Revue musicale - 31 octobre 1846
Nous voudrions bien parler plus souvent de l’Opéra, et volontiers nous nous rappelons ces temps déjà éloignés où nous tenions, ici même, avec une si ponctuelle exactitude, les annales alors célèbres de notre première scène lyrique. C’est qu’au moins, à cette époque, la tâche en valait la peine ; pour un échec qui se rencontrait çà et là, on comptait vingt triomphes. Il y avait, en effet, un intérêt charmant, exquis, une curiosité rare et pleine d’intérêt à suivre, à travers ses fortunes diverses, cette restauration de la musique théâtrale entreprise avec tant de magnificence par l’auteur de Moïse et de Guillaume Tell, et continuée ensuite, on sait comme, par Meyerbeer, Auber et tant d’autres, ayant pour interprètes des chanteurs d’un ordre supérieur, et pour public un monde intelligent, actif, habitué à se retrouver chaque soir, et (qualité inappréciable qui désormais semble disparaître de la sphère des arts) franchement et généreusement passionné. C’était alors le temps de Robert-le-Diable et de la Juive, de Gustave, des Huguenots, de la reprise de Guillaume Tell, le temps de Nourrit, de Levasseur, de Mlle Falcon, de Mme Damoreau, enfin de Duprez. On conçoit qu’en présence d’un pareil état de choses la discussion sérieuse aimât à s’exercer, et le développement de ces esprits d’élite, de ces talens illustres, tous dans la plénitude de l’âge et de l’inspiration, offrait à la critique une étude des plus attrayantes.
Pourquoi insensiblement cette ère a-t-elle cessé ? Pourquoi maîtres et chanteurs se sont-ils retirés sans qu’une génération nouvelle leur ait succédé ? Pourquoi, dans ce public de l’Opéra, jadis si chaleureux, si impressionnable, la désuétude s’est-elle mise à ce point qu’il n’a qu’indifférence à l’endroit de tous les programmes, ne croit plus à rien de ce qu’on lui chante, et se moque du ténor qu’on s’en va chercher en Italie comme de la nouvelle partition de Rossini ? Questions profondes, insolubles, auxquelles nous ne nous aviserons point de vouloir répondre ; il y a dans la décadence comme dans la grandeur de certaines administrations de théâtre de ces jeux de hasard qui ne peuvent s’expliquer. On a intronisé la statue du chantre de Guillaume Tell sous le péristyle de l’Opéra : c’était un sphinx qu’il fallait y mettre ; peut-être eussions-nous appris, en l’interrogeant, l’énigme de ces éternelles vicissitudes, et d’où vient qu’un homme intelligent et capable va voir tout à coup péricliter en ses mains cette machine qui jusque-là semblait fonctionner à souhait et comme d’elle-même. Nous ne voulons accuser personne. Lorsque des fautes ont été commises, nous les avons relevées ; aujourd’hui ces fautes ont amené le triste état de choses auquel nous assistons. En de pareilles circonstances que faire ? S’abstenir est encore le mieux, car s’il nous répugne souverainement d’incriminer toujours, si nous repoussons avec tous les honnêtes gens cette critique malveillante, haineuse, de parti pris, résolue d’avance à trouver mauvais quoi qu’on tente et décidée à décrier les meilleures intentions, il nous est absolument impossible de discuter, au point de vue d’une renaissance prochaine, des événemens tels que les débuts ou la rentrée de Mme Rossi-Caccia dans la juive ou la mise au théâtre d’un opéra de M. de Flotow. Une activité qui se consume éternellement en stériles essais, en expédiens sans portée et sans résultat, bien loin de triompher du peu d’entraînement du public, ne fait au contraire qu’accroître son indifférence et sa lassitude. Or, depuis quelques années, tant de tristes débuts se sont multipliés à l’Académie royale de musique, tant de jeunes talens se sont produits dans leur impuissance, qu’aujourd’hui, à moins de véritables révélations, il faut désespérer d’avoir raison de l’apathie universelle. Si Mlle Falcon sortait aujourd’hui du Conservatoire, croyez-vous, par exemple, qu’elle trouvât d’emblée cet auditoire sympathique, cette salle enthousiaste qui d’un coup de main décida du succès de la jeune cantatrice ? Non, certes ; Mlle Falcon aurait à lutter des mois entiers contre la défaveur qui s’attache désormais aux débuts : heureuse encore s’il lui arrivait de ne pas succomber à la fin sous tant de ruines amoncelées. D’ailleurs, avec la constitution actuelle de l’Opéra, que signifie un Conservatoire ? Quels services attendre d’une institution nationale du moment où l’administration de l’Académie royale de musique affecte de ne plus se recruter qu’à l’étranger, où nos directeurs courent la poste et s’en vont çà et là chercher en Italie des voix novices qu’ils nous amènent à grands frais, quittes à leur donner des maîtres de prononciation et de solfège au lendemain de leurs débuts ?
