Revue musicale - 31 octobre 1845
Le Théâtre-Italien, en ouvrant ses portes chaque année aux premiers jours d’automne, semble avoir le charmant privilège d’éveiller dans un certain monde une foule d’émotions qui, en dehors de lui, n’existent pas. L’Académie royale même, alors qu’on y chantait encore, n’a jamais rien connu de cette jouissance exquise de ce raffinement singulier. Il n’y a de dilettantisme qu’aux Bouffes ; là seulement on sait se passionner avec intelligence, là seulement le public vit au-dessus des influences de coterie et de journaux, et se prend à peser en conscience les défauts et les qualités de chacun : non que ce public soit infaillible et qu’il ne lui arrive point çà et là de se tromper dans ses adoptions comme dans ses antipathies ; mais du moins ne peut-on nier que les choses se passent avec convenance et mesure, et qu’on se trouve toujours disposé à revenir sur un arrêt porté à la légère. Puis, le mérite une fois reconnu, que de transports et d’ovations ! Les bravos éclatent d’eux-mêmes, les couronnes tombent aux pieds de l’heureux triomphateur, qui voit, prodige inoui partout ailleurs, les femmes applaudir a son succès de leurs petites mains de satin blanc ouaté de taffetas rose, pour me servir du jargon aristocratique de la comtesse Hahn-Hahn. De la Grisi ou de la Persiani, laquelle préférez-vous ? Tenez-vous pour Moriani ou pour M. de Candia ? N’aimez-vous peux Ronconi que Tanburini ? Et pensez-vous que le maestro Verdi soit destiné à détrôner cet hiver M. Donizetti ? Graves questions qu’on effleure en passant de sa loge au péristyle, quitte à les reprendre plus tard autour de la table de thé. En effet, ces causeries musicales, ces mille riens qui font le charme et la vie de la saison d’hiver à Paris, attendent pour éclore le retour de la troupe italienne. Hier on y pensait à peine, et voyez : il a suffi d’un son échappé à ces merveilleux gosiers pour remuer en nous des trésors de souvenirs. Les Puritains, la Lucia, Norma ! bravo ! en voilà pour six mois de sensations charmantes et de romantiques rêveries inspirées par ces aimables cantilènes, quidéjà ont pour nous le don d’évoquer des fantômes. — Schlegel prétendait que l’architecture était une musique solidifiée ; il me semble qu’on pourrait facilement retourner la proposition, et dire que la musique est une sorte d’architecture flottante. À ce compte, la musique aurait, comme l’architecture, ses différens ordres, dans lesquels, pour m’en tenir aux Italiens contemporains, Rossini, le plus orné, le plus fourni, le plus luxuriant des maîtres, Rossini, avec ses enroulemens, ses festons, ses cannelures, ses touffes de feuilles et de fleurs, représenterait l’ordre corinthien, et Bellini, plus sobre et de graces moins apprêtées, l’ionique. Quant au dorique, vu la simplicité sévère de sa nature, je ne sais trop qui se chargerait de le représenter, à moins que ce ne fût Mercadante ; mais, à coup sûr, pour le composite, les exemples ne nous manqueraient pas, et nous citerions au premier chef MM. Donizeni et Verdi. Ce n’est pas le moindre charme de ces représentations du Théâtre-Italien de provoquer chez ceux qui les suivent de ces parallèles dont l’imagination aime à se défrayer à certains momens. Je dirai plus : ôtez ces divagations à propos d’une ritournelle, ces graves débats au sujet d’un trille, et il n’y a plus de Théâtre-Italien. À ce prix seulement, le dilettantisme existe. En effet, depuis tantôt quinze ans que nous entendons les mêmes chefs-d’œuvre exécutés devant le même public, par les mêmes chanteurs, la loi naturelle des choses voudrait que notre enthousiasme fût à bout ; si donc notre foi persévère, si notre culte ne se ralentit pas, croyez bien qu’il y a là-dessous quelque secret. Au-delà de cette musique s’ouvre pour l’imagination, même sans qu’elle s’en rende compte, tout un monde d’idées et de sensations ; et ces phrases divines que nous savons par cœur sont comme un opium qui, après vous avoir enivré dans votre stalle, va produire son effet au foyer pendant l’entr’acte, et susciter ces vifs engagemens auxquels un peu d’exaltation se mêle. Croit-on, par exemple, que, sans le souvenir de Rubini vibrant encore au fond de toutes les ames, l’arrivée de Moriani eût été un pareil évènement ?
