Revue musicale - 31 octobre 1869

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Revue musicale - 31 octobre 1869
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 84 (p. 227-241).
REVUE MUSICALE

L’influence exercée par les grands esprits sur leurs contemporains est un des côtés les plus intéressans de l’histoire de l’art. Impossible d’admirer certaines fresques de Raphaël sans se représenter involontairement les Prophètes de Michel-Ange. À ces entrelacemens d’anges et de sibylles, à ces prodigieuses difficultés vaincues et tournant à l’avantage du tableau, comme lorsqu’il s’agit de faire tenir l’immensité d’une composition dans un espace rétréci et en apparence des plus défavorables, — comment ne pas reconnaître l’action d’une puissance dominante? Les génies tels que Raphaël n’imitent pas, je le sais ; mais il leur faut, bon gré mal gré, et pour un temps si court qu’il soit, subir le motif ambiant, qu’ils développent, varient à leur manière et sans se départir de leur originalité native, ainsi qu’on peut le voir à Rome en parcourant les églises de San-Agostino et de Santa-Maria-della-Pace. Malheureusement il n’y a pas toujours là des Michel-Ange pour donner la note à des Raphaël, et ce n’est point la chapelle Sixtine, c’est l’œuvre de M. Richard Wagner qu’a traversée l’auteur du Dernier Jour de Pompéi.

M. Victorin Joncières travaillait, dit-on, pour être peintre lorsqu’il lui arriva dans un moment ineffable d’entendre de la musique de M. Wagner. Ce fut le coup de foudre sur le chemin de Damas : patuit aula cœlestis. J’aime ces vocations à grand orchestre, cela fait merveilleusement dans le paysage, et vous pose dès le début en homme de l’avenir. En un temps comme le nôtre, où rien ne réussit que par l’anecdote, ces aventures, vraies ou fausses, pour peu que quelques amis les colportent habilement, aident tout de suite à ce que Stendhal appelait si bien la cristallisation. Être incompris du public n’est pas donné au premier venu qui se mêle d’écrire, et le musicien qui commencerait tout simplement par produire de petits chefs-d’œuvre, comme le Chalet ou le Chien du jardinier, n’aurait qu’à renoncer à cette gloire pour le reste de ses jours, tandis que si vous avez l’air de revenir de Corinthe ou de Munich, si vous débutez par un Sardanapale ou par quelque sublimité du même ordre, vous voilà d’emblée hors de pair et en position de systématiser vos erreurs. Tomber au théâtre n’est point si désastreux qu’on pense, il s’agit de s’arranger de manière à se donner une attitude; celle d’initié aux mystères de la fameuse école de Weimar réussit pour le quart d’heure assez bien, et pendant qu’il en est temps encore je conseille aux jeunes compositeurs en mal de génie d’en user et d’en abuser chaque fois qu’ils rencontreront une scène capable, comme le Théâtre-Lyrique, de bien vouloir se ruiner héroïquement par simple amour de ce bel art.

Ce que je reproche à M. Joncières, c’est de ne pas être assez de son opinion, de n’avoir que la foi, et de manquer des qualités indispensables pour la pratique. Il se peut que l’auteur du Dernier Jour de Pompéi affiche très haut les théories des maîtres sonoristes; mais son orchestre ne prouve guère qu’il ait mis à profit leur science. Du bruit et puis du bruit; ni coloris ni invention, et dans la coupe des morceaux, dans la distribution des voix, une largeur de conscience qui ne recule pas devant l’emploi des formules italiennes les plus rebattues, — cette fameuse phrase renouvelée de la Lucie par exemple, au moyen de laquelle on obtient, en tenant en suspens l’action dramatique, certains effets prestigieux de sonorité, et qui semble vous crier par toutes les voix des chanteurs et de l’orchestre : station de Donizetti, cinq minutes d’arrêt! Nous ne voudrions décourager personne; il convient cependant d’avertir qui se trompe. Le jeune musicien qui nous occupe paraît avoir besoin d’être mieux conseillé. L’aventure de Sardanapale n’ayant point réussi, malgré l’effort d’une Nilsson, l’habileté eût voulu qu’on y regardât à deux fois avant de recommencer en de bien pires conditions, alors qu’on n’avait avec soi qu’un poème à tout écraser et une exécution solennellement dérisoire. A distance, cette chute, ou, si l’on aime mieux, ce demi-succès de Sardanapale pouvait servir de texte aux plus agréables commentaires sur les dispositions et l’avenir du jeune compositeur. Le Dernier Jour de Pompéi, avec ses continuelles réminiscences de Verdi et de Donizetti, son style composite, ses défaillances instrumentales, que cherchent vainement à déguiser toutes ces suites harmoniques d’une rudesse étrange, toutes ces combinaisons de timbre qui voudraient bien vous faire croire à des abîmes de science, le Dernier Jour de Pompéi est venu maladroitement couper court aux illusions, et ce serait aux véritables amis de M. Joncières de lui répéter ce mot de Delacroix, qui disait à un jeune dessinateur déjà très célèbre et comblé de toutes les faveurs de la fortune : « Vous voulez faire de la peinture, monsieur, mais alors il vous faudra longtemps et beaucoup travailler. »

