’ai pris plaisir à l’entendre, — il y a le duo d’amour. La péroraison surtout en est belle ; orchestre et voix s’y embrassent avec chaleur et d’un embrassement qui dure. Mais le reste n’est guère fait que de petits morceaux. Le sujet, dira-t-on, ne comportait, ne pouvait supporter que cette mobilité, ce papillotage sonore. Tout de même on souhaiterait que de temps en temps la musique se donnât carrière, que du particulier elle passât au général et prît un grand parti.

Non sans regretter ce qu’elle nous refuse, ne dédaignons pas ce qu’elle nous donne. Le premier acte est plein de mouvement et de vie. Musique de bazar, (tel étant le lieu de l’action), mais non de pacotille. Maint article y est de choix, et de prix. Au troisième acte, pendant une fête, avec une complaisance naïve et d’ailleurs assez touchante, Narsès fait les honneurs de sa femme au vieil et bienveillant officier, leur convive inconnu ce soir, en qui demain, pour leur bonheur, ils reconnaîtront le Roi. Devant cet homme excellent, et pour lui, Dilara déclame, danse et chante tour à tour. Le triple intermède a de la grâce. Mais j’aime encore mieux, beaucoup mieux, une autre page, peut-être la plus charmante de la partition. Ce n’est pas, oh ! pas du tout, la romance que chante Narsès, les bras levés, en posture d’orante : « Nos destins sont écrits sur les tables du ciel. » C’est un autre chant, une sorte de lied oriental, de Narsès encore, de Narsès amoureux et vantant au vieillard indulgent, quasi paternel et même patriarcal, toutes les grâces et tous les talents de sa femme. Paroles et musique, il y a là deux fois de la poésie. La chanson de l’époux achevée, « Il ment, » réplique en souriant l’épouse. « Il ment comme un amant. Tout cela veut dire qu’il m’aime. » Certes, mais c’est bien quelque chose et qu’on ne pouvait dire plus joliment.

Restons-en là. Gardons cette impression dernière. Quand le Hulla ne serait qu’une collection et comme une vitrine, une étagère de bibelots poétiques et sonores, si peut-être, comme il est permis de le croire, c’est bien cela, cela seulement que les auteurs ont voulu faire, ils y ont réussi.

Leur œuvre est chantée, jouée, décorée, costumée à souhait. Il est seulement dommage que la voix de Mlle Brothier (Dilara) se soit, en se fortifiant, un peu durcie. Au contraire, celle de M. Friant (Narsès) a gagné beaucoup en douceur et en charme. Elle est bien posée, je dirais volontiers superposée : elle donne, je ne sais pourquoi, plus que nulle autre voix de ténor, une impression de hauteur. Et le chanteur a fait de sensibles progrès. M. Audoin (Taher), est excellent. Il nous avait déjà plu dans Cosi fan tutte. Il y figurait avec talent un des deux amoureux, (le baryton). L’autre, (le ténor), était le jeune et regretté Cazette. Père et beau-père de Narsès et de Dilara, M. Hérent chante et joue gaiement. M. Azéma dessine avec une ampleur comique, la silhouette d’un juge vénal et concupiscent. Et vous savez enfin quel chef, quel animateur d’orchestre est M. Albert Wolff, revenu d’Amérique. Nous le prions de n’y point retourner.

L’Espagne et l’Italie nous ont envoyé dernièrement de belles choses. M. Félix Boghen, professeur à l’Institut Royal de musique de Florence, vient d’enrichir encore sa collection déjà considérable de pièces pour le piano des vieux maîtres italiens (XVIIe et XVIIIe siècles) [1]. Trois fascicules récents contiennent des « Canzoni » et des « Partite, » du grand Frescobaldi. Les « Partite » surtout sont extraordinaires. Les titres déjà, les titres seuls, ont la poésie, le parfum du passé : Soprà l’aria della Romanesca, — Soprà « Ruggiero, » — Soprà « la Monicat » — Soprà « la Follia. » — Que ces vieux airs ont donc de jolis noms et qu’ils éveillent d’échos lointains ! Avant toutes les autres « Partite, » lisez « la Monica. » Relisez-la plus que toutes les autres. C’est une série de variations charmantes et superbes tour à tour. Mélodie, harmonie ; les deux modes, majeur et mineur, alternant comme la lumière et l’ombre, comme la joie et la mélancolie ; des traits, des arabesques d’une grâce exquise, tout cela compose un chef-d’œuvre de douceur et de force, de raison pure et de pure sensibilité. Nous le disions naguère, lorsque parurent les premières livraisons, et nous ne nous en dédirons pas à propos de celles-ci : à l’heure trouble où nous sommes et par ce « temps malade, » comme parlent les bonnes gens, que traverse la musique, l’italienne aussi bien que la nôtre, il fait bon d’aller boire à cette source la vie et la santé.