On ne cesse de répéter au Théâtre-Italien de varier et même de renouveler son répertoire. Nous avouons, quant à nous, qu’un pareil conseil, s’il était mal interprété, pourrait devenir funeste. Que de loin en loin on cherche à s’infuser du jeune sang dans les veines, rien de mieux ; seulement, n’oubliez jamais de tenir en honneur ce passé qui fait votre force. Et cette vérité, le public la comprend si bien, qu’il répugne aux adoptions nouvelles. Bellini lui-même, quand on y songe, dut s’y prendre à trois fois pour se conquérir sa faveur ; on dirait qu’un instinct secret l’avertit que, du jour où Je Théâtre-Italien changerait de système, c’en serait fait à tout jamais d’un des plus doux plaisirs dont le dilettantisme se complique, le plaisir de raisonner ou de déraisonner sur chacune de ses impressions. Jouissance rare en vérité de savoir pourquoi l’on applaudit et pourquoi l’on s’enthousiasme, d’analyser l’effet que telle musique et tel virtuose produisent sur nous, de comparer entre eux les dieux de l’ancien Olympe et ceux du nouveau ! Dernièrement une querelle de ce genre s’agitait à nos côtés pendant une représentation de Norma. Il s’agissait d’opposer Bellini à Rossini, et de préconiser chez le doux chantre sicilien cette corde mélancolique et sentimentale inconnue de l’auteur de Semiramide et du Barbiere² et, après avoir égrené le chapelet ordinaire des comparaisons, après avoir parlé du soleil et du clair de lune, de sourire joyeux se baignant dans la mousse perlée d’un verre de vin de Champagne, et de larme suave déposée au calice du lotus : « Parbleu ! s’écria en terminant l’un des interlocuteurs, on me citait l’autre jour un mot dans lequel se résume à merveille le caractère de nos deux individualités musicales Rossini fait l’amour, Bellini aime. » En effet, ne trouvez-vous pas que jamais on ne définit mieux la différence des deux génies ? L’amour, une tendresse languissante, une mélancolie rêveuse et une douleur plaintive, voilà le fond de la musique de Bellini. Lequel de ses opéras ne respire un pareil sentiment ? La Sonnambula est une idylle amoureuse, la partition des Puritains une élégie, Norma une hymne, et quelle hymne ! tous les élémens de l’amour semblent s’y être donné rendez-vous : la : volupté tendre et le délire, la joie et l’enivrement, le repentir et l’immolation ! Chaque mesure, chaque note de cette musique respire l’amour, un amour ardent, passionné, sublime, et qui va se résoudre en un désespoir infini. Telle qu’elle est aujourd’hui, Giulia Grisi rend ce rôle de la prêtresse d’Irminsul avec une puissance vraiment souveraine. Sans doute, il y a dix ans, la voix de la cantatrice, plus vibrante et plus fraîche, se prêtait davantage aux nuances de certaines cavatines, et jamais on n’oubliera cette note argentée que la diva filait au clair de lune dans l’adagio de son air d’entrée ; mais, pour quelques agrémens que la virtuose peut avoir perdus, combien la tragédienne n’a-t-elle point gagné ? Sans vouloir porter atteinte le moins du monde aux souvenirs de la Pasta dans ce rôle qui fut l’une de ses gloires, nous doutons qu’on ait jamais poussé plus loin l’accent dramatique. Il faut voir la Giulia, à son dernier duo avec Pollion, passer de la menace à l’attendrissement, de l’attendrissement à la haine, au mépris. Vers les dernières mesures du finale, lorsqu’au moment de monter au bûcher elle tombe aux genoux du pontife et le supplie de veiller sur ses enfans, on dirait une matrone antique, tant elle met de majesté dans sa passion, d’ampleur et de pathétique dans son geste. On doit ajouter aussi que Lablache la seconde en maître. Vraiment, un pareil groupe serait au théâtre le chef-d’œuvre de la statuaire, s’il n’était le triomphe de l’art musical. Pensez donc ensuite à Mlle Librandi qui débutait le même soir, jeune Adalgise à la voix peu caractérisée, à l’intonation non moins douteuse, et dont l’inexpérience et la faiblesse semblaient répandre un froid glacial sur les plus beaux momens de cette représentation !
S’il est vrai que M. Donizetti s’inspire trop souvent de Bellini, du moins peut-on dire qu’entre les imitateurs du chantre des Puritains, l’auteur d’Anna Bolena et de la Lucia reste le plus indépendant. M. Donizetti est un peu à Bellini ce qu’est, par exemple, Boieldieu à Rossini, Marschner à Weber, M. Halévy à M. Meyerbeer. Il imite, mais non sans y mettre du sien, non sans se créer certains droits incontestables à l’originalité. Ainsi, prenez le meilleur des opéras de M. Donizetti, la Lucia, par exemple ; évidemment. Rossini et Bellini s’en disputent le fonds. Au second de ces deux maîtres revient la mélancolie de l’ouvrage, la poésie sentimentale dont s’éclaire cette musique, tandis que le brio de l’instrumentation, la verve rhythmique de la mélodie en général appartiennent au premier, lequel pourrait même revendiquer en propre certain défaut caractéristique du grand maestro, défaut assez commun, du reste, à la plupart des anciens compositeurs italiens, et dont les nouveaux, Mercadante et Verdi entre autres, cherchent autant que possible à se garder. Je veux parler de cette façon cavalière d’en user avec les situations, de ce sensualisme méridional qui va sacrifier le pathétique d’un ouvrage à tel rhythme dont on s’affole, à telle cadence badine qui sourit. Cependant, quoi qu’on en puisse dire, cette partition de Lucia se recommande par des beautés qui ne doivent rien à personne ; et telle est l’industrie, mieux encore l’inspiration du maître, à certains endroits de cette œuvre, qu’elle a presque fini par conquérir rang de création parmi nous. Le finale du second acte passera toujours pour un morceau d’une haute portée : non que l’influence de Rossini ne perce par momens ; j’y retrouve même la coupe exacte du finale d’Otello ; mais, de quelque part qu’ils lui viennent, on m’accordera qu’on ne saurait mettre plus de puissance et d’invention à combiner ses élémens, et, quant à moi, j’avoue que, s’il y a copie, je préfère de beaucoup la copie à l’original, et ne