Du reste il y aurait peut-être lieu d’en finir avec ces grands sujets empruntés à l’histoire du monde romain. Les Martyrs, Herculanum, le Dernier Jour de Pompéi, toujours la même fable de moins en moins bien racontée. Lors de la reprise d’Herculanum à l’Opéra, nous remarquions qu’un certain détestable genre aujourd’hui fort à la mode, et qu’on nomme vulgairement l’opérette bouffe, rendait désormais impossible de représenter au sérieux une scène antique, et songez que cette musique dont nous avions eu le sens perverti par ces misérables ritournelles qui empoisonnent l’atmosphère était de M. Félicien David, que ces personnages qu’une fausse optique nous montrait paradant sur le théâtre et dignes seulement des lazzis du public étaient des artistes d’un ordre supérieur. Que voulez-vous maintenant qu’il en soit quand, au lieu d’être à l’Opéra, vous vous trouvez au Théâtre-Lyrique? Comment traiter avec respect ces augures, s’intéresser à leurs passions, à leurs discours? Comment ne pas éclater de rire au nez de cette espèce d’Alcibiade coiffé du bonnet phrygien qui, sous prétexte d’épuiser la coupe de la folie et de la volupté, s’allonge sur une sorte de civière à porter les malades à l’hôpital, et, pendant que trois ou quatre parasites de carton débitent sur un mode piteux le chœur des vieillards dans Faust, contemple vaguement une malheureuse aimée rabâchant le vieux pas de l’écharpe :

Je me sens altéré,
Verse-moi quelque froid breuvage ?


Et le brave homme tend son verre à son esclave, qui l’intoxique. Ici le sang-froid vous abandonne, vous n’êtes plus au Théâtre-Lyrique, vous êtes aux Bouffes-Parisiens. Que peut un infortuné musicien contre une pareille mise en scène? Il continue à s’escrimer avec toutes les rages de la conviction : grondement des basses dans l’orchestre, violons à l’aigu, au suraigu, rhythmes contrariés, tremblement souterrain annonçant le prochain cataclysme; mais, hélas! rien n’y fait, plus la symphonie a l’air de croire que c’est arrivé, plus l’hilarité devient générale, et quand le Vésuve se décide à se mettre en colère, alors, oh! c’est alors que la gaîté touche à son comble, et qu’on se prend à plaindre le compositeur fourvoyé dans cette galère !

Après un remarquable morceau d’ensemble très vigoureusement enlevé à la Verdi, personnages et chœurs se dispersent épouvantés, et la parole reste au seul orchestre, qui commence à nous débiter son récit de Théramène, On n’imagine pas l’effet risible que produit cette symphonie succédant ainsi sans transition au tumulte excessif des voix continué à plaisir depuis trois heures. C’est assurément ce qui se pouvait concevoir de plus anti-dramatique. Tout le monde a présentes à la mémoire ces quelques mesures par lesquelles se termine un opéra, et qui parfois, comme dans Don Juan, se prolongent un rapide instant, le rideau baissé : cela dure à peine vingt secondes, et suffit presque pour jeter un froid. Qu’on se figure ce que doit être en pleine action, en pleine tourmente théâtrale, l’effet de cet orchestre si platoniquement descriptif. C’est à se demander ce que le musicien a voulu faire; Mme Scarron remplaçait à sa table le rôti absent par quelque historiette bien narrée; l’auteur du Dernier Jour de Pompéi savait-il d’avance à quel Vésuve impotent il aurait affaire, et son intention a-t-elle été de suppléer par un morceau de musique au manque de tableau final? On peut l’admettre; mais en ce cas je ne m’explique pas très clairement l’expression bucolique de son intermède : il doit y avoir là quelque pensée transcendentale, quelque allégorie wagnérienne inspirée par un ressouvenir de ce fameux trait de violon chargé, dans l’ouverture de Tanhäuser, d’initier le spectateur à toutes les ivresses de l’amour physique; mystère! Quoi qu’il en soit, l’écroulement des trois villes est consommé; Herculanum, Pompéi et Stabia viennent de disparaître sous les cendres, et voilà deux amans qui traversent les flots sur une barque légère, doucement poussés vers d’autres bords par une brise harmonieuse :

Les canards l’ont bien passée.


Ce dénoûment est peut-être de chez Séraphin; mais la mélodie arcadienne qui cette fois l’accompagne en relèvera la signification bourgeoise aux yeux des gens qui savent lire dans les mythes.