Qui dit Conservatoire dit tradition. Or, agir de la sorte, n’est-ce pas vouloir rompre avec la tradition ? Quoi qu’on puisse prétendre, il existe en musique un système français, système éclectique, je n’en disconviens pas, et dont les prédilections se partagent volontiers entre l’Italie et l’Allemagne, mais fort habile d’ailleurs, tout en s’assimilant les divers élémens caractéristiques des deux pays, à garder pour lui une certaine individualité qui lui est propre. Je veux parler d’une ampleur de style, d’un soutenu dans les récits, d’une intervention continuelle du génie du maître dans les moindres détails de la mise en scène, dont les Italiens ignorent l’habitude, comme aussi d’une variété d’effets, d’un mélange de tous les genres et de toutes les formes qu’un Allemand de vieille roche, vom alten deutschen Shrott und Korne, Louis Spohr, par exemple, et ceux de son école n’adopteront jamais. De Gluck à Meyerbeer, les plus illustres compositeurs, les plus grands génies, en franchissant le seuil de l’Opéra, ont reconnu les conditions essentielles du système français. Rossini lui-même, et ce n’est pas le moindre honneur rendu à cette école dont l’Académie royale de musique et le Conservatoire ont charge de garder les traditions, Rossini lui-même a subi la loi commune. Qui oserait soutenir que Guillaume Tell est un opéra italien ? Autant vaudrait prétendre que Robert-le-Diable et les Huguenots sont des ouvrages allemands. Et ne nous y trompons pas, s’il a été donné à Meyerbeer de remporter sur notre première scène lyrique les plus beaux triomphes qu’on cite, si nuls succès de notre temps n’égalent les siens, c’est qu’avec sa merveilleuse dextérité d’intelligence, avec son esprit si profondément observateur et critique, Meyerbeer a su mieux que personne deviner nos instincts, comprendre nos sympathies, en un mot s’établir victorieusement dans le domaine de notre nationalité musicale. Aussi quelle fortune l’attendait en pareil chemin ! Pour preuve de ce que j’avance, je ne veux que la manière inouie jusqu’alors dont ses opéras furent exécutés. On parlera toujours de l’exécution de Robert-le-Diable et des Huguenots comme de deux des plus magnifiques ensembles qu’il y ait eu au théâtre. Et les vaillans interprètes de cette musique, quels étaient-ils ? Des Français, des élèves du Conservatoire, des chanteurs formés à cette tradition dont l’illustre maître avait si admirablement saisi le sens. Rossini, quand on y pense, n’eut jamais pareille rencontre ; il est vrai que, chez l’auteur du Comte Ory et de Guillaume Tell, l’élément italien prédominait davantage. N’importe, cette supériorité d’exécution qui signala les chefs-d’œuvre de Meyerbeer à leur entrée dans la carrière m’a toujours frappé comme un trait distinctif. Évidemment, pour être sentie et rendue d’une si fière façon par des chanteurs français, il fallait que cette musique fût écrite dans leur langue. Du jour où, par la retraite de Nourrit et l’avènement de Deprez, la désorganisation se mit dans le fameux trio de Robert-le-Diable, de ce jour data l’éloignement de Meyerbeer. On a beaucoup parlé des incertitudes de Meyerbeer et de ses éternelles tergiversations. Depuis dix ans, la malveillance a pu même se donner beau jeu à l’endroit des scrupules du grand maître, qu’il eût été pourtant facile d’expliquer par la simple nature des choses. Que de caprices certains nouvellistes n’ont-ils pas prêtés à l’auteur du Prophète et de l’Africaine ! Quels engagemens, à les en croire, n’ont pas été proposés par lui comme condition suprême de la mise en scène de ses ouvrages ! Naguère encore ne disait-on pas que Jenny Lind allait entrer sous ses auspices à notre Académie royale de musique, Jenny Lind, la cantatrice du Camp de Silésie, la chère Allemande à laquelle tout ce qu’il écrit là-bas est désormais destiné ? Mais, si Jenny Lind nous venait, qui donc chanterait les Huguenots à Berlin ? Mme Stoltz peut-être, que Meyerbeer entreprendrait alors de faire engager par le roi de Prusse ? Franchement nous tenons l’illustre maestro pour un négociateur plus avisé et surtout pour un meilleur courtisan. Qu’est-il besoin de tant de suppositions extravagantes, lorsqu’on peut si naturellement se rendre compte de ce qui se passe ? D’ordinaire, un esprit sérieux et réfléchi ne se met point à l’œuvre sans avoir mûrement calculé les conditions du genre qu’il aborde. Or, on nous accordera qu’avant d’écrire Robert-le-Diable et les Huguenots, Meyerbeer connaissait en maître les élémens dont se compose un opéra français. Cette parfaite intelligence du sujet et de notre scène fonda parmi nous le succès des deux chefs-d’œuvre et leur valut une exécution admirable. Maître et chanteurs s’étaient compris, et jamais plus glorieux ensemble n’éclata. Ce fut sous l’impression de ce double triomphe, auquel (l’illustre auteur n’a jamais cessé de le reconnaître) avait si unanimement contribué la troupe alors en possession de l’Opéra, que Meyerbeer se remit à l’œuvre et conçut l’idée de ces deux partitions aventureuses éternellement ballottées depuis par le flux et reflux des vicissitudes théâtrales, et qui semblent ne reparaître à certains intervalles que pour s’engloutir de nouveau. Peut-être y eut-il à cette époque trop de lenteur de la part du maître ; peut-être commit-on une faute irréparable en ne retirant pas sur l’heure d’un si beau mouvement tout ce qu’il pouvait donner. On remit au lendemain, et, d’ajournemens en ajournemens, les chances favorables diminuèrent. Qu’arriva-t-il ? Lorsque le moment vint où soi-même on n’eût pas demandé mieux que de céder aux sollicitations de tous, les moyens d’exécution en vue desquels on avait composé se trouvèrent manquer.
Ces trois années perdues en toute sorte de vaines discussions et de petites coquetteries avaient vu s’accomplir les plus graves événemens. Pendant qu’on s’attardait ainsi, la désorganisation envahissait la troupe de l’Opéra ; Nourrit, sombre, abattu, en proie au vertige du découragement, s’en allait mourir en Italie, déplorable victime d’un point d’honneur exagéré ; la voix de Mlle Falcon jetait son dernier cri au milieu d’une salle consternée, et Levasseur, resté seul de ce groupe fameux, Levasseur, comme ce bon Marcel des Huguenots, ne survivait à ces jeunes funérailles que pour disparaître bientôt, vaincu par l’isolement et la caducité. On a beau dire, les œuvres même les plus vigoureuses et les plus capables d’affronter le temps sont toujours filles de la circonstance, du moment. A côté de l’élément immortel qui fera leur vie dans l’avenir, il y a en elles je ne sais quel élément transitoire, contemporain qu’elles empruntent aux idées, aux.querelles, aux conditions du jour, et qui, bien qu’il doive s’effacer plus tard, n’en doit pas moins avoir subsisté pour l’entière gloire de leur épanouissement.