saurais hésiter un instant entre ce finale de la Lucia bien ordonné, bien écrit, allant droit à son but par une voie toute mélodieuse, et le trop célèbre finale d’ Otello, composition dépourvue d’unité, qui par cinq fois recommence sans pouvoir jamais finir, et dans laquelle le luxe des idées semble n’aboutir qu’à la diffusion. Maintenant, en ce qui concerne la dernière scène de l’opéra, nous avouons professer une admiration sans réserve pour ce monologue d’une grandeur si sombre que le musicien met dans la bouche de son héros. Le récitatif et l’adagio de l’air de Rawensvood nous ont toujours semblé des morceaux de premier ordre, et, plutôt que d’aller demander compte à l’inspiration de Bellini du pathétique immense répandu sur cette partie de l’ouvrage, nous aimons mieux nous adresser à la mélancolie funèbre des nuits du Nord, aux grands lacs d’Ecosse, à ces bruyères sauvages, en un mot à toute cette désolation du sublime chef-d’œuvre de Scott dont la musique de Donizetti respire en cet endroit la poésie et le romantisme. Vous avez entendu Moriani dans cette scène ? Au moins maintenant nous pouvons parler de Moriani tout à notre aise, et dire, à des gens aussi bien informés que nous, que c’est là un ténor de la classe de Rubini, ni plus ni moins, un de ces virtuoses maîtres qui savent vous impressionner jusqu’à l’enthousiasme là où vous eussiez cru la source des émotions épuisée. L’an passé, nous nous trouvions à Londres pendant que Moriani chantait au Queen’s-Theater les principaux rôles de son répertoire, et nous avouerons que l’effet qu’il produisit sur nous, à cette époque, répondit en tout point à l’immense réputation dont ce virtuose jouit en Italie. Voici à peu près en quels termes nous rendîmes compte alors de nos impressions dans cette Revue même. « Nous voudrions pouvoir donner en passant une idée de l’art inoui avec lequel Moriani compose le finale de la Lucia ; il trouve là des sons sourds et étouffés qu’eût enviés Rubini, et nous ne croyons pas que le grand artiste qui fut pendant dix ans l’honneur de notre compagnie italienne nous ait jamais rien fait entendre de plus beau que la phrase suivante telle que Moriani la dit ou plutôt la déclame :
Mai non passavi, ô barbara,
Del tuo consorte al lato, — ah !
Rispetta al men le ceneri… etc.
Du reste, la manière dont Moriani compose le finale de la Lucia indique chez ce virtuose une intelligence profonde du style dramatique, un sens merveilleux de l’expression musicale en ce qu’elle comporte de vraiment élevé, un Allemand dirait de transcendantal. Tant que la femme aimée respire encore, la passion qu’exprime Moriani est toute terrestre, remplie de ces alternatives de douleur et de rage qui signalent les crises du cœur humain. Vers la fin, au contraire, c’est de l’extase ; la transfiguration que vient de subir Lucie a passé dans le chant, et vous comprenez qu’il ne s’agit plus désormais d’une femme, mais d’une ame : « la belil’alma inamorata ! » Moriani possède une voix de ténor solide et pleine qui, bien qu’un peu altérée, n’en conserve pas moins à certains momens dramatiques une irrésistible puissance ; mais, comme chez tous les grands chanteurs, ce n’est pas seulement l’organe, c’est sa manière qu’il faut admirer. Qu’on se figure ce qu’il y a au monde de plus pur, de plus large, de plus franc, un spianato poussé aux extrêmes limites du genre, et avec cela un art singulier de rendre les nuances. Rien ne saurait se comparer à la façon qu’il a de réciter une phrase à mi-voix, sotto voce. C’est une sorte de crépuscule vocal, d’accent nocturne, quelque chose de velouté, de mystérieux comme le vol d’oiseau de nuit, et dont il a seul le secret. Je citerai pour exemple les quelques mesures du dialogue d’entrée qui précède le charmant duo des fiançailles au premier acte, et surtout au second cette phrase d’une si douloureuse expression qu’il adresse à Lucia, lorsque, survenant au milieu du finale, Rawenswood s’empare de l’odieux contrat et, le froissant entre ses mains, demande à la jeune fille éperdue si c’est bien elle qui a pu tracer son nom au bas d’un pareil acte : Son tui chiffre ? Impossible de mettre plus d’émotion et de pathétique dans son accent. Anxiétés, troubles, alternatives de joie et de misère, vous assistez à tous les déchiremens de cette ame éperdue ; puis, vers la fin, quand la réalité succède au doute, au moment où le désespoir éclate, dites, cette transition de la voix sourde et voilée du reproche à la fureur qui gronde, est-elle assez puissante et grandiose ? Soyons juste pourtant : dans la partie purement énergique du morceau, dans la strette d’imprécations, Moriani demeure inférieur à Rubini ; il ralentit la mesure à l’excès, et son cri sur abominata n’a rien de cet élan sublime, foudroyant, auquel Rubini nous avait habitués. Ce fait ne prouve qu’une chose, à savoir, qu’on peut être un fort grand chanteur et ne pas réussir à certains passages consacrés par la tradition d’un autre grand chanteur. D’ailleurs, puisque nous nous plaisons à reconnaître la supériorité de Moriani dans toute la partie du morceau récité sotto voce, pourquoi ne laisserions-nous pas à Rubini les honneurs de la strette ? Somme toute, les deux virtuoses n’ont rien à s’envier dans cette phrase. Si l’un a le début, l’autre a la conclusion, et ce que je dis à propos d’un passage du finale du second acte doit se dire de l’ensemble du rôle, où chacun des deux peut à bon droit revendiquer ses avantages, celui-ci pour son entraînement, son imprévu, et cette inspiration unique qui le portait au sublime sans qu’il eût l’air de s’en douter ; celui-là pour la composition générale du caractère musical, un pathétique plus simple, un art de nuancer plus délicat peut-être : Conçoit-on à ce propos qu’on soit venu reprocher à Moriani le soin extrême qu’il donne aux moindres détails de l’expression, ce culte de la situation, qui fait l’originalité de son talent, et rappelle de loin chez lui Adolphe Nourrit, mais en des proportions plus essentiellement musicales ?