Je ne connais pas le Gil Blas de M. Semet, l’auteur de la Petite Fadette, qu’on joue en ce moment à l’Opéra-Comique; mais je me souviens dans Ondine d’une chanson de taupier très réussie; surtout dans le travail symphonique de l’accompagnement, qui est d’un fouillé merveilleux. J’ai cherché depuis à me procurer ce joli morceau : on ne l’a même pas gravé; grand dommage! c’est un petit chef-d’œuvre perdu. Si parmi tant de musiciens qui comptent aujourd’hui, il en est dont la rage est de vouloir faire plus que de la musique, d’autres dont l’industrie est de faire beaucoup moins, quelques-uns s’en tiennent encore à pratiquer tout simplement la tradition, et c’est dans ce nombre d’honnêtes et bons esprits que doit être classé M. Semet. Avec des. titres fort estimables, les Nuits d’Espagne, Gil Blas, — un grand succès au Théâtre-Lyrique, — Ondine, M. Semet n’a guère conquis jusqu’à présent qu’une demi-célébrité. Les artistes l’aiment et le considèrent, le public le connaît à peine. C’est un de ces talens modestes qui cachent leur vie et prennent un emploi souvent très humble pour pouvoir se livrer en toute indépendance à leurs travaux d’imagination. Timbalier dans l’orchestre de l’Opéra, il y vit depuis des années comme le chercheur de perles sous sa cloche, et c’est de ce gouffre de résonnance qu’il sort de loin en loin pour offrir au public une de ces partitions où, comme dans la Petite Fadette, se révèle à chaque page la plus intime connaissance du secret des maîtres. Je dirai même que cette fréquentation trop assidue n’aura pas été sans inconvénient pour le compositeur. Le détail symphonique l’absorbe, il s’y attarde, s’y oublie, et la phrase, qui semblait s’annoncer si bien, en reste là. Elle sort cependant par intervalles, pleine alors d’expression poétique ou de naturel, comme dans cette mélopée que Fadette soupire au clair de lune et surtout comme dans cette exquise ariette de la bonne femme disposant ses plantes pharmaceutiques. Ce morceau mérite une mention à part; Boïeldieu, dans l’air du rouet de la Dame Blanche, n’a pas mieux fait. Quel tour mélodique charmant et quelle ingénieuse distinction dans la manière dont le dessin vocal soutenu par les violons est accompagné par les clarinettes et les hautbois! Mme Révilly débite avec un sentiment très juste cette délicieuse chansonnette. Sa mauvaise voix au moins ici ne gâte rien. Je regrette de n’en pouvoir dire autant de Mme Galli-Marié, réduite maintenant à mimer toute la partie musicale de ses rôles, ce qui fait que la rêverie de Fadette sur le seuil de sa cabane, inspiration élevée et pathétique, passe complètement inaperçue. Le duo qui suit entre la petite paysanne et son amoureux Landry s’efforce de remplacer par des harmonies fines et délicates l’idée mélodique qui ne vient point, et bien lui prend de se transformer en trio à l’arrivée de Sylvinet, car la situation ne serait en vérité pas tenable, M. Maillard l’ayant déjà traitée dans les Dragons de Villars et de façon à ne permettre à personne d’y plus toucher. Qui ne se souvient de cet adagio si nuancé, si coquet et en même temps si naïf dans sa demi-teinte : Moi jolie ? Tout le caractère de la Petite Fadette, du moins en ce qu’il a de scénique, est tracé là comme par un Greuze musical.

Ce que c’est pourtant que de savoir aborder une situation! M. Maillard, en musique, est un homme de théâtre, M. Semet n’est qu’un élégiaque; aussi je ne m’étonne pas qu’à l’Opéra-Comique le sujet ait tout de suite paru manquer de nouveauté. Le succès des Dragons de Villars avait dès longtemps escompté celui de la Petite Fadette; l’imitation avait lestement pris les devans, et c’est l’original qu’on accuse aujourd’hui de ressembler à la copie. Ni plus ni moins que ce ténor italien qui, voyant représenter le Barbier de Séville à la Comédie-Française, voulait absolument que ce fût Beaumarchais qui eût dépouillé le librettiste de Rossini, une certaine partie peu lettrée du public ne pardonnait pas à George Sand d’avoir de si belle façon dévalisé MM. Cormon et Lockroy. Notez en outre que les Dragons de Villars conservent cet avantage d’être une pièce intéressante et bien faite. Les auteurs, gens fort experts en matière d’opéra-comique, s’étaient contentés d’emprunter au romancier un type qu’ils avaient ensuite dépassé de leur mieux, inventant une action, créant autour de lui d’autres personnages. Cette manière peut n’être point aussi commode que celle qu’emploient MM. Barbier et Carré dans leurs éternelles découpures; mais du moins exige-t-elle un certain art, et c’est en ce sens que je la préfère. Peut-être doit-on regretter, au point de vue du succès de la Petite Fadette, la simplicité un peu bien grande de cette action, dont le principal attrait avait d’avance été défloré au théâtre, car si le roman, à la place où George Sand l’a mis, reste un chef-d’œuvre, à l’Opéra-Comique Rose Friquet avait dès longtemps coupé l’herbe sous le pied à Fanchon Fadette. Il faut bien se l’avouer, surtout quand c’est la même actrice qui revient avec les mêmes habits, le même geste malin, espiègle, intelligent, j’allais dire avec la même voix; mais je m’arrête, car ce trésor-là. Rose Friquet en a dépensé le principal, et ne laisse guère à la pauvre Fadette que ses deux beaux yeux pour pleurer. N’importe, cette paysannerie en trois actes et cinq tableaux a son charme; cela respire l’honnêteté, la chansonnette y fleurit, non point malsaine et empoisonnée de ces puanteurs de tabagie et de mauvais lieux, mais fraîche, simplette, exhalant son petit parfum de fraises des bois. La ritournelle vous invite à penser à Sedaine, à Monsigny, et vous avez un de ces spectacles fins et précieux qui sont, dirait Hamlet, « du caviar pour le peuple, » mais dont les délicats s’arrangent à merveille.