Voilà justement ce qu’on a laissé échapper au détriment des deux partitions du Prophète et de l’Africaine. Je le répète, tandis qu’on se consumait à discuter des arrangemens secondaires, à combiner des stipulations minutieuses, l’occasion se dérobait ; reviendra-t-elle un jour ? Nous l’espérons ; mais, dans tous les cas, le mieux serait de laisser pour un certain temps reposer ces œuvres dont on a trop parlé. Le Prophète et l’Africaine furent écrits en des circonstances mémorables, et ce que réclamerait impérieusement l’exécution de ces partitions, ce ne serait point tel sujet de renom qu’on pourrait au besoin se procurer à force d’or, mais une troupe unie, intelligente, sympathique, élevée dans la tradition bien entendue d’un système français, une troupe du genre de celle qui marqua la période illustre de Robert-le-Diable et des Huguenots. Par malheur, de semblables conditions ne sauraient désormais être énoncées, car, si depuis quelques années on peut compter d’éminens sujets dans le personnel de l’Académie royale de musique, de troupe il n’en existe plus. Et croyez bien que Meyerbeer comprend ici les choses comme nous, lui qui, malgré tant d’instances et d’entreprises, a toujours refusé de se dessaisir, et qui, forcé dans sa conscience de grand maître, lorsqu’on fait un appel à ses sentimens pour un théâtre dont seul, à coup sûr, il pourra conjurer la mauvaise fortune, offre d’écrire un opéra nouveau, ayant dans son portefeuille des ouvres auxquelles pas une note ne manque.
Déjà les imaginations s’exercent à l’endroit de cet opéra nouveau promis à l’Académie royale de musique par l’auteur du Prophète et de l’Africaine. Plusieurs veulent absolument que ce soit un Struensée, et nous y consentirions de grand cœur, s’il ne nous semblait voir dans ce bruit une méprise inspirée par ce qui vient de se passer à Berlin. Le frère de l’illustre compositeur, Michel Beer, poète dramatique du mouvement qui valut à l’Allemagne Immermann et Grabe et l’intéressante période de Dusseldorf ; Michel Beer, sur l’invitation de M. le comte de Brulh, alors intendant des théâtres royaux, écrivit en 1826 une tragédie empruntée à cet épisode de l’histoire contemporaine du Danemark. Au moment d’être représentée, après diverses tribulations qui ne s’étaient pas prolongées moins d’un an, cette tragédie fut arrêtée par une réclamation du cabinet de Copenhague, qui s’opposait à ce qu’on passât outre, sous prétexte que l’événement du 28 avril 1772 éveillait de trop douloureux souvenirs dans le cœur du roi Frédéric VI. Aujourd’hui que de pareilles raisons n’existent plus, l’œuvre de Michel Beer ne pouvait manquer de se produire à Berlin. Tout y concourait, et d’abord le crédit si légitime dont jouit auprès de son souverain l’auteur du Camp de Silésie. Au nombre des qualités éminentes qui distinguent le caractère de Meyerbeer, il faut citer au premier rang un attachement profond, inviolable, à la mémoire littéraire de son frère, enlevé au plus beau de ses succès, et dont il semble, tant est vif et chaleureux le zèle qu’on lui voit prendre en toute occasion de ce genre, qu’il préfère la gloire à la sienne propre. Puisque rien n’empêchait plus de mettre Struensée à la scène, naturellement Meyerbeer devait amener le théâtre de Berlin à s’occuper de la tragédie de son frère. Bien mieux, voulant donner à cette reprise plus d’importance et de solennité, le maître de chapelle de Frédéric-Guillaume a composé tout exprès une ouverture et des intermèdes appropriés à la situation. Ce que Beethoven avait fait pour l’Egmont de Goethe, Meyerbeer l’a fait pour la tragédie de Michel, et cette illustration musicale, qui d’ordinaire ne s’accorde qu’aux chefs-d’œuvre, un beau mouvement de piété fraternelle en a décoré le drame de Struensée. Du reste, s’il faut en croire ce qu’on écrit de Berlin, ce zèle de famille, qui trop souvent aboutit aux puérils épanchemens d’une niaise sentimentalité, n’a conseillé cette fois que de grandes choses. Meyerbeer, on le sait, excelle à s’inspirer d’un sujet pour en exprimer en quelques traits le caractère et la physionomie. C’est là même une faculté de concentration qu’il possède avec certains poètes lyriques de son pays, des meilleurs s’entend, Goethe et Uhland, par exemple, et qui le rendrait admirablement propre à ce genre d’illustrations symphoniques usité par Beethoven dans l’ouverture de Coriolan et les fragmens d’Egmont dont nous parlions tout à l’heure. À ce compte, et au seul point de vue du développement de son génie, le séjour à Berlin n’est point à regretter : sans doute nous y perdons quelques opéras, l’Académie royale de musique surtout y perd des chances périodiques de fortune ; mais cette activité sans cesse maintenue en haleine par ses fonctions d’ordonnateur suprême de la musique du roi, cette nécessité de pourvoir aux besoins du moment, en provoquant l’imprévu, ne peuvent qu’exercer une excellente influence sur un talent peut-être un peu trop enclin de nature à la méditation, au calcul. Déjà, depuis quelques années, les conditions dont nous parlons ont eu, entre autres résultats, la Fête de Ferrare, le Camp de Silésie et les intermèdes de Struensée. De cette dernière partition, que la Gazette de Prusse place au rang des chefs-d’œuvre du maître, nous ne connaissons rien encore, et, si nous avons essayé d’en raconter ici l’historique, c’est uniquement dans l’intention de réformer un bruit qui nous a paru fondé sur une méprise. Le bruit se répand à peine que Meyerbeer doit écrire un opéra nouveau ; dès-lors chacun de se croire obligé d’en proclamer le titre. Un souffle d’Allemagne nous apporte le nom de Struensée, va pour Struensée. C’est ainsi que naguère on voulait à toute force que Rossini s’occupât d’une Jeanne d’Arc. Il est vrai que depuis les titres ont changé : la Jeanne d’Arc est devenue un Robert Bruce, lequel, à son tour, n’est pas bien sûr de ne point avoir eu jadis nom la Donna del Lago ; mais ici de vifs débats se présentent, et nous touchons à des questions grosses de polémique.