Je dirais volontiers que Moriani est un Nourrit italien, tout comme je pourrais comparer l’auteur de Nabucodonosor à l’auteur de la Juive, et dire que Verdi est une sorte d’Halévy milanais, à cette condition toutefois qu’on me laisserait faire aux Italiens la part plus belle du côté de l’instinct musical, bien entendu. Pour en revenir aux reproches adressés à Moriani, il existe une classe d’honnêtes dilettanti retardataires, dont la vieillesse se consume à proclamer comme impraticable toute espèce d’union et de compromis entre les convenances d’une action dramatique et le bon plaisir de la musique, et qui n’imaginent point qu’on puisse être un chanteur de premier ordre, du moment où l’on se préoccupe d’autre chose que de sa cavatine. Pour ces braves gens, en dehors des roulades de Mme Fodor et des souquenilles à ramages de feu Davide, il n’y a point de Théâtre-Italien. Cependant, il faut bien se l’avouer, depuis cet âge d’or les temps ont marché. À tort ou à raison, la musique italienne a cessé d’être ce qu’elle était jadis, et le grand maestro lui-même reviendrait en ce monde, si dédaigneusement abandonné par lui, qu’il devrait se conformer à la loi nouvelle ; que dis-je, cette loi ? Rossini n’a-t-il donc pas été le premier à la reconnaître, à la consacrer par deux immortels chefs-d’œuvre ? Lorsque, mûri par l’expérience d’une des carrières les plus magnifiquement remplies qui se puissent voir, Rossini écrivait à Paris, c’est-à-dire au centre de toutes les théories nouvelles de l’époque, son Moïse et son Guillaume Tell, il donnait lui-même l’impulsion à ce mouvement réactionnaire, qui depuis s’est emparé de l’Italie. Mercadante et Verdi, les plus illustres coryphées de l’école moderne en honneur au-delà des Alpes, Mercadante et Verdi sortent de Guillaume Tell et de Moïse, tout comme certains compositeurs, hier encore à la mode, Donizetti par exemple, sortaient de la première manière du maître, du style rossinien proprement dit. Dans la lignée des musiciens qui se sont succédé depuis quinze ans, Bellini seul fait exception, et ne relève en quelque sorte que de sa propre mélancolie et d’un vague pressentiment de la poésie du Nord, que sa nature sicilienne et mélodieuse a traduit en douces complaintes d’une tendresse et d’une langueur ineffabes. Bellini est un élégiaque monotone, a-t-on dit, Bellini n’a qu’une corde à sa lyre, j’en conviens. Telle est cependant la substance et la fécondité de tout ce qui nous vient de Dieu, que cette corde si fragile, si bornée en ses modulations, a suffi, non-seulement à la gloire du chantre des Puritains, mais encore à toute une génération de musiciens de talent qui s’en est inspirée. Il y a tels indices certains auxquels on reconnaît les sources vives.
Ces indices, l’auteur de Nabucodonosor peut-il à juste titre s’en prévaloir ? Franchement, nous le pensons. Non qu’il y ait lieu, pour le moment, de s’extasier outre mesure, et qu’on doive s’enrouer à crier au miracle. Un siècle qui a vu Beethoven, Weber et Rossini, a, Dieu merci, quelque titre de se montrer plus circonspect en matière de révélations musicales. Tel qu’il est cependant, et à ne le juger que sur les trois partitions que nous connaissons de lui, Nabucodonosor, Ernani et les Deux Foscari, Verdi se place au premier rang des compositeurs de la période nouvelle, et les motifs sur lesquels se fonde sa renommée, si populaire en Italie, renommée qui vient encore de s’accroître par l’éminent succès de Nabucodonosor à Paris, ces motifs, disons-nous, n’ont rien à redouter d’une discussion calme et sévère. Il vous suffit d’entendre vingt mesures de cette musique pour qu’à l’instant même vous sachiez à qui vous avez affaire. Il ne s’agit plus en effet ici d’un de ces imitateurs à la suite, de ces copistes routiniers qui se bornent à varier pour la centième fois la formule ayant cours, septième plaie d’Égypte dont l’Italie est infestée, véritables sauterelles qui s’en vont ravager la moisson du génie ; il s’agit encore moins d’un de ces sectaires maniaques dont tout le savoir-faire et toute l’originalité consistent à prendre le mauvais côté d’un grand homme, à venir, par exemple, imiter les nuages et l’obscurité du style de Beethoven, quitte à nous donner ensuite leur importun grimoire pour de sublimes inventions. Sans abonder dans l’humeur famélique des uns ou dans l’effronté charlatanisme des autres, l’auteur de Nabucodonosor et d’Ernani compose son bien de divers élémens, tantôt