Déjà s’ouvre la perspective sur le Rêve d’amour de M. Auber; les répétitions ont commencé, et le maître vit désormais dans la plus complète quiétude à l’endroit de son ténor. Le voyage en Amérique est remis à l’année prochaine. M. Capoul, pour l’heure présente du moins, ne quitte pas la terre de France. L’Opéra-Comique n’aura fait là qu’un mauvais rêve; au Rêve d’amour maintenant! Un pareil titre implique chez l’auteur une préoccupation exceptionnelle des rôles de femme; on peut compter d’avance que M. Auber y mettra tous ses soins, dût-il multiplier les essais et beaucoup tâtonner, selon son habitude, avant d’avoir trouvé ce qu’il cherche. Voici qu’on se prend à parler de Mlle Marie Roze, absente de la scène depuis quelque temps, et dont la légende ne se lasse pas de nous raconter la transfiguration en cantatrice de premier ordre! Non contente de son succès de jolie femme dans le Premier jour de bonheur, la gracieuse Dugazon serait allée demander à M. Wartel le secret du grand art, et ce singulier fabricateur de voix, l’inventeur des Nilsson et des Trebelli, aurait accompli à cette occasion son troisième miracle! En attendant que le public sache au juste à quoi s’en tenir, les bruits de coulisse font voyager la nouvelle étoile du Théâtre-Lyrique, qu’elle dédaigne de sauver, à l’Opéra, qui n’a pas besoin qu’on le sauve. Aujourd’hui c’est avec l’Opéra-Comique que l’entretien est engagé; qu’on en finisse donc! L’Opéra-Comique ne saurait mettre à se recruter trop d’empressement : Mme Cabel chevrotte, Mme Galli-Marié joue et ne chante plus guère, Mlle Cico ne joue ni ne chante; pour peu qu’un tel état de choses se prolonge, les médisans auront bientôt raison, qui prétendent que l’Athénée possède à cette heure une troupe fort supérieure.

L’assertion est exagérée; il n’en reste pas moins vrai que ce petit théâtre montre une activité des plus méritoires. Avec des ressources assez bornées, sans recevoir de l’état aucune subvention, il a réussi à se composer un personnel chantant très présentable, un ensemble à la tête duquel figurent une virtuose de bon aloi, Mlle Marimon, et deux ou trois sujets qui seraient remarqués même sur une scène plus relevée. Il suffira, pour s’en convaincre, d’aller entendre le Crispin des frères Ricci et la traduction de Tutti in Maschera du signor Pedrotti, charmant ouvrage qui, après avoir fait le tour de l’Italie, est venu prendre gîte dans ce modeste coin on ne peut plus hospitalier, capable d’accueillir, lorsqu’il s’en présente, jusqu’à des musiciens français, à une condition cependant, c’est qu’ils ne travailleront pas dans le genre de l’opérette, car de cette musique charivarique, dont la plupart des théâtres sont infestés, cette petite scène a le courage de n’en pas vouloir; elle se rebiffe à la seule vue de ces partitions d’estaminet qui dégradent l’art musical, et si elle a connu les mauvais jours, c’est, on peut le dire bien haut à son honneur, pour n’avoir jamais voulu sacrifier à l’idole funambulesque; potius mori quam fœdari. J’admire qu’une si énergique protestation soit venue d’une scène qui, pour s’enrichir tout de suite, n’aurait eu, comme tant d’autres, qu’à tenir boutique de produits frelatés. Rossini, morose et vieilli, n’avait plus qu’un dégoût en ce monde; une seule chose le tirait de son apathie, l’idée de la dépravation finale du goût, indignement faussé d’en haut comme d’en bas : d’en haut par les doctrines hypercritiques du messianisme wagnérien, d’en bas par les bonimens tintamaresques des vendeurs d’orviétan, « Quoi que nous fassions, disait-il avec une sorte d’amertume mal déguisée, c’est à ces gens-là que l’avenir appartient. » Eh bien! il se trompait. L’immense échauffourée du Rheingold ne présage déjà point tant de merveilles; combien de pèlerins sont revenus l’oreille basse de cette foire de Munich où s’étaient donné rendez-vous tous les enthousiasmes et toutes les vanités? D’autre part, nous voyons ici que les crincrins commencent à s’user. C’est assurément fort peu encore que la protestation d’un théâtre comme l’Athénée ; on ne peut cependant s’empêcher d’en tenir compte. Hasard ou signe du temps, c’est un fait à ne pas dédaigner. Pourquoi ces efforts, qui naguère se dépensaient en pure perte, réussissent-ils aujourd’hui? En dépit de la commission des auteurs, en dépit de la vogue un moment si menaçante des orchestres de Barbarie, ce théâtre est resté debout, attendant, préparant des jours meilleurs à force de sacrifices et d’industrieuse activité. Remonter les courans de la sorte, c’est prouver qu’on a la vie dure, et je conseille aux voisins d’être sur leurs gardes.

Le Théâtre-Italien ne serait point fâché de varier un peu son fonds en empruntant à nos scènes lyriques diverses œuvres qu’il ferait traduire à son usage. Il semblerait au premier abord que la question soit des plus simples. Erreur profonde! Ce théâtre, qui passe sa vie à prêter son bien à tout venant, se voit refuser la faculté d’entrer dans le champ du voisin pour y ramasser, en les payant, les fruits dont personne ne veut. Les privilèges ici ne souffrent pas la réciprocité. Il est admis que l’Opéra prendra au Théâtre-Italien la Sémiramide et le Trovatore, que le Théâtre-Lyrique lui prendra il Barbiere, Rigoletto et la Traviata, mais qu’en revanche le Théâtre-Italien s’abstiendra de toucher à la Favorite. Vous pensez si la discussion a chaudement épousé la querelle : il n’y a qu’un cri contre ces malheureux traités qui ne concordent pas, et cependant je serais presque tenté d’en prendre la défense. Iniques! oui, je le veux bien; mais en quoi l’application a-t-elle jamais nui aux intérêts du Théâtre-Italien? Sans aucun doute les privilèges ont le tort de n’être pas réciproques; mais les prétendus dommages causés à la scène italienne par les divers emprunts qu’on peut lui faire ne sauraient se comparer, pour la gravité des résultats, à l’inconvénient que produirait à nos scènes lyriques ce droit de participer à leurs répertoires accordé ainsi à la plus redoutable des concurrences. Qu’importent tous les emprunts qu’on peut lui faire à un théâtre dont le répertoire est connu du monde entier, et qui puise l’élément de sa vie et de sa fortune dans le seul prestige de l’exécution? Qu’on joue Rigoletto ou Violetta au Théâtre-Lyrique, le Trouvère à l’Opéra, le mal qui en résulte en somme ne sera jamais bien grand. Ces traductions d’une platitude écœurante, exécutées à la diable par des chanteurs distraits pour un moment de leur besogne ordinaire et qui ne demandent qu’à y retourner, ces traductions ne sauraient porter préjudice. Elles ont au contraire le mérite de vulgariser, de faire en quelque sorte acte de réclame pour le Théâtre-Italien, lequel voit ainsi venir à lui tout un public nouveau mis en humeur de dilettantisme, et qui, après avoir goûté du médiocre, tient à connaître l’excellent. Supposons maintenant la réciprocité des privilèges, et demandons-nous sérieusement si le Domino noir reviendrait faire une belle figure à l’Opéra-Comique après avoir été chanté la veille à Ventadour par Mme Patti, et si le dommage causé au Théâtre-Italien par la représentation du Trouvère équivaudrait à l’inconvénient qu’il y aurait pour l’Académie impériale à laisser la Favorite, Robert et les Huguenots s’en aller courir la prétentaine de l’autre côté du boulevard.