« Mais en Espagne ! En Espagne ! » Procurez vous au plus vite les Sept chansons populaires de M. Manuel de Fallu [2]. J’aime à croire que vous connaissez le nom du musicien et ses œuvres précédentes. L’Opéra-Comique, il y a quelques années, a représenté la Vie brève, et sa faute, sa très grande faute, est de ne s’en point souvenir. L’Heure espagnole, la vraie, l’éclatante, l’heure de midi, c’est celle-là. Aimez-vous, espagnoles toujours, les heures fraîches, nocturnes et semées d’étoiles ? Souhaitez que l’éminent chef d’orchestre madrilène, M. Arbos, revienne à Paris diriger de nouveau, comme il l’a fait cet hiver, l’étincelante symphonie pour orchestre et piano qui s’appelle Une nuit dans les jardins d’Espagne. Mais pour prendre patience, lisez les Sept chansons. Là bouillonne un sang nouveau. De quelle chaleur, de quelle richesse et de quelle pureté ! Depuis les dernières mélodies de M. Gabriel Fauré, l’Horizon chimérique, rien d’égal, bien que tout autre, n’a paru. « Populaires, » comment ces chants le sont-ils ? Nés de l’âme même du peuple, ou créés par un grand artiste à l’image et à la ressemblance de cette âme ? Je ne sais. Et peu m’importe. En soi déjà, rien qu’en soi, seuls et nus, les thèmes sont beaux, vigoureux, éclatants. Mais sur eux quels vêtements sont jetés, et quelles parures ! Des harmonies d’abord, fortes et hardies, mais qui se nouent et se dénouent toujours suivant une logique rigoureuse. On se répète ces deux vers du sonnet de Falstaff, qui définissent l’harmonie elle-même :

Allor la nota che non è più sola,
Vibra di gioja in un accordo arcano.


Des accords secrets, des accords étranges, font ainsi vibrer « la note qui n’est plus solitaire. » Elle vibre ici, tantôt de joie, d’une joie ardente et fière, tantôt d’une tendre mélancolie.

Une autre force de cette musique lui vient de son rythme, ou de ses rythmes, car ils sont divers. Ces tableaux enfin, d’un si ferme dessin et d’une couleur si vive, l’artiste les encadre magnifiquement. Des préludes annoncent les chants, des intermèdes les suspendent, des épilogues les achèvent, et leur étendue ainsi que leur beauté s’en accroît.

C’est la première fois que nous parlons de la musique espagnole depuis qu’un de ses maîtres, un des plus nobles, un des plus grands, Felipe Pedrell, a cessé de vivre. La France le connaissait à peine, de nom seulement, et encore ! En vain quelques-uns d’entre nous ont combattu pour sa gloire. Son admirable tragi-comédie la Célestina, (Les amours de Calixte et Mélibée), eût honoré l’un ou l’autre de nos deux théâtres lyriques. Ni l’un ni l’autre n’ont daigné l’accueillir.

M. de Falla fut, croyons-nous, le disciple de Pedrell, et son disciple très cher. Il est juste d’associer aujourd’hui la louange du survivant, jeune encore, au souvenir, au deuil du vieux maître qui n’est plus. Avec toute notre admiration, Pedrell eut toute notre amitié. Amitié lointaine, de deux amis inconnus l’un à l’autre et qui ne devaient jamais se voir. Mais pendant quelque vingt ans ses lettres nous avaient appris quel homme était l’artiste et, lorsqu’il mourut, nous le saluâmes en notre cœur du salut funèbre qu’il était lui aussi digne de recevoir : « Adieu, belle âme et beau génie ! »


Une fois encore, M. Édouard Risler a consacré huit concerts, — on ne nous fera point écrire « récitals, » — à l’exécution des trente-deux sonates de Beethoven. Ce furent des « soirs sereins et beaux, » de ceux qu’aimait le poète. Jamais public plus nombreux n’applaudit interprète plus digne de l’œuvre. L’un et l’autre sont inséparables aujourd’hui. Pour le grand pianiste, il n’est pas de plus grand honneur. Mais pour lui et pour certains auditeurs, dont nous sommes, il n’est pas de plus grande gêne que de voir et d’entendre tourner les pages par les personnes qui suivent sur la musique. » Et pourquoi suivent-elles, ces personnes ? Peut-être comme l’Anglais qui suivait le dompteur, dans l’espoir d’un accident ? Ou, pour noter les détails, les nuances d’une interprétation d’ailleurs inimitable ? Alors leur intention serait plus pure, mais non moins vaine leur espérance. En tout cas, les tourneurs devraient bien s’entendre pour se servir d’une édition unique. Ils tourneraient ensemble, au même moment, la même page, et cela mettrait au moins de l’unité dans le geste et le bruit du tournement.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Ricordi, éditeur.
  2. Adaptation française de M. Paul Milliet ; Eschig, éditeur, Paris.