mettant son propre fonds en œuvre, tantôt usant des conquêtes d’autrui, qu’il s’assimile du reste avec un art dont l’Italie, avant lui, offrait peu d’exemples. Esprit informé, novateur modéré, sa pensée respire très souvent l’élévation ; son style a de la consistance et certaines qualités de bon aloi que, chez un écrivain, nous appellerions littéraires ; en un mot, Verdi est un maître. — On a dit de Robert que c’était là un diable à trois faces, dont l’une clignait de l’œil à l’Allemagne, tandis que l’autre coquettait avec l’Italie, et que la troisième lançait toute sorte d’agaceries à la France. Ce mot, qui fait assez ingénieusement le procès au style composite en musique, pourrait se répéter au sujet de l’opéra de Nabucodonosor. Évidemment, il y a là une tentative de combinaisons en dehors des usages du pays qui a vu naître Cimarosa et Bellini. Cependant telle est la force de la nature, chez ces hommes du Midi, que l’instinct finit toujours, en eux, par avoir raison du système. Ainsi, en dépit du parti pris de son auteur, en dépit de son intention manifeste d’opérer une fusion harmonieuse entre les divers styles, Nabucodonosor est et demeure un opéra italien, ni plus ni moins, et, si je veux absolument découvrir le principe de son existence, je le trouverai dans la Semiramide et le Moïse de Rossini bien plus que dans toutes les partitions des écoles allemande et française que Verdi aura pu méditer. Ce que nous avançons là n’est, en somme, que l’éloge du maestro. En effet, il n’y a que les natures complètement dépourvues d’originalité qui, même en faisant œuvre d’éclectisme, puissent perdre complètement leur caractère national. Comme Meyerbeer, dans Robert le Diable, n’a point cessé d’être Allemand, Verdi, dans Nabucodonosor, est resté Italien. Es-ce à dire que Robert le Diable et Nabucodonosor doivent passer pour des ouvrages d’une physionomie bien arrêtée ? Pas le moins du monde. Seulement, il faut bien reconnaître que les nationalités ont leur caractère distinct, leur style, leurs nuances propres ; et, comme il est impossible que le Midi et le Nord chantent exactement la même gamme, on surprendra toujours chez l’Italien qui se germanise la note mélodique obstinée, le rhythme et la cadence revenant à flots après chaque bourrasque instrumentale, tout comme, chez le maître allemand en train de se donner des airs à l’italienne, il sera facile de voir tôt ou tard l’élément dramatique, instrumental, choral, se substituer à toutes les graces, à toutes les élégances du chant. A tout prendre, on serait peut-être fort embarrassé de citer un opéra de quelque valeur où cette fusion des trois élémens soit maintenue avec un certain équilibre. J’ai beau y réfléchir, je n’en trouve qu’un seul, la Juive, de M. Halévy. C’est là en effet le véritable chef-d’œuvre du genre neutre. Avec un mérite incontestable d’instrumentation et de contexture, on ne peut soutenir que ce soit là une musique allemande, italienne ou française, ou plutôt cette musique est à la fois italienne, allemande, française, tout ce qu’on voudra. A force de propriétés négatives l’auteur de la Juive semblait mieux que personne appelé à réaliser ce rêve d’un éclectisme impartial. Et d’abord M. Halévy est Français ; or, si l’on excepte l’opéra-comique proprement dit, le style français, en musique, n’existe pas. Ensuite, ce musicien n’appartient pas le moins du monde, que nous sachions, à la classe des hommes d’imagination, et comme nul démon ne le sollicite, comme il ne se passionne pour aucune idée, pas même pour la sienne, puisqu’il ne lui en vient pas, on le voit passer à Rossini avec la même consciencieuse application, avec le même zèle dévot dont il a fait preuve à l’endroit de Weber ou de Meyerbeer. « Halévy emprunte à tout le monde, écrivait, il y a quelques années, un critique d’outre-Rhin. Sa Juive est un bouquet composé des magnolias de Weber, des camélias d’Auber, et des violettes de Parme de Bellini. Que pensez-vous du compliment ? Ne trouvez-vous point que c’est bien de la poésie pour un musicien qui, en somme, n’en a guère ? Depuis Hoffmann, les Allemands sont ainsi faits ; ils voient des fleurs partout : passe encore pour des palmes, puisqu’il s’agit d’un esprit tout académique ; mais des magnolias, des violettes, des camélias, oh ! la fantaisie ! — Revenons à Nabucodonosor, à cette gerbe de cactus et de lauriers-roses cueillie au jardin de Rossini, comme dirait sans doute notre Allemand de tout à l’heure.