Il faut en ce monde être ce qu’on est, et tâcher de l’être le mieux possible. Qui dit Théâtre-Italien dit apparemment un théâtre où l’on va pour entendre de la musique italienne. J’ai beau y réfléchir, je ne vois pas ce que l’on gagnerait à mentir publiquement à son enseigne, La raison d’être de la scène Ventadour, son succès et sa fortune sont dans sa spécialité ; qu’elle s’y tienne. Je ne prétends point qu’on doive s’abstenir de tout empiétement, mais à la condition que l’extension ne portera que du côté de l’étranger : qu’on s’annexe l’Allemagne, qu’on nous donne Fidelio avec Mlle Krauss, Oberon avec Mme Patti, et qu’on prenne à son compte tant de trésors inexploités. Le jour où le Théâtre-Italien n’aurait d’autre ressource que celle d’appeler à lui les jeunes compositeurs français et de faire traduire à son profit les partitions dont ne veulent ni l’Opéra, ni l’Opéra-Comique, ce jour-là sa ruine serait consommée, et mieux lui vaudrait fermer ses portes que de tenter une pareille régénération. Du reste les essais auxquels on s’est livré l’an passé ne sont pas pour encourager beaucoup. Le Struensée de Meyerbeer, le Piccolino de Mme Grandval, la Contessina du prince Poniatowski, n’ont rien produit. Aux Italiens, il n’y a de salut, je le répète, que dans l’active et intelligente exploitation du répertoire, un des plus riches qui se puisse imaginer et des plus faciles à varier, puisqu’on y peut faire entrer les chefs-d’œuvre de Beethoven et de Weber.

Réunir sur un point donné le plus de forces, c’est la vraie loi pour vaincre, au Théâtre-Italien comme à la guerre. A vouloir obstinément courir les aventures, on finirait par perdre son public, déjà bien dispersé depuis quelque temps, ainsi que vous le fait trop voir à certaines soirées l’aspect de cette salle panachée de contrastes où, dans les loges découvertes du premier rang, des princesses du monde interlope étalent leurs diamans et leurs guipures à côté d’un groupe de gens à peine décemment vêtus : le fiacre de la rue aux Ours à côté du huit-ressorts de la fille entretenue... Qu’est devenu ce public homogène d’autrefois qui faisait la respectabilité du Théâtre-Italien comme il en faisait les grosses rentes? C’est cette clientèle intelligente et passionnée, « ce public de la location, « qu’il faudrait tâcher de reconstituer avant tout, et l’on n’y parviendra qu’en ne s’écartant pas du programme traditionnel. La désuétude aura beau s’y mettre, elle n’empêchera pas qu’on chante là comme nulle part ailleurs on ne chante. Allez entendre le Trovatore aux Italiens après avoir entendu le Trouvère à l’Opéra; ce n’est plus la même musique : nombre d’effets qui passant inaperçus ou qui vous choquent rue Le Peletier, à Ventadour s’accentuent, se nuancent, le détail ressort mieux, la rudesse, au lieu de tourner à la sauvagerie, s’humanise par l’effort et le style de l’interprétation. La dernière fois que j’avais entendu le Trouvère à l’Opéra, une exécution des plus détestables m’avait presque dégoûté de cette musique : M. Morère faisait Manrique, M. Caron le comte de Luna, et Mlle Hisson Léonore; c’étaient des cris à mettre en fuite toute une salle, vous eussiez dit une gageure. Cette année, pour sa fête d’ouverture, le Théâtre-Italien avait choisi le Trovatore; quelle différence! Si l’exécution de cette musique à l’Opéra semblait n’avoir à cœur que d’en accuser les défauts, l’interprétation italienne lui rendait cette fois tous ses avantages, lesquels ne sont point tant à dédaigner, n’en déplaise à quelques critiques qui s’amusent à traiter Verdi de haut en bas en l’appelant une manière de Dennery musical.