Qu’y a-t-il de nouveau dans cette affaire ? S’agit-il d’un chef-d’œuvre original du grand maître ou simplement d’une parodie de quelqu’une de ses partitions italiennes, pour nous servir de l’expression d’un judicieux critique ? Qui a raison et qui a tort, des vrais croyans ou des sceptiques ? Terrible pari auquel seule peut venir mettre fin la représentation de Robert Bruce. En attendant, les discussions préliminaires vont leur train, et la réplique aux aguets s’empare avec avidité du moindre incident capable d’émouvoir à cet endroit la curiosité publique. Pour peu que vous disiez un mot, les argumens ne se feront pas attendre, et vous serez étonné de voir combien de choses contenait à réfuter la ligne la plus inoffensive, le paragraphe le plus empreint de bienveillance et de bonhomie. Nous entendions dernièrement de chaleureux partisans de Rossini regretter pour l’immortel auteur de Semiramide et d’Otello l’épreuve nouvelle qu’il allait tenter de gaieté de cœur à l’Opéra, et dire que s’il était permis, après tant d’années de silence et sur la fin d’une carrière glorieusement couronnée par Guillaume Tell, de s’exposer à de pareils hasards, au nom d’une œuvre imposante et spontanée, d’une de ces œuvres qu’un poète illustre appelait des délivrances, parce qu’en elles se résume toute une période de la vie des hommes de génie, il y avait je ne sais quoi de peu digne d’une renommée de premier ordre à sortir ainsi de son repos pour remanier de vieux textes et paperasser dans ses archives de jeunesse. Pour nous, bien que nous ne partagions guère cette superstition qui se plait à transformer le fainéant sublime en une sorte d’idole égyptienne immobile au fond de son sanctuaire de granit, nos sentimens d’admiration à l’égard de l’illustre maître ne sauraient souffrir aucune atteinte de l’événement qui se prépare. Un nom tel que celui de Rossini ne se compromet pas pour si peu de chose, et, à supposer que l’opéra de Robert Bruce ne nous offrit que morceaux rajustés et vieux thèmes plus ou moins habilement travestis selon les besoins de la circonstance, personne au monde, nous en demeurons convaincu, ne se croirait autorisé à voir là une marque de décadence donnée par le plus grand esprit musical de notre temps. Que Robert Bruce réussisse ou tombe, la gloire de Rossini ne saurait s’en accroître ni diminuer. C’est là une affaire qui peut sans doute intéresser au plus haut degré l’administration de l’Académie royale de musique, mais où la responsabilité de l’auteur de Guillaume Tell n’est nullement engagée. Et qu’on ne se méprenne pas sur le sens de nos paroles ; personne plus que nous ne souhaite à Robert Bruce un éminent succès, personne plus que nous ne fait des vœux pour que l’Opéra secoue enfin cet allanguissement qui le mine, et que la fortune si longtemps contraire récompense les efforts d’un directeur habile, dont l’activité ne s’est jamais démentie depuis cinq ans. Si nous insistons en un tel point, c’est afin que la question soit nettement posée pour la critique, et qu’au lendemain de la représentation l’ignorance ou la malveillance ne s’avise pas, sous prétexte d’une intervention aussi insignifiante que celle attribuée à Rossini dans toute cette affaire, de vouloir porter atteinte à la royauté consacrée du chantre de Guillaume Tell et du Stabat.
Qu’est-ce, au reste, que cette intervention qu’on lui suppose, et dont on prétend faire si grand bruit ? Interrogeons la lettre de M. le directeur de l’Opéra en réponse à l’article de M. Delécluze, qu’y voyons-nous ? On se sentait de toutes parts déshérité. M. Auber, occupé de son Conservatoire, occupé surtout de l’Opéra-Comique, persistait à ne rien promettre, persistance désormais vaincue, s’il faut en croire un bruit qui court. Quant à Meyerbeer, de jour en jour plus insaisissable, il avait fini par s’effacer dans l’espace et disparaître entre son Prophète et son Africaine comme une constellation perdue. Restait encore M. Halévy ; mais on avait bien abusé de son génie, sans compter que l’auteur de la Peine de Chypre et de Charles VI, se ressouvenant du théâtre où fut représenté l’Eclair, travaillait à ses Mousquetaires de la Reine. Il est vrai qu’on avait le droit de faire appel aux jeunes talens, terrible droit qu’au théâtre on n’exerce guère impunément. Survinrent donc M. Balfe et son Étoile de Séville, M. Mermet et son Roi David, M. de Flotow et l’Ame en peine ; mais une administration quelque peu intelligente sait d’ordinaire à quoi s’en tenir sur les expédiens de ce genre : aussi songeait-on à se ménager d’autres ressources. Pour sortir d’embarras, il fallait absolument un chef-d’œuvre, rien de moins ! À défaut du Prophète et de l’Afvricaine, auxquels, après tant de déconvenues, force était bien de renoncer, on inventa donc tout simplement un opéra de Rossini ; chimères sur chimères : cet opéra, c’est Robert Bruce. — Pendant son dernier voyage à Paris, l’auteur du Comte Ory, du Siège de Corinthe et de Guillaume Tell, tout en refusant de rien écrire d’original pour la scène, confia à M. le directeur de l’Opéra qu’il existait au nombre de ses anciens ouvrages une partition, objet de ses prédilections les plus chères, et dont l’Académie royale de musique devrait peut-être essayer de tirer parti. Rossini voulait parler de la Donna del Lugo, et ce fut sur cette indication rétrospective du grand maître qu’on bâtit l’idée de l’opéra nouveau, si impatiemment attendu par toute une génération fort avide, à ce qu’on nous raconte, d’assister au réveil du lion. Représentée en 1819, la Donna del Lago n’obtint d’abord qu’un assez froid accueil, et cette première sensation du public de Naples n’a jamais été contredite, même à Vienne et à Berlin, où quelques rares morceaux d’ensemble, d’un style austère et grandiose, provoquèrent pourtant une impression d’enthousiasme. Aussi, quelques reproches qu’on puisse adresser à l’administration du Théâtre-Italien pour s’être privée volontairement, depuis plusieurs années, de ce remarquable ouvrage, il convient d’avouer qu’il eût été difficile de le maintenir avec honneur au répertoire. Même au temps de la Pisaroni et de la Sontag, la Donna del Lago, si l’on s’en souvient, ne brillait guère qu’au second rang parmi les opéras affectionnés du dilettantisme parisien. Somme toute, ceci ne présumerait rien contre la tentative de l’Académie royale de musique ; il y a dans cet ouvrage de Rossini, qu’on a dès l’origine accusé d’être plutôt une épopée qu’un drame lyrique, il y a, disons-nous, un certain coloris ossianesque dont la vaste scène de l’Opéra aura su nécessairement profiter. Nul doute que le fameux chœur des bardes, exécuté avec toutes les pompes de l’endroit, et la marche de la fin du premier