La préoccupation du style rossinien, du style épique à la fois et fiorito de la Semiramide, voilà en somme le caractère prédominant dans l’opéra de Verdi, le signe distinctif auprès duquel les échappées du côté de l’Allemagne ne sont que simples accessoires et détails plus ou moins ingénieux faits pour donner le change aux esprits superficiels. Remarquez que je ne parle point ici seulement de la couleur générale de l’ouvrage, de cette pompe assyrienne et sacerdotale que l’analogie du sujet devait naturellement évoquer chez le chef de la jeune école italienne, si profondément doué du sentiment du grandiose ; mais de la coupe même des morceaux, d’un retour marqué à toute une phraséologie tombée en désuétude par l’avènement de l’école de Bellini, et qui reparaît modifiée selon les temps nouveaux, et portant la glorieuse empreinte d’une touche puissante et magistrale. Mieux encore peut-être que le spectacle imposant de l’œuvre en son ensemble, un rapide coup d’œil jeté sur les parties nous convaincra du secret penchant de son auteur à remonter vers la source de ce Nil mélodieux dont les flots conservent encore aujourd’hui, pour les générations nouvelles, des trésors de fécondité. Voyez, par exemple, le trio du premier acte : Io t’amava ! il regno, il core ! Quoi de plus rossinien que ce morceau traité en canon, et dont la facture rappelle le célèbre nume benefico de la Gazza ladra ; j’en dirai autant du magnifique sextuor avec chœur : Tremin gl’insani, lequel par un de ces larghetti vastes et soutenus si en honneur dans le Mosé et la Semiramide. Ronconi, n’ayons garde d’oublier de le constater, Ronconi chante et récite cet exorde avec la Verve dramatique, l’accent, la maestria d’un chanteur de premier ordre, ayant à cœur d’initier toute une salle aux beautés d’une musique écrite pour lui et qu’il aime. Ses premières notes staccate sont d’un effet admirable. A l’air de la Brambilla, qui ouvre le second acte, je préfère de beaucoup le chœur des lévites, d’un style plein de grandeur et de simplicité : Il maledetto non ha fratelli, et surtout le finale : S’apressan gl’ istanti. On aura remarqué, dans ce dernier morceau, une succession de gammes ascendantes d’une vigueur, d’une hardiesse magiques. A les entendre ainsi tourbillonner sur le fond sombre et soutenu de l’orchestre, on dirait ces grands coups de vent qui se détachent pendant la tempête.
Le troisième acte s’ouvre par un chœur en mouvement de marche :
E l’Assiria una regina,
Pari a Bel potente in terra,
d’un rhythme nettement caractérisé, fort populaire du reste en Italie, et qui, à Milan, sert d’accompagnement obligé à toutes les parades des régimens autrichiens. Puis vient la scène capitale de l’ouvrage, entre Abigaille et Nabucco, laquelle scène commence par une situation qu’on pourrait presque appeler shakspearienne. On l’a dit et redit à satiété, le libretto d’un opéra italien est une chose absurde et ridicule. Cependant, il faut reconnaître que ces ébauches, parfaitement grotesques au point de vue dramatique où nous nous plaçons, offrent à la musique d’incontestables avantages que n’ont pas nos meilleurs poètes ; et sans parler d’une prosodie facile, aidant la mélodie au lieu de lui venir brusquement à l’encontre, d’une versification lyrique dont le plus simple rimeur a le secret, et que depuis Metastasio, Romani et ceux de son école ont souvent élevée à la hauteur de la vraie poésie, il n’est point rare de rencontrer dans ces rapsodies (le mot ici convient on ne peut mieux) des situations qui, nées sous l’influence d’un sentiment musical bien entendu, portent en elles je ne sais quelle grandeur tragique qu’on dirait empruntée aux grands maîtres. Telle est la scène dont je parle, et qui sert de préparation au beau duo de Verdi. Ce roi, pris, de démence, qui repousse l’aide qu’on lui offre et, marchant à tâtons, cherche à remonter sur son trône, en s’écriant : Pourquoi me soutenir ? je suis faible, il est vrai, mais prenez garde qu’on s’en aperçoive ; laissez, je saurai bien retrouver tout seul le siége royal, et qui, arrivé sur les derniers degrés du trône, se trouve face à face avec l’usurpatrice ; ce roi, dis-je, me rappelle involontairement le vieux Lear, comme Abigaille me fait songer à ses filles. Mais où vais-je, et pourquoi évoquer Shakspeare ? Occupons-nous plutôt de Verdi. L’andante de ce beau duo entre le père insensé et la fille, rebelle est délicieux ; Ronconi a là une phrase admirable dans laquelle il se montre d’un pathétique achevé. Je recommande, entre autres effets remarquables, la transition de mineur en majeur sur ces mots : Questo mio crin cannuto. L’oreille se réjouit, et vous éprouvez une de ces exquises sensations du dilettantisme à ces rencontres imprévues qui dénotent si bien l’habile artiste chez le musicien inspiré. Le troisième acte se termine par un chœur au repos que chantent les hébreux sur leur captivité : Va, pensiero sull’ ali dorate. J’aime ce morceau, d’abord à cause du caractère d’élévation et de sérénité grave qu’il respire, et puis parce que c’est le seul endroit de l’ouvrage où la muse de Verdi se recueille. Assez d’imprécations et de démence ; oublions pour un moment ce maniaque couronné qui veut absolument que son trône soit un autel, et cet irascible grand-prêtre qui prend au sérieux l’incartade. Allons, poète, laissez se détendre les cordes de votre lyre ; entre la cauda véhémente du finale de l’anathème et la strette orageuse du dénouement, un peu de calme, un peu de rêverie !
Va, pensiero, sull’ali dorate
Va, ti posa sui clivi, sui colli,
Ove olezzanno libere e molli
L’aure dolci del suolo natal !
Allons, rêvons un peu, non plus cette fois au clair de lune, non plus au bord du lac argenté comme le doux et tendre Bellini, mais sur les rives de l’Euphrate, selon qu’il convient au vol de vos pensées : super flumina Babylonis. Le disque du couchant empourpre l’horizon, et, tandis que les Hébreux enchaînés pleurent Jérusalem absente, le colosse de Bélus tache de son ombre immobile le sable rougissant du désert. Impossible de rendre avec plus d’ame, de vraie grandeur, le pathétique d’une pareille scène ; Rossini lui-même n’a rien conçu, rien écrit de mieux dans son œuvre biblique. Je ne sais, mais il me semble surprendre là, en même temps qu’un écho généreux du Mose, le chaud reflet du soleil de Victor Hugo. A la bonne heure, voilà comme j’aime qu’on me peigne l’Orient en musique, ceci soit dit sans atteinte aux agréables silhouettes de M. Félicien David.
Passé ce chœur, l’ouvrage, du reste, n’a plus à vous donner que des sensations ordinaires. Au quatrième acte, la romance où Nabucco prosterné demande grace : Dio degli Ebrei, perdono ! ainsi que sa grande scène à la Guillaume Tell : O prodi miei seguitemi, sont deux morceaux dont Ronconi seul fait la fortune, ici par le pathétique et l’onction sacrée de sa voix, là par sa verve bouillante et son entraînement. On le croira difficilement, ce rôle de Nabucco, sur lequel repose à peu près tout l’intérêt musical de l’ouvrage, n’offre au chanteur que d’assez rares occasions de se produire dans tous ses avantages. Cette démence infiniment trop prolongée du monarque assyrien donne au personnage un caractère de monotonie que Ronconi lui-même ne réussit pas toujours à conjurer, et les deux grandes péripéties du drame sont traitées de manière à ne produire que peu d’effet. Nabucco perd la raison on ne sait trop comment, et la recouvre on ne sait pourquoi. À ce bestial persécuteur du peuple de Dieu, il a suffi de soupirer une romance pour rentrer à l’instant dans tous ses droits d’homme et de souverain. C’est conquérir la grace à bon marché, et cette fois, on l’avouera, les traditions bibliques eussent exigé davantage. Vainement vous chercheriez ici de ces occasions dramatiques où le tragédien se révèle, de ces mots dont s’empare : le hasard de l’inspiration, et comme on en trouve en si grand nombre dans la plupart des opéras modernes, dans la Maria di Rohan et la Lucia, par exemple. Je reprocherai en outre à la musique de Verdi de pencher beaucoup trop vers le style fiorito, et de travailler par là à la restauration du plus détestable fléau de la méthode rossinienne, fléau dont Bellini semblait avoir purgé le monde. Ainsi, pour les roulades, le rôle d’Abigaille appartient tout-à-fait à l’ancienne école italienne. Ajoutons que Mlle Teresa Brambilla par la nature de sa voix et les conditions de son talent, vient encore exagérer cette manière d’il y a vingt ans, que nous regrettons sincèrement de voir renaître. La voix de Mlle Brambilla, d’une vibration excellente, et surtout d’une admirable justesse dans les notes élevées, se trouve assez médiocrement partagée du côté du medium. Il n’en faut pas davantage pour s’expliquer les préférences le la cantatrice, et comment le style orné, fleuri, brillanté, lui convient mieux que l’expression. Ce que nous disons de la virtuose peut également s’adresser à l’actrice. Active, intelligente, chaleureuse, elle brûle les planches, pour parler le jargon des théâtres ; elle a de l’énergie, du feu, de la passion, mais point d’ame, et cependant la Brambilla réussit, on l’adopte, tant le vrai sang italien qui bouillonne dans ses veines donne d’originalité à sa physionomie. Je ne serais pas étonné que le public du Théâtre-Italien fît de la Brambilla, je ne dirai point sa passion, mais son caprice de l’hiver. Pourquoi la Brambilla réussit, nul ne le sait au juste. Quelques dilettanti purs vous vanteront son trille, qui est admirable ; mai croyez bien que ce qui fait aujourd’hui le succès de cette étrange personne, c’est l’excentricité, ce geste indépendant, cette voix fière, et tout ce diable au corps dont son œil étincelle à travers ses épaisses grappes de cheveux noirs. Du reste, cet incroyable aplomb de la Brambilla sur la scène, ce penchant vers le décidé qui caractérise sa nature, devaient nécessairement exclure, on l’imagine, l’expression de tendresse et de mélancolie. Vainement vous demanderiez une inflexion douce et voilée à cette voix pure, froide et brillante comme l’acier ; il est vrai que ce rôle d’Abigaille ne prêtait guère à l’élégie. N’importe : si la Brambilla avait en elle la corde sentimentale, elle eût dit autrement qu’elle ne le fait sa phrase à Ismaël au premier acte :
Io t’amava ! Il regno, il core
Pel tuo core io dato avrei !
Et je doute, avec l’espèce de voix cuirassée qu’elle possède, que ce rôle d’amazone ne soit pas le plus beau de son répertoire. On conçoit maintenant tout ce qu’une semblable apparition devait avoir de piquant pour un public dès long-temps accoutumé au pathétique de la Grisi, à cette ampleur tragique, à cette majesté dont le calme souverain ne se dément jamais. On a parlé de rivalité ; entre la Giulia et Teresa Brambilla tout parallèle sérieux est impossible. Aujourd’hui comme hier la Grisi règne sans partage ; ce n’est donc pas une rivale qui lui vient, c’est un contraste.
Pour revenir à Nabucodonosor et conclure, je le répète, c’est l’œuvre d’un maître. Cependant, s’il fallait nous prononcer entre cette partition et l’Ernani du même auteur, nous ne cacherons point de quel côté nos sympathies inclineraient. Dans Ernani, en effet, plus de place est donnée à la passion, à cette analyse musicale du cœur humain dont Mozart est à la fois le Shakspeare et le Richardson, et que Rossini néglige trop souvent, on y sent moins, en outre, un certain réalisme qu’affecte la musique de Verdi, et qui, selon moi, fait son défaut capital. Comme M. Halévy, dont le nom me revient à la plume à ce propos, Verdi manque de qualités simples ; on voudrait à son inspiration plus de franchise, d’ingénuité. Il a de la verve, de la science, du style, mais point de mélancolie, ni de poétique abandon. Sauf cet admirable cantique des Hébreux qui termine le troisième acte de Nabucodonosor, vous ne citeriez pas dans toute la partition un seul passage où cette muse, si pressée d’arriver au but, s’attarde en quelqu’une de ces divagations sentimentales dont Bellini, Weber et Beethoven ont le secret. En cela, Verdi se rapproche encore de Rossini, peu rêveur de sa nature, comme chacun sait. A tout prendre, il se pourrait que l’auteur de Nabucodonosor eût écrit la scène du trône de la Semiramide ; mais quant à la scène finale de la Lucia, quant à l’ella tremante des Puritains, c’est là un genre de sublime auquel il n’essaiera jamais d’atteindre.
On concevra sans peine maintenant quelles vastes ressources l’Académie royale de Musique offrirait au génie de Verdi, et combien, par son intelligence de la mise en scène et son goût du solennel et de la pompe, l’auteur de Nabucodonosor pourrait efficacement contribuer à relever ce théâtre si cruellement déchu. Je dirai plus, la place de Verdi est marquée en France, son avenir est parmi nous. Ici du moins on saura lui tenir compte de son grand art, de ses industrieuses veilles, de ses tentatives éclectiques, toutes choses dont les Italiens font peu de cas, et qui, du reste, ne vont pas le moins du monde au besoins de leur dilettantisme, uniquement altéré d’eau claire. A la tache qu’il paraît vouloir s’imposer pour tenir tête bon gré, mal gré, au système musical ayant cours de l’autre côté des Alpes, son génie finirait tôt ou tard par succomber en pure perte. Produire trois ou quatre opéras par année nous semble une œuvre au-dessus des forces d’un musicien qui prétend substituer le travail et le recueillement à l’improvisation ; et cette œuvre, en admettant qu’il parvienne à l’accomplir, le moment arrivera, sans aucun doute, où le maestro sentira le besoin d’entrer en communication directe avec un public plus sympathique à la nature de son inspiration. L’inspiration élevée, les tendances sérieuses de la muse de Verdi, à mesure qu’elles commenceront à s’accentuer davantage, ne peuvent que lui attirer la froideur et le dédain de tous ces amateurs de cabalettes. On raconte même qu’un peu de mésintelligence aurait déjà éclaté à propos de la Giovanna d’Arc. Quelle idée aussi d’aller écrire pour la Scala une scène avec chœurs d’anges et de démons, une scène où la voix de Jeanne d’Arc en extase concerte avec les voix du ciel et de l’enfer ! On dit la musique fort belle ; mais en conscience un public milanais peut-il admirer de pareilles choses, lui qui n’a jamais voulu passer par l’initiation de Robert le Diable, et qui, du moins, prétend garder sa nationalité musicale pure de toute invasion allemande ? Que Verdi nous vienne donc ; en France, on n’est pas si scrupuleux, et l’éclectisme nous plaît assez, même en musique ; demandez plutôt à Meyerbeer.
Il y a dans les sciences comme dans les lettres des carrières plus utiles qu’éclatantes, et qu’on pourrait recommander, non-seulement à l’attention, mais aussi à la piété de la critique. La carrière du docteur Fodéré est une de celles-là, et il convenait qu’à une époque où le rôle et l’utilité de la médecine légale sont chaque jour mieux compris, une plume équitable racontât les travaux de celui qui en a posé les principes. Cette tache a été remplie. L’auteur d’une notice intéressante sur le docteur Fodéré[1], M. Ducros de Sixt, a choisi la meilleure méthode pour nous faire apprécier le médecin ; il nous fait connaître l’homme ; c’est l’homme en effet qui, chez l’auteur du Traité d’hygiène publique, a toujours dominé le médecin. La médecin était pour lui plus qu’une science, c’était un sacerdoce, ou plutôt une mission avant tout sociale et pratique. Tous ses écrits, témoignent de cette tendance, qui était celle même de la génération au milieu de laquelle il a vécu. Ce fut à l’heure où la législation impériale se fixait dans le code Napoléon que le docteur Fodéré publia un recueil d’études et de documens précieux sur les rapports de la médecine et de la jurisprudence. Aujourd’hui plus que jamais il importe de remettre en honneur les belles traditions de cette époque où la pratique et la théorie s’unissaient dans une si féconde alliance. On doit donc savoir gré à M. Ducros de Sixt d’avoir consacré aux travaux du docteur Fodéré une étude qui, dans sa concision attachante, suffit à faire revivre l’homme de bien et le médecin illustre auquel sa ville natale, Saint-Jean-de-Maurienne, élève une statue.
- ↑ Brochure in-8o, rue Chérubini, no 1.