Nous ne sommes point, quant à nous, assez versé dans les répertoires de l’Ambigu ou de la Gaîté pour décider de la question, mais nous leur souhaitons de compter beaucoup d’Œuvres égales en littérature à ce que peuvent représenter musicalement les partitions de Rigoletto, d’Ernani et du Ballo in Maschera. Pour ne pas sortir du Trovatore, quel entrain, quelle puissance mélodique d’un bout à l’autre de cette partition, quelle vigueur dans le maniement des situations! Les plaisans vous disent : « Donnez au premier venu ce tableau du Miserere, les moines psalmodiant au dehors, — sur le devant de la scène, au pied de la prison d’où son amant lui jette son suprême appel, une jeune femme en proie à toutes les éplorations, et vous verrez que ce que vous admirez là n’était point si difficile à réussir, » Alors, puisqu’un heureux arrangement de mise en scène commande ainsi l’inspiration à tout venant, comment M. Thomas s’y est-il donc pris pour ne point faire un splendide chef-d’œuvre du dernier tableau de son premier acte d’Hamlet? A coup sûr, ce n’était pas le pittoresque qui lui manquait : ce château-fort dans le fond où l’orgie royale mène sa fanfare, et sur le premier plan, les pieds dans la neige, Hamlet causant, au clair de lune, avec le spectre de son père! J’estime que la situation avait de quoi rendre, et qu’un Verdi s’en serait mieux tiré; il n’est point tant inutile parfois d’avoir un tempérament de dramaturge, surtout quand on s’attaque à Shakspeare et qu’on prétend mettre en musique son Hamlet ou son Roméo.

Mlle Krauss est une Léonora des plus émouvantes. Ces rôles chaleureux et tourmentés de Verdi vont à sa nature tragique; elle en a le souffle et l’entrain. Dans le Miserere et surtout dans ce terrible duo qui suit, d’une entrée en matière si féroce, si redoutable pour la cantatrice, épuisée déjà par la scène précédente, elle trouve des accens à la Frezzolini. Impossible de mieux répondre à toutes les péripéties de la situation, d’être plus furieuse et plus suppliante, et quand elle s’agenouille éperdue aux pieds du comte de Luna, sa voix, dans cette délicieuse réplique qui termine et complète la phrase violente du baryton, sa voix, apaisée, attendrie, a des demi-teintes ravissantes. A de tels effets, l’âme de la cantatrice ne suffirait pas, il y faut cet art merveilleux du style dont on n’a le secret qu’au Théâtre-Italien. Que serait, par exemple, Fraschini, sans cette ressource qui l’aide à chaque instant à réparer les brèches de sa voix? En dehors de la pièce qui se joue, c’est un spectacle des plus intéressans d’observer ce que ce grand ténor dépense de science, d’ingéniosité, à dérober à la masse du public certaines défaillances organiques. Et notez que les plus roués eux-mêmes s’y laissent prendre. Tel que nous l’entendons à cette heure dans la Lucia, tel que l’âge et la pratique ininterrompue de son rude métier ont pu le faire, c’est encore un Rawenswood du plus beau type, A ne point parler de Rubini, qui reste incomparable, l’attitude de Fraschini dans le grand finale, sa façon de dire le magnifique récitatif de la scène des tombeaux, effacent tous les souvenirs. Oui, sans doute l’effort y est, mais l’art qui gouverne ce son fatigué, laborieux, a tant de puissance, cette nature physique est si robuste, que tout cet énorme travail échappe au spectateur ordinaire, et que les gens experts, pleinement rassurés d’avance sur le résultat, n’ont qu’à se laisser émouvoir et charmer en se disant : « Fatigue ou non, c’est son affaire et point la nôtre ! »

Une organisation qui par contre ignore l’effort, c’est Mme Patti. Elle a beau se prodiguer, sa voix n’en devient que plus belle : émission splendide, éclat, rondeur, justesse, velouté, l’instrument est merveilleux; quel gosier, quelle virtuose, mais aussi quelle étrange actrice! Le Théâtre-Italien ne passe point généralement pour une fameuse école de mise en scène, cependant encore devrait-on savoir marcher et faire un geste. Mme Patti songe à peine à ce qu’elle chante, comment s’occuperait-elle de son jeu? Aucune espèce de parti-pris dans la physionomie, dans le costume, jamais un mouvement qui laisse voir une intention fixée d’avance, mais des soubresauts d’émotion, des saccades, du pointillé jusque dans l’effarement! Le personnage que Mme Patti représente n’a rien de commun avec la douce, la mélancolique et féroce amante de Rawenswood, c’est une Lucie des salons, pimpante, heureuse d’être au monde et souriant d’aise au public à travers ses larmes.

Le surlendemain, Mme Patti reprenait le Barbier, très malmené du reste par l’ensemble de la troupe. La contagion de l’opérette-bouffe va-t-elle empoisonner jusqu’à ce théâtre? Le fait est que maintenant le chef-d’œuvre de Rossini se joue à peu près en cascade : ce n’est que justice; le goût d’une époque déteint sur tout. Bartholo, Figaro, Bazile, Almaviva, s’en donnent là comme des pitres, Rosine elle-même fait des niches, si bien que ce Barbier finira par n’être plus qu’un de ces prétextes à intercalation qu’on appelait jadis des pièces à tiroir. Sur la leçon de chant se concentre aujourd’hui tout l’intérêt du spectacle, et ce petit concert dont la brillante virtuose compose à son gré le programme vaut à lui seul tout un poème : tantôt c’est « l’éclat de rire » d’Auber dans Manon Lescaut, tantôt la valse du Pardon. Pour l’audace, le goût, la pureté, le prodigieux fini des vocalises, ce dernier morceau n’a rien de comparable; on se souvient de l’effet qu’il produisit sur l’élite de la société parisienne le soir où Mme Adelina Patti le fit entendre la première fois l’an passé dans une fête de bienfaisance donnée au Grand-Hôtel par la princesse de Beauvau : c’est, à vrai dire, la perfection du genre, le dernier mot de l’art du solfège. Sa voix égrène là pour des millions de pierreries, et parmi tous ses écrins de grande dame, parmi tous ces joyaux. présens de divers souverains, dont les journaux se complaisent à nous donner la nomenclature, je défie qu’il se trouve un collier aussi riche en perles de la plus belle eau.

Il était un roi de Thulé,


non, mais un vieux maréchal du second empire qui, voulant enfin donner une ombre de satisfaction aux plaintes trop légitimes des compositeurs éconduits, institua des jeux floraux sur toute la ligne. On dressa des mâts de cocagne partout : devant le Théâtre-Lyrique, devant la salle Favart, dans la grande cour de l’Opéra, et, le tambour ayant battu trois roulemens, la voix de l’autorité s’écria : « Grimpez, messieurs, vous trouverez là-haut en guise de timbale d’argent un bel et bon libretto enguirlandé de faveurs tricolores, » A l’Opéra, la timbale est une coupe, la Coupe du roi de Thulé. Qui sortira vainqueur? Nul ne le pourrait dire encore; mais, s’il ne doit y en avoir qu’un d’élu, les concurrens n’auront point fait défaut, on n’en compte pas moins de quarante-deux. Le jury, nommé par les candidats, fonctionne chaque jour quatre et cinq heures. Il importe en effet que la question soit résolue au plus vite, le directeur tenant à mettre immédiatement à l’étude l’ouvrage couronné, ce qui est la meilleure façon d’interpréter la pensée dont émane cet acte d’encouragement.

Les autres concours sembleraient n’avoir donné que d’assez piteux résultats; celui du Théâtre-Lyrique n’a contenté personne, excepté le directeur, fort heureux de s’en tirer en ne jouant qu’un acte. A l’Opéra-Comique, le Florentin ne donne pas signe de vie. Par contre, une certaine émotion règne autour de ce qui se passe dans la commission réunie à l’Opéra. Là est l’intérêt de la situation, et cette épreuve seule comptera pour décisive aux yeux de ceux qui cherchent à se former une opinion sur le bénéfice que les concours peuvent offrir. On constate déjà des traces de talent dans plusieurs des partitions soumises à l’examen : il va sans dire que la tendance wagnérienne prédomine. Je ne pense pas du reste que raisonnablement on doive beaucoup s’en alarmer. Le wagnérisme a cela de bon, que ses complications rendent la langue musicale moins abordable aux ignorans : ne module pas qui veut, et les enharmoniques ne se font pas aussi aisément que des chansonnettes. Le malheur veut que l’inventeur de tant de belles théories ne soit pas un mélodiste, et que, lorsqu’il s’imagine trouver une phrase, cette phrase ressemble à tout, même à l’air du sergent dans le Philtre, comme on peut le voir dans ce splendide chant nuptial de Lohengrin; mais un sonoriste de la force de M. Wagner qui serait doué en plus de l’idée mélodique n’entendrait qu’applaudir à son avènement. C’est ce musicien de l’avenir que prépare l’auteur de Tanhäuser. Son système instrumental, en multipliant, en exagérant les difficultés, force à l’étude de la syntaxe, et rend désormais impossibles certaines platitudes de langage. Relever, tonifier la partie technique d’un art est toujours un service rendu, et si M. Richard Wagner n’a point fait autre chose, du moins faut-il lui savoir gré de ce qu’il a fait là. L’art nouveau impose à ses adeptes un plus solide apport de science, et la décadence n’est point de ce côté. Ni Mendelssohn, ni Meyerbeer, ni M. Richard Wagner, n’en savent plus que n’en savaient Haydn et Mozart; mais la moyenne des compositeurs a perdu le droit de reproduire, tant dans la coupe des morceaux que dans les accompagnemens, ces banalités dont naguère encore se contentait le public de l’Opéra-Comique et des Italiens. Tout en reprochant à l’école moderne d’assourdir trop souvent son monde, il convient aussi de reconnaître que, même réduite à ses seuls effets d’acoustique, cette langue-là n’est point le partage du premier-venu, et l’on en peut dire ce que disait si bien Musset de la poésie :

Le vulgaire l’entend et ne la parle pas.

Notre époque a presque entièrement perdu le sens du rossinisme; autant confesser qu’elle n’a plus de raison pour s’intéresser à Donizetti. L’improvisation routinière ne nous touche plus, nous renvoyons à l’orgue de Barbarie ces partitions écrites en six semaines; nous avons sauté le fossé, et nous voilà, comme au temps de Gluck, dans les extrêmes du système opposé. C’est la caractéristique allemande aujourd’hui qui prévaut, qui déborde; nous avouons bien par moment que nous en avons trop, et cependant le désappointement va nous prendre devant telle œuvre remarquable du passé où cet élément ne brille que par son absence. L’homme qui écrivait l’Elisir d’amore, la Fille du régiment et Don Pasquale n’était certes pas un musicien vulgaire ; il n’eut qu’un tort : en changeant de sujet, il ne changeait jamais de style, portant dans le tragique les ritournelles de l’opéra-bouffe. L’auteur de la Favorite composant pour notre première scène lyrique est resté l’Italien italianisant d’Anna Bolena, de Belisario et de Lucia. Bien différent de Rossini, qui, dès le Comte Ory, modifiait, francisait sa manière, Donizetti continue imperturbablement à déployer le drapeau de la cavatine; la coupe des morceaux ne se dément pas une minute, et très souvent même, par un de ces effets particuliers à la musique dramatique italienne, il arrive que plus la situation devient solennelle, plus le motif se fait dansant.

Ce roi don Alphonse, par exemple, est-il assez Castillan, assez hâbleur? Dès les premières notes, vous le reconnaissez à son panache : « Léonor, pour toi je brave, » et si le chanteur, par sa propre redondance, vient ajouter encore à ce poncif, vous avez l’idéal du genre. Baroilhet, qui n’était pas simplement un virtuose, mettait un art très subtil à dissimuler certaines vulgarités de cette musique. Dans la célèbre cavatine « pour tant d’amour, » sa voix stridente et métallique vous faisait croire à je ne sais quelle ironie latente qui ne s’y trouve pas, ainsi qu’il n’est que trop facile de s’en convaincre aujourd’hui. M. Faure déploie à phraser cette romance une virtuosité sans pareille, et qu’on ne se lasserait pas d’applaudir, s’il s’agissait uniquement d’assister à la leçon d’un professeur. Le charme de sa période le captive à ce point qu’il en oublie son personnage, et semble croire que le rôle ne soit là que pour sa voix, tandis que c’est au contraire sa voix et son talent qui doivent être au service du rôle. Cette prépotence du chanteur substituant sa personnalité à celle du héros qu’il a charge de représenter passait déjà pour un fléau du temps de Gluck, qui tonne dessus à chaque instant dans ses préfaces. Jamais on n’a tant parlé qu’aujourd’hui de certaines réformes devenues indispensables; ne serait-il point temps d’y mettre la main? Nous nous moquons des Italiens, qui lâchent le drame musical pour une cavatine, et nous faisons comme eux. Peut-être y a-t-il quelque mauvaise grâce à vouloir trop souvent évoquer le passé; cependant les opéras conçus, comme la Favorite, dans le système purement italien ont cela de particulier, que leur destinée s’en trouve mêlée davantage à celle des chanteurs qui présidèrent à la création. Ainsi trois grands noms brillent au frontispice de cette partition de la Favorite : Duprez, Baroilhet, Rosine Stoltz. Si cette musique déjà nous semble avoir vieilli, si nous la trouvons incolore et froide, c’est que les interprètes manquent pour nous en rendre et le sens intime et ce qu’à défaut des beautés de forme et de langage qui nous charment aujourd’hui, elle contient parfois d’émotion vraie et déchirante. Mme Gueymard est une Léonor du genre neutre. Là comme dans le Prophète, elle tient sa place honorablement, mais sans éclat. Il en faudrait pourtant, et beaucoup, pour représenter dans ses alternatives de gloire et d’humiliation cette fière courtisane repentie. La Stoltz menait le rôle à toute passion; personne mieux qu’elle n’a joué le personnage, et personne mieux que la Borghi-Mamo ne l’a chanté. La Borghi est certainement une des plus belles voix que nous ayons entendues, des plus égales et des plus naturellement justes, et là-dessus que n’y aurait-il pas à dire! quel chapitre que celui de la justesse d’intonation, qualité dont on sait à peine gré au chanteur qui la possède, tout en se réservant de siffler celui qui ne l’a point! Entre ces deux souvenirs qui la dominent, Mme Gueymard s’agite un peu indécise, un peu essoufflée, ce qui ne l’empêche pas d’avoir des momens très dramatiques, dans le grand duo final par exemple, où sa belle voix, échauffée, entraînée, prend le dessus et force les applaudissemens.

Du reste, rien dans cette distribution ne motivait une reprise; il n’y avait de nouveau, ce soir-là, qu’un jeune ténor venu du Théâtre-Lyrique et qu’on exposait ainsi d’emblée à s’effacer au premier rang, sans doute pour mieux l’habituer à briller ensuite au second. M. Bosquin dit assez bien les parties modérées du rôle; mais sa voix, d’une gracilité pleine de charme et souvent pathétique dans les deux romances, ne suffit plus dès que la situation s’élève et tourne au tragique. La belle scène où Fernand brise son épée et la jette aux pieds du roi perd avec lui tout son effet. En résumé, ces débuts-là ne comportaient point tant de mise en scène, et M. Bosquin aurait eu tout avantage à se montrer dès l’abord plus discrètement sous les auspices du vice-roi de la Muette ou du prince Léopold de la Juive. Cette reprise de la Favorite ne profitera, je le crains, guère plus à l’Opéra qu’à Donizetti. La musique italienne vit surtout par l’exécution, et tout cela manque de relief. Qui le croirait? ce qui dans cette affaire a le moins vieilli, c’est le poème. Pour une fois que le musicien rencontrait sous sa main une vraie pièce, c’est grand’pitié qu’il l’ait ainsi traitée en libretto. Il semble que ce Donizetti n’en pût démordre. La musique reste italienne et se contente de festonner la situation sans aller, si ce n’est très rarement, au cœur même du drame, qui marche d’un pas ferme, et n’ayant d’ailleurs nul besoin de personne pour se soutenir. L’intérêt y naît de la passion, non du décor; le sujet est d’invention originale, chose peu fréquente de nos jours, et d’autant plus méritoire qu’il n’eût tenu qu’à M. Alphonse Royer de puiser dans le fonds si riche des auteurs qu’il a traduits et dont maintenant il écrit l’histoire.


F. DE LAGENEVAIS.