acte, accompagnée par seize trompettes derrière le théâtre, n’emportent le succès de la soirée. Outre ces fragmens de proportions véritablement grandioses, la Donna del Lago renferme divers morceaux, d’un ordre supérieur que nous espérons bien retrouver dans Robert Bruce en dépit des mille transpositions, arrangemens et modifications qu’on n’aura pas manqué de faire subir à l’œuvre primitive pour la rendre méconnaissable et donner à croire à du nouveau ; tels sont le charmant chœur de femmes : d’Inibaca donzella, le duo entre Elena et Uberto : le Mie barbare vicende, et la cavatine de Malcolm. — Un jour donc que M. le directeur de l’Opéra songeait aux moyens de réformer son programme et de remplacer par quelque chose de moins invraisemblable l’annonce fantastique du Prophète et de l’Africaine, le souvenir du conseil de Rossini lui revint à la mémoire. On délibéra sur la manière de s’en servir, et, pour donner à l’affaire plus d’importance et de solennité, il fut résolu que deux plénipotentiaires se rendraient immédiatement à Bologne auprès du grand maestro, lequel, s’il ne travaillait pas, voudrait bien du moins, en faveur des circonstances, consentir à faire mine de travailler. Alors M. Vaëz et M. Niedermeyer partirent. Envoyer un poète à Rossini, passe encore ; mais un musicien, franchement cela ne se conçoit guère ! Qu’en fera-t-il ? Ici un grave dilemme se présente : ou Rossini va s’exécuter, et alors qu’a-t-il besoin, je vous prie, de la présence de M. Niedermeyer ? ou ce sera tout simplement l’auteur de Stradella et de Marie Stuart qui fera la besogne sous les yeux du maître, et, dans ce cas, pourquoi nous venir parler d’œuvre nouvelle et de concessions obtenues ? Il n’importe, tenons-nous-en au récit qu’on nous donne. Voyez-vous d’ici le sublime sceptique installé entre ses deux conclavistes et procédant avec un flegme imperturbable au dépouillement de ses vieux portefeuilles, indiquant au poète un rhythme susceptible de s’adapter à telle cavatine de Ricciardo, de Zelmira, ou d’Ermione, qui ne demande qu’à resservir, et dont le musicien trouvera le manuscrit dans un carton quelconque de sa bibliothèque ; puis le soir, dans les épanchemens de l’après-souper, racontant ses labeurs du jour au brave Donzelli, qui ne revient pas de tant de prodige, et s’arrête confondu au milieu d’une partie de whist ! Si nous ne nous trompons, Rossini n’en usait pas tout-à-fait de la sorte aux temps de ses travaux sincères, lorsque, dans cet appartement du boulevard Montmartre ouvert dès le matin aux amis nombreux qui le fréquentaient, l’illustre maître terminait son chef-d’œuvre de Guillaume Tell, et, sans rien perdre des conversations qui se croisaient autour de lui, jetant ici et là son mot railleur, traçait d’une plume de flamme cette incroyable partition sortie sans rature de ses mains.
On a dit que l’administration du Théâtre-Italien comptait s’opposer à la mise en scène de Robert Bruce à l’Académie royale de musique. Nous avouons qu’une semblable prétention nous paraîtrait complètement inadmissible, et que nous partageons à ce sujet les sentimens de M. le directeur de l’Opéra, qui, tout en invoquant son droit de faire traduire pour le représenter sur son théâtre tel opéra du répertoire italien qu’il lui plaira de désigner, en réfère néanmoins là-dessus à la question de convenances. Maintenant, peut-on de bonne foi soutenir qu’ici les convenances aient été violées le moins du monde ? Remarquez qu’il ne s’agit pas seulement d’un opéra écrit, il y a tantôt vingt-sept ans, en Italie, et d’ailleurs appartenant, dès son origine, au domaine public, mais d’un opéra que vous ne jouez plus, auquel vous-même vous avez renoncé ; or, cet ouvrage enseveli dans la poussière de vos cartons, s’il me plait à moi de le rappeler à la vie, si pour la plus grande gloire de cette résurrection le souffle du puissant maestro me vient en aide, qui osera le trouver mauvais, je vous prie ? Des trente-cinq partitions écrites par Rossini pour la scène italienne, huit ou dix tout au plus se sont maintenues au répertoire ; qui m’empêchera, par la stérilité des temps où nous vivons, d’aller voir si dans ces catacombes je ne trouverai pas la mine d’or ? Elisabetta, Sigismondo, Torvaldo, Armida, Adelaïde di Borgogna, Ricciardo, Ermione, Odoardo e Christina, Bianca di Faliero, Matilde di Shabran. Zelmira, tant de compositions oubliées, de chefs-d’œuvre déchus, peuvent contenir des beautés souveraines, diamans perdus, dont, grace à nos efforts, la Donna del Lago va s’enrichir. Donc, si des reliefs de ce festin splendide du génie nous voulons, en un jour de disette, faire notre repas, il nous semble que c’est notre affaire, et qu’on serait mal venu de prétendre s’y opposer. — A vrai dire, nous approuverions entièrement pour notre part un tel langage, et ne supposons guère ce qu’on pourrait y répondre ; mais ces convenances dont on parle ont-elles donc été toujours si scrupuleusement observées, et ces raisons invoquées à propos des élémens plus ou moins en dissolution qui ont servi à la composition de Robert Bruce, ces raisons devront-elles se produire en faveur des traductions de la Lucia et d’Otello ? Nous voulons bien admettre le droit de traduction à l’Académie royale de musique, à cette condition toutefois qu’on n’usera de ce droit qu’avec une extrême réserve. Qu’on emprunte à l’étranger certains rares chefs-d’œuvre devenus classiques, rien de mieux ; l’Opéra, comme la Comédie-Française, n’est point une scène ordinaire, et toute inspiration du génie y doit trouver son sanctuaire. J’avoue que j’aimerais à voir les chefs-d’œuvre dramatiques de Mozart, de Beethoven et de Weber figurer de loin en loin sur l’affiche du théâtre de la rue Lepelletier, tout comme j’applaudirais de grand cœur à quelque traduction littéraire du Wallenstein de Schiller ou de l’Egmont de Goethe, qu’on représenterait sur la scène française ; mais je ne pense pas que l’on puisse ainsi piller à sa guise dans le répertoire du voisin. En général, le droit de traduction ne devrait jamais s’exercer que sur des ouvrages d’auteurs morts ; car, pour les vivans, ne vaut-il pas mieux cent fois les faire écrire ? De la sorte, du moins vous gardez la chance d’avoir une musique conçue selon le système que vous exploitez, et dont vos chanteurs sauront tirer parti. Pourquoi vouloir la Lucie, quand la Favorite, les Martyrs et Dom Sébastien vous sont acquis ? Vous avez Robert-le-Diable et les Huguenots, ne vous faudra-t-il pas aussi le Crociato quelque jour ? Nous ne sommes pas pour vouloir sacrifier les intérêts de l’Académie royale de musique à ceux du théâtre Ventadour ; mais encore doit-on tenir compte des privilèges, et, du moment que l’administration a jugé bon qu’il y eût un opéra italien à Paris, toute atteinte portée aux privilégies qui font sa vie, tout empiétement du genre de ceux que nous venons de citer, deviennent intolérables. On a parlé d’émulation donnée à nos artistes ; le malheur veut que cette prétendue émulation tourne le plus souvent à leur défaite, car, dans cette lutte de la voix et du chant, nos artistes, privés des ressources du drame, embarrassés des difficultés d’une prosodie ingrate et rebelle, réduits au seul mérite de l’interprétation musicale proprement dite, nos artistes succomberont toujours. J’en appelle aux esprits éclairés et impartiaux qui ont pu comparer : est-il possible, au lendemain d’une de ces brillantes représentations de la Lucia ou d’Otello au Théâtre-Italien, d’entendre les mêmes chefs-d’œuvre exécutés à l’Académie royale de musique, d’opposer sérieusement Mlle Nau à la Persiani, M. Barroilhet à Ronconi, Mme Stoltz à la Grisi ? On ne se lasse pas de nous citer Duprez, mais le vaillant ténor d’autrefois existe-t-il encore, ou n’est-ce pas plutôt son ombre ? Et ce grand style qui se débat contre l’impuissance de l’organe, cette large et sévère diction au secours de laquelle nul souffle de voix ne vient désormais, valent-ils, à tout prendre, une seule note de ce timbre brillant et sympathique du jeune ténor qui a succédé à Rubini ? Du reste, le meilleur argument en faveur de ce que nous avançons est dans la manière toute différente dont on exécute à l’Académie royale de musique les ouvrages écrits par les maîtres étrangers, selon les conditions de la scène française. Essayez de comparer l’exécution de la Favorite avec celle de Lucie de Lammermoor ; on ne se croirait plus au même théâtre. C’est qu’en effet avant-hier vous assistiez à la parodie plus ou moins adroitement déguisée d’un opéra italien, et qu’aujourd’hui vous voyez se développer sous vos yeux une troupe à laquelle on a rendu ses avantages, et dont l’infériorité relative disparaît sitôt qu’elle se sent ramenée sur son terrain. Gardons-nous d’intervertir les genres ; profitons des bénéfices de la musique italienne, mais ne renonçons jamais à la tradition dramatique de l’opéra français.
Si nous nous élevons ainsi contre l’abus des traductions, si nous craignons de les voir se multiplier à l’Opéra, c’est que nous avons en nous la certitude qu’un pareil système entraînerait tôt ou tard la ruine de notre première institution lyrique. Pour exécuter ces ouvrages qui ne sont pas de votre répertoire, vous finiriez par ne plus vouloir que des chanteurs italiens, et, comme les illustres sont retenus, force vous serait bien de recourir aux talens secondaires, c’est-à-dire à la pire espèce de chanteurs qu’il puisse y avoir sur une scène française, à ces gens pour lesquels rien n’existe au monde en dehors d’une cavatine qu’encore ils ne chantent pas toujours juste. Non, il faut que certaines démarcations naturelles subsistent. Supposez Rubini dans Robert-le-Diable et les Huguenots, pensez-vous que l’immortel interprète de la Lucia et des Puritains eût répondu à l’idéal qu’un public français se représente des deux héros de Meyerbeer ? Et Nourrit, le chanteur français par excellence, quand il a voulu, en un jour d’égarement, rompre avec son passé glorieux et devenir un virtuose italien, Adolphe Nourrit est mort à la peine sans même pouvoir croire qu’il sortait vainqueur du défi porté par lui à sa nature ! On ne foule pas aux pieds impunément certaines traditions qui sont dans le génie même des peuples ; et, l’opéra français abdiquant sans réserve au profit du système italien, nous ne voyons pas dans quel but on maintiendrait chez nous un Conservatoire de musique. Mais, dira-t-on, à qui s’adresser ? Les grands hommes font les difficiles. Impuissance ou calcul, ceux que le succès aime à proclamer hésitent et s’esquivent ; quant aux vocations naissantes, si d’aventure vous en connaissez, nommez-les, que nous fêtions leur avènement en nous écriant avec Perse.
- Hunc, Macrine, diem mumera meliore lapillo.
En effet, nous l’avouons, jamais temps plus ingrats n’affligèrent nos premières scènes. Dans les lettres comme dans la musique, partout même stérilité, même épuisement. On s’arrête, on se tait, on sauve sa gloire par le silence, et quand ces maîtres dédaigneux, qui disposaient des plus chères sympathies du public, laissent la place vide, nul vaillant ne s’offre pour s’en emparer. Çà et là seulement quelques pâles imitateurs surviennent, et leurs tristes débuts n’ont d’autre résultat que d’exciter les gens à réclamer avec plus de zèle et d’animation le retour de ces royautés inquiètes dont on voudrait pouvoir se passer. Pour nous en tenir à la musique, il semble pourtant qu’en ces circonstances l’Académie royale aurait pu trouver quelque chose de mieux que des traductions. Que n’a-t-on, par exemple, demandé un ouvrage à Verdi ? Nous savons que M. le directeur de l’Opéra s’est entendu dernièrement avec le prince Poniatowski, et personne plus que nous n’approuve un pareil choix ; mais, jusqu’à ce que l’événement ait démontré le contraire, nous persisterons, en l’absence de Rossini et de Meyerbeer, à regarder l’auteur de Nabucco et d’Ernani comme le génie le plus particulièrement capable d’abonder avec succès, le cas échéant, dans les traditions de notre première scène lyrique. Ne toucher qu’avec une réserve extrême au répertoire spécial du Théâtre-Italien, et d’autre part employer tous ses efforts à se procurer des ouvrages originaux des jeunes maîtres qui peuvent surgir de l’autre côté des monts : tel serait en somme le meilleur système à pratiquer dans les intervalles où le génie national fait défaut, d’autant plus que de Gluck à Meyerbeer, de Meyerbeer à Donizetti, ce système a toujours été celui de l’Académie royale de musique. Rossini seul, à son arrivée à Paris, sous l’administration de M. le vicomte de La Rochefoucauld, jugea convenable de procéder autrement, et ce fut par des traductions et des remaniemens d’anciens ouvrages qu’on le vit préluder à la sublime conception de Guillaume Tell. Voudrait-il donc finir chez nous comme il a commencé ? Une si belle occasion s’ouvrait pourtant au grand maître de reparaître aux yeux du monde ! Ne disait-on pas naguère que Rossini s’occupait d’écrire un Te Deum en l’honneur de Pie IX. Imposer la consécration de l’art au cri d’actions de graces poussé par l’Italie entière, chanter l’avènement du saint pontife qui a donné l’amnistie, et dans un règne de moins de six mois a déjà révolutionné de ses bienfaits les états de l’église, c’était là une gloire digne d’être enviée même par l’auteur de Guillaume Tell et du Stabat, et nous nous refusons à croire qu’il puisse y avoir renoncé.
Nous ne quitterons point l’Opéra sans dire un mot de la retraite de M. Habeneck. L’habile et infatigable musicien qui, depuis vingt-cinq ans, présidait à l’exécution des chefs-d’œuvre de notre première scène lyrique, laisse après lui un vide que son successeur, quel qu’il soit, aura de la peine à combler. Encore un représentant qui disparaît de cette période illustre qui fonda parmi nous la gloire de l’Opéra. Par sa longue habitude de l’enseignement, par son expérience des maîtres, par sa rare activité et aussi par une énergie de caractère indispensable en un pareil emploi, M. Habeneck s’était acquis sur l’orchestre de l’Académie royale de musique une autorité presque souveraine, et que nul ne songeait à contester. C’était même un spectacle plein d’intérêt de voir, aux répétitions d’un ouvrage, comme il imposait à ces ruasses intelligentes qu’il poussait ou retenait d’un signe de la main ! Quelle scrupuleuse appréciation des moindres choses ! quel tact ! quel art singulier de nuancer ! jusqu’à sept et huit fois la difficulté était reprise, et si, au moment de tenir son effet tant cherché, l’inadvertance d’un cor ou d’un basson venait de nouveau l’interrompre, il s’agitait sur son banc, frappait son pupitre à coups redoublés, et, fixant sur le malencontreux trouble-fête sa face de chat-tigre irrité, il le rappelait à l’ordre avec colère ; car à cette susceptibilité sans cesse éveillée, pas une note, je dirais presque pas une intention n’échappait. Il connaissait par cœur jusqu’au dernier de son armée, savait le fort et le faible de chacun, et pour lui le moindre son de cet orchestre avait nom d’homme. Outre cette autorité dont nous parlons, M. Habeneck possédait toute la confiance des maîtres ; Rossini, bien qu’il lui reprochât quelquefois de ne point accompagner les chanteurs avec assez de ménagement, Rossini admirait son coup d’œil prompt et sûr et sa chaleur communicative, et jamais Meyerbeer ne dormait plus tranquille après son dîner que lorsqu’il savait, à n’en pas douter, qu’Habeneck dirigerait ce soir-là l’exécution de Robert ou des Huguenots. Une pareille situation devait apporter quelque influence ; à l’Académie royale de musique, M. Habeneck n’était pas seulement un chef d’orchestre, et, comme à Nourrit, il lui arriva plus d’une fois d’intervenir dans les conseils de l’administration. Pendant un quart de siècle, M. Habeneck a eu sa part des ouvrages qui se sont produits sur la scène française, et, nous pouvons le dire, au valeureux chef d’orchestre les chances n’ont pas manqué. Le Comte Ory, la Muette, Guillaume Tell, Robert-le-Diable, Don Juan, les Huguenots, la Juive, ce sont là de mémorables soirées, de glorieux faits d’armes auxquels on doit se sentir fier d’avoir présidé, et M. Habeneck emporte avec lui les souvenirs d’un beau règne. Sans vouloir rien préjuger de l’avenir, on peut douter qu’il en arrive autant au chef d’orchestre qui s’apprête à lui succéder. Quoi qu’il en soit, le bâton passe aux mains de M. Girard, compositeur distingué, qui tenait depuis plusieurs années à l’Opéra-Comique le poste devenu vacant à l’Opéra. Il est cependant un autre orchestre que cette retraite prématurée de M. Habeneck va frapper d’un coup plus sensible nous voulons parler de l’orchestre du Conservatoire. Ici, le nom du successeur n’est pas même désigné. Qui osera, en effet, s’emparer de ce monde créé par lui ? Qui aura l’autorité de commander à ces forces instrumentales accoutumées à n’obéir qu’au geste du maître ? On dira ce qu’on voudra, mais M. Habeneck aura toujours à nos yeux le très grand mérite d’avoir fondé la société des concerts, c’est-à-dire le plus beau monument qu’on ait élevé de notre temps au génie des Beethoven et des Mozart. Sans doute M. Habeneck n’a rien produit en musique qui doive rester, on lui a même fort souvent reproché de s’être opposé aux productions des autres ; mais ces griefs, fussent-ils fondés, nous empêcheraient-ils de reconnaître qu’il a créé en France le véritable sanctuaire de la musique instrumentale ? Si nous admirons aujourd’hui Beethoven dans ses moindres détails, si nous avons gravi jusqu’aux plus hauts sommets de cet esprit sublime comme les montagnes, et comme elles aussi enveloppé souvent d’épais nuages, n’est-ce point un peu à ce guide intelligent et passionné que nous le devons ? Le beau mérite d’écrire trois ou quatre partitions et autant de symphonies, c’est l’affaire du premier venu ; mais avoir été l’un des premiers à saluer en France le génie de Beethoven, s’être fait le protagoniste de sa gloire, et pour une si noble cause avoir suscité la société des concerts, voilà en vérité qui vaut mieux, et ce fut l’œuvre de M. Habeneck.
Le Théâtre-Italien en est encore aux préliminaires de la saison, ou, pour mieux dire, la saison n’est point encore commencée. Le vrai public des Bouffes, on le sait, n’arrive guère avant le milieu de décembre, et, cette année, les déplacemens occasionnés par la petite session pourraient bien faire qu’on s’attardât davantage. En attendant, Semiramide et Gemma di Vergi, Norma et la Lucia, ont ouvert honorablement la campagne. Nous ne dirons rien de la Grisi, toujours égale à elle-même, toujours tragédienne imposante et superbe, et grande cantatrice dans le rôle de la reine d’Assyrie. Cette fois le chef-d’œuvre de Rossini avait à nous montrer son nouvel Assur. M. Coletti, qu’une certaine réputation précédait parmi nous, sans avoir justifié dans ses débuts les prétentions au premier rang qu’on affichait à son endroit, n’en reste pas moins une fort utile acquisition pour le théâtre. Son style et sa manière témoignent dès l’abord d’une excellente école, sa déclamation a de la puissance et du dramatique ; en un mot, on sent en lui un homme accoutumé à tenir avec honneur les grands rôles du répertoire. Pourquoi faut-il que sa voix manque ainsi de timbre et de fraîcheur ! La voix de M. Coletti monte sans obstacle, et les passages d’agilité dont abonde la partie d’Assur la trouvent d’une parfaite complaisance ; malheureusement c’est là un avantage assez commun aux belles voix usées, et j’avoue que cette souplesse acquise aux dépens de la franchise et de la sonorité de l’organe ne m’a jamais paru chez un chanteur qu’une qualité négative. Si quelque chose pouvait faire oublier de semblables inconvéniens, le sentiment musical dont est doué M. Coletti et sa remarquable expérience du théâtre y suffiraient. Dans le sublime adagio, notte terribile, notte di morte, du grand duo entre Assur et Semiramide au second acte, M. Coletti se montre digne de faire la partie de la Grisi, et c’est tout dire ; quant au cantabile de la scène des tombeaux, alla pace dell’ ombre ritorna, impossible de rendre cette phrase admirable avec plus de pathétique et de largeur. Nous le répétons, cet engagement, envisagé au seul point de vue de l’ensemble de la troupe italienne, ne mérite que des éloges. Sans doute, du côté des basses l’administration des Bouffes était richement pourvue ; mais, si l’on y réfléchit, entre Lablache, qui renonce désormais à l’emploi tragique, et Ronconi, plus porté par ses goûts et la nature de son talent aux créations du nouveau répertoire, il y avait une place à prendre, celle qu’occupa un moment M. Fornasari. Tout le monde saura gré à M. Vatel d’avoir appelé à ce poste l’artiste distingué qui vient de débuter dans Semiramide. Quelque peu de goût que nous ayons à revenir sans cesse à des sujets aujourd’hui épuisés, nous ne pouvons nous décider à passer sous silence les belles représentations de la Lucia qui ont marqué la seconde quinzaine du retour des Italiens. Ronconi et la Persiani ont véritablement fait des merveilles, et cette inspiration vaut d’autant plus qu’on en tienne compte qu’ils se sentaient devant un auditoire qui n’est pas le leur, en présence de ce public d’occasion, si froid et si médiocre appréciateur des belles choses qu’on lui prodigue. Quel ensemble inoui, quelle simultanéité dans les évolutions de ces deux voix s’animant l’une l’autre, et comme sous tant de passions et d’entraînement un art profond, admirable, se cache ! quelle précision, quelle sûreté d’attaque dans les rentrées ! Ronconi surtout excelle en ces effets ; sa voix emprunte alors à l’inspiration du moment je ne sais quelle mâle vigueur, quelle puissance inusitée ; on dirait qu’elle s’enfle comme un torrent, et ce travail d’Hercule d’ébranler une salle du parterre à ses combles semble un jeu d’enfant à ce petit homme de si frêle apparence. La Lucia nous a rendu aussi M. de Candia, qu’une indisposition avait empêché de prendre part aux premières représentations du théâtre. Légèrement altérée d’abord, la voix du jeune ténor a bientôt eu repris tous ses avantages, et dans le charmant duo des fiançailles, au second acte, comme dans le sublime monologue de la fin, elle s’est retrouvée samedi aussi limpide, aussi passionnée que jamais. Il y a chez M. de Candia, outre le talent du chanteur qui s’accroît de jour en jour, grace à de sérieuses études et à l’expérience de la scène, il y a, disons-nous, une préoccupation du drame et de ses accessoires qui évidemment n’est point d’un virtuose italien, tel du moins qu’on se le figurait aux temps de Nozzari, de Davide et même de Rubini. A ce compte, le rapide passage du jeune ténor à l’Académie royale de musique ne lui aura point été inutile. M. de Candia se souvient aux Bouffes de la scène illustre où fut Nourrit ; je n’en veux d’autre preuve que ce soin intelligent apporté par lui dans ses costumes, soit qu’il ait à représenter le More de Venise ou la sombre et pâle physionomie d’Edgar de Rawenswood. On aime à surprendre chez un chanteur de mérite ce goût des autres arts, sans lesquels au théâtre rien n’est complet. C’est ainsi qu’on a procédé à la réforme de l’Opéra ; c’est ainsi que Lablache, Ronconi et M. de Candia aident à ce compromis désormais nécessaire entre la musique et le drame, et vers lequel les maîtres de la nouvelle école italienne, Mercadante et Verdi en tête, sentent qu’il faut marcher. On a beau dire, il y a de ces goûts élégans, de ces instincts secrets par lesquels les natures d’élite se trahissent toujours, quelque voie qu’elles suivent d’ailleurs, et ce culte des moindres détails du costume que nous remarquons ici chez M. de Candia, l’artiste des Italiens l’emprunte, soyez-en sûr, au fin et prodigue connaisseur, occupant les loisirs que lui laisse le théâtre à recueillir ces belles collections de gravures et d’objets d’art de tout genre dont s’enrichit sa jolie habitation de la rue d’Astorg. — Aux ouvrages du répertoire qui ont ouvert la saison, des nouveautés doivent avant peu succéder : on annonce la Fiancée corse et les deux Foscari, pour lesquels, à ce qu’on assure, Verdi vient d’écrire une cavatine de ténor destinée à remplacer l’ancienne, jugée insuffisante ; puis viendront les belles soirées de Nabucco, et aussi celles des Puritains et de don Pasquale, que nous rendra Lablache. D’ici là, il faut espérer que le public sera de retour, car, même avec d’aussi splendides élémens, nous persistons à croire qu’au Théâtre-Italien rien ne saurait se faire sans lui